RAFANELLI : ÉCRIVAINE ANARCHISTE INDIVIDUALISTE ET MUSULMANE par Felip Equy

Article original paru sur « Socialisme Libertaire ».

Leda_Rafanelli Anarchisme
Leda Rafanelli (1880-1971)


« Leda Rafanelli est une figure particulièrement attachante du mouvement anarchiste italien. Elle fut écrivaine, journaliste, éditrice, individualiste, féministe, partisane de l’amour libre, anticolonialiste mais aussi musulmane, soufie, orientaliste et même cartomancienne ! La Biblioteca Panizzi et l’Archivio Famiglia Berneri-Aurelio Chessa (Reggio Emilia) qui possèdent les archives de Leda Rafanelli ont organisé en 2007 une journée d’études sur cette anarchiste et en ont publié les actes en 2008.

Leda est née en 1880 à Pistoia en Toscane dans un milieu modeste. En 1900, elle fait un séjour à Alexandrie en Égypte. Elle fréquente la colonie italienne et notamment Luigi Polli (1) qui lui fait découvrir les idées anarchistes. En même temps, elle s’enthousiasme pour l’islam et se convertit. Elle apprend l’arabe, elle le parle et l’écrit. Toute sa vie, elle gardera un mode de vie à l’orientale avec sa mystique, ses habits, ses décors, ses coutumes, etc. Bien qu’elle soit attirée par le nomadisme, elle vivra une vie de recluse. Elle arrivera à concilier un anarchisme qui est du domaine de la vie publique avec un islam qui relève du privé et de la vie intérieure. « Je suis anarchiste mais Allah sait que je crois en lui » (sic !). Sa vision de l’islam est une alternative au monde occidental dominé par la technologie, la déshumanisation et le règne de l’argent.

En 1901, elle rentre d’Égypte et s’installe à Florence. Ses premiers écrits sont édités : des brochures, La bastarda del principe (1904) et  Alle madri italiane (1905) ainsi qu’un roman Un sogno d’amore (1905). Elle participe à la revue anarchiste Il Pensiero animée par Luigi Fabbri (2) et Pietro Gori (3), deux figures importantes du mouvement italien. Ses sympathies vont vers le courant individualiste. Au cours de sa carrière d’écrivaine, elle a utilisé de nombreux pseudonymes : Djali, Zagara Sicula, Costantino Bazaroff, Étienne Gamalier, Ida Paoli, Nada, Sahara, Vega Monanni, etc.

Avec Luigi Polli qu’elle a épousé en 1902, elle crée la première de ses maisons d’édition, les éditions Rafanelli-Polli. Sont publiées la revue La Blouse et des brochures qui ont pour thèmes l’antimilitarisme, l’anticléricalisme, l’anti-autoritarisme, la lutte contre l’école et les prisons. La propagande vise la classe ouvrière et les femmes.

Leda a des convictions féministes déjà bien affirmées. Mais dans ses écrits, elle fait une différence entre la « donna » et la « femmina ». En tant qu’anarchiste, elle lutte pour l’égalité entre l’homme et la femme mais en tant que musulmane, elle croit au destin. Elle accepte que la femme demeure soumise aux lois naturelles comme la maternité.

En 1907, elle noue une relation sentimentale avec Giuseppe Monanni (4) qui durera une vingtaine d’années. Avec lui, elle participe à la revue Vir (« l’homme » en latin) (1907-1908) qui défend les idées philosophiques de Friedrich Nietzsche et de Max Stirner ainsi qu’à Sciarpa nera et La Libertà. En 1908, ils s’installent à Milan où ils fondent la Società editrice milanese puis la Libreria editrice sociale. Ils publient des brochures et collaborent à des revues (La Protesta UmanaLa Questione socialeLa Rivolta, etc.). Leur maison d’édition est sans doute la plus importante dans le milieu anarchiste d’avant-guerre. Le peintre Carlo Carrà (5) (avec lequel Leda aura une intense et brève relation amoureuse en 1912) dessine le logo et la couverture de plusieurs livres. Outre les œuvres de Leda, sont édités Pierre Kropotkine, Pietro Gori, Octave Mirbeau, Élie et Élisée Reclus, etc.

Leda joue un rôle important dans le mouvement individualiste milanais. Elle reçoit beaucoup dans son appartement à deux étages de la rue Monza qui est un véritable salon exotique avec tentures, tapis et tissus orientaux, brûleurs d’encens et images de la culture arabe. Les photographies la montrent souvent habillée à l’orientale. Quel que soit son âge, elle a la même expression, elle ne sourit jamais, elle semble un peu rêveuse.

Entre 1913 et 1914, elle a une relation sentimentale avec Benito Mussolini qui n’est pas encore un dirigeant fasciste. Il dirige alors le journal socialiste Avanti ! Elle s’éloigne de lui lorsqu’il prend des positions bellicistes. La correspondance de Leda et Mussolini sera publiée en 1946 par Monanni sous le titre Una donna e Mussolini. Il ne s’agit pas d’un livre politique mais de l’histoire de leur relation.

Pendant la Première Guerre mondiale, elle est anti-interventionniste et fait de la propagande contre la guerre. En 1915, elle publie notamment Abasso la guerra. Pendant que Giuseppe Monanni vit en exil en Suisse, elle reste à Milan avec son fils. Celui-ci est né en 1910, il s’appelle Elio Marsilio et a pour surnom Aini (« mes yeux » en arabe). Elle est aussi active dans le mouvement anticolonialiste. Elle s’intéresse au sort des Falashas, juifs éthiopiens pauvres, marginalisés et victimes d’ostracisme. En 1916, elle avait noué une relation avec Emmanuel Taamrat (6), un étudiant falasha.

En 1920 est créée la Casa editrice sociale qui publie des œuvres d’Errico Malatesta (7), Romain Rolland, Louise Michel, Georges Palante, Max Stirner, Luigi Fabbri, Charles Darwin, Eugène Sue, Friedrich Nietzsche, etc. Leda  continue sa participation à diverses revues : NichilismoUmanità nova et publie de nouveaux romans et nouvelles L’eroe della folla (1920), Incantamento (1921), Donne e femine (1922). Pendant la période fasciste, elle sort peu de sa maison qui sera perquisitionnée ainsi que les locaux de la Casa editrice. De nombreux livres seront brûlés en place publique. La maison d’édition doit fermer ses portes en 1926. Leda est surveillée, elle utilise des pseudonymes pour écrire.

En 1927, elle participe à la création de la Casa editrice Monanni qui jusqu’en 1933 publiera des romans et des textes philosophiques. Si la censure empêche la parution de textes anarchistes, la maison d’édition réussit quand même à publier des textes que l’on peut qualifier d’antifascistes. Le catalogue est impressionnant : Pierre Louys, Maxime Gorki, Jack London, Upton Sinclair, l’humoriste anglais P.G. Wodehouse (26 titres), les romanciers populaires Maurice Dekobra et Guy de Téramond,  Friedrich Nietzsche (11 volumes d’œuvres complètes), Han Ryner, etc. En 1929, elle publie sous pseudonyme un roman anticolonialiste L’Oasi : romanzo arabo. Ce texte paraît alors qu’en Libye, l’armée fasciste réprime un soulèvement de la confrérie soufie des Senoussis. Un certain nombre d’ouvrages publiés sont cependant saisis. La maison d’édition connaît des difficultés économiques et doit arrêter ses activités.

Entre 1934 et 1939, elle vit avec Adem Surur, un ascaro (soldat noir de l’armée italienne). Leur relation s’achève lorsqu’il doit partir pour l’Éthiopie. En 1938, elle écrit des nouvelles arabes pour les enfants dans le Corriere dei piccoli.

Après la Seconde Guerre mondiale, elle vit à Gênes. À la suite du décès de son fils, elle vit dans l’isolement mais continue à écrire dans Umanità nova ou Il Corvo. Elle écrit aussi des romans, des nouvelles et des contes, des pièces de théâtre, de la poésie et des textes autobiographiques et politiques qui n’ont jamais été publiés. Elle s’intéresse au bouddhisme. Pour gagner sa vie, elle pratique la cartomancie et donne des cours d’arabe. La zingara anarchica (« la gitane anarchiste » ainsi qu’elle se surnommait) meurt en 1971. »
 

★ À lire :

Leda Rafanelli : « donna e femmina » par Christine Guidoni. Dans la revue Chroniques italiennes, n° 39-40, 1994. Ce numéro est consacré aux Femmes écrivains en Italie : (1870-1920), l’article peut être lu sur Internet.

Leda Rafanelli-Carlo Carrà : un romanzo : arte e politica in un incontro ormai celebre par Alberto Ciampi. Venezia : Centro internazionale della grafica, 2005. 216 p. 16 €.

Leda Rafanelli : tra lettetura e anarchia édité par Fiamma Chessa. Reggio Emilia : Biblioteca Panizzi : Archivio Famiglia Berneri-Aurelio Chessa, 2008. 287 p. 16 €.
 

Felip Équy


★ Notes : 

1. Luigi Polli (1870-1922). Typographe, libraire, éditeur et conférencier.

2. Luigi Fabbri (1877-1935). Professeur, théoricien, il a collaboré à de nombreux journaux. Contraint à l’exil par le fascisme, il s’établit en Uruguay après avoir été expulsé de France et de Belgique. Il est l’auteur de Dittatura e rivoluzione.

3. Pietro Gori (1865-1911). Avocat défenseur des anarchistes et propagandiste. En exil à Buenos Aires (Argentine), il a participé à la création de la FOA (Federación obrera argentina).

4. Giuseppe Monanni (1887-1952). Éditeur, journaliste et propagandiste. Pendant la Première Guerre mondiale, il se réfugie en Suisse où il sera emprisonné à la suite de l’affaire des « bombes de Zurich ».

5. Carlo Carrà (1881-1966). Peintre futuriste. En 1911, il peint Les Funérailles de Galli l’anarchiste mais il est ensuite séduit par le fascisme.

6. Emmanuel Taamrat (1888-1963). Après ses études en Europe, il a été enseignant en Éthiopie. En 1930, il devient conseiller du négus Hailé Sélassié.

7. Errico Malatesta (1853-1932). En 1872, il est présent au congrès de l’Association internationale des travailleurs. Créateur de nombreux journaux, il a participé à des insurrections en Italie puis a vécu en exil en Grande-Bretagne. En 1919, il est l’un des fondateurs de l’Union anarchiste italienne.


 

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