Hanifan – Partie 1

Première partie :
Al Baqarah et Al Imran

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Les termes Hanifan et Oummyyin dans leur contexte

 

Nous suivrons volontairement l’ordre du Livre et étudierons d’abord le contexte conjoint de deux occurrences dans la sourate Al Baqarah, puis un court passage de la sourate Al Imran, avant d’étudier toute une séquence de cette dernière contenant les 3 dernières occurrences. Le contexte reste tout au long de cette partie celui du débat avec les peuples du Livre, et nous retrouverons des thèmes récurrents, reformulés plusieurs fois, selon le style particulier du Coran.

 


2:135 قُلْ بَلْ مِلَّةَ إِبْرَاهِيمَ حَنِيفًا


3:67 مَا كَانَ إِبْرَاهِيمُ يَهُودِيًّا وَلَا نَصْرَانِيًّا وَلَٰكِنْ كَانَ حَنِيفًا مُسْلِمًا


3:95 قُلْ صَدَقَ اللَّهُ فَاتَّبِعُوا مِلَّةَ إِبْرَاهِيمَ حَنِيفًا


Avec


2:78 وَمِنْهُمْ أُمِّيُّونَ لَا يَعْلَمُونَ الْكِتَابَ إِلَّا أَمَانِيَّ


3:20 وَقُلْ لِلَّذِينَ أُوتُوا الْكِتَابَ وَالْأُمِّيِّينَ أَأَسْلَمْتُمْ


3:75 ذَٰلِكَ بِأَنَّهُمْ قَالُوا لَيْسَ عَلَيْنَا فِي الْأُمِّيِّينَ سَبِيلٌ


Sourate Al Baqarah
 

 

 

(2:78) ummiyyūna

 

La première occurrence du terme, dans la Sourate Al-Baqara. Nous présentons ici l’analyse de la partie auquel il appartient. Nous reviendrons dans la quatrième partie sur le parallèle de cette occurrence avec celle de la sourate Al Jum’ua. 


Nous avons là une partie qui traite des rapports
des rapports d’un groupe avec l’écriture[1],
rapport principalement articulé par les verbes croire et savoir. Cette partie
est divisée en trois morceaux, de façon concentrique. Le morceau central (à
l’intérieur de la sous-partie centrale) exprime la méfiance du groupe[2] à partager avec
les musulmans leur connaissance de l’écriture, qu’ils craignent être retournée
contre eux par la suite. Sa construction (« quand ils rencontrent
… »
) rappelle le même schéma au début de la sourate. Les morceaux externes
divisent le groupe en deux ensembles distincts, selon leur stratégie pour
éviter de reconnaitre le prophète : le premier morceau traite « d’un
parti parmi eux »
qui connaissent l’écriture mais la déforment, le
dernier pose le reste opposé : « parmi eux ²Oummyouna » qui
n’en ont qu’une connaissance approximative, qui plus est déformée par leur désir,
qui imaginent l’Ecriture sans la connaitre.  

[1]
Il faudrait attendre l’analyse complète de la sourate pour avoir plus de
visibilité sur le groupe mentionné ici par le pronom « eux ». Les
fils d’Israël sont le sujet de ce qui précède, il pourrait donc s’agir des
juifs de l’époque du prophète, ou bien de l’ensemble des gens du livre qui ne
reconnaissent pas le prophète, le groupe serait alors un ensemble opposé à ceux
mentionnés dans le verset 62.

AR

FR

On observe que les deux morceaux externes sont
construits de manière semblable, bien que le premier soit plus développé :
les trois segments du premier correspondent aux trois membres du second :
75a-b et 78a déterminent deux groupes « parmi eux », 75c-d et 78b
déterminent le rapport de chaque groupe à l’Ecriture, 75e et 78c marquent la
différence entre les deux : les uns savent, les autres ne font que
supposer. Le texte présente deux groupes du même ensemble dans deux morceaux
d’une construction semblable. Cela permet au lecteur (ou à l’écoutant) de
pouvoir faire le lien entre les deux groupes, malgré la digression centrale qui
explique l’enjeu, et de saisir intuitivement le lien entre les deux (un rapport
problématique au texte) et la différence constitutive (la falsification ou
l’ignorance).

 

La construction rhétorique, forme complexe de
syntaxe, permet ici la construction d’un système descriptif. Les 3 groupes de
la structure, révélés par le parallélisme, construisent une présentation
précise et ordonnée du propos. A la lecture, ils vont nous aider à mieux
préciser le réseau sémantique qui encadre le terme qui nous intéresse. Dans le
cadre restreint de cette partie, le terme « ²Oummyoun » est pris dans
deux symétries, à l’intérieur de son morceau et entre les deux morceaux
descriptifs.

 

Le premier entre les deux membres 78a et 78b :
la caractéristique de « ²Oummyoun » est de « ne pas connaitre le
livre ». C’est partiellement cohérent avec l’interprétation
traditionnelle du sens comme « ignorants », mais rapportée spécifiquement
à une ignorance religieuse : celle du livre de la parole divine. En
l’occurrence ignorance de la Bible, ou peut-être simplement de la Torah qui est
nommée un peu plus haut dans la sourate.

 

L’autre parallèle est celui entre les morceaux,
plus précisément entre les membres 75a-b et 78a qui présentent les deux
ensembles au sein du groupe qui refuse « la parole d’Allah ».
L’ensemble et les partis sont indiqués par l’expression « parmi eux ».
D’abord « un parti parmi eux », singulier qui détermine un
groupe constitué, ceux qui connaissent la parole. A l’opposé, le pluriel de
« parmi eux ²Oummyoun », ensemble plus large, caractérisés par
l’ignorance du Livre. A l’opposé d’un « parti » bien
déterminé, il y a des individus, ou des groupes d’individus. « Ignorants »,
dans le sens « ignorants du Livre » est toujours possible. Mais on
peut s’interroger sur le lien possible entre « faryqoun » et
« ²Oummyoun », d’autant plus qu’il y a un lien possible entre « parti »
et la racine « ²M », autour du sens de communauté. Existe-t-il un
sens commun à « ignorant » et « communauté »
qui puisse définir « ²Oummyoun » ? Qui donnerait à peu
près : « les communautés qui ignorent le livre » ?

 

M. Hamidullah propose de reprendre pour
l’occurrence suivante (3.20) le terme de « gentils », qui
traduit dans la Bible, ceux qui ne sont pas juifs. Il fait sens ici dans les
deux parallèles : « il y a un parti parmi eux qui entendent la
parole d’Allah puis la falsifient (…) et parmi eux des gentils, qui ne
connaissent pas Le Livre si ce n’est selon leur souhait ». Cette
distinction parmi ceux qui rejettent le prophète entre ceux qui falsifient et
ceux qui imaginent, opère une distinction critique précise entre plusieurs
groupes : les juifs qui falsifient la Torah et les chrétiens qui
l’ignorent ; parmi les chrétiens entre ceux qui suivent la Torah et les
chrétiens « de Paul » parmi les nations qui ne connaissent pas ou
prou l’Ancien Testament. Les deux sens, ignorants et gentils, sont possibles
ici et rentrent dans le contexte. Cependant l’utilisation du terme gentil est
plus précise et montrerait une distinction fine opérée par le Coran parmi les
gens du livre selon leur rapport au texte biblique. Nous garderons comme
première approximation l’appellation « gentils », pour ceux qui ne
connaissent pas le Livre.

 

Contexte de la sourate Al Baqarah, entre 2.75 (²oummyyin)
et 2.135 (ḥanifan).

 

Nous n’allons pas dérouler ici toute l’analyse
rhétorique du contexte des deux termes, comme nous le ferons plus bas pour la
sourate al Imran, où trois occurrences des deux termes sont pris ensembles dans
une même séquence. Nous tenons cependant à noter que le contexte de ces termes
est dès le début celui du débat avec les peuples du Livre, une critique de la
religion. Nous invitons le lecteur à lire tout ce passage de son côté à
l’occasion, pour bien saisir ce qui est déployé dans la sourate al Baqarah en termes
de contenu et dont des aspects seront repris ou détaillés par la suite. Nous
tenons cependant à noter quelques versets qui résonnent particulièrement avec
notre étude, notamment avec l’analyse qui suit de la sourate al Imran. La traduction
est celle de M. Hamidullah, sauf pour les termes en gras.

 

Il y a d’abord la réfutation de la prétention du
peuple à Livre à avoir l’exclusivité du salut : « 94 Dis : « Si
l’Ultime demeure auprès d’Allah est pour vous seuls, à l’exclusion des autres
gens, souhaitez donc la mort si vous êtes véridiques ! ». (…) 111 Et ils ont
dit : « Nul n’entrera au Paradis que Juifs ou Chrétiens ». »
Prétention
à laquelle le Coran répond que le salut est en Dieu uniquement, donc pour tous
ceux qui se dirigent vers Lui : « 112 Non, mais quiconque
dirige sa face vers Allah
(أَسْلَمَ
وَجْهَهُ لِلَّهِ)
tout en faisant le
bien, aura sa rétribution auprès de son Seigneur. Pour eux, nulle crainte, et
ils ne seront point attristés. »

 

Le même raisonnement est appliqué à l’écriture,
quand les peuples du Livre refusent la possibilité d’un messager envoyé à d’autres
peuples (100, 105), alors qu’eux-mêmes se détruisent entre eux, empêchent de
prononcer Son Nom et détruisent les lieux de culte (113, 114). Encore une fois,
Dieu est donné comme seule direction et source de salut : « 105 Allah
réserve à qui Il veut sa Miséricorde »
, ainsi que dans le verset 115,
qui conclut le sujet : « 115 A Allah seul appartiennent l’Est et
l’Ouest. Où que vous vous tourniez, la Face d’Allah est donc là, car Allah a la
grâce immense ; Il est Omniscient. »
Même raisonnement encore en
119-120, dont la solution est le texte envoyé par Dieu, pour ceux qui le
récitent : « 121 Ceux à qui Nous avons donné le Livre, qui
le récitent

(تَلَىٰ)
comme il se doit,
ceux-là y croient. Et ceux qui n’y croient pas sont les perdants. ».
Notons
déjà que « تَلَىٰ » induit une retranscription dans le réel
d’une parole de Dieu.

 

Raymond Farrin propose une composition de la
sourate Al Baqarah en 7 sections concentriques, nos occurrences se trouveraient
dans deux sections qui répondent aux argumentations des juifs et des
chrétiens : B (40-112) relative à l’histoire fils d’Israël et C (113-141)
à celle d’Abraham. Elles prépareraient des séquences semblables adressées aux
musulmans, C’ (153-177) qui prépare le pèlerinage à la Mecque et B’ (178,242)
la loi délivrée aux musulmans. Au centre se trouverait la nouvelle Qibla comme
test de foi et aux extrémités une confrontation avec les dénégateurs[1]. Malheureusement
il ne fournit pas le détail structurel de ses compostions, semblant faire un
découpage thématique. Cependant pour la séquence C, dont nous détaillons
ci-dessous les deux tiers d’une séquence, nous tombons sur le même découpage.
Nous étudierons le passage 124-129, l’élévation de la maison par Abraham et
Ismaël, ce qu’il appelle le cercle central de C. Et le passage 131-141,
argumentation avec les juifs et les chrétiens, qui est pour lui le dernier
cercle de C, et donc nous trouvons le même centre : l’appel des musulmans
à suivre tous les prophètes.

 

Il note que la partie B critique la prétention des
fils d’Israël à un traitement spécial, car « les transgresseurs parmi eux
seront jugés comme les autres transgresseurs », tandis que « ceux qui
croient et font les œuvres salutaires, incluant les juifs les chrétiens et les
sabéens, n’auront rien à craindre. (v.62, comparer avec 82). Ici dans deux
places centrales, le Coran parle d’égalité et de pluralisme religieux. » Nous
pensons comme lui que le Coran critique entre autres la préférence
communautaire et institue un jugement individuel, juste, selon les actions de
chacun.

 

2.135 « Ḥanifan »

 

Nous présentons de ce fait l’étude du passage
124-129 ainsi que celle du passage 130-141. Deux passages sur Abraham, quand il
érige la maison avec Ismaël. Le second aurait suffi pour la simple occurrence
de « ḥanifan ». Cependant nous reviendrons par la suite sur les
thématiques développées dans 124-129, et il convient de les étudier in situ.
Nous demanderons au lecteur de bien garder en mémoire le vocabulaire, en
particulier celui du verset 125 « Quand nous fîmes de la maison
(الْبَيْتَ) un héritage[2]
(مَثَابَةً) pour les humains (لِلنَّاسِ) et une sûreté (أَمْنًا). Adoptez la position (مَقَامِ) d’Abraham, un lieu de prière. »

 


[1]
Les défiant à proposer soit une sourate semblable au Coran soit à changer le
lever du Soleil, semblant s’accorder avec l’allégorie de la prophétie comme
lumière, cf Emran El Badawe, ,p.

[2]
Littéralement un lieu en récompense. Même racine qu’en 2.103 : « Et s’ils
croyaient et vivaient en piété, une récompense (لَمَثُوبَةٌ) de la part d’Allah serait
certes meilleure. Si seulement ils savaient ! » La maison d’Abraham,
récompense pour les humains fait ici penser à la terre promise, redéfinie, ou
remplacée, peut-être déplacée. Nous reverrons plus en détail dans la sourate Al
Imran le lien entre la maison, Ismaël et l’alliance. Un « lieu en
récompense » pour les hommes semble annoncer le « mafazan » de
la sourate Al Naba.

Passage 124-129 (Le centre de C pour Raymond Farrin)

Partie 1

124 AR

124 FR


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La partie est composée de 3 morceaux commençant par
« Et quand ». Dans les trois Allah établi quelque chose,
Abraham comme guide, devancier pour les humains, la maison comme « lieu
en récompense
 » pour les humains, et à travers la demande d’Abraham, ce
pays (celui de la maison) comme lieu de sûreté[1]
pour ceux qui l’habitent. Dans les deux parties externes, quand Abraham demande
des bienfaits pour sa descendance, puis pour le peuple du pays, Dieu en exclut
les injustes. De plus dans ses interventions Dieu agit pour tous les humains (لِلنَّاسِ). Cette double correction divine s’adresse
à travers Abraham à toutes les parties : aux peuples du livre dans leurs
prétentions à détenir le salut (الظَّالِمِينَ, en 124, reprise du V. 95) et pour la même
raison aux musulmans à venir. Elle abolie en général la notion de préférence,
d’un héritage spirituel qui soit filial. Dans le dernier morceau, Abraham corrige
son discours sa « descendance » devient « peuple » du pays
(par un terme désignant aussi la famille).

 
Dans le morceau central, la « posture » d’Abraham devient « Ma
maison », celle de Dieu, un lieu de prière et de rassemblement pour les
pèlerins. C’est un lieu destiné à recevoir sa nourriture des hommes, par
l’intermédiaire du pèlerinage. La notion de « récompense » (مَثَابَةً) , associée aux fruits et au jour dernier
semble faire de cette destination une préfiguration du paradis, à l’opposé du
« châtiment du feu » dans le dernier segment. La position d’Abraham
est une direction, physique et morale, qui prépare la qibla. Et lieu d’arrivée
du pèlerinage.  A travers l’image du désert et de l’oasis dans laquelle Abraham
établira Haggar et Ismaël, on trouve l’établissement d’une direction pour
l’humanité (Abraham comme modèle), et l’alliance avec Dieu, dans le Coran
l’engagement (عَهْدِ), dont la finalité est un pays … et son
peuple. Dans un contexte de débat argumenté avec le peuple du Livre, cette
partie s’appuie sur Abraham comme figure commune, qui établit dans leur
fondement matériels et spirituels le pèlerinage et la qibla vers « la
maison ». L’ « engagement » entre Dieu et Abraham, le
« pays sûr » et « son peuple », qui comme la terre promise préfigurent
le paradis.

 

[1]
Qui introduit à son tour le refuge, « maban » de la sourate Al Naba.

Partie 2

127FR

127AR


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La seconde partie est fait de trois morceaux
réguliers, construits chacun de deux segments de deux et trois membres. Le
discours est celui d’Abraham et d’Ismaël (pourquoi est-il mis en fin de
phrase ?) et adressé à Dieu. « Notre Seigneur » introduit
les deux derniers morceaux et le deuxième segment du premier. Chacun des trois
morceaux se termine sur demande d’Abraham et sa reconnaissance de Dieu, marquée
par deux noms divins, toujours différents. La partie qui commence par
« Quand Abraham éleva les fondations de la maison », devient une
supplique pour que Dieu fasse de la descendance d’Abraham une communauté
dirigée vers Dieu. A laquelle il pardonnera et enverra un messager. A l’idée de
maison est à nouveau associée ceux qui y vivront. A tel point qu’on peut se
demander si Abraham n’élève[1]
pas en parallèle les fondations de la maison … et Ismaël. La remarque d’Allah
dans la partie précédente (« Mon engagement, dit Allah, ne s’applique pas
aux injustes ») produit chez Abraham une préoccupation de l’éducation de
sa descendance à venir, dont la demande à Dieu sonne comme une annonce du
prophète Muhammad. Le prophète est ainsi présenté comme le moyen de prolonger
l’engagement entre Allah et les justes de la maison d’Abraham et Ismaël, selon
la demande d’Abraham.

 

[1]
Le mot élève (يَرْفَعُ) est très fort. Il s’agit uniquement
d’Allah qui élève le mont sur Moïse, Jésus lui-même, et le souvenir de
Muhammad. Doit être noté que c’est ici Abraham, et pas Dieu, qui élève la
maison. La demande : Seigneur accepte (avance) de nous prend son sens dans
le parallèle avec le verbe élever du segment précédent.

Passage 130-141 (Le dernier de C pour Raymond Farrin)

Partie 1

130FR

130AR


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Cette partie est composée de trois
morceaux. Les deux morceaux externes posent à travers l’au-delà la question des
actions. Le morceau central pose celle de la transmission de l’Islam, qui est
définie ici comme la voie suivie par Abraham. Si Dieu juge chaque individu
(« qui ? ») alors il importe de bien transmettre et de s’assurer
de ses fils ! La question centrale « Que servirez-vous après
moi ? » pose la question de la continuité après Abraham.
L’interrogation pose la question du choix personnel et de sa réalisation
concrète (« servir »). Si l’homme revient aussitôt à la notion
familiale au centre, Dieu brise l’idée d’une continuité entre les différentes
communautés dans le dernier morceau. C’est donc le modèle d’Abraham plus que la
descendance (que l’on engage fortement à suivre) qui est mis en avant.

Nous distinguons trois termes
désignant la religion, (مِلَّةِ, أَسْلِمْ, الدِّينَ), milat, Islam et dyn. Comme remarqué par
Cyril Moreno, ici « Aslim ! » (أَسْلِمْ) ou « aslamet » (أَسْلَمْتُ) sont des verbes, Islam serait religion au
sens d’une action, qui consiste à se tourner vers Dieu. Le terme dyn
signifierait de son côté religion au sens large, une « voie » suivie
par l’homme. Ainsi l’Islam serait la voie particulière qui mène vers Dieu. Cela
fait sens en contexte, et nous y reviendront plus loin, à propos de 3.20. Nous
avons ici un premier contexte ici qui permet d’encadrer milat (مِلَّةِ) :

–         
Au niveau du segment, « se détourner de
milat Abraham », c’est « tromper son âme ». Ainsi « milah »
a à voir avec ce qu’il se passe dans l’âme, au niveau des choix conscients, des
directions prises.

–         
Au niveau du morceau, il y a aux extrémités l’idée
de direction, avec l’opposition entre « se détourner de milat
Abraham » ou « se tourner vers Dieu ». Milat Abraham est ainsi
liée à « Islam », au sens de tourné vers Dieu.

–         
Au niveau du morceau encore, à l’extérieur on
trouve « milah » la religion, et au centre « bienfaisant »,
qui concerne les actions. Or le terme qui complète « les œuvres salutaires »
est habituellement « Iman », la foi (par exemple dans Al Asr). Milat
Abraham serait un sens proche de « la foi » d’Abraham.

–         
On observe aussi dans le parallèle entre les
morceaux externes une relation avec le verset 134, ce qu’on a acquis. Au
pluriel en 134 (« une communauté »), au singulier en 130 (« qui ? »,
« Abraham »). « Milat Abraham » ou « tromper son
âme » pourrait être inclus avec les actions (« bienfaisant »)
dans l’acquis, le construit, par chaque âme, ou chaque communauté.[1] « Acquis »
suppose un vécu, une histoire, une construction, telle que l’histoire des
réflexions d’Abraham développée par le Coran.

Ainsi « milah » serait
dans l’âme quelque chose de l’ordre de la foi, construit progressivement par
Abraham, et qui l’amènerait vers Dieu. La partie théorique qui accompagne ses
actes (bienfaisant).

A. Jeffery propose le mot dans la
liste de ses « emprunts ». « Milah » est un terme présent
dans d’autres langues sémites, désignant « les mots », et dans un
second temps la religion. Effectivement, nous avons retrouvé des parallèles
intéressants. L’hébreu « מל », «
mot », donne (מלה, les mots, le discours), mais aussi (מלל, parler, écouter), (מלא, remplir, les premiers fruits) et étonnamment
(מולה, la circoncision, telle qu’établie avec
Abraham et sur laquelle nous reviendrons). En syriaque, nous avons également (ܡܸܠܵܐ mots, verbe, discours, remplir, parfaire)
qui peut aussi vouloir dire religion, doctrine, mais aussi « mlt », mot
d’origine arabe, turque, kurde (ܡܸܠܲܬ, un peuple, une minorité ethnique). Jeffery
évoque également « voie ». Tous font sens en contexte, et il est
possible que le Coran joue sur cette polysémie des références.

Notons que la racine arabe de
« milah », c’est MLL (م ل
ل
), qui s’insère
dans un cadre sémitique plus large (מלל, parler, ܡܸܠܵܐ mots). La seule autre occurrence de
celle-ci dans le Coran est le verbe « dicter », répété trois fois à
la fin de la sourate dans le cadre de l’écriture d’une dette par un scribe
(2.284, وَلْيُمْلِلِ
الَّذِي عَلَيْهِ
الْحَقُّ). Le Coran semble donc inscrire « milah » dans le
cadre des mots, du discours, du sens que l’on portera par écrit. Faut-il faire
un lien avec « تَلَىٰ »,
« réciter » qui revient souvent en contexte (125,129, puis
encore dans la sourate Al Imran) ? Comment
traduire ? L’enseignement, la doctrine, la croyance, la philosophie
d’Abraham ? Est-ce le parallèle figuratif de la « position »
d’Abraham, maqam Ibrahim (2.125, وَاتَّخِذُوا
مِنْ مَقَامِ إِبْرَاهِيمَ
مُصَلًّى) ?

[1]
« Acquis » s’applique d’ailleurs régulièrement à « âme »,
voir 2.281 ou 4.111, qui insistent sur l’aspect individuel de la rétribution.

Partie 2

135FR

135AR


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La partie est composée de trois morceaux AA’B’. Comme on le remarque
parfois, la composition du premier morceau annonce le plan.

 

Les deux premiers morceaux sont introduits par le verbe dire (« ils
ont dit », « Dites »). Ils opposent la proposition des « juifs
et des chrétiens » du premier morceau (appartenez à notre groupe) et une
contreproposition : la croyance en Dieu et dans l’intégralité des
prophètes. Ce refus de distinguer parmi les prophètes fait miroir au refus dans
le premier morceau de choisir une dénomination particulière. A une appartenance
héritée et déterminée qui serait guidance en soi, le second morceau oppose une
direction, une finalité à travers les textes : Dieu, qui est à l’origine
de leur révélation. Le terme « milat » joue un rôle particulier entre
les deux morceaux, il représente la croyance, l’énoncé (يملل), « les mots » de la religion.
En ce sens il fait écho à l’ensemble des textes et des révélations du second
morceau. Le dernier morceau fait la synthèse et corrige l’affirmation
initiale : « se guider », c’est le choix de
l’intégralité proposé dans le second morceau ; au contraire « se
détourner », sélectionner chacun une partie, c’est de fait créer des
schismes. Il y a une discrète référence à l’unicité de Dieu (Dieu suffit) qui
referme le cercle et encadre la partie avec le premier membre (« … point des
associateurs »).

 

Abraham est la première des personnes citées. Le Coran affirme ainsi
que l’ensemble du corpus monothéiste, dont lui-même, s’inscrit dans le
prolongement du discours d’Abraham. Ce qui donne une importance centrale à
l’attitude « ḥanifan » d’Abraham, qui génère ce qui suit. « Milat
Abraham ḥanifan » représente un point d’entrée de la révélation qui
génère l’ensemble du corpus textuel à venir. D’où le terme « musulman vers
Dieu » qui s’inscrit dans le prolongement de ḥanifan, sa finalité.
Par cela, c’est Dieu, qui est désignée comme origine de cette descente et
finalité du corpus. Comprendre le terme ḥanifan, c’est comprendre la
critique que le Coran fait des juifs et des chrétiens et le modèle qu’il
propose. D’où notre méthode, qui recherchera le sens par son articulation à la
fois structurelle et sémantique avec cette critique, qui est toujours le
contexte immédiat du terme. Par cette critique le Coran se fixe un but :
résoudre les contradictions des religions précédentes. Il se donne pour cela
deux contraintes : inclure Abraham et son orientation comme point de
départ, formuler une cohérence qui englobe tout le corpus monothéiste. Le moyen
qu’il se donne est un monothéisme strict, qui met tout en regard de Dieu.
Le modèle Abrahamique, au fur et à mesure de son développement, va construire
le sens de « ḥanifan ».

 

Dans le premier morceau, le terme « ḥanifan »
est pris en relation entre deux déterminations religieuses contradictoires. Le
terme qualifie Abraham dans son attitude relative à sa religion, sa croyance.
C’est l’opposé de « juifs et chrétiens » du premier membre,
opposition marquée par le terme fort « bala » : « Non,
au contraire ..
. ». Le troisième membre précise sur Abraham qu’il ne
fut point partie des « associateurs », terme qui précise l’aspect
monothéiste de la religion d’Abraham. « Ḥanifan » est ici une
appellation d’ordre religieuse opposée à « juif et chrétien », mais
qui n’est pas associatrice, donc a fortiori pas polythéiste. Or, le seul sens
pré-coranique connu du terme « ḥanifan » est le syriaque
« hnp », qui signifie païen. De nombreuses études ont été écrites
pour essayer de concilier les deux sens irréductibles, le « parfait
monothéiste » de la tradition avec le terme « païen ». S’agit-il
d’une inversion de valeur du terme païen ? Nous avons noté que le contexte
porte sur le refus de l’appartenance comme condition du salut, ici comme
condition pour être bien guidé. Si l’on considère Abraham du point de vue de la
simple appartenance familiale, il est en effet païen. Et pourtant il n’était
pas associateur : c’est donc une preuve par l’absurde que l’appartenance
ne détermine pas l’individu. Une première approximation du sens serait
donc : « Ils ont dit : « Soyez Juifs ou Chrétiens, vous serez guidés ».
Dis : « Non ! plutôt la croyance d’Abraham le païen, et il ne fut point
des associateurs. »
Qui ne reprendrait polémiquement de « païen »
que la signification « ni juif ni chrétien » que les juifs et
les chrétiens lui donnent – et à laquelle ils s’arrêtent d’après le Coran – et
pas la dimension polythéiste. Alors il faut y voir une critique implicite de
l’emploi du terme par ceux-là : « par votre prétention au monopole,
vous appelez tout le monde païen, y compris Abraham. » En retour de cette
utilisation, « Ḥanifan » se charge implicitement du sens
positif d’une attitude précise : ne pas appartenir de façon sectaire à une
religion, que ce soit celle de ses pères (qui ont voulu le bruler et desquels
ils s’éloignent), et par prolongement, pas non plus aux monothéismes historiquement
déterminés qui confondent direction vers Dieu et exclusivité héréditaire ou
institutionnelle de la « bonne guidance ».

 

En parallèle au prophète qui doit donner le contre-exemple d’Abraham (« Dis !
»), il est demandé aux croyants dans le second morceau (« Dites !
») de formuler qu’ils reprennent l’ensemble des révélations (« descendu
 ») et des livres (« donné … »), incluant la Torah
et l’Evangile (donnés à Moïse et Jésus), ainsi que le Coran (« descendu
sur nous
 »). La reprise du verset initial de la sourate (verset
3 : « nous croyons en ce qui est descendu sur toi et ce qui est
descendu avant toi
 »), s’oppose maintenant aux prétentions des uns et
des autres au monopole de la révélation (versets 100, 105). A la sélection d’un
livre parmi les autres qui accompagne les divisions, le Coran oppose de
rassembler en reprenant le tout, dans lequel il s’inclue. Ce qui importe c’est
la direction vers Dieu, direction qui fonde le terme « musulman »,
et que l’on retrouve via l’ensemble des textes dont Dieu est à l’origine. Le
parallèle entre les deux morceaux révèle celui de « musulman » avec
les désignations religieuses du premier morceau : « musulman »
est placé en opposition à « juifs et chrétiens » et « associateurs »
et dans le prolongement de « ḥanifan ». Le parallèle est
établi ici entre les deux termes, que nous observerons par la suite juxtaposés :
« ḥanifan mousliman ». Dans la logique de la rhétorique sémitique,
une telle juxtaposition forme un tout : ici l’impulsion originelle
d’Abraham « ḥanifan » qui s’extrait de la religion de ses pères
est associée à la formulation d’une destination commune vers Dieu à travers le
terme « musulman ». Les deux termes participent d’une critique des
religions existantes, instituées. Critique qui est en même temps négation des
prétentions à l’exclusivité sectaire, formulation d’un consensus qui dépasse
les clivages en regroupant le corpus textuel et proposition d’une attitude
adéquate qui s’extrait des contingences culturelles pour retrouver une
direction vers Dieu.

 

Au-delà de la reprise du sens négatif « ni juif ni chrétiens »
du terme syriaque « païen », nous pouvons déjà avec cette première
occurrence commencer à dégager le sens positif de sa reprise « ḥanifan »
dans l’arabe du Coran. Nous arrivons à une nouvelle approximation qui se
rapproche un peu plus de celle de l’exégèse traditionnelle : « ḥanifan »
c’est l’attitude dégagée de la notion d’appartenance culturelle ou religieuse, « sans
folklore », non sectaire, qui permet alors de se tourner vers Dieu.
La religion « pure » de l’exégèse traditionnelle traduit donc en
partie l’idée. Elle masque cependant son fondement critique, la négation de la
notion d’appartenance et de monopole, qui a pu s’estomper avec la nécessité
historique, contingente, d’installer l’Islam comme communauté réelle. Nous nous
arrêterons pour l’instant à cette approximation : « Non ! plutôt
la croyance d’Abraham en indépendant ». Le choix d’Abraham d’une croyance
originale, différente du consensus social de son époque, tout comme la proposition
par le Coran d’un nouveau consensus, nécessitent de fait une autonomie,
au sens propre, par rapport à la culture, aux normes et aux croyances contingentes
du moment.

 

Partie 3

138FR

138AR


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Suivant

Le terme « صِبْغَةَ » – teindre, tremper dans un
liquide[1]
– désigne figurativement chez les chrétiens d’orient le baptême, l’immersion qui
marque l’entrée d’une personne dans la foi, et dans l’église, les deux étant
assimilés[2].
La reconnaissance rituelle, officialisée, du croyant est dépassée en la renvoyant
à Dieu, comme fondement, origine et finalité de toute pratique véritable. Au-delà
de l’apparence des signes et des appartenances religieuses, ramenées dans le
mot « teinture », c’est le « servant » qui fait le
croyant. Le principe monothéiste du Coran s’exprime ici : par la mise en
perspective devant Dieu, le signe disparait dans sa signification ;
l’habit, la couleur du croyant, se sont ses œuvres.[3] Le premier
morceau est construit autour d’une orientation de celles-ci vers Dieu
(« c’est Lui que nous servons, c’est à Lui que nous sommes
dévoués »), formulation d’une attitude adéquate qui corrige une pratique
religieuse devenue finalité en soi. Le dernier terme, « dévoués »,
conclue et encadre le morceau. Forme IV de la racine (خ ل ص), séparer, qui signifie dans son participe
actif « مُخْلِصُونَ »
« dévoués » à Dieu, et dans son participe passif « الْمُخْلَصِينَ », « les désignés »,
« ceux réservés » par Dieu[4].
Autrement dit, ils préfèrent Dieu et Dieu les préfère, portant l’ambiguïté constante
dans le Coran sur l’origine humaine ou divine de la foi. Ce double aspect se trouvait
déjà dans l’équivalence entre onction divine et service humain. Le terme
« dévoué / désigné », est parallèle avec « servir », et encadre
le morceau avec « onction », il reprend ce qui fait la réalité du baptême,
de la conversion. Dieu s’est gardé un reste[5],
et Muhammad y inscrit tous les croyants, en leur demandant de faire leur part.
« A nous nos actions, à vous les vôtres », comme pour Jacques, les
œuvres sont dans le Coran la preuve de la foi, préparant le « concurrencez
dans les bonnes œuvres » de la sourate Al Ma’ida. Le ton est plus
polémique, comme le marque le segment central, qui s’appuie sur l’attitude
correcte pour renvoyer tout le monde devant le même Dieu.

 

La désignation
et la différenciation par les actions (« à nous nos actions … »)
dans le premier morceau est reprise dans le dernier par la différenciation par
leur résultat (« A elle ce qu’elle a acquis … »). Elle est reprise
dans les sentences finales des deux derniers morceaux (« … ce que vous
faîtes. … ce qu’ils faisaient ».). Le Coran indique que c’est l’action des
hommes que Dieu regarde, que c’est elle qui est le critère objectif d’une
possible différenciation entre des groupes humains (entre communautés v.141, ou
entre groupes religieux v. 139), et finalement critère sur lequel porte le
jugement (« acquis, interrogés » dans le verset 141).  

 

L’appartenance
religieuse mise en perspective par sa vérité, la foi, dans le premier morceau,
est questionnée historiquement dans le second. Comment qualifier les croyants
historiques, avant la naissance des dénominations religieuses ? Quelle
sont les termes corrects pour parler d’eux ? Question à laquelle le Coran
va tenter de répondre par les termes ḥanifan et musulman. Formuler une
définition qui marche pour tout le monde permettra et de sortir des impasses et
apories dans laquelle se sont enfermées les religions monothéistes précédentes
et d’arriver à une articulation universelle de la religion comme voie vers
Dieu. Au centre du second morceau, et donc de la partie, est posée la question
de connaissances sciemment cachées par les juifs et les chrétiens. Nous avons
vu précédemment qu’il s’agit d’arguments qui pourraient être utilisés contre
eux. Le texte parle de témoignage, c’est-à-dire de paroles qu’ils devraient au
contraire mettre en avant, montrant la contradiction d’une approche sectaire,
qui les séparent finalement de cela même qu’ils devraient défendre. Argument
pour une reprise de l’ensemble des textes, qui implique en pratique de
rassembler les différentes subjectivités.

[1]
Terme sémitique générique, Syriaque « ܨܒܥ », « tremper », Luke 7.38,
16.24 ; hébreu « צֶבַע » teinture, Juge 5.38. Figurativement
« insuffler, inculquer ».  

[2]
L’immersion dans l’eau est déjà une pratique juive, type d’ablution précédant
la prière, et qui peut avoir valeur de conversion.

[3]
La tradition arrive plus ou moins d’elle-même à cette synthèse, la
« coloration » devient figurativement le changement du croyant par la
pratique. Encore une fois, perdant la dimension critique de par la perte de la
référence, elle tend à adopter l’ancien travers, cette « coloration »
redevenant à son tour « religion ».

[4]
En particulier 15.40-41 : « Ô mon Seigneur, parce que Tu m’as induit
en erreur, eh bien je leur enjoliverai la vie sur terre et les égarerai tous,
à l’exception, parmi eux, de Tes serviteurs élus. »

[5]
Le terme الْمُخْلَصِينَ n’est qu’un des signes de la reprise dans
le Coran de la théologie du reste, dont nous reparlerons pas la suite.

Sourate Al Imran

 

Nous allons maintenant étudier les deux termes « ²Oummyin » et « ḥanifan » conjointement dans la première moitié de la sourate al Imran, la partie 19-20 et la séquence probable 65-97.

 

(3:20) wal-umiyīna

19FR

19AR


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La seconde occurrence du terme « ²Oummyyina »
intervient dans un contexte très similaire à celui de 2.75-78. On retrouve les
divergences, l’argumentation, le Livre, Dieu. Le mouvement général est
cependant inversé, le texte prend acte des divergences expliquées auparavant et
propose leur résolution.

 

La structure est articulée autour de trois verbes à
la VIIIe forme (se constituer quelque chose). Le premier, « اخْتَلَفَ » (diverger, J. Berque) supporte une
forte polysémie qui joue ici : se constituer tourné (se détourner), se
constituer différend (différer), donc « diverger », mais aussi se
constituer prédécesseur : une disparition qui appel à un successeur, d’où
« se disperser ». A l’opposé, dans le dernier morceau « اهْتَدَوْا » se constituer guidé, c’est-à-dire
se diriger, un mouvement opposé à la dispersion du premier. Au centre « اتَّبَعَ », se constituer suivant,
c’est-à-dire rejoindre, approuver. Ces trois termes mis en relation (se
disperser/diverger ; rejoindre ; se diriger) illustrent la métaphore
du chemin, un des fils conducteurs du Coran, qui construit au fil du texte « le
chemin des hommes droits »[1].

 

Dans le premier morceau, « diverger » est
mis en parallèle avec « recouvrir les signes de Dieu ». Le Coran présente
ceux qui ont reçu le Livre comme un ensemble, qui s’est divisé par envie
réciproque entre ses membres. La division provoque la divergence
d’interprétation et pas l’inverse (segment central)[2] et s’accompagne
d’un reniement des versets divins (troisième segment)[3]. On se masque réciproquement
les signes qui montrent le chemin, alors que les suivre auraient de fait dû rassembler
le groupe[4].
C’est une troisième référence au fait de cacher des versets pour tromper les
autres, dont la raison est donnée : « par envie entre eux», par
jalousie entre groupes. Alors que dans le système girardien[5], Dieu est une
médiation externe, c’est-à-dire partageable, non sujette à la dispute, cette partie
pointe vers un conflit mimétique humain, pour posséder la religion en tant que
système terrestre, qui devient l’objet de conflit entre eux. On masque les
versets qui permettraient une solution partageable[6].

 

Dans le dernier morceau, « Islam » est
pris dans deux symétries, c’est « se diriger » à l’opposé de « se
détourner ». Dans la métaphore du chemin donné ici, « dyn », parait
bien signifier « religion », dans le sens de voie, chemin, comme l’a
montré Al-Ajmi. L’Islam, qui n’est défini que comme rapport à Dieu (19a, 20a), s’inscrit
dans ce sens, et le tout premier membre sonne comme une définition préalable : appelons
« l’Islam » la voie vers Dieu
. La proposition de rassemblement du
morceau central est le pivot du raisonnement, le projet monothéiste est à
nouveau fondement, moyen et objectif : le Coran propose Dieu comme
finalité commune en réponse à la dispersion initiale. La position
transcendante de Dieu, le Dieu, permet de dépasser la contingence des conflits
inter religieux et de s’adresser à tous. Le rapport au texte est résolu dans le
prolongement de la proposition de la sourate Al Baqarah : prendre
l’ensemble des textes : la transmission du message par le prophète (20h),
s’oppose à son recouvrement (19d).

 

Le terme ²Oummyin ici est pris dans deux relations :
dans le dernier morceau il fait partie de l’ensemble « ceux à qui a été
donné le Livre et les ²Oummyin », ensemble lui-même parallèle avec « ceux
qui a été donné le Livre » du premier morceau, qui s’adressait uniquement
aux peuples du livre et à leurs divisions. Le second morceau est adressé à tout
le monde, et l’expression y forme une totalité. On obtient « dit à ceux
à qui a été donné le livre
et [aux autres], allez-vous vers
l’Islam ? » Dans cet ensemble, les ²Oummyin sont ‘les autres’, donc ceux
qui n’ont pas reçu le livre. Ce sont donc les gentils. Il n’y a pas de sens ici
à dire « ceux qui a été donné le Livre et les ignorants », cela ne
forme pas une totalité ni un ensemble cohérent. Cela laisserait bizarrement les
lettrés qui ne sont ni juifs ni chrétiens en dehors de l’adresse du prophète.
²Oummyin ici ne peut signifier ici que « gentils », comme le traduit M.
Hamidullah : ceux qui font partis des autres peuples. Ce ne sont plus les
gentils parmi les peuples du Livre, comme en 2.68, mais ceux des « nations »,
les peuples pas encore atteintes par le monothéisme. L’expression "le
peuple du livre et les gentils" forme un ensemble de deux complémentaires,
qui invite à l’Islam toute l’humanité. Comme le christianisme avait voulu
regrouper les juifs et les nations, l’Islam regroupe à son tour ceux qui ont
reçu le Livre [7]
avec ceux des autres peuples. L’« Islam », est alors moyen de
dépasser les rivalités et finalité commune, vers Dieu.

 

Cette lecture du monothéisme n’est pas totalement étrangère
aux chrétiens . Elle est présente dans le Nouveau Testament, où la foi
d’Abraham est déjà prise en exemple, dans une critique du judaïsme et d’une
certaine religiosité, qui se manifeste pareillement par une ouverture aux
nations[8].

[1]
Penser au foisonnement de verbes de termes s’inscrivant dans cette métaphore,
depuis « diriges nous sur le chemin des hommes droits », jusqu’à
« je retourne vers le Seigneur des hommes ».

[2]
« Les préjugés passent de la réalité dans les manuels », et pas
l’inverse.

[3]
On peut supposer que chacun s’accroche à ceux qui confortent leur construction,
établissant des systèmes interprétatifs divergeant, dont la nécessité de s’auto
justifier va remplacer progressivement la recherche de la vérité.

[4]
Il y a un lien étroit ici entre éthique, savoir et cohésion sociale qui
sous-tend les différents développements de l’objet de notre étude.

[5]
René Girard, en particulier dans « La Violence et le sacré » et
« Des choses cachées depuis la fondation du monde », montre la
religion comme un outil généré par les conflits humains, qui génère par le
sacrifice l’ensemble des systèmes culturels. Il montre la place particulière du
monothéisme, qui cherche à révéler ce mécanisme et à fournir d’autres moyens
que le sacrifice comme résolution des conflits.

[6]
Revenant de fait à des religions sacrificatrices, dont la particularité est de
cacher le fonctionnement, alors que le monothéisme se donne comme but et comme
moyen de révéler le fonctionnement et les enjeux.

[7]
Les juifs et les chrétiens se désignent chacun comme le « véritable
Israël ». La notion fût créée par les chrétiens pour se placer dans la
suite des prophéties concernant Israël. Le Coran, lui, différencie entre les
« fils d’Israël » et les « hudan » de son époque. Discrètement
« se diriger », qui est la forme VIII de « se guider », qui
désigne aussi les juifs, pouvant suggérer que le « verus Israel » ne
sont pas les peuples du Livre, mais tous ceux qui volontairement se dirigent
(« اهْتَدَوْا ») vers Dieu. Le Coran, ferait à
nouveau disparaitre le signe dans le signifié, se débarrassant d’une notion
problématique.

[8]
Ainsi de Galates, 3 « 5 Celui qui vous confère l’Esprit et qui opère
parmi vous des miracles, le fait-il donc par les oeuvres de la Loi, ou par la
soumission de la foi? 6     comme il est écrit: " Abraham crut à Dieu, et
cela lui fut imputé à justice. " 7     Reconnaissez donc que ceux-là sont
fils d’Abraham, qui sont de la foi. 8       Aussi l’Ecriture, prévoyant que
Dieu justifierait les nations par la foi, annonça d’avance à Abraham cette
bonne nouvelle: "              Toutes les nations seront bénies en toi.
" 9   De sorte que ceux qui sont de la foi sont bénis avec le
fidèle »
Ou encore le très beau passage de l’épitre aux hébreux,
11:8-14, sur la foi comme liberté.

Sourate Al Imran 64 -97

 

La séquence 64-97 de la sourate Al Imran développe le thème de l’Islam comme direction commune et nous permet d’aborder ensembles les termes ²oumyyin et ḥanifan. Elle forme un tout cohérent : Dieu s’adresse au prophète Muhammad pour clarifier ses relations avec les peuples du Livre et les prophètes, en s’appuyant sur l’exemple d’Abraham.

 

Il faudra attendre l’analyse complète de la sourate pour valider le découpage de l’ensemble et les relations entre les passages. On peut cependant déjà voir 4 passages indépendants développant un thème commun. Les trois passages (65-68), (81-85) et (93- 97) sont construit sur une même forme concentrique AxA’, et formulent une direction commune vers Dieu partant d’Abraham. Raymond Farrin propose 64-99 pour son cercle C, qui appelle juif et chrétien à un agrément à ne servir que Dieu, sur l’exemple commun d’Abraham. Pour nous 98-99 sont dans la séquence suivante : ils ne peuvent être rattachés au passage 93-97, et les membres initiaux « Dis : ô gens du Livre » sont en parallèle à ceux « ô vous qui croyez » des versets 100 et 102. C’est le problème de son Livre, qui ne livre que des structures globales, purement sémantiques, sans s’appuyer sur la structure syntaxique sous-jacente. Ceci dit, nous sommes d’accord dans les grandes lignes avec son découpage, et pour établir le parallèle avec la séquence 113-141 de la sourate Al-Baqarah étudiée précédemment, parallèle au centre de notre étude et dont nous allons étudier les ramifications. 

 

Notons d’emblée la phrase introductive de cette séquence : « Ô peuple du Livre, venez à une parole équitable entre nous et vous ». C’est dans ce cadre qu’apparaissent les deux premières occurrences du terme ‘ḥanifan’, qualifiant Abraham, ou la religion d’Abraham. Entre les trois, nous retrouvons deux passages parallèles polémiques (69-80) et (86-92), le premier adressé au peuple du livre (notez le singulier), le second sur ceux rejetant la révélation. Le terme ²Oummyin intervient dans le premier des deux, à nouveau en relation avec le peuple du livre.

 

La séquence se découpe comme suit :

 

A             (64-68) Ô peuple du Livre, venez à une parole équitable entre nous et vous 

                B             (69-80)  Problématique du peuple du Livre

                               A’            (81-85) Croyons dans tous les messagers d’Allah

                B’            (86-92)  Problématique des dénégateurs

A’’ (93- 97)          Suivons la doctrine d’Abraham 

A (64-68) Ô peuple du Livre, venez à une parole équitable entre nous et vous 

64AR

Ce passage est composé de trois parties, les deux
parties externes ne contiennent qu’un seul morceau.  Il est adressé au
« peuple du Livre », terme qui introduit les deux premières partie et
la dernière via l’expression « ni juif ni chrétien ». La première et
la dernière partie sont parallèles : la proposition d’une parole commune, ne
servir que Dieu, et ne pas « associer », s’appuie dans la dernière sur
la position d’Abraham « ḥanifan mousliman », « non
associateur »[1].
Le parallèle entre les deux morceaux est appuyé par la reprise du terme
« musulman », direction prise par Abraham, sur laquelle le Coran
appelle le nouveau groupe à s’aligner[2].
La partie centrale met en évidence une sortie négative de la première
proposition : « argumenter » les uns contre les autres à propos
d’Abraham (situation dans laquelle le Coran trouve les juifs et les chrétiens) au
lieu d’en venir à « une parole équitable entre nous et vous ». Cette
sortie négative met en évidence la solution positive proposée dans la
dernière partie : Abraham modèle du monothéisme, comme fondement de la première
proposition.

 

Le terme « ḥanifan » est pris dans
les symétries entre les membres du segment (67), dans lequel il occupe une position
centrale. Le verset 67 lui-même est également prit dans un large filet de
symétries : Il est parallèle avec le segment qui le suit dans son morceau.
Il est parallèle avec la première partie, duquel il reprend les termes
« musulman » et « association ». Il est parallèle avec le
segment qui introduit la seconde partie (65). Ce vaste réseau de relation va
nous permettre de mettre en valeur la structure syntaxiques qui encadre son
sens.  

 

Nous avons vu précédemment, en accord avec la thèse
du Dr Al-Ajmi, que la notion d’Islam est étroitement liée à celle de chemin, de
direction. L’opposition dans la première partie entre « venez » et
« s’ils se détournent » est résolue par la proposition d’une position
commune, au centre des deux. Le verset 67 montre comment Abraham incarne celle-ci.
L’affirmation qu’Abraham n’était ni juif ni chrétien au début du verset, s’appuie
sur l’évidence du verset 65 : la Torah et l’Evangile ne sont descendus qu’après
lui. Ainsi il ne peut appartenir à des groupes religieux fondés sur ces textes.[3]

 

[1]
Ces termes sont organisés selon la quatrième Loi de Lund : ceux qui sont aux
extrémités d’un morceau se retrouvent au centre de l’autre, et réciproquement.

[2]
Ils en prendront le nom comme désignation, parfois paradoxalement Le terme
demande à se diriger vers Dieu comme le faisait Abraham, et pas à penser
qu’Abraham était un « musulman » à l’image des nouveaux croyants de
632 au XXIe siècle, de façon purement contingente et anachronique. Notre étude
vise entre autres à restaurer le sens de l’attitude « hanifan » mise
en avant dans le Coran comme solution.

[3]
Ce qui pose d’ailleurs la question du culte : quel culte suivait Abraham ?
En particulier pour les interdits alimentaires, comme énoncé à la fin de la
sourate Al Nahl. H. Zellentin pose les enjeux de la question dans « The
Quran’s legal culture ».

La troisième partie


67a

Le morceau est de forme AA’B avec deux segments
parallèles et une sentence finale. Le premier segment définit Abraham. Le
second définit parmi les humains « les plus proches de le suivre ». La
problématique est posée par l’opposition entre ces deux premiers segments, qui
mettent en regard de l’attitude d’Abraham, d’un côté sa différence avec les
peuples du Livre, de l’autre pour les humains en général, ce qui se rapprocherait
de cette attitude. Entre les deux se trouve un non-dit, ce qu’il faudrait
éviter, le texte mettant en valeur ce qui serait souhaitable. Le troisième fait
la synthèse ramenée à Dieu.

 

Les deux premiers segments sont opposables membres
à membres. Les deux premiers membres de chaque reprennent le nom Abraham, dans
le premier segment il est opposé aux groupes institués « juifs et
chrétiens » qui se réclament de lui, dans le second des humains sont
rapprochés de lui. En passant de groupes religieux spécifiques à l’ensemble
générique de l’humanité, l’opposition s’écarte d’une lecture a priori pour
tenter une redéfinition ontologique de ce qui serait réellement le plus proche
d’Abraham. Redéfinition étendue et valable pour l’humanité. Pour universaliser
son propos, le texte pose une tautologie, les « plus proches
d’Abraham sont ceux qui le suivent », ramenant à une réalité pratique, qui
gomme les notions d’appartenance.

 

L’opposition entre les seconds membres précise ce
qui est en jeu. Les deux attitudes étudiées précédemment sont rassemblées
« hanifan mousliman », et mise en regard de leurs deux modèles respectifs.
A travers ces deux points historiques sont mis en regard la fondation du
monothéisme par l’attitude « hanifan » d’Abraham et sa
finalisation comme direction vers Dieu par « ce prophète », Muhammad
[1]. Le terme
musulman n’est pas une désignation religieuse anachronique, il ne peut s’agir
ici que d’une attitude déjà adoptée par Abraham, complémentaire à
« hanifan ». Les deux termes juxtaposés forment un ensemble, noté
plus haut : l’impulsion originelle d’Abraham « ḥanifan »
qui s’extrait de la religion de ses pères est associée à la formulation d’une
destination commune vers Dieu à travers le terme « musulman ».  Le
Coran pose Muhammad comme finalisation historique de cet ensemble dans un
double mouvement, qui en même temps ramène toute l’expérience précédente des
peuples du Livre dans son rapport à Dieu et leur ré applique l’impulsion
originale « hanifan » de sortie du religieux, expérimentée par
Abraham. Pour le Coran, ces deux mouvements se font ensembles, rassemblés dans
l’expression « hanifan mousliman ».

 

Il faudrait se demander ce que signifie « ceux
qui croient », à l’opposé des « associateurs ». Il reformule de ce
qu’il faut conserver des « juifs et chrétiens ». Dans la perspective
ontologique du deuxième segment, ce que le Coran conserve de l’attitude religieuse
une fois qu’y est appliqué le critère de la critique. Le reste fidèle, qui n’a
pas suivi les idoles (d’où l’opposition avec associateur) est invité en même
temps que le reste des nations, les ²oummyyin vu précédemment. Est-il dépendant
syntaxiquement de « le plus proche » (ceux qui croient sont le
plus proche d’Abraham) ou de ceux qu’il faut suivre (il faut suivre ceux
qui croient) ? Les deux interprétations sont possibles simultanément, s’ils
sont les plus proche d’Abraham, il faut les suivre aussi.

 

Le dernier segment fait la synthèse en 3 termes du
morceau. L’ensemble est remis dans la perspective de Dieu, et indique son
attitude envers les hommes. « Protecteur » (وَلِيُّ) est
la forme V de la racine (و ل ي) dont le « le plus proche » (أَوْلَ) est la forme IV, le parallèle met en
valeur la réciprocité des rapports entre Dieu et l’homme. Le terme « croyant »
reprend le verbe du segment précédent. En juxtaposant le premier et le dernier
terme du segment précédent, la sentence finale du dernier segment referme le
cercle : Dieu, qui est la direction implicite enfin nommée, protège ceux
qui sont tournés vers Lui. Le premier segment contient la problématique et sa
solution, le second sa reformulation en terme généraux et le moyen historique
de sa résolution concrète, le troisième le résultat acquis, dans sa simplicité
devenue évidence. La simplicité de la synthèse et la trivialité du parallèle
font de la question des dénominations religieuses un non-sujet, du moins
montrent la possibilité maintenant acquise de sa résolution.

[1]
Le texte désignant son transmetteur par le pronom démonstratif.

67c

L’analyse
rhétorique relève trois propositions, mises en relief par leurs parallèles
réciproques. Leurs oppositions forment un système descriptif précis, qui
interroge les catégories religieuses des peuples du livre. Que veulent dire les
catégories « juif », « chrétien » et « païen » appliquées à Abraham ? Ce
système d’oppositions successives prend ici une tournure dialectique. Le premier
membre est construit sur la juxtaposition des termes juif et chrétien, opposés
qui forment un ensemble, auquel Abraham n’appartient pas, ce qui historiquement serait évidemment
impossible . Cela donne une connotation contingente à ces religions : elles ne
sont que circonstancielles si elles ne peuvent inclure Abraham. Le
deuxième membre sur l’opposition contradictoire de « païen » et « musulman »,
qui ensemble qualifient Abraham. Les deux membres externes, semblent opposer
{les juifs et les chrétiens} et {les polythéistes}, deux groupes
contradictoires qui partagent toute l’humanité selon les critères religieux
judéo-chrétiens. Cependant ils qualifient tous les deux ce que n’est pas
Abraham, et mettent de fait en parallèle {les juifs et les chrétiens} et {les associateurs}.

 

Le membre central créé une rupture par une expression
paradoxale, « ḥanifan musulman », avec le terme païen à contre-emploi (un
païen non polythéiste). Comme dans la formule « la ilah ila Allah », Il y a ici
une double négation : Abraham n’est pas polythéiste (musulman, opposé au
dernier membre), mais pas non plus du peuple du livre (hanifan, opposé au premier).
Ajoutée au remplacement de « polythéiste » par « associateurs », l’expression
brise la dialectique entre {peuple du Livre} et {païens} constitutive de
l’époque. Nous avions vu que la première occurrence préparait cette association
des deux termes, on y observait au niveau d’une partie la même opposition à «
juifs et chrétiens » et « associateurs ». Dans cette seconde occurrence, les
deux termes sont juxtaposés pour former l’expression « hanifan musulman »,
confrontée directement avec les autres catégorisations religieuses. Son
opposition avec « juif et chrétien » montre une nouvelle possibilité :
appartenir à peuple « païen » et être monothéiste. Son opposition
avec « associateur », transforme l’opposition habituelle {monothéiste} /
{païen} en {monothéiste} / {associateurs}.

 

Alors que païen est un statut en même temps qu’une
pratique, associateur concerne uniquement un rapport à Dieu. Le Coran, toujours
selon son procédé monothéiste, ramène le formalisme des statuts à Dieu et à leur
réalité pratique. Nous avons trois statuts religieux (juif, chrétien ; païen)
qui sont mis en relation avec deux rapports à Dieu (musulman ; associateurs).
La rupture centrale souligne cette différence de nature entre les termes.

N’était pas Abraham juif ni chrétien // mais il était païen, musulman //
et il n’était pas des associateurs.

La critique de la confusion entre croyance et peuple se
fait par l’introduction de deux termes opposés, portant uniquement sur la
croyance (musulman ; associateurs). Nous retrouvons le lien entre critique des religions
précédentes, redéfinition du vocabulaire et mise en place d’un nouveau modèle. Le
sens de « musulman » ne peut être ici une troisième définition
ethnico religieuse, il redéfinit la religion dans son rapport à Dieu uniquement.
« Associateur » à l’inverse de « païen », permet de questionner ce
rapport à Dieu, y compris dans le cadre des religions du Livre.

 

Le changement de terme, permet une critique du monothéisme
de l’intérieur qui était interdite par la confusion {étranger, idolâtre}
désormais abolie par la position {étranger, monothéiste} d’Abraham. Si
l’étranger n’est plus forcément associateur, alors l’appartenance n’est plus
forcément synonyme de monothéisme. S’ouvre la critique coranique de la position
{appartenance, associateur} des systèmes juifs et chrétiens. Abraham est à la
fois exemple de ce qui ne fonctionne pas dans leur système et modèle de ce
qu’il faudrait faire, les mots qui le qualifient portent simultanément critique
et modèle. Cette position extérieure aux systèmes religieux précédents utilisée
comme appui critique rappelle de fait le mouvement d’Abraham hors du système de
ses pères par la critique des statues, d’où le terme « hanifan », Abraham est
bien un païen, mais qui est sorti du paganisme, arrivé par la contemplation de
l’univers à un nouveau Dieu, d’où le terme  « musulman ». Il y a
équivalence entre : 1. le changement de nature religieuse effectuée par le
Coran depuis les systèmes précédents (pour l’instant le passage de l’ethnicité
à un rapport à Dieu), 2. le conflit d’Abraham avec le système culturel de son
peuple (les idoles comme langage et religion), 3. le tout forge l’expression
« hanifan musulman », et est exprimé par elle. Cette capacité
critique, développée par Abraham, qui lui permet de dépasser les déterminations
de sa communauté d’origine (la critique, la confrontation et le départ), est
mise en avant à travers le terme « hanifan ». « Musulman » porte à la
fois la destination (Dieu) et le moyen (rapporter à Dieu).

 

Ensemble, départ et destination, ils sont à la fois
l’histoire des prophètes et le moyen du monothéisme dans l’histoire, le trajet
d’une situation existante vers une nouvelle. Le « non-encore » de la
promesse comme pays du croyant, la maison élevée par Abraham. Le tout sert
d’exemple à la critique du monothéisme par lui-même de Muhammad, critique
adressée aux systèmes religieux de l’époque, qui prennent le chemin inverse,
celui de communauté en voie de fixation, au risque d’oublier le Dieu
transcendant de l’alliance. Elle pourrait bien reposer sur une relecture de
l’épitre aux hébreux, 11.8-14, ou Abraham circule librement, entre la
Mésopotamie, la Palestine et l’Arabie, vivant en étranger sous la tente, à la
recherche d’un pays et d’une cité promise par Dieu. La proposition d’une parole
commune repose sur une lecture du rôle historique du monothéisme par rapport
aux sociétés humaines, que le Coran propose de reprendre, à travers une
référence commune.

 

B             (69-80) Problématique du peuple du Livre

78

75

69


Précédent
Suivant

Après la proposition
d’une position commune, le second passage développe la critique des peuples du
Livre. Elle porte sur le rapport conjoint à Dieu et à l’écriture.  Chaque
partie est introduite par la désignation d’une partie d’entre le peuple du
Livre et reliée aux deux autres par la reprise d’un segment. Les deux parties
externes opposent « ne cachez pas la vérité alors que vous savez » et
« soyez des enseignants par ce que vous avez connu du Livre et de ce que
vous avez étudiez. ». La partie centrale est liée à la première par le
parallèle entre « n’habillez pas la vérité par le futile » et
« ceux qui échangent l’alliance de Dieu et leur foi pour un prix
ridicule ». Et à la dernière par la reprise exacte de « et ils disent
sur Dieu le mensonge alors qu’ils savent ». Le rapport à Dieu, au savoir
et à la vérité sont ici étroitement liés.  

 

La première partie, reprend
le reproche contre certains des gens du livre de vouloir détourner les autres,
comme on l’a vu en 2.76. Il est remarqué que c’est incompatible avec le
témoignage, dont le but est au contraire de transmettre la connaissance, ils
masquent ce qu’ils devraient revendiquer. C’est alors eux-mêmes qu’ils
détournent. Le morceau central en illustre l’impact sur eux-mêmes, quand
ils s’enjoignent entre eux de suivre uniquement les gens de leur religion[1]. La subjectivité
serait-elle garante de la vérité ? Au contraire nous lisons dans cet
isolement un phénomène d’aveuglement collectif[2].

 

La seconde que nous
étudierons en détail puisqu’elle contient l’occurrence d’²Oummyyin, met en
évidence un phénomène parallèle. Pour ne pas rendre leur argent, ils mentent
sur Dieu, en cachant un verset un bien connu. La préservation d’un système
préférentiel avantageux, leur cache la parole divine, rompant ainsi leur
alliance pour un prix dérisoire.

 

Enfin dans la
dernière partie ils inventent des choses, disant qu’elles viennent de Dieu
alors qu’ils les ont inventées. Encore une fois, cela est dû à un problème de
relation à l’autre, introduction du fait de se faire seigneur sur les autres,
sur lequel nous reviendrons.

 

Nous nous
intéresserons à la partie centrale, après avoir bien établi son contexte
immédiat, qui est le développement de 2:76 et de 3:19 : par envie entre
eux, les gens se cachent l’écriture et divergent, s’établissent en secte.
Rompant ainsi la relation avec Dieu. Au contraire, le verset 73 donne
l’enjeu : c’est Dieu qui guide et donne l’Ecriture à qui Il veut
(73). Ainsi le savoir, le rapport à l’Ecriture sont l’enjeu de disputes alors
qu’ils devraient être une base commune, un savoir partagé.

 

[1]
Suivre uniquement ceux qui tournent leur face vers la rivière, pourrait bien
être une reprise du baptême, comme en 2.139. Toujours une conversion pensée
dans le sens d’une appartenance et pas d’un chemin vers Dieu.

[2]
L’exact opposé de ce que proposera mille ans plus tard Malcolm X : « je suis
avec la vérité, quel que soit celui qui la dise », la nécessité d’aller la
chercher au-delà des subjectivités.

La partie centrale

75FR

75AR


Précédent
Suivant

La partie se découpe
en deux morceaux externes parallèles et un morceau central. Le premier donne un
cas particulier de fraude, ceux qui ne rendent pas l’argent aux
« ²Oummyyin », il s’accompagne de « ils mentent sur Dieu ».
Le dernier rapporte ceux-là à Dieu : « ils échangent la promesse
d’Allah pour un prix ridicule » (l’argent gardé dans l’exemple), en
retour de leur mensonge « Allah ne leur parle pas ».

 

« Il ne
les purifiera pas », « لَا
يُزَكِّيهِمْ », porte la racine de la
« zakat », l’aumône. Cela renvoie au moins les chrétiens au Notre
père, où « pardonner les pêchés » est le sens figuratif de
« annuler les dettes », ici garder l’argent pour des raisons
ethniques, au lieu de le rendre (et en général de le partager), c’est préférer
« un vil prix », en conséquence « Il ne leur fera pas aumône ».
On observera encore la symétricité des rapports de Dieu avec les hommes. Ils
rompent leur engagement, Dieu rompt le sien ; ils mentent sur Dieu, Il ne
leur parle plus ; ils ne rendent pas l’argent, Dieu ne leur remet pas leur
prix. Ils sont la cause de leur châtiment, le jugement est juste, et s’applique
selon leur critère. Enfin le choix d’un « un vil prix » fait que Dieu
« ne les purifiera pas », ils se
dégradent volontairement alors que Dieu leur avait proposé le chemin pour se
redresser.

 

Le morceau central oppose
l’attitude correcte – remplir sa promesse – qui rétablit le lien entre la vérité,
l’autre et Dieu. Cette attitude c’est la « taqwa », le sens pour
Berque est de « se prémunir », qui rappelle le sens premier de
« préserver », se préserver, préserver l’autre, préserver son rapport
Dieu. Nous traduisons par « respecter », qui s’en rapproche et qui a
l’avantage de toujours fonctionner syntaxiquement[1].

 

La réciprocité des
rapports entre Dieu et les humains est mise en évidence encore ici. Voir les
comportements humains selon le point de vue de Dieu permet de les mettre en perspective
et les désubjectiviser. Ce n’est plus l’aveuglement de soi selon ses propres
arguments, ni l’opposition à l’autre à cause d’une situation non maitrisée.
Cette réciprocité semble faire disparaitre la miséricorde. Ce n’est pas le cas,
nous le verrons en expliquant « ils mentent sur Dieu ».

[1]
On parle souvent de « piété ». L’autre traduction, « craindre
Dieu », nous semble sans fondement dans le Coran. « Piété »
fonctionne mais repose sur un fonctionnement personnel, isolé, qui n’est pas en
rapport avec l’autre ou Dieu. La « taqwa » est toujours en situation
envers quelqu’un. Il faut un verbe transitif. Voir également l’analyse du terme
dans les versets 5:87-93, in « Réponse à Rachid Benzine : trois
découpages possibles ? ».

Le verset 75


75V

Le morceau est
composé de 3 segments, les deux premiers sont parallèles et mettent en
opposition deux attitudes parmi les gens du Livre. Il y a ceux qui sont particulièrement
honnêtes et rendent l’argent emprunté, fût-ce une grande somme. Et ceux qui le
gardent, fût une somme méprisable. Le dernier segment décrit le cadre
idéologique qui sert de justification à la seconde attitude : certains parmi
« le peuple du livre » s’estiment supérieurs aux
« ²oummyyin ». La répétition de « ils disent », et son
opposition avec [alors qu’]« ils savent » pose cette justification dans
un mensonge volontaire contre Dieu. C’est une reprise des versets du morceau
69-71, « pourquoi voilez-vous la vérité par le futile, pourquoi occulter
le vrai alors que vous savez ? » : l’un des thèmes du passage est le
recouvrement des versets bibliques dans l’argumentation sectaire. Le Coran
propose maintenant un exemple précis : « ils disent qu’il n’y a pas
pour les ²oummyyin de voie sur nous ».

 

« Ignorant »
fait ici à peine sens. Il s’agirait de prendre un avantage sur les illettrés
(qui ne savent pas compter ?). Cela contredirai le harcèlement pour récupérer,
n’expliquerai pas l’impossibilité d’un recours, ni le contexte général de
conflit religieux. De plus il y a une extériorité entre celui à qui l’on
s’adresse (« si tu lui prête ») et le peuple du Livre. Le terme ne
remplit le sens que lui donne le contexte seulement s’il s’agit d’un étranger,
d’un groupe extérieur pour le peuple du Livre, vers lesquels ils n’ont pas de
compte à rendre[1].
Deux parallèles mettent en opposition « peuple du Livre » et
« ²oummyin ». Dans le membre lui-même : « Il n’y a pas pour
les ²oummyyin / de voie sur nous », qui montre que cette
partie du peuple du Livre fait une différence de type « eux et nous »
avec les « ²oummyyin ». Puis l’opposition entre « le peuple du
Livre » et les « ²oummyyin » qui encadre le verset justifie dans
leur discours une différenciation injuste et a posteriori entre les deux
groupes. Différenciation qui contredit les versets de Dieu, leurs Livres.

 

L’exemple donné se
suffit à lui-même, il est rationnel, universellement partageable. Dieu ne
justifie pas la malhonnêteté ni de ne pas tenir sa parole. A lui seul, il
suffit à remettre en cause tout discours qui établirai une division qualitative
entre les humains sur des fondements religieux. Cependant « et ils
savent » s’inscrit dans le contexte d’un rapport à Dieu et à l’écriture,
appuyé sur le rapport à l’autre par un exemple précis. Qu’est-il donc écrit
dans « le Livre » , qu’ils savent contredire cette attitude ?
Dieu ne fait pas acception de personne[2].
Surtout il existe un commandement explicite, dès la Torah, correspondant assez
précisément à notre cas et que Dieu appui personnellement, au point de le
marquer de Son Nom :

 

·         Lévitique
19.34 « L’étranger qui séjourne
parmi vous, vous sera comme celui qui est né parmi vous, et tu l’aimeras comme
toi-même ; car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte : Je
suis YHWH, votre Dieu. » 

·        
Lévitique « 24.22 Vous n’aurez qu’une
même loi ; l’étranger sera comme celui qui est né au pays ; car je
suis YHWH votre Dieu.
»

·        
Nombres « 15.15 Il y aura une seule loi
pour toute l’assemblée, pour vous et pour l’étranger en séjour au milieu
de vous ; ce sera une loi perpétuelle parmi vos descendants : il en sera de
l’étranger comme de vous devant YHWH.
»

 

Dans le pays de la
promesse, le pays donné par Dieu, le pays à construire, il n’y a pas de
différence entre l’étranger et l’autochtone, il n’y a pas de « eux et
nous ». Le texte s’appuie sur deux raisons. L’expérience vécue « vous avez
été étrangers en Egypte », est fondatrice de la religion de Moïse. Elle se
traduit dans la pratique par un devoir de solidarité qui gomme les différences
entre étrangers. Et une mise en rapport avec Dieu : « car je suis YHWH votre
Dieu ; il en sera de l’étranger comme de vous devant YHWH. ». Il y a déjà
dans la Torah cette cohérence entre l’expérience immanente, le Dieu
transcendant et la conséquence pratique. Le départ d’Egypte comme le départ
d’Abraham, les places en situation d’étranger, où ils rencontrent le Dieu
unique, le même pour tous les hommes, duquel découle les principes pratiques
d’égalité et de justice. Nous obtenons dans la Torah un commandement suffisamment
important pour que Dieu y appose Son Nom : la loi est universelle, l’étranger y
a droit. Vu l’insistance marquée par l’apposition du nom divin, nier ces
commandements, c’est mentir sur Dieu en plus de cacher les versets. L’évangile
porte lui aussi cette notion « Est-il Dieu des juifs seulement et pas des
nations (εθνων, ܥܡܡܐ) ? Oui
également des nations »[3].
La loi est universelle parce que Dieu est unique. Nier l’égalité des hommes
devant Dieu, c’est nier son unicité.

 

Se servir de son
appartenance religieuse pour justifier l’injustice sur les autres n’est plus
possible. L’acte malveillant trouve sa justification théorique dans l’orgueil,
le premier pêché. Au contraire, la Torah y opposait un devoir de solidarité
entre étrangers passés et à venir. Dans le Nouveau Testament, les « Actes
des apôtres » parlent d’Abraham qui « par la foi vivait sous la
tente, en étranger dans la terre promise », de ceux « à la recherche
d’une patrie ». Figurativement nous avions vu « hanifan » ceux
qui quittent leur culture pour se diriger vers Dieu. Nous avons bien deux
modèles opposés. L’arrogance identitaire contre l’humilité de celui qui cherche
un « non-encore », le pays promis par Dieu, qu’il cherche en
étranger.

 

On se rappelle la
façon dont le terme « hanifan » portait simultanément la critique des
peuples du Livre et le modèle coranique. Il convient d’étudier le vocabulaire
du Livre pour comprendre le rôle similaire que joue le terme ²oummyyin. La
Torah parle des « nations » (גוֹיִם, ἔθνη,
ܥܲܡܡܹ̈ܐ) et des «
peuples » (לְאֻמִּים, λαοὶ, ܐܸܡ̈ܘܵܬ̣ܵܐ). Pour traduire l’opposition
religieuse entre « le peuple du Livre » et « les nations »,
le Coran aurait dû reprendre comme la Bible (גוֹיִם, ἔθνη,
ܥܲܡܡܹ̈ܐ) qui traduit les goys, les ethnies, les païens. Il
l’aurait traduit par « قَوْمِ » dont la
racine porte la même notion de dresser que l’hébreu « גוֹיִם »[4]. Terme qui d’ailleurs est utilisé dans le Coran pour
qualifier les gens religieusement ou intellectuellement. Il choisit plutôt de
traduire par « أُمِّيُّونَ »
l’équivalent de (לְאֻמִּים, λαοὶ, ܐܸܡ̈ܘܵܬ̣ܵܐ), le
peuple, qui est culturellement neutre[5]. Dans le même mouvement, il passe à un pluriel
générique, pas les peuples (« أُمَمٌ ») mais
« ceux des peuples » (« أُمِّيُّونَ »). Il
préfère une généricité neutralisée, « ceux des peuples »[6], permettant par la suite de définir les gens
individuellement, par les actions qui leur sont propres.

 

Le terme « قَوْمِ » n’est
lui-même plus porteur d’une notion d’étrangeté, il signifie toujours un groupe
qui porte, qui se dresse pour, une pensée, un groupe sur un critère
particulier, mais en aucun cas les gentils, les païens, les goys.[7] Le terme est conservé, mais dépossédé de
son pluriel et d’une partie de son sens[8].

 

Notons que la même
substitution est effectuée pour Abraham, qui ne deviendra pas une
« nation » comme dans Génèse 18.18, mais une
« communauté ḥanifan » (« أُمَّةً
قَانِتًا
لِلَّهِ
حَنِيفًا »)[9]. Pour appeler tous à un Oumma (« أُمَّةً ») commune,
sur laquelle nous reviendrons. Le Nouveau Testament utilise habituellement le
terme gentils (ἔθνη) pour les non juifs, même chrétiens.
Cependant, son ouverture à tous les peuples a déjà proposé la même substitution
des termes, ainsi Actes 15.14 : « Simon a raconté comment Dieu a choisi parmi
les gentils (« ἐξ ἐθνῶν
») un peuple (« λαοὶ ») consacré à Son Nom ». Toujours
l’idée d’un reste, parmi tous les groupes humains, et d’un mouvement vers Dieu,
à la recherche d’un pays, et de son peuple.

 

Le choix du terme
arabe parmi les termes bibliques opère un glissement, on quitte la notion d’un
archétype ennemi infidèle, goy pour les juifs, païen pour les chrétiens, pour
arriver à un terme neutre, les peuples, ceux des peuples. On se rapproche des
« humains », terme qui a été opposé par Dieu à Abraham à propos de sa
descendance (2.125) puis au peuple du Livre (3.20). Le Coran s’adresse à tous
sur un pied d’égalité. Le glissement de terme est parallèle à celui opéré sur
« hanifan », l’un introduit la capacité à s’extraire de son
ethnicité, l’autre demande à ne pas se construire d’ennemi sur une base
ethnique. Au-delà de la notion de polythéisme, ramené aux terme « moushrikin », c’est la notion d’étranger
incluse dans le terme païen qui provoque l’injustice. Le Coran oppose à
l’injustice le rappel que Dieu est le Dieu de tous les hommes, et pas le Dieu
d’un peuple comme … les divinités païennes. Un monothéiste ne peut parler
d’étranger comme d’une catégorie sérieuse. Dans le morceau suivant, le Coran
ramène le terrain sur ses thèmes propres : le respect de l’engagement
entre l’homme et Dieu, la « taqwa ».

 



[1] Ce qu’ont bien saisit les traducteurs. M. Hamidullah
traduit encore par « gentils », Berque par « inculte », Mason par « infidèles
».

[2] C’est effectivement écrit à de nombreuses reprises, dès
le Lévitique. Citons Actes 10:34-35 : « Alors Pierre, ouvrant la
bouche, dit: En vérité, je reconnais que Dieu ne fait point acception de
personnes, 35 mais qu’en toute nation celui qui le craint et qui pratique la
justice lui est agréable », le texte préfère déjà la justice et l’attitude
correcte qu’il oppose à une préférence ethnique. Et c’est écrit chez Jacques,
chez Pierre, chez Paul. Déjà dans le Deutéronome, les Psaumes et dans les
Proverbes. Le lien entre injustice et lecture mensongère est déjà posé en
Romains 1:18 « La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et
toute injustice des hommes qui retiennent injustement la vérité captive ».
Ainsi la critique coranique adressée aux juifs et aux chrétiens n’est pas nouvelle
mais s’inscrit en continuité du Livre.

[3] Romain 3.29. Le Coran retient ce point chez Paul, mais
pas l’abandon de la loi. Au contraire de Paul qui prônait l’abandon de la loi
pour toucher les nations, le Coran propose une loi simplifiée pour tous,
s’appuyant sur la Torah qui demande une loi identique pour l’étranger et pour
les fils d’Israël, voir même pour la « multitude mixte » sortie
d’Egypte. Voir également Isaïe 56.

[4] Dans le Coran, le terme « قَوْمِ »,
construit comme goy sur la notion de « lever », traduit le terme {גוֹיִם, ἔθνη,
ܥܲܡܡܹ̈ܐ} avec sa
dimension religieuse, positive ou négative. Voir par exemple مُوسَىٰ
لِقَوْمِهِ, لِقَوْمٍ
يَعْقِلُونَ, الْقَوْمِ
الْكَافِرِينَ. Il n’existe
pas au pluriel.

[5] Noter la neutralité du terme, par exemple en 6.38, 7.38
ou 11.48.

[6]
Qui semble ne pas avoir d’équivalent en français. Peut-être « les
gens », trop vague.  « The people » en anglais.

[7]
Le Coran utilise au contraire les termes « kafirin »,
ceux qui recouvrent la vérité, ou « moushrikin »,
ceux qui associent, qui concerne directement des attitudes et des pratiques et
s’affranchit de la notion d’appartenance. C’est l’action d’une personne qui la
définit.

[8]
Ce qui pose la question, l’avait-il dans la Bible et s’agit-il d’une abrogation
coranique ? Ou bien il faudrait revoir son sens dans le texte biblique et
il s’agirait d’une correction des interprétations.

[9]
Noter la reprise en 16.120 ( إِنَّ
إِبْرَاهِيمَ
كَانَ
أُمَّةً
قَانِتًا
لِلَّهِ
حَنِيفًا
وَلَمْ يَكُ
مِنَ الْمُشْرِكِينَ) de Genèse 18.18 (וְאַ֨בְרָהָ֔ם
הָי֧וֹ
יִֽהְיֶ֛ה
לְג֥וֹי גָּד֖וֹל
וְעָצ֑וּם
וְנִ֨בְרְכוּ
ב֔וֹ כֹּ֖ל
גּוֹיֵ֥י
הָאָֽרֶץ)

Le passage central (81-85)    Croyons dans tous les messagers d’Allah


81ar

Le passage est comme
le premier composé de deux parties parallèles et d’une sentence centrale.

 

La première partie relate
l’engagement pris des prophètes de toujours supporter les messagers qui les
suivent.[1]
En parallèle de cette solidarité entre les prophètes qui transmettent la parole
de Dieu, la seconde renouvelle la demande aux humains de croire dans l’ensemble
de la révélation et de ne pas différencier entre ceux-là. C’est Dieu qui envoie
le message aux prophètes, et c’est Dieu qui demande aux humains de les recevoir.
Être musulman c’est « ne faire aucune différence entre les messagers »
(v.84), les deux parties externes se terminent sur le même segment : s’écarter
de cette position, c’est suivre une autre voie que l’Islam, c’est faire partie
des perdants. La partie centrale est une extension de ces derniers segments,
poussée, par la proposition naturaliste au centre, à tout le contenu de l’univers
: comment peut-on suivre une autre voie que vers Dieu alors que tout revient finalement
vers Lui ?  

 

L’ensemble rend
futile la distinction entre les messagers. Ils n’ont pas d’autorité en soi, Allah
leur ordonne dans la première partie, Il est leur Seigneur dans la seconde. Surtout,
au-delà des messagers, Allah est l’origine des messages, et la fin de toute
chose. Comme Abraham, l’homme est placé face à l’univers, au centre rhétorique de
toute la séquence : « Et vers Lui se dirige qui dans les cieux et la
terre » et à travers l’univers face à Dieu, fin de toute chose.

 

Les messagers sont solidairement
l’expression de Dieu, quelle différence parmi les groupes humains tient face à
ce témoignage ?

 

[1]
Des exemples sont déjà connus du peuple du Livre. On se rappellera Samuel qui
désigne David, mais surtout de Jean le baptiste qui prépare la venue de Jésus. Il
y a également tout un jeu de prophéties qui annoncent le Messie ou un prophète
à venir, dont Jésus puis Muhammad se réclameront.

B’         (86-92)            Problématique des dénégateurs


 

Le passage traite
des personnes « qui recouvrent la vérité après avoir cru »,
expression qui ouvre les deux parties parallèles. L’une sur la malédiction ici-bas
à l’exception d’un reste qui reviens vers l’alliance[1], l’autre sur le
sort après la mort de ceux qui meurent en rejetant la foi. Le passage parle du
peuple du Livre, qui en même temps témoigne pour Dieu, et en même temps
recouvre les versets.

 

On remarquera dans
la première partie le terme « salaire » avec une forte connotation
négative, puisqu’il s’agit de l’opprobre générale, et dans la seconde un
passage sur les richesses qu’on n’emmène pas dans la tombe. Outre le lien entre
les deux, c’est évidemment un rappel du dinar, et du vil prix contre lequel la
foi était échangée, dans le passage 69-80, parallèle à celui-ci. La vertu n’étant
accessible que par le don de ce qu’on aime, rappelant le parallèle avec la miséricorde. Le
passage B (69-80) représentait la critique d’une attitude, reprise ici dans ses
conséquences. Cependant les deux parties finissent ici sur une tonalité
positive faisant intervenir Dieu et la miséricorde, qui s’oppose au vers
77 du passage 69-80, quand Dieu ne « purifiait pas » (« لَا
يُزَكِّيهِمْ »).

 

On notera au début
du premier passage le parallèle entre « un peuple qui recouvre la vérité
(…) après que lui soient venues les explications » et « Dieu ne guide
pas un peuple … ». L’apparente indécision sur l’acteur (Dieu ou le peuple)
se résout d’elle-même : si quelqu’un rejette le guide, il n’est pas guidé.[2]

 

Deux attitudes
positives encadrent ce passage très critique : témoigner en faveur du
messager et partager de ce qu’on aime. Comme l’ « envie entre eux »
la course aux richesses est présentée comme une influence sur la religion, qui
fait oublier les principes. Le passage se présente donc comme un avertissement,
avec une tonalité très négative, et une porte de sortie.

 

[1]
Dans le Coran, un reste est toujours mis à part des groupes critiqués, en
général indiqué par la proposition « sauf ceux qui croient et font les
œuvres salutaires ». Noter «وَأَصْلَحُوا » ici qui rappel « as
salihat ».  

[2]
Cette solution est aussi indiquée dans la sourate al nahl. Ceux qui rejettent
le message ne sont pas guidés.

A’’ (93- 97)      Suivons le culte d’Abraham 

93AR

93FR


Précédent
Suivant

Passage passionnant et
intraduisible. Deux pratiques, deux mouvements, deux moments de la révélation
monothéiste gravitent autour d’Abraham. D’un côté les interdits alimentaires,
et surtout la descente de la Torah qu’il faut amener, réciter. De l’autre la
maison d’Abraham, vers laquelle il faut se diriger et entrer. Le mensonge est rendu
inopérant dans les deux derniers segments des parties externes. La Torah et la
confirmation divine dans la partie centrale sont des vérités qui l’éclipsent. Comme
dans les passages parallèles A et A’, les verbes de mouvements sont omniprésents
et structurant. La Torah est descendue et apportée dans la première partie. La
maison est un guide, vers lequel on trouve un chemin pour y entrer. Apporter la
Torah et entrer dans la maison, c’est « suivre » Abraham, dans le
morceau central, qui ramène ensemble les deux pratiques, validées par Dieu, qui
demande de suivre en celles-ci « la doctrine d’Abraham en ḥanif ».

La première partie pose un
problème bien connu : à quels interdits alimentaires étaient voués les
prophètes avant Moïse[1].
Par exemple Abraham et son petit-fils Israël ? Il répond
partiellement : Dieu n’a rien interdit. Israël a pu cependant s’interdire
de lui-même. Sans détailler, le Coran pointe par cet exemple l’aspect
contingent de ces interdits. Ce qu’il reste, la vraie nourriture, c’est la
Torah.

La troisième partie propose une seconde pratique. La
maison (al bayt) est « délivrée », c’est un accouchement[2], un
accomplissement. Dans le segment suivant, la forme VI de Maqâm indique un
événement collectif : le lieu que l’on a « érigé », rappelant « رْفَعُ ,élever ». Cet
aspect fondateur de l’action d’Abraham – et de sa reconnaissance divine – en font
un signe, qui justifie qu’on s’y dirige[3].
Désormais un pèlerinage, au-delà de la maison, c’est la fondation de la maison
par d’Abraham qui est la destination, le guide. Il y a plus qu’une maison ici.
Celle-ci est un signe matériel de l’alliance, la promesse faite à Abraham dans
le chapitre 16 de la Genèse :

 

« 3
Alors Abram tomba sur sa face; et Dieu lui parla, et lui dit: 4 Pour moi,
voici, mon alliance est avec toi et tu deviendras père d’une multitude
de nations (goyim) . (…) 10 Voici mon alliance que vous garderez,
et qui sera entre moi et vous, et ta postérité après toi: (…) A l’âge de huit
jours tout mâle sera circoncis (מול de מל, comme מלל
[4])
parmi vous, dans vos générations, tant celui qui est né dans la maison
que celui qui, acheté à prix d’argent de quelque étranger que ce soit, n’est
point de ta race;
(…) 23 Et Abraham prit Ismaël son fils et tous
ceux qui étaient nés dans sa maison, et tous ceux qu’il avait achetés de
son argent, tous les mâles parmi les gens de la maison d’Abraham; et il
circoncit leur chair en ce même jour-là, comme Dieu le lui avait dit. »

 

La « maison pour les
humains » c’est la maison d’Abraham, sa famille ET les étrangers. C’est la
circoncision qui est un retrait de l’amour du monde vu dans le passage
précédent, étrangement liée à la racine « ML », comme « milat ».
Ce sont les nations, et maqâm est l’établissement de la nation d’Abraham (qaoum
Abraham) qui devient dans le Nouveau Testament et le Coran la communauté
d’Abraham (oummat Abraham)[5].
C’est aussi une position prise : l’alliance, l’engagement. Entrer dans la
maison d’Abraham, c’est entrer dans l’alliance avec Dieu.

Des deux côtés, l’action est faite
par l’homme, qui est validée ensuite par Dieu : les interdits alimentaires
d’Israël, la maison d’Abraham. D’où le « صَدَقَ
اللَّهُ » central : Dieu a vérifié, validé, confirmé. Milat
Abraham, renvoie ici à la « récitation » de la Torah, qui contient, dans
la Genèse, l’histoire d’Abraham. Le terme rappelle aussi le terme hébreu pour
la circoncision, qui est le symbole de l’Alliance. Elle se retrouve dans les
deux parties externes. D’un côté l’homme, Israël, récite[6] la Torah, de
l’autre, Ismaël construit la maison. La foi et les œuvres. D’où peut-être la « formulation »
de la religion, théorique et concrète, l’établissement d’un pays en devenir et
de son peuple, figurés par la maison d’Abraham, que tout croyant est appelé à
rejoindre. En ḥanif, c’est-à-dire en quittant ses propres déterminations
sociales pour rejoindre la communauté d’Abraham et entrer dans sa maison.

On arrive à un nouveau palier de
sens pour ḥanifan, qui valide ce qu’on a vu jusqu’à présent. L’aspect
non-dénominationnel, non-ethnique, de la religion arrive à maturité. L’alliance
non seulement inclue les étrangers, dans une référence continue à la Torah, elle
passe explicitement des « fils d’Israël » à « pour l’humanité »,
à travers la promesse faite à Abraham. Le terme « des univers » corrige
l’expression rabbinique « oum al 3alamein » en montrant l’aspect
universel de Dieu lui-même. Un élément contextuel s’ajoute. L’action d’Abraham
diffère des autres : il ne copie pas ses ancêtres, n’accomplit pas
l’écriture. Abraham « bâtit » la maison. C’est le moment fondateur de
l’alliance, un acte indépendant fait pour Dieu. Nous avons ici l’expression « Milat
Ibrahim ḥanifan ». La religion d’Abraham comme acte positif, originel,
entendu comme une action fondatrice, un nouveau commencement de l’histoire
humaine.

 

[1]
Dans la Torah la viande est autorisée, sans le sang, depuis Noé. Il y a déjà
des animaux dit impurs dans l’arche. Sont-ils licites ? Le passage suggère
qu’Israël s’est déjà interdit des aliments. Historiquement, les sémites émigrés
à Avaris en Egypte entre 1750 et 1450 semblent déjà avoir le tabou du porc, qui
restera un marqueur archéologique visible par la suite.

[2]
Qui rappel la notion apocalyptique du terme dans le nouveau Testament. La terre
promise, la nouvelle Jérusalem sont déjà dans la maison élevée par Abraham.

[3]
Noter en particulier la différence avec l’habituel : ce n’est pas Dieu qui
fait, c’est Abraham. Les occurrences de rafa3 : c’est toujours Dieu qui
élève, même Jésus, même Muhammad. Abraham est la seule exception : c’est
lui qui élève la maison et Dieu la bénie. Ici maqâm Abraham, l’édification
d’Abraham concerne la maison, et surtout la posture qu’il adopte, comme les
occurrences du terme en 10.71 et 14.14.

[4]
Pour les racines bilitaires comme fondement des mots sémitiques, voir « Pour
une théorie lexique des langues sémitiques », ENS, Paris.

[5]
On remarque que l’hébreu « oum al 3alamein », les peuples du monde,
devient l’humanité devant un seul « Seigneur des univers ».

[6]
Recite, est l’action en réponse de ymll, dicte. On peut se poser la question du
lien avec milat.

Conclusion de la première partie.

Les occurrences de Ḥanifan et ²oummyin dans
les sourates Al Baqarah et Al Imran permettent une première approximation assez
cohérente. Le contexte narratif reste le même : la fondation de la maison
par Abraham et Ismaël, support de la critique des peuples du Livre et d’une
refondation du monothéisme. Les deux termes s’inscrivent dans la critique de l’ethnicisation
des religions précédentes, provoquant injustice, attitude sectaire et conflits
d’intérêts. Le tout les éloignant irrémédiablement du témoignage -impartial- et
du chemin vers Dieu.

La redéfinition coranique des termes Ḥanifan
et ²oummyin porte cette critique et sa solution. Le premier est repris dans son
sens commun – ne pas appartenir aux religions établies – et lui donne une
dimension active : la capacité à dépasser sa culture, sa religion. Sa mise
en relation progressive avec musulman indique le but et le moyen de ce
dépassement : mettre les choses en regard du Dieu unique, transcendant, pour
retrouver leur sens au-delà des contingences, des intérêts immédiats et des
idéologies, et se diriger vers Lui. Le choix de ²oummyyin porte un sens
similaire, ce sont les autres vu en tant que tels, et plus par une désignation
ethnique, moralisante et négative. Comme si l’attitude « hanifan » de
travail sur sa propre culture nettoyait en même temps les préjugés.

Cela accompagne une refondation du
monothéisme sur ses bases, l’extension du droit à l’étranger, son inclusion
dans l’Alliance, le devoir de solidarité porté par l’expérience de la
persécution. Le Dieu unique étant le Dieu de tous. Cette refondation est à la
fois cohérence radicale avec l’élan initial et sa finalisation historique, dans
le prolongement de l’expérience chrétienne. Le texte s’appuie à la fois sur l’histoire
d’Abraham dans la Genèse et la fondation de l’alliance – à travers Ismaël -,
les lois de la Torah et le livre des actes construisant en théologie et en acte
la conversion des nations. Les descendants d’Ismaël, par Muhammad, arrivent
dans l’alliance en y ramenant tous les peuples, universalisant le monothéisme en
le ramenant à ses fondements, non associateur. « Ḥanifan » est « non
associateur », relation qu’il faudra interroger. La maison d’Abraham,
nouvelle Qiblah et lieux de pèlerinage, sert figurativement de nouvel engagement
entre Dieu et les hommes. Entrer dans cette maison, c’est rejoindre la
communauté des croyants, le reste de toutes les nations, à la recherche d’un
nouveau pays. Aussi bien à un reste parmi les peuples
du Livre, appelés à quitter leurs structures politico-religieuses, qu’aux
« ²oummyyin », les membres de tous les peuples, rétablis sur un pied
d’égalité. C’est l’invitation inclusive formulée dans les versets 20 et 64, qui
fonde une communauté de foi, ouverte à tous.

Voilà pourquoi Ḥanifan semble préciser
un « croyant originel » ou une religion « pure » de toute dérive
religieuse. C’est le mouvement original de sortie du religieux et de fondation
d’un monothéisme, qui n’est pas encore fossilisée en une réalisation historique
compromise et contingente. D’où le sens traditionnel de pure ou originel, qui
nous parait autant justifié qu’incomplet. Dans un contexte où le christianisme
s’est assimilé à des empires, dont les limites entre systèmes politiques,
culture et frontières deviennent floues, le modèle
« hanifan musulman » proposé par Muhammad ouvre la possibilité d’un
monothéisme qui s’affranchisse de ces contingences historiques, capable de les
dépasser. Ḥanifan porte en lui le mouvement qui s’échappe des
compromissions historiques du monothéisme avec l’histoire humaine pour
reformuler la religion et rappeler ses bases théologiques. Ainsi le
remplacement de « polythéistes » par « associateurs »,
définit la position coranique. Dans un monde ou le monothéisme s’est imposé[1],
le Coran propose une nouvelle distinction : l’opposition entre des monothéismes
syncrétiques, ethnico-religieux ou politico-religieux, qui s’imposent dans la
religiosité de la fin de l’antiquité, et un monothéisme strict, qui ne peut se
faire qu’en transcendant le religieux existant. Muhammad reprend donc le
dépassement du religieux par lui-même, comme Jésus l’avait fait avec le
judaïsme, et Abraham avec le polythéisme. De fait l’Islam s’est facilement
installé sur toute la bordure des empires, où s’étaient installés le reste des
groupes judéo-chrétiens en exil, dans toute leur variété : nazaréens,
ébionites, ariens, monophysites, nestoriens, jacobites et autres, en conflit
avec les christianismes impériaux.[2]
C’est le renouvellement de l’exode, la sortie d’Egypte d’une multitude mélangée,
à l’époque de Rome et Byzance, vers une nouvelle terre promise, le pèlerinage
vers la maison élevée par Abraham et Ismaël.

Pour en établir une généralisation
anthropologique « ḥanifan musulman » c’est sortir d’une
religion comme appartenance communautaire, par la foi en un Dieu unique qui
transcende les peuples et les systèmes politiques, en conférant à l’homme une
indépendance critique par rapport à son environnement culturel. Cela nous
semble confirmé par l’histoire d’Abraham qui quitte sa communauté de croyance
pour suivre un Dieu transcendant. L’Islam du Coran n’est pas encore la
tradition religieuse d’une communauté, mais le questionnement des constructions
sociales mise en perspective, au fur et à mesure de leur élaboration, par un
Dieu transcendant. Si « musulman » indique Dieu comme un référentiel permettant
de comprendre au-delà des contingences, « hanifan » prend le sens de
la capacité d’Abraham à sortir de, à dépasser les systèmes culturels. Le
rassemblement vers la maison qu’a établi Abraham, le rassemblement d’ahl al bayt, le peuple de l’Alliance, vers le pays que
recherche Abraham, un perpétuel « non encore » qui est la vraie
patrie de l’humanité, l’engagement réciproque de Dieu et des hommes.

Nous avions cité plusieurs
chercheurs européens dont les travaux respectent le Coran dans sa perspective
critique des livres bibliques. C’est cependant la définition de ḥanifan par Angelika Neuwirth, qui nous semble arriver au résultat
le plus proche de l’étude des trois premières occurrences. Elle voit bien le
sens « non établi » et « indépendant » de hanifan, qu’elle
met en regard de la même définition de ²oummyyin, et de l’arrivée de Muhammad
comme prophète des peuples. Cependant elle manque la dimension radicalement
critique des termes, et nous verrons lors de la prochaine partie que le terme
prend d’autres dimension, qui à mon sens n’ont pas encore été remarquées.

 

Antoine Menant, le 20.10.2019

 



[1] Et
ce même en Arabie, comme le montre les travaux de Christian Robin.

[2] La
tradition musulmane à son tour a perdu cette notion critique, en pensant
l’Islam comme un passage du polythéisme au monothéisme, et plus comme un
renouvellement de l’intérieur du monothéisme, critique de sa transformation en
système culturel et politique, ethnique. Critique qui sera forcément
contradictoire avec l’établissement d’un nouvel empire musulman, qui reviendra
à deux oppositions morales plus confortables, polythéisme vs monothéisme des
arabes, et religion du Livre contre religion « pure ». Oppositions morales, qui
sortent l’Islam réel, historique, du champ de la critique, et lui permettra de
dévier à son tour.

Le résumé d’Angelika Neuwirth nous semble valoir la peine d’être présenté, vous en trouverez un extrait ci dessous.

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