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Réponse à Rachid Benzine : Trois découpages possibles

Le principe de la rhétorique sémitique est que le texte est construit, au-delà de sa grammaire, par une structure qu’il s’agit alors de révéler. L’observation de nombreux textes a permis de montrer que cette mise en forme structurelle obéit à des règles, constatées d’abord de manière empirique par de nombreux chercheurs, puis systématisées par Roland Meynet, et Michel Cuypers plus spécifiquement pour le Coran. Cette systématisation, sa régularité et sa capacité à expliquer un texte de bout à bout ont montré que ce mode de construction est intrinsèque au texte et qu’il n’y a qu’une seule structure pour un seul texte.

Les bases de la structure rhétorique sont la parataxe et la binarité : l’apposition côte à côte de deux mots ou de deux phrases construit un sens par leur mise en relation et forme une unité supérieure. La structure rhétorique est ainsi faite de mise en relation binaires ou ternaires, construites les unes sur les autres. Ce sont ces rapports d’analogie, de parallélisme ou d’opposition entre des unités de même taille qui construisent les unités de taille supérieure. Comme dans une fractale, ces appositions se font sur plusieurs niveaux successifs : deux mots ensembles (des termes dans le langage de la rhétorique sémitique), puis deux propositions (des membres), deux paragraphes (des morceaux) ou deux chapitres, … Peu importe, ce sont toujours des structures comparables dont la juxtaposition construit le texte sur des rapports logiques, qui in fine lui donnent sens. L’étude du texte ne consiste donc pas à mettre en relation des parallélismes entre des unités de sens, mais à observer les briques de constructions, qui, mise côte à côte, forment les différentes unités du texte et en produisent le sens. Pour résumé, ce qui a été observé jusqu’à présent, c’est que chaque niveau de construction, du simple terme jusqu’au livre entier, est constitué d’unités plus petites mises ensemble selon les mêmes règles, formant des structures composites régulières.

Cette construction qui sous-tend le texte est invisible au lecteur, mais il fera de lui-même certains liens subjectivement lors de sa lecture. Selon le chemin qu’il parcourt dans la structure, de nombreuses lectures sont ainsi possibles. En revanche celui qui pratique la rhétorique sémitique va chercher à systématiser tous les parallèles et s’attacher à dégager l’ensemble des unités du texte. Il s’approche de la structure du texte par des tentatives intermédiaires et notes des indices de construction qui vont s’accumuler, jusqu’à ce qu’il découvre ce qui est pour lui la structure finale, la construction du texte élaborée par l’auteur. Jusqu’à présent, nous avons toujours observé des unités régulières et cohérentes et des relations fixes entre celles-ci, de manière à ce qu’il y ait une et une seule construction sous-jacente, qu’il s’agit de découvrir.

D’expérience les approches sont multiples et les tentatives sont nombreuses jusqu’à finalement arriver à cette forme sous-jacente, ce qui peut donner lieu à plusieurs constructions que l’on compare entre elles pour avancer dans la découverte de la structure. D’expérience, donc, on compare parfois différentes tentatives de reconstitution, mais on n’observe jamais deux structures également possibles. En revanche, en revenant sur un texte, ou en relisant une structure, on note parfois des ré ajustements possibles, qui révèlent un peu plus de la structure sous-jacente du texte. Ces ré ajustements, s’ils dégagent de nouvelles symétries et révèlent des marqueurs (termes initiaux, termes finaux, …) qui n’avaient pas été remarqués, corrigent la compréhension de la structure. Comme un puzzle, dont les morceaux déjà bien en place prendraient des couleurs plus nettes. On remarquera d’une telle correction qu’elle ne permet plus de retour arrière, si ce n’est de nouvelles corrections jusqu’à une forme stable, c’est-à-dire dont on ne puisse bouger la structure sans détruire les symétries.

Rachid Benzine, en relisant Le Festin, propose 3 structures, dont celle de Michel Cuypers, pour la séquence que forment les versets 87-96. Les structures proposées, ainsi que ses remarques, sont particulièrement intéressantes. Cependant, comme il l’affirme de lui-même, son travail est porté par et pour le sens. Surtout, il affirme que ces trois structures sont trois lectures possibles de la structure du texte. A partir des remarques qu’il propose, nous reprenons ci-dessous l’analyse de la séquence et voir que que ces relectures, ces mouvements effectués sur la forme du texte, vont permettre d’améliorer la structure observée. Et permettre de dégager une construction du texte et de ses unités plus proche de la structure finale car solidement arrimée par des marqueurs précis.

Notre démarche s’inscrit en sens inverse de la sienne, nous pensons que c’est d’abord l’étude de la forme qui permet de dégager la structure. Par l’étude de ses parallélismes, c’est-à-dire dans la mise en relation des mots puis des unités plus grandes. Ce qui progressivement révèlera le sens du texte, qu’on ne peut déduire avec précision qu’à la fin du travail. Même si la compréhension nous accompagne dans le travail de lecture.

On remarquera tout d’abord que Rachid Benzine ne donne que peu d’éléments de construction, et que ceux qu’il donne fonctionnent aussi avec la construction de M. Cuypers. Nous avons néanmoins testé ses propositions et il est possible qu’elles permettent de réajuster la structure observée vers une forme plus aboutie. Nous nous intéresserons uniquement à sa première proposition, qu’il semble préférer parmi les trois. La principale modification qu’il apporte par rapport au livre Le Festin, c’est qu’il marque une séparation à la fin du verset 89, et déplace les versets 90-92 vers le verset 93, pour ne former qu’une seule partie, au centre. On obtient alors 5 parties concentriques, décrites dans son article. Cela lui permet de repérer que le découpage du Festin pouvait lui aussi être présenté sous une forme concentrique.

Il utilise principalement les termes suivants pour repères : « hallal, haram » puis « expiation, nourrir, jeune » que l’on retrouve en miroir de l’autre côté du morceau central, puis de nouveau « hallal, haram » qui encadre donc la séquence (voir encadré ci-contre). Ce sont globalement les mêmes indices utilisés par Michel Cuypers, ce qui lui laisse penser qu’avec ces mêmes indices, plusieurs constructions sont possibles. Il faudra donc mettre en œuvre plus que le parallélisme de ces termes pour départager les deux propositions. Lui même va au-delà du parallélisme et note la reprise en 88 et 96 de la même clôture : « et craignez Allah, Celui qui ». C’est un indice plus fort que de simples termes, car ce sont déjà des expressions complètes, qui de plus reviennent à la même place dans des unités similaires : en fin de partie (noté F par la suite). Elles notent la symétrie en les parties 1 et 5 de sa construction. Ainsi, en plus des parallèles de termes, la place dans les unités respectives joue un rôle dans les symétries.

La construction observée par Michel Cuypers est plus détaillée, et n’a pas originellement la forme absolument concentrique que lui prête R. Benzine. C’est une structure avec deux passages externes similaires sans être organisés en mirroir, et un passage central. Les explications détaillées de la structure se trouvent p.298-299 du Festin. Nous en posons les principaux éléments ci-dessous, à savoir la répétition de « ceux qui croient » en début de sous parties, le retour de « Craindre Dieu » et « croire » aux extrémités et au centre du passage, les nourritures interdites en fin des parties externes, l’autorisation de la nourriture au début et au centre du texte.

Le centre est ici pensé comme une vérité à valeur générale, opposée aux contingences particulières que sont les interdictions, qui lui sont subordonnés, dans les parties extérieures.

Les indices de symétrie

En prenant bonne note de tout le travail accompli et des nombreuses observations sur la construction, nous allons tester la principale modification proposée par R. Benzine et effectuer le glissement de 90-92 vers un passage central 90-93. La structure qu’il propose, faite de 5 parties concentriques va mettre à jour plusieurs symétries.

Une fois ce décalage effectué, nous pouvons que les trois passages de la séquence commencent par le même membre, l’interpellation « ô ceux qui croient » (versets 87, 90 et 94, répétée également en 95). Cela semble valider les trois passages observés par Michel Cuypers, ainsi que le décalage proposé par Rachid Benzine :  87-89 puis 90-93 et 94-96. Ces trois passages commenceraient alors par une expression identique, le verset 90 semble donc mieux convenir que le verset 93 pour le passage central. De plus, chacune des 5 parties ainsi délimitées se termine par un segment contenant le terme Allah :

On remarquera que 3 de ces segments ont l’expression « Préservez Allah », ceux placés aux extrémités et au centre de la séquence.

Le terme Allah n’apparait que dans ces 5 segments, et dans trois autres, au début des passages externes (87, 94) et dans le passage central (90). Les deux parties externes sont ainsi encadrées par le nom divin Allah, qui clôture les deux morceaux externes du passage central. Par ailleurs la partie centrale est maintenant construite sur une opposition entre satan et Allah, qui donne alors sens aux notions de hallal et haram dans les parties externes, comme le remarque très justement R. Benzine.

Nous listerons ci-dessous les indices supplémentaires que révèle la forme de la structure proposée par R. Benzine. Ce que nous tenons à observer, qui est objectivement une amélioration, c’est qu’il ne s’agit plus de simples parallèles de termes, mais de membres entiers voir de segments, à des places précises dans la structure, la plupart du temps en début ou fin de partie (termes initiaux (I), termes finaux (F), termes extrêmes). Laissant entrevoir une construction similaire des unités de la séquences, les 5 parties organisées en 3 passages. Ce sont bien des briques semblables qui assemblées forment le tout.

Nous voyons déjà que les 3 unités obtenues sont comparables entre elles. Les deux passages externes forment un chiasme AB B’A’, dont les parties A et A’ ne sont formées que d’un seul morceau, tandis que B et B’ sont composées chacune de trois morceaux. Le passage central est une seule grande partie de 3 morceaux. Ensuite, les unités commencent et terminent par des termes similaires : on observe une symétrie et une logique dans la répétition de ceux-ci. Au niveau de la forme d’abord : l’interpellation en début de passage, les sentences impliquant la divinité en fin de chaque partie. La structure ainsi déterminée révèle le sens des symétries : l’opposition entre Satan et Allah au centre vient éclairer l’opposition entre le licite et l’illicite dans les parties externes, et le jeune et l’aumône comme expiation, intermédiaire entre la loi aux extrémités, et l’opposition centrale, déterminante pour l’ensemble.

Les passages externes

La cohérence interne du premier passage est assurée par la répétition de la racine ’MN (sûr, croire) entre les deux parties, et la transgression de la parole donnée : la parole divine dans la première partie (« ne déclarez pas illicites les bonnes choses qu’Allah vous a rendues licites », v.87), humaine dans la seconde (« Il vous sanctionne pour les serments que vous aviez l’intention d’exécuter », v.89). Le dernier passage, lui, est construit autour de la nourriture, le gibier et la chasse. En miroir vis à vis de la première : la loi divine (licite, illicite) n’est donnée que dans la dernière partie alors que son application ou sa transgression par l’homme arrive dans la première.

Les deux passages externes sont ainsi liés en A et A’ par les termes hallal et haram et B et B’ par la reprise du terme « expiation » en compensation de la transgression, compensation déterminée de la même manière dans les deux cas : nourrir une famille pauvre ou jeuner. Dans ce cadre, l’opposition entre : « Allah n’aime pas les transgresseurs »(87) et « pour qu’Allah sache qui le craint en secret »(94) détermine des membres initiaux des deux passages.

Tout ceci étant posé, on peut dégager que 87-89 et 94-96 sont deux passages construits sur des formes semblables, avec des sens communs. Leurs 4 parties forment un chiasme ABB’A’. Le parallèle entre les deux exprime un discours sur le licite et l’illicite, le respect de l’engagement pris envers Dieu, et le jeune ou l’aumône en tant que peine pour « recouvrir » la transgression. Tout ceci semble construit et cohérent. Comme le note Benzine, le premier passage prend place dans le domaine quotidien, le second dans le domaine de la sacralisation, où l’engagement spirituel est délimité par un ensemble de restriction plus stricte. La chasse est proscrite au pèlerin, ne lui reste licite que la pêche.

Le passage central


Nous avons ensuite considéré le passage 90-93 que propose R. Benzine. En s’éloignant du sens proposé, et en s’attachant à la forme, on trouve plusieurs indices de construction. La reprise de « ceux qui croient », déjà notée par M. Cuypers, trouve un meilleur agencement. Dans le verset 90 en début de passage, elle fait exactement echo à celles de 87 et 94, et dans ce passage, le parallèle avec 93a, délimite le début des deux morceaux externes. Tandis que la fin de ces mêmes morceaux est délimitée par la reprise du terme Allah en 91 et 93 dans des membres antithétiques (« vous éloigner du souvenir de Dieu et de la prière » / « et certes Dieu aime ceux qui font du mieux »). Les deux morceaux externes sont opposés : 90-91 évoque les pièges introduits par satan pour créer l’inimitié entre les gens et détourner du rappel d’Allah et de la prière, tandis que 93 évoque les croyants pratiquent les bonnes actions. On notera que cette délimitations des morceaux (ceux qui croient / Allah) délimite également les deux passages externes et leurs premières parties respective.

Le premier membre du morceau central incite à « obéir à Allah » en opposition avec « se détourner » dans le second. Les deux membres du morceau central renvoient aux deux morceaux externes (اتَّقَوْا, “préservez”, avec le dernier ; la reprise de ‘’ أَنَّمَا’’ (ainsi) qui articulait la construction des membres du premier morceau), mais dans l’ordre opposé, ce que l’on appel “un retournement au centre”.

La structure étant posée, on peut s’intéresser au parallèle entre les derniers membres du premier morceau « écartez-vous en » puis « mettez-y un terme » et la répétition de « préservez » qui revient trois fois dans le dernier morceau. Ce parallèle semble être repris également et trouver son centre dans la répétition du morceau central : « Obéissez à Allah, obéissez à l’envoyé et prenez garde (اتَّقَوْا à nouveau)». Le sens du terme « Préserver », dont le rapport entre le sens premier, matériel, préserver et son sens supposé « craindre » n’est pas évident, apparait de sa mise en relation avec les autres expressions : « Préserver » c’est se tenir à l’écart des pièges de satan, qui sème la discorde, autrement dit « prendre garde ». Il s’agit alors de préférer Allah et son messager et de préserver ce choix, cette relation, des pièges de satan. On remarquera alors la construction concentrique du membre suivant : ‘’ اتَّقَوْا وَآمَنُوا وَعَمِلُوا الصَّالِحَاتِ’’ S’éloigner du mal, croire et accomplir de bonnes actions. Le rapport entre s’écarter des pièges et accomplir les actions salutaires encadre le verbe « croire ».  Ainsi la traduction de «اتَّقَوْا » se trouve quelque part entre les verbes (se) préserver (93, trois fois) et respecter Allah (88,96). Le mouvement est double : se préserver du mal, c’est préserver sa relation avec Allah, c’est Le respecter. Dans ce morceau, comme dans la séquence, choisir Allah c’est choisir ce qui est bon pour l’homme. D’où à notre avis la pertinence de la traduction « se prémunir » de Jacques Berque par rapport à celle plus courante de « craindre », liée à l’abstraction « piétée », qui correspond au sens figuratif, mais perd le sens matériel contenu dans « écartez-vous en » et « prenez garde ».   

Ce passage est le centre de toute la séquence. On pourra remarquer qu’il reprend à plus petite échelle la forme de celle-ci :

  • Les deux expressions « préservez Allah » qui encadrent la séquence se retrouvent dans le parallèle entre s’écarter et préserver.
  • Les deux morceaux externes commencent par « ô ceux qui croient ».
  • Ces deux morceaux sont clôturés par le terme Allah.
  • Le morceau central articule le choix à opérer par l’homme entre les deux propositions.

Construction de l’ensemble de la séquence

Le passage central est relié au premier par la reprise de la racine ‘MN dans son troisième morceau et la reprise de la nourriture licite déjà exprimée en 87, ainsi pour les croyants toutes les bonnes choses sont licites, c’est la provision que leur attribue Allah, il ne s’agit pas d’en interdire. A contrario, parmi les choses interdites, « Les flèches divinatoires » du premier morceau, reprises par la « lance » du dernier passage, semblent indiquer que ce n’est pas le hasard, ni l’occasion, qui doivent décider de l’action humaine. L’homme ne doit pas prendre tout ce qui vient à lui, mais respecter son engagement envers Allah et l’ordre divin. Ainsi il doit de lui-même s’écarter de ce qui sème la discorde.

Le licite et l’illicite représentent deux domaines distincts et articulent la différence entre ce qui est utile pour l’homme et ce qui provoque la haine et la discorde. Ce qui pourrait expliquer “qu’il n’y a pas de contraintes pour ceux qui croient”, qui a choisit de vivre dans ce qui est bon pour tous. Ce n’est pas la forme qui est importante, c’est le fond, ce qu’il met en jeu, comme M. Cuypers le note. Comme le licite et l’illicite s’excluent mutuellement : ainsi des bonnes actions chassent les mauvaises, et des mauvaises qui font oublier les bonnes. Au-delà de simples actions, que l’aide aux plus pauvres permet de recouvrir, c’est la direction que prend l’homme, connue d’Allah dans le secret, qui est en jeu. Il n’est pas indifférent qu’à la discorde et l’animosité provoquée par l’action satanique au centre soit opposées, non seulement la pratique religieuse au centre, mais aussi la solidarité dans les parties externes, pratique qui semble ramener l’homme dans la bonne direction en le forçant à œuvrer contre les effets de cette discorde, pour reconstruire la communauté humaine.

Conclusion

L’étude de la structure rhétorique se fait par un examen minutieux du texte à la recherche de symétries, qui sont des indices de la construction. Il est recommandé de partir des premiers niveaux, les termes et les membres pour constitués les unités de base du texte. Puis de retrouver pas à pas la construction des unités plus grandes, par leurs rapports entre elles. Une fois les unités délimitées, on peut alors observer les symétries dégagées par les ensembles plus grands. L’apparition d’indices de constructions est consolidée par leurs places précises dans les unités, qui permettent de valider la construction des unités et des rapports entre elles. En relisant les structures dégagées, en déplaçant des unités, il arrive fréquemment qu’on trouve de meilleurs arrangements, qui font apparaitre de nouveaux indices de construction. Le temps qui passe, la familiarisation progressive avec le texte, ou tout simplement le regard d’un autre, frais des résidus structurels laissés par les étapes de la découverte, permettent d’améliorer la compréhension de la structure interne. Pour paraphraser un texte célèbre, il n‘y a pas d’avis définitif en rhétorique, la vérité se distingue progressivement de son élaboration.

Nous avons vu que les recherches de Michel Cuypers ont permis de mettre à jour la composition rhétorique du Coran, et la construction générale de la sourate Le Festin. Tel un nain sur les épaules d’un géant, le lecteur peut alors parcourir la construction et suivre du regard les chemins entre les symétries du texte. En remarquant qu’il pouvait déplacer quelques vers, Rachid Benzine a proposé de nouvelles structures possibles. A notre tour, nous pensons avoir démontré, à la suite de leurs travaux, qu’il a plutôt participé à affiner la lecture de la construction. En mettant à jour le passage central, il a révélé de nouveaux indices de constructions, qui ont fini par trouver leurs places à des endroits précis de la structure, formant des unités désormais difficilement déplaçables.

La structure dégagée du passage central, et les relations qu’elle propose entre les termes, tisse un réseau autour du terme ‘’ اتَّقَوْا’’, terme clé de la séquence puisqu’il en occupe les places importantes, les extrémités et le centre. La place du mot dans la structure, comparé à ses vis-à-vis, nous a permis d’en éclairer le sens. Nous montrerons dans un autre article le rôle que peut jouer la rhétorique sémitique dans l’examen du lexique.

Nous laisserons au lecteur le plaisir de continuer à parcourir les structures de la rhétorique sémitique. Et l’encourageons vivement à s’y essayer de façon pratique. Nous pensons d’ailleurs que la longueur du travail restant pour achever la découverte de la structure du livre et la fraicheur que procure un regard neuf sur les constructions observées font de la rhétorique sémitique un lieu de rêve pour le travail collectif, comme le montrent ces relectures successives.

Approches modernistes et approches littéralistes du Coran, même faille méthodologique ?

Approches modernistes et approches littéralistes du Coran, même faille méthodologique ?

Au moment où on reproche aux adeptes de l’interprétation littéraliste du Coran d’enfermer le texte dans une historicité “passée” idéalisée (la communauté arabe du Prophète et des Compagnons du VIIe siècle), certains penseurs musulmans de notre époque que l’on peut qualifier de “réformistes modernes” vont, quant à eux, aborder le texte coranique à travers le prisme de la modernité et l’enfermer ainsi dans une autre historicité idéalisée : le “présent” avec sa pensée hégémonique dite moderne.

Certains vont alors puiser dans les réserves sémantiques de la langue arabe (ou dans les langues sémitiques en général) afin de tenter de le rendre conforme à cette modernité… d’autres vont reléguer en arrière-plan le sens apparent des passages qui poseraient problème pour ne retenir que le sens “finaliste” (finalités voulues par Dieu) à la suite d’une analyse méthodique qui se veut être “objective” et conforme aux intentions divines. D’autres vont carrément se détacher d’une partie plus au moins large du texte sous prétexte de remaniements humains du discours divin original… ou alors le réduire à un discours mi-humain mi-divin (formulation prophétique d’inspiration divine) inscrit dans une temporalité, ce qui limite/annule sa porté universelle. Plus récemment encore, une nouvelle conception théorique (Cyrille Moreno al-Ajamî) remet carrément en question le phénomène interprétatif et soutient que le texte coranique possède un “sens littéral objectif” que l’on peut déterminer grâce à une méthodologie “scientifique” pragmatique que propose l’auteur de cette thèse…Parmi les travaux académiques critiques qui se sont intéressés aux méthodes réformistes modernes : celui de Selami Varlik dont la thèse a porté sur Fazlur Rahman, l’une des principales figures réformistes du XXe siècle, dont le projet herméneutique consistait à « proposer une nouvelle méthode d’interprétation du Coran qui entend connaître avec certitude le sens objectif du texte »

Introduction de l’article portant sur l’analyse détaillée du travail de Fazlur Rahman :

Le sens objectif du Coran à l’épreuve de l’historicité‪” par Selami Varlik (Maitre de conférence en philosophie à l’Université d’Istanbul, chercheur associé au Fonds Ricœur – Paris)

https://journals.openedition.org/assr/26962

« Peu connu en France, Fazlur Rahman est l’une des principales figures du réformisme islamique du ‪xx‪‪e‪ siècle‪. Exclusivement rédigée en anglais, son œuvre a été traduite dans de nombreux pays musulmans, où il contribua grandement à la diffusion de l’approche historiciste du Coran. Le projet herméneutique de cet intellectuel indo-pakistanais est de proposer une nouvelle méthode d’interprétation du Coran qui entend connaître avec certitude le sens objectif du texte. Pour Rahman, ce dernier ne saurait être confondu avec le sens littéral, étant donné que la lettre qui a une dimension historique est aujourd’hui parfois dépassée. Or, le sens véritable du Coran, correspondant à l’intention divine, est lui en accord avec les valeurs universelles du monde moderne. Ayant enseigné la pensée islamique à l’université de Chicago de 1969 à sa mort en 1988, Rahman se pose donc avant tout la question du sens du Coran aujourd’hui. Et celui-ci est principalement pensé dans le cadre de l’idée d’objectivité, car il entend remédier aux projets ratés de modernisme islamique, qui échouèrent dans la mise au point d’une véritable méthodologie. C’est la critique explicite que Rahman adresse au philosophe allemand Hans-Georg Gadamer qui nous invite à poser la question du sens objectif du Coran à la croisée de leurs herméneutiques respectives. Dans le débat que Gadamer eut avec le juriste italien Emilio Betti, Rahman se range du côté de ce dernier en affirmant que la tâche de l’herméneutique doit précisément être de trouver le sens objectif du Coran afin de ne pas projeter sur le texte la subjectivité du lecteur. Il critique ainsi la place primordiale qu’accorde Gadamer à l’historicité du sujet – et aux préjugés qui en découlent nécessairement – dans le processus d’interprétation. Pour Gadamer, l’historicité indépassable du lecteur l’empêche de connaître objectivement les intentions de l’auteur, si bien qu’il n’y a pas de sens en soi qui serait derrière le texte et qu’il suffirait de découvrir définitivement à travers la bonne méthode. L’illusion du sens objectif risque ainsi d’arrêter le mouvement de réinterprétation du texte, enfermé dans le temps du lecteur.

Plusieurs intellectuels musulmans contemporains ont ainsi critiqué le projet rahmanien en lui reprochant de minimiser l’impact de son regard d’homme moderne sur son interprétation du Coran. Car le risque que prend son herméneutique est de présenter la subjectivité du lecteur comme objective et universelle. On aboutit ainsi à une rivalité entre des interprétations, qui, traditionnelles ou modernes, prétendent chacune pleinement coïncider au sens véritable du texte. Notre réflexion veillera à poser les termes de ce débat entre deux conceptions de l’herméneutique, en attachant une importance particulière à la réponse que chacune apporte ou peut apporter aux critiques de l’autre. L’enjeu ici est de soulever la question de la possibilité de préserver le mouvement de relecture perpétuelle du texte, dont le lecteur ne pourra prétendre maîtriser le sens, tel un objet en sa possession. »

Le Coran et l’éthique du décentrement” – Selami Varlik

Quelle alternative herméneutique alors selon Selami Varlik ?

Ce dernier propose de « voir le texte plus comme une question que comme une réponse » ce qui permettrait de penser une « éthique du décentrement » :

« Aussi légitime et riche en perspectives cette approche puisse-t-elle être (l’approche de Fazlur Rahman), notamment dans un contexte où le normatif est incontestablement trop (et mal) présent, il n’en demeure pas moins qu’elle soulève un certain nombre de difficultés. L’intention divine est-elle si facilement connaissable ? Comment le lecteur moderne, lui-même historiquement déterminé, situé dans un contexte socio-politique ayant des enjeux et des stratégies propres de lecture, peut-il prétendre connaitre avec une totale objectivité quel a toujours été le message moral du Coran. Autrement dit, le problème ici ne touche pas le fait de penser que le vouloir-dire de l’auteur dépasse le dire du texte, mais de prétendre connaitre avec certitude et une fois pour toute en quoi consisterait cette intention. D’autant que, même s’il ne fait aucun doute que l’intention de ces penseurs est bonne, ce terme même d’« intention » nous invite à questionner les finalités mêmes du modèle de lecture qu’ils proposent. Dans un contexte tendu où l’on se demande si l’islam est compatible avec ceci ou cela (démocratie, droits de la femme, République, tolérance, égalité, Occident…), la réponse qui semblait la meilleure aux yeux de ces intellectuels était de répondre de façon affirmative – ce qui est légitime – en réduisant le Coran à un discours de confirmation, d’approbation – ce qui l’est moins… Le désir de construction d’un islam moderne risque alors de faire du Coran un réservoir de solutions venant systématiquement accréditer des conclusions obtenues ailleurs. La lecture scientifique du texte sacré fonctionne de la même façon. On lit toujours le texte de façon pour y trouver la confirmation a posteriori de quelque chose.

Or, ces lectures ne voient pas à quel point elles sont elles-mêmes historiques et dans quelle mesure le contenu qu’elles donnent au message moral du Coran est tributaire d’un contexte bien spécifique. Lisant le passé à travers les grilles de lecture du présent (à l’inverse du littéraliste qui fait la même erreur dans l’autre sens), elles ne voient le texte que comme un moyen de justifier un certain nombre de valeurs morales, dont la légitimité et la primauté ne pose d’ailleurs, bien évidemment, absolument pas question. Ici, encore le texte est enfermé dans une période, sauf que celle-ci a la particularité d’être celle dans laquelle nous vivons, et non celle dans laquelle vivaient les musulmans il y a plus de dix siècles. Il ne s’agit donc ni de dire que le Coran n’a pas de message moral dépassant la dimension juridique, ni de refuser que ce message moral soit en accord avec une morale universelle, mais de pointer le risque de réduire cette dernière à une éthique particulière propre à un temps donné en restant déterminer par des stratégies inconscientes de lecture. Le danger est dès lors de stopper le potentiel de signification éthique du texte, sous prétexte que le véritable message moral du Coran, parfaitement en accord avec le monde dans lequel nous vivons, a enfin été trouvé une bonne fois pour toute. Ainsi, la réduction du texte à un simple « oui » au monde ne pose pas moins de difficultés que sa réduction à un « non », propre au discours conservateur et réactionnaire. Il s’agit là de deux attitudes extrêmes où le religieux sert de faire-valoir au politique et où le texte est considéré comme un stock de réponses aux questions qu’on lui pose. Dès lors, le Coran est vu comme ayant enfin apporté les bonnes réponses aux questions qu’on lui avait posées.

Alors que le texte lui-même devrait poser question, et préserver, par ce biais, autant son sens de l’approbation que sa capacité à la contestation. Mais cette contestation peut tout toucher, y compris le croyant dans ses certitudes les plus solides. Autrement dit, le texte sacré questionne, bouscule, décentre le lecteur en l’invitant sans cesse à voir les choses autrement. Et, le geste éthique fondamental du Coran se trouve précisément dans ce décentrement de soi, qui libère un espace dans lequel l’autre lecteur peut trouver une place. Car la violence de l’interprétation ne se situe pas uniquement dans le fait de parler de violence ou de la prôner, mais également dans l’arrogance d’une interprétation qui, aussi légitime et pertinente puisse-t-elle être dans son contenu, se présente comme la meilleure et la dernière. Tandis que l’éthique du décentrement, nourrie par une dialectique entre le oui et le non au monde, enseigne la remise en question du soi narcissique, grâce à laquelle l’autre peut enfin pleinement exister. L’autre trouve une place dans l’espace qui s’ouvre dans un soi qui se distancie de ses certitudes, permettant l’émergence d’une véritable éthique de l’altérité. » https://www.lescahiersdelislam.fr/Le-Coran-et-l-ethique-du-decentrement_a473.html

Sidqi :

“L’enjeu ici est de soulever la question de la possibilité de préserver le mouvement de relecture perpétuelle du texte, dont le lecteur ne pourra prétendre maîtriser le sens, tel un objet en sa possession.” J’aime beaucoup cette idée de relecture perpétuelle, et nous commentions aujourd’hui le Coran en s’attachant à son inépuisabilité.

On se demandait un peu pourquoi, et un des arguments étaient la connaissance anthropologique très forte, qui fait qu’en le lisant on en arrive à mieux se comprendre soi même et la façon dont on pense. Ainsi le texte semble opérer comme un miroir, et c’est sa propre subjectivité qui est révélée au lecteur plus que celle de l’auteur, qui demeure plutôt inatteignable, du moins dans les premières approches. C’est aussi ce qui rend possible et valable la séparation opérée par le texte entre ceux qui acceptent une certaine remise en cause personnelle et ceux qui la rejettent.

Cependant, le texte qui semble inatteignable est loin d’être inaccessible. Il existe des approches du texte, qui permettent d’avancer assez loin dans la compréhension. Je partage beaucoup de l’impulsion première de la démarche de Cyril Moreno. Le texte possède semble-t-il sa propre herméneutique, et il est important de se défaire de tout le métatexte religieux et/ou orientaliste qui l’accompagne. Cependant comme le post le présente très bien, on retrouve chez Moreno comme chez les autres des résultats interprétatifs trop reconnaissables et marqués pour être ceux du texte original. A moins que l’on soit rentré dans une ère coranique sans s’en rendre compte.

Pourtant, pourtant, trois approches me semblent porter des fruits pour le lecteur, qui sans épuiser les sens possibles, permettent une compréhension accrue.

D’abord le travail sur le vocabulaire, que Moreno présente bien, mais qu’il ne poursuit pas jusqu’au bout. Il faut absolument s’interroger sur le sens de tous les mots du texte, et la recherche des occurrences permet très souvent d’en délimiter une approximation satisfaisante. [un outil très utile à cela est le site corpus.quran, qui permet d’avoir rapidement toutes les occurrences d’une même racine]. Attention cependant à ne pas se perdre dans ses propres interprétations, utiliser en parallèle les deux méthodes suivantes !

Ensuite le travail sur la construction du texte. L’analyse de la rhétorique coranique par M. Cuypers est un outil indispensable pour comprendre non seulement la syntaxe, mais à partir de là, comment le texte articule ses raisonnements. Je recommande fortement non seulement de lire des textes sur le sujet, mais surtout de pratiquer soi-même cette méthode d’analyse sur papier crayon. Ce sont des moments de confrontation au corps à corps avec le texte, et l’on y trouve beaucoup.

Enfin, l’intertextualité. Lire les évangiles. Lire Lactance, lire les apocryphes, en fait chercher à connaitre tout texte cité par le Coran. Chercher d’abord les points communs, les référents communs, délimiter l’édifice culturel qui a précédé le Coran. Et ensuite dérouler point par point ces morceaux de textes et suivre leur raisonnement et celui du Coran. Et comprendre ainsi comment le Coran intervient, corrige, ré articule cette culture antique et produit une pensée nouvelle. Trouver cette continuité et la rupture qui l’accompagne, pour dégager toute une partie du sens coranique. Comment Il intervient et reformule les termes du débat. C’est dans cette différence entre le Coran et ce qui le précède que se trouve une grande partie du sens.

quelle que soit la subjectivité du lecteur et son sitz im leben, il sera à mon sens interpellé par une pensée supérieure. et plus que le travail interprétatif lui-même, le résultat est le travail sur soi qui accompagne la compréhension du texte et sa mise en pratique.