Presses Universitaires de France, Revue « Actuel Marx », 2018/2 n° 64 | pages 60 à 73
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Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de rappeler les principauxtraits de la théologie de la libération en tant qu’expression spirituelle etreligieuse de ce que Michael Löwy a qualifié de « christianisme de libération1 ». Courant intellectuel et discours critique sur la foi, la théologie dela libération est également l’expression d’un large mouvement social et religieux anticapitaliste et anticolonial. Ainsi, la théologie de la libération est« un ensemble d’écrits » à tonalité subversive qui se caractérise notammentpar le choix prioritaire de défendre les pauvres, la critique de l’idolâtrie dumarché, de la notion du progrès et du péché structurel, et la dénonciationprophétique des injustices. De sorte que, comme le soulignait le sociologueFrançois Houtart, cette théologie « n’est pas seulement une éthique sociale,mais bien une théologie au sens plein du mot, c’est-à-dire également unechristologie, une ecclésiologie, une théologie pastorale2 ».
Pour comprendre l’apparition de la théologie de la libération dans laseconde moitié du xxe siècle en Amérique latine, il faut non seulementconsidérer l’importance de Vatican II (1962-1965) mais aussi prêter attention aux changements socio-culturels qui eurent lieu durant la décennie1950 au Brésil. Ces changements sont le fruit de l’activisme de militantschrétiens brésiliens de plusieurs organisations telles que la Jeunesse étudiante catholique (JEC), la Jeunesse universitaire catholique (JUC) et laJeunesse ouvrière catholique (JOC). Ces militants ont suivi un processus de radicalisation non seulement religieux mais aussi politique: leurconception de la foi, auparavant traditionaliste et individualiste, deviendradans la décennie 1960 résolument anticapitaliste. Ce n’est pas un hasardsi le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez a dû interrompre la rédactionde son ouvrage intitulé Teología de la liberación3 pour se rendre au Brésil en1969 afin de discuter et d’interviewer des militants de la JUC4. Il est doncclair que l’émergence de la théologie de la libération fut le résultat d’unprocessus de politisation qui a fait face, et continue encore aujourd’hui de faire face, à la modernité capitaliste et à la « colonialité du pouvoir5 ».À cet égard, Michael Löwy soutient:
Le christianisme de la libération d’Amérique latine, en réalité, n’est pas simplement un prolongement de l’anticapitalisme traditionnel de l’Église, ni de sa variante française, catholique et de gauche. Il est essentiellement la créationd’une nouvelle culture religieuse, exprimant les conditionspropres à l’Amérique latine: capitalisme dépendant, pauvreté massive, violence institutionnalisée, religiosité populaire6.
L’ESPRIT DE L’EMPIRE
Il est évident que le contexte latino-américain a profondément changédepuis les années 1960 et 1970. Pour comprendre les nouveaux défis – et le changement discursif – de la théologie de la libération, il nous faut doncconserver à l’esprit les transformations politiques, culturelles et sociales del’Amérique latine. D’après les théologiens Néstor Míguez, Joerg Rieger etJung Mo Sung, nous assistons à l’ère de l’Empire global qui s’exprime tant dans les mécanismes politiques et économiques que dans les conditions de subjectivité et d’auto-conception culturelle. À leurs yeux, il existe une spiritualité de la consommation géopolitiquement déterminée par les puissancesnord-occidentales qui contribue au fétichisme de la marchandise. On peutdire que l’esprit de l’Empire se déploie dans la subjectivité sur trois versants.Le premier est le sujet automate et la religion du marché. Il s’agit dela désillusion postmoderne où l’ego tend à disparaître. En s’appuyant surl’exégèse faite par Fredric Jameson à propos de la logique culturelle ducapitalisme, selon laquelle la disparition du sujet individuel est à l’ordredu jour7, ces théologiens attirent l’attention sur l’influence du processusde colonisation sur la subjectivité et le désir. La référence à la théoriedu fétichisme de Marx s’avère alors incontournable, car elle rend bel etbien compte de la dynamique du capitalisme où le fétiche (marchandise)devient l’objet du désir. En conséquence, « la religion du libre-marchéqui identifie le divin avec le succès et avec la maximalisation de la valeurrenforce ces types de liens et de subjectivité, où même Dieu devient partintégrante du marché8 ».
Le deuxième élément est relatif au désir mimétique et à la religionsacrificielle. En effet, la subjectivité est devenue une fonction du marché.En ce sens, Néstor Míguez, Joerg Rieger et Jung Mo Sung s’attardent surla notion de désir mimétique proposée et développée par René Girard afinde montrer que le désir n’est pas naturel mais bien construit, manipuléet nuancé par la logique fétichisée du marché. Selon Girard, « le désir estessentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle; il élit le mêmeobjet que ce modèle9 ». D’où l’idée, déjà avancée à la fin de la décennie1980 par Hugo Assmann et par Franz Hinkelammert10, du capitalismecomme religion du plaisir où le protagoniste de la société hédoniste estbien évidemment le sujet narcissique. C’est précisément lorsque les inégalités sociales se sont gravement accrues que s’est affirmée l’idée postmoderne de l’anything goes. Quoi qu’il en soit, ce désir mimétique n’est plusréprimé par le sacrifice de boucs émissaires (pauper ante festum); bien aucontraire, la logique sacrificielle à l’âge de l’Empire immole non seulementdes peuples ou cultures mais aussi la nature.Troisième et dernier élément, la stratégie du choc et la religion del’omnipotence. Il ne fait aucun doute que dans les années 1970, le néolibéralisme fut imposé, à coups de revolvers, en Amérique latine. À ce sujet,des théologiens, en s’appuyant sur les recherches de Naomi Klein, affirment que les méthodes des chocs (psychologiques, sociaux, économiquesou écologiques) vont de pair avec des justifications idéologiques. En cesens les recettes économiques du projet néolibéral proposées par l’École deChicago, telles que la disparition progressive du secteur public au profit duprivé, la promotion de l’économie de marché, et la diminution du budgetsocial, furent fortement soutenues à travers un discours quasi-religieux.Comme l’avait déjà observé Franz Hinkelammert, le cadre catégoriel dela pensée néolibérale est utopique (au sens précis d’une utopie abstraite),ce qui donc entraîne ce postulat: l’équilibre parfait, la main invisible, laconcurrence parfaite ne sont que des concepts transcendantaux. SelonHinkelammert, toutes les sociétés produisent des illusions transcendantales, lesquelles jouent le rôle de boussoles ou même de paradis perdus.Certes, les concepts transcendantaux sont incontournables pour mieuxcomprendre la réalité et l’action mais, en même temps, ils sont impossiblesà concrétiser dans l’histoire; autrement dit, ces concepts transcendantauxsont théoriquement indispensables mais ils ne sont pas factuels11. Lorsquel’illusion transcendantale s’établit comme « Vérité sacrée », défendue etprônée à travers des entéléchies irréfutables, et devient le fétiche par excellence, la logique sacrificielle se déclenche.
Face à la montée du néolibéralisme, ces théologiens essaient de dévoilerles structures tant économico politiques que culturelles et religieuses del’Empire. On sera libre de ne pas partager leur avis, mais leur exégèse àpropos du nouvel esprit de l’Empire s’avère d’une richesse inouïe car ellerend compte de la façon dont les illusions transcendantales participent au discours de la mondialisation.
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