Nous voyons apparaitre chez Irenee, une typologie eschatologique du septieme jour ou celui-ci represente la vie eternelle. Cette conception, qui se retrouve chez Origene, persistera a travers toute la tradition, mais il faut en signaler une forme, que l’on trouve precisement aussi chez Irenee et qui etait appelee a une fortune tres grande, puisque Saint Augustin encore devait s’y attacher, au moins dans une partie de son oeuvre: c’est la conception de l’histoire totale du monde comme composee de sept mill6naires dont le dernier correspond au regne du Christ sur la terre, avant la vie (ternelle. Cette conception etait susceptible de prendre differentes formes. Les millenaires pouvaient etre consideres comme symboliques d’epoques successives sans determination precise, ou au contraire comme pouvant servir de base a des calculs chronologiques. Par ailleurs, on pouvait entendre le regne du Christ durant le septieme jour, d’une maniere plus ou moins materielle. II y a ainsi plusieurs formes de cette conception que nous rencontrerons dans cette etude et qui sont inegalement orthodoxes. Mais trois elements essentiels s’y rencontrent toujours: la notion du millenaire, la division septenaire, le caractere privilegie du septieme jour. Cette conception qui (tait appelee a une fortune si etonnante, pouvons-nous d’abord en deceler les origines.
La conception de millenaires d’annees dont la succession constitutue les grandes epoques du monde, est etrangere a l’Ancien Testament. Celui-ci calcule le temps par semaines de semaines d’annees, c’est-a-dire par Jubiles. C’est ce que nous trouvons dans le Livre de Daniel ou dans celui d’Henoch. I semble que l’origine des millenaires soient a chercher dans les conceptions astrologiques de l’Orient, babyloniennes et iraniennes. On peut voir sur cette question l’article de M. Cumont sur La fin du monde chez les mages occidentaux (Rev. Hist. Relig., 1931, p. 46 sqq), auquel nous aurons plusieurs fois a nous referer. Le premier texte juif of nous la rencontrons est le Livre des Jubiles qui est du second siecle avant JesusChrist. Nous y lisons ceci: ,,Adam mourut 70 ans avant d’avoir atteint mille ans. Car mille ans sont comme un jour dans le ciel; et c’est a cause de ce qui est ecrit concernant l’arbre de la connaissance; Dans le jour of tu mangeras, tu mourras; pour cette raison, il est mort, avant d’avoir accompli les annees de ce jour” (Jub., IV, 29 -31). Deux elements de ce texte obscur sont importants pour nous. Le premier est le rapprochement avec le Psaume LXXXIX, 4: ,,Mille ans sont comme un jour”. Le sens obvie du texte est autre et veut dire seulement que mille ans ne sont rien aux yeux de Dieu. II va permettre de donner du millenaire un fondement dans la Bible. Nous retrouverons ce texte comme un leit-motiv dans toute la litterature millenariste chr,tienne. Mais il importait de noter que le rapprochement a 6et fait d’abord dans l’apocalyptique juive. Ceci nous indique que celle-ci est bien le lieu litteraire de notre doctrine. Le second element important du texte des Jubiles est le rapprochement avec le texte de la Genese. On voit le raisonnement: d’une part il est dit qu’Adam mourra dans le jour of il a mange du fruit de l’arbre; de I’autre le jour du Seigneur est de mille ans; donc Adam est mort avant que mille ans soient ecoules. Or nous allons retrouver cette argumentation textuellement chez Justin et chez Irenee, dont la dependance a l’egard du Livre des Jubiles sera ici evidente.
Mais avant d’en venir a ces textes, voyons d’abord l’origine des autres elements de la conception mdllenariste. Le second est la conception d’un regne visible du Messie sur la terre, avant la fin du monde et l’inauguration du Royaume a venir. Cette conception n’est pas li&e originellement au millepariste. Son origine est specifiquement juive. Elle resulte d’une combinaison des deux conceptions juives de l’eschatologie. D’une part le judaisme connait une eschatologie terrestre, messianique, oc l’objet de l’attente est un regne eternel du Messie dans Jerusalem renouvelee. Cette conception est en particulier celle des Psaumes de Salomon et nous la rencontrons couramment dans l’Evangile. Mais par ailleurs, dans les apocalypses en particulier, nous rencontrons une autre conception, celle que Bousset a appele l’eschatologie transcendante, et selon laquelle ce qui est attendu est une catastrophe cosmique qui mettra fin a ce monde et inaugurera un autre univers, avec de nouveaux cieux et une nouvelle terre: c’est celle que nous rencontrons dans la derniere partie du Livre d’Henoch. Les frontieres entre ces deux conceptions sont d’ailleurs souvent incertaines, dans les premieres sections du Livre d’Henoch en particulier. L’idee devalit des lors se presenter d’unir les deux, et de presenter d’abord un royaume terrestre et ensuite le royaume futur et transcendant. Or c’est precisement ce que nous trouvons dans le IV Esdras (VII, 27-31). Le millenarisme resulte d’une fusion de ce theme avec celui du millenaire: la duree du regne terrestre du Christ a ete conque comme durant mille ans. Cette fusion s’est faite dans l’apocalyptique juive et chretienne. Nous le trouvons dans le Second Henoch (XXXIII, 1) et dans l’Apocalypse de Saint Jean (XX, 4 sqq.).
Il ne restait plus qu’une etape a franchir pour arriver a la conception des sept millenaires: c’etait de rapprocher la conception des sept jours de celle des millenaires. Deja le recit de la creation donnait de la Semaine sabbatique une symbolique historique. Nous avons vu par ailleurs chez Irenee le sabbat considere comme figure de la felicite de la fin des temps. Ce sabbat eschatologique semble le premier avoir ete considere comme devant durer mille ans. Mais il etait logique de considerer le temps du monde anterieur, par analogie au septieme jour millenaire, comme compose de six jours de mille ans. Cette conception parait etre apparue d’abord en milieu juif. On la trouve dans le Second Henoch: ,,J’ai beni le septieme jour, qui est le sabbat, et je lui ai ajoute le huitieme qui est celui de la premiere creation. Quand les sept premiers jours auront ete resolus sous la forme de millenaires, commencera le huitieme millenaire, qui sera un temps illimite oiu il n’y aura plus ni annees, ni mois, ni jours, ni heures” (XXXIII, 1). Je laisse de c6te pour le moment la conception de la vie eternelle conque comme huitieme jour, dont nous aurons a nous demander si ce n’est pas ici une influence chretienne. Mais pour le reste, la semaine cosmique de sept millenaires apparait comme constituee telle que nous la retrouverons chez Barnabe, Justin et Irenee. Cette doctrine persistera dans la tradition rabbinique (Schiirer, Geschichte des Jiid. Volk, II3, p. 541 sqq.).
II faut observer toutefois ici que la conjonction entre la vision du monde comme une suite de millenaires, et la conception septenaire qui nous apparait ici comme une rencontre de la pensee iranienne et de la pensee juive, avait sans doute ete deja elaboree auparavant dans un autre milieu. Nous rencontrons en effet un peu partout dans le monde occidental, >aux alentours de l’Fre chretienne, une conception analogue: ,,Aux sept ages de l’homme correspondent sept epoques cosmiques. Plusieurs textes astrologiques nous exposent que I’existence de l’univers se divise en sept periodes de mille ans, subissant chacune la domination d’une planete et cette theorie que les Chaldeens repandirent dans tout l’Orient s’y est perpetuee avec une remarquable tenacite” (Cumont, La fin du monde d’apres les mages occidentaux, Rev. Hist. Relig., 1931, p. 48). Nous avons ici une vision des choses etrangement semblables a celles du millenarisme jud-o-chretien. Cette vision semble resulter de la rencontre entre la vision iranienne de l’histoire du monde comme une suite de millenaires dont le dernier precede la fin du monde – et d’autre part, la conception astrologique de sept epoques cosmiques dominees chacune par une planete et qui est d’origine babylonienne. L’elment eschatologique vient du mazdeisme. En effet dans la conception babylonienne, reprise par les stoiciens, la grande annee de sept millenaires recommence eternellement, les astres retrouvant au terme de cette grande annee, leur conjonction initiale. M. Cumont a montre que I’on pouvait determiner le milieu oi s’est constituee cette synth&se: c’est celui des ,,mages hellenises”, des pretres iraniens etablis en Asie-Mineure, aux alentours de l’ere chretienne et qui y entrerent en contact avec l’astrologie d’origine chaldeenne. On rencontre ces conceptions en particulier dans l’Apocalypse du Pseudo.Hystaspe, qui date des alentours de l’ere chretienne.
Or les Juifs et les Chretiens ont ete en contact, en Asie-Mineure, avec ces ,,maguseens”. Nous savons que Lactance a utilise le Pseudo-Hystaspe. Mais l’influence a ete bien anterieure. Et il est tres vraisemblable que la conception maguseenne n’a pas ete etrangere a la doctrine judeo-chretienne des sept millenaires. I1 est interessant de noter toutefois que nous sommes en presence de deux symboliques septenaires differentes. Celle des mages est d’origine astrologique et repose sur le nombre des planetes. Or il est etabli que la symbolique du sabbat juif a une autre origine et repose sans doute sur le mois lunaire. Mais l’analogie a permis aux Juifs d’incorporer la conception iranienne et de lui donner un fondement biblique, celui precisement de la semaine sabbatique, comme ils l’avaient fait pour le millenaire, en le rattachant au Psaume LXXXIX. Nous nous trouvons donc ici en presence d’une elaboration de la symbolique eschatologique du sabbat a l’aide d’elements irano-babyloniens, incorpores d’abord par l’apocalyptique juive, et de la, par les ecrivains chretiens. Le fait d’ailleurs que le millenarisme chretien se rattache a Saint Jean et aux presbytres qui l’entouraient, en particulier a Papias, dont Irenee l’a requ comme une tradition venerable, milite en faveur de contacts directs entre le christianisme primitif et le milieu maguseen d’Asie Mineure 1.
- 1 Par ailleurs Papias depend de l’apocalypse juive. Voir L. Gry, Henoch X 9 et les belles promesses de Papias, Rev. Biblique, Avril 1946, p. 197 sqq.
Cette conception a aussi agi sur la pensee religieuse grecque, en particulier sur le neo-pythagorisme. C’est elle que nous trouvons par exemple dans la IVeme Eglogue de Virgile, dont les attaches avec le neo-pythagorisme ont ete demontrees (Carcopino, Virgile et le Mystere de la Quatrieme Eglogue, Paris, 1930). En effet, dans cette Eglogue, le premier millenaire est celui de Saturne (Saturnia regna, IV, 6) et le dernier, celui du soleil, l’age d’or qui precede la fin du monde et qui est a venir 2. Or l’ordre des planetes ici n’est ni l’ordre chaldeen, de la distance a partir de la terre, ni l’ordre de notre semaine (ofu le jour du soleil suit celui de Saturne), mais precisement celui des maguseens, qui consacrent le dernier jour au soleil et y attendent une epiphanie de Mithra (CumontBidez, Les mages hellenis6s, II, p. 363-376). Le texte de Virgile agira a son tour sur les auteurs chretiens. Lactance le cite. Mais ce sera encore l’influence maguseenne au second degre.
- 2 Toto surget gens aurea mundo … lam regnat Apollo (Egl. IV 9-10)
Nous pouvons aborder maintenant les textes chretiens, où la vision du monde constitue par sept millenaires est exprimee. Le plus ancien se trouve dans l’Epitre du Pseudo-lBarnabe. Ce texte est particulierement interessant pour nous, parce qu’il traite directement de typologie. Barnabe veut montrer que les institutions de l’Ancien Testament etaient des figures et que c’est dans le Christ qu’elles sont accomplies. Or quels sont les deux institutions qu’il va prendre? Le Sabbat et le Temple. Au chapitre XVI, il montrera que le Temple de Jerusalem n’etait qu’une image – et que la preuve en est qu’il a ete detruit. ,,Recherchons donc s’il existe encore un Temple de Dieu … C’est en recevant la remission de nos peches, que nous devenons des hommes nouveaux, que nous sommes recrees de fond en comble: c’est ainsi que Dieu habite r6ellement en nous, dans notre interieur” (XVI, 6-9). Ainsi le Temple veritable oiu Dieu habite est le chretien regenere par le bapteme. Le theme du Sabbat est traite de fagon para!!ele. Barnabe commence par etablir que le Sabbat, dont il est question dans l’Ancien Testament, ne peut-etre celui que pratiquaient les Juifs: ,,I1 est question egalement du sabbat dans l’Ancien Testament, dans les dix paroles que Dieu prononce face a face devant Moise sur le Mont-Sinai: ,,Sanctifiez le sabbat du Seigneur avec des mains pures et un coeur pur”. S’il y avait aujourd’hui un homme au coeur pur, capable de sanctifier le jour du sabbat que Dieu a rendu saint, nous nous serions completement trompes. Mais remarquez que nous ne prendrons le repos avec honneur et que nous ne sanctifierons le sabbat que lorsque nous en aurons ete rendus capables par notre justification personnelle, par notre mise en possession de la promesse, par la destruction de toute iniquite et la renovation de toutes choses dans le Seigneur” (XV, 3-7). Nous retrouvons ici une demonstration parallele a celle de l’Epitre aux Hebreux. Celle-ci partait du texte: ,,Ils entrerontdans mon repos”, et remarquait que ce repos ne pouvait etre celui de la Terre Promise, donc qu’il etait a venir. Barnabe ici montre parallelement que le sabbat prescrit par Dieu ne peut etre la pratique juive, puisqu’elle est impossible.
Ceci dit, il aborde la typologie proprement dite: ,,Le sabbat est mentionne des le commencement de la creation: Dieu fit en six jours les oeuvres de ses mains; il les eut achev&es le septieme jour; il se reposa ce jour-la. Faites attention, mes enfants a ces paroles: Dieu accomplit son oeuvre en six jours. Cela signifie que Dieu en six mille ans amenera toutes choses a leur fin, car pour lui un jour signifie mille annees, ainsi qu’il me l’atteste lui-meme: Voici: un jour du Seigneur sera comme mille ans, donc, mes enfants, en six jours, c’est a dire en six mille ans, l’univers sera consomme. Et il se reposa le septieme jour; cela a la signification suivante: Quand son Fils sera venu mettre fin au delai accorde aux pecheurs, juger les impies, transformer le soleil, la lune et les etoiles, alors il se reposera glorieusement le septieme jour. Enfin il dit encore aux Juifs: Ce ne sont pas vos sabbats qui me plaisent, mais celui que j’ai fait et dans lequel, mettant fin a l’univers, j’inaugurerai le huitieme jour, c’est-a-dire un autre monde” (3-8). On voit l’interet de ce texte pour notre recherche. II nous donne la charniere que nous cherchions entre la typologie eschatologique du septieme jour que nous avons exposee, et son interpretation millenariste.
D’une part, en effet, nous retrouvons ici tous les elements traditionnels de la symbolique du sabbat comme figure de l’histoire sainte. Du sabbat liturgique, Barnabe remonte d’une part a son interpretation historique dans le recit de la Genese. Par ailleurs, il s’inspire de la spiritualisation du sabbat par Isaie, pour montrer que le sabbat voulu par Dieu ne peut etre celui que pratiquaient les Juifs. Mais cette symbolique traditionnelle, il la rapproche du texte du Psaume LXXXIX, pour lui donner sa forme millenariste. Seul ce dernier element est donc etranger a la tradition scripturaire. Nous pouvons observer que Barnabe le presente avec des expressions qui soulignent le caractere mysterieux de la doctrine. II s’agit la en effet d’une doctrine secrete qui fait partie de la gnose telle que l’entendent les docteurs du second siecle, c’es,t–dire d’interpretation spirituelle de l’Ancien Testament se rattachant a la tradition ancienne des milieux judeo-chretiens des temps apostoliques 3. Ce sont ces milieux qu’Irenee designe sous le nom de presbytres et auxquels se rattache en particulier la doctrine millenariste. Nous avons sur ce point le temoignage formel de Papias, le plus ancien auteur a avoir enseigne le millenarisme. Nous lisons en effet dans l’Histoire Ecclesiastique d’Eusebe: ,,Le meme (Papias) auteur atteste que d’autres doctrines encore sont parvenues jusqu’a lui comme par une tradition orale (ex ntaQaoaeoos dye~dpov), certaines paraboles 4 inconnues du Sauveur et d’autres doctrines plus esoteriques (uvOLxtcoeQa). Entre autres, il dit qu’il y aura un millenaire d’annees apres la resurrection des corps, le royaume du Christ devant exister corporellement sur cette terre” (H.E., III, 39; P.G. XX, 300, A-B). Ce qui nous interesse ici, c’est que ces traditions secretes apparaissent comme une interpretation spirituelle de l’Ancien Testament relevant de la communaut6 primitive et qui nous montre ainsi combien l’exegese typologique se rattache au christianisme le plus ancien.
- 3 Voir Van den Eyden, Les Normes de l’Enseignement chretien aux trois premiers siecles, p. 20 sqq.
- 4 On peut se demander s’il ne s’agit pas ici, non de paraboles, non evangeliques, mais d’une exegese des paraboles 6vangeliques. Nous trouvons en effet, d’Irenee a Origene, toute une tradition exegetique de paraboles qui semble se rattacher au milieu des presbytres.
L’allusion au huitieme jour qui suivra la semaine cosmique mettait le texte du Pseudo. Barnabe dans la mouvance du Second Henoch. C’est au contraire au Livre des Jubiles 5 que nous sommes ramenes par Justin. Celui-ci a parle plusieurs fois du millenaire (Dial., LI, 2; CXXXIX, 4). Mais nous nous arreterons seulement a un texte capital: ,,Pour moi, et les chretiens d’orthodoxie integrale, tant qu’ils sont, nous savons qu’une r6surrection de la chair arrivera pendant mille ans dans Jerusalem rebatie, delivree et agrandie, comme les prophetes Isaie, Ezechiel et les autres, l’affirment. Car voici comment Isaie parle de cette periode de mille ann&es: Le ciel sera nouveau et la terre nouvelle … Comme les jours de l’arbre de vie seront les jours de mon peuple”. Or, dis-je, nous savons (vevorxa/yEuv) que l’expression de ce passage: ,,Comme les jours de l’arbre de vie seront les jours de mon peuple”, revele les mille ann6es en mystere (Ev tvatrQicp). Selon qu’il avait ete dit a Adam, que le jour meme oiu il mangerait de l’arbre, il mourrait; nous savons qu’il n’a pas atteint mille ans. Nous comprenons egalement que cette parole: ,,Le jour du Seigneur est comme mille ans”, se rapporte a ce passage. D’ailleurs chez nous, un homme du nom de Jean, l’un des apotres du Christ, a prophetise que ceux qui auront cru a notre Christ, passeront mille ans a Jerusalem, apres quoi arrivera la resurrection generale, et en un mot, eternelle, pour tous sans exception, puis le jugement” (Dial., LXXX, 5; LXXXI, 4).
Nous remarquerons d’abord dans ce texte que nous sommes toujours dans les traditions exegetiques secretes. II s’agit d’une exegese spirituelle (ev ulvoraQpi) que Justin tient de la gnose. La demonstration que fait ici Justin, brievement, fait en effet allusion a des choses connues de ses lecteurs. Elle part de toute evidence du Livre des Jubiles, qui etablissait la symbolique du ,,jour” comme millenaire a partir de deux textes que nous retrouvons ici. D’une part il est dit qu’Adam mourra le jour oiu il a peche. Or Adam est mort a 930 ans (Gen., II, 17), bien apres le jour de son peche. C’est donc que ,,jour” signifie ici les mille ans qu’Adam n’a pas atteint. D’autre part, il citait le Ps. LXXXIX. Mais le Livre des Jubiles n’interpretait pas ceci du septieme millenaire. C’est l’etape que franchit Justin. I explique le passage d’Isaie, annon?ant que ,,les jours de l’arbre de vie seront comme les jours du peuple”, en montrant que les jours du peuple (la derniere periode du monde) aura la meme longueur que les jours de l’arbre de vie dont le texte des Jubiles demontrait qu’ils etaient de mille ans. Ce raisonnement d’ailleurs pourrait tres bien lui-meme etre d’origine judaique. Nous sommes ici en face de toute une typologie qui plonge dans le milieu juif de l’apocalyptique. Enfin, dernier trait interessant, Justin s’appuie en dernier lieu sur l’Apocalypse de Saint Jean. Ce texte rassemble donc les elements de la typologie millenariste anterieure.
- 5 Chez qui nous trouvions aussi la citation du Ps. LXXXIX.
Tous ces elements, Irenee va les reprendre et donner la formulation la plus explicite de la vision de l’histoire conque sous la forme de sept millenaires. Nous avons deja vu que c’est chez Irenee que la typologie eschatologique du sabbat se presentait de la fagon la plus nette. Elle est pour lui l’expression figurative de l’histoire sacrale du monde. Et de cela, Irenee est le grand docteur, puisque c’est chez lui que la theologie chretienne de l’histoire se constitue definitivement. Mais par ailleurs, Irenee est le scrupuleux depositaire de la tradition des Anciens. Par Polycarpe et Papias, il se rattache aux presbytres d’Asie-Mineure. C’est par la qu’il a requ la conception millenariste qu-il va incorporer a sa vision de I’histoire. Nous trouvons d’abord chez lui l’interpretation du millenaire adamique qui vient du Livre des Jubile et que nous avons deja rencontre chez Justin. Interpretant la parole: ,,Le jour oiu vous pecherez, vous mourrez”, il en propose trois explications: ou bien ce jour represente le temps total du monde, qui n’est qu’un jour pour Dieu; ou bien ce jour repr(sente le vendredi, parce que, selon la theorie de la recapitulation d’Adam par le Christ, si le Christ est mort un vendredi, Adam a df mourir ce meme jour, et s’il a peche le meme jour (de la semaine) ou il est mort, on peut en conclure que c’est un vendredi; enfin ,,quelques-uns rapprochent la mort d’Adam du mill&naire puisqu’en effet un jour pour le Seigneur est comme mille ans; or Adam n’a pas depasse mille ans, mais il est mort dans ce temps, accomplissant la sentence portee sur son peche” (V, 23, 2; P.G. VII, 1186 A).
J’ai cite ce passage pour montrer comment la pensie d’Irenee est dans la continuite du judaisme. Mais il ne concerne qu’un detail de la typologie millenariste. C’est au contraire l’essence de celle-ci que nous trouvons un peu plus loin: ,,En autant de jours le monde a ete fait, en autant de jours il sera consomm. C’est pourquoi il est dit dans l’Ecriture: ,,Dieu acheva le sixieme jour toutes les oeuvres qu’il avait faites et il se reposa le septieme jour”. C’est la a la fois le recit (6iyraiotg) de ce qui a ete fait et la prophetie de ce qui sera. Si en effet les jours du Seigneur sont comme mille ans et ce qui a ete fait a ete acheve en six jours, il est manifeste que leur achevement est le sixieme millenaire” (Contr. Haer., V, 28, 3; P.G. VII, 1200, A-B). Nous retrouvons ici la typologie eschatologique du recit de la creation, que nous avions trouve deja dans Irenee. Elle est mise en rapport avec le texte du Psaume XXXIX, comme chez Barnabe. Ce qui est neuf ici est d’abord l’accent mis sur les six millenaires qui precedent le septieme. C’est ensuite l’affirmation explicite du caractere ,,prophetique” du recit de la Genese qui signifie a la fois le cadre chronologique de la creation et figurativement celui de la totalite du temps. Le texte latin s’arrete la. Mais le texte grec, publiC par C6telier, continue: ,,Le septieme jour, il jugera le monde; et le huitieme, qui est 1′ ailwv futur, il livre les uns aux chatiment eternels, les autres a la vie. C’est pourquoi certains psaumes sont dits ad ogdoaden”. Cette finale est vraisemblablement d’Irenee. N’oublions pas qu’Eusebe nous rapporte qu’il avait ecrit un traite Sur l’ogdoade. Elle a pu itre supprimee dans la tradition latine a cause du millenarisme explicite qu’elle enseigne. Nous y noterons la conception de la vie future comme huitieme jour, que nous avons deja rencontree dans le Second Henoch et le PseudoBarnabe. Quant au rapprochement du huitieme jour avec les Psaumes pour l’octave, que nous retrouverons dans la typologie du dimanche, Irenee nous dit qu’elle se trouvait deja chez les gnostiques (Adv. haer., I, 8, 3).
C’est principalement des six millenaires qu’il etait question dans ce texte. Mais Irenee revient plus loin sur le septieme et enseigne explicitement la doctrine du regne millenaire terrestre du Christ: ,,Lorsque l’Ant6christ aura tout devaste en ce monde, pendant son regne de trois ans et six mois, alors le Seigneur viendra du ciel dans les nuees, dans la gloire du Pere, envoyant l’Antechrist et ceux qui lui obeissent dans l’ftang de feu, apportant aux justes le temps du royaume, c’est-a-dire le repos (dvanavots), le septieme jour, sanctifie, et restituant a Abraham I’heritage promis” (XXX, 4; 1209 C). Irenee voit la la realisation de la promesse du centuple en ce monde, faite par le Christ: ,,Quel est le centuple en ce monde, sinon les temps du royaume, c’est-a-dire le septieme jour, sanctifie, qui est le vrai sabbat des justes” (XXXIII, 2, 1212 C). C’est donc ce septieme millenaire dont le sabbat est la figure prophetique. Il montre comment cette doctrine se fonde sur les prophetes, Isaie et Ezechiel, ce qui &tait deja chez Justin. II proteste contre ceux qui voudraient en donner une interpretation spirituelle. Nous retrouvons ici la pensee de Justin selon qui I’interpretation orthodoxe est celle du millenarisme terrestre. II decrit enfin, a la suite de Papias, les merveilles physiques de cette epoque. Sur tout cela je n’ai pas a insister ici. Mais nous avons dans ces pages, I’expose le plus acheve de sabbatique. Nous rencontrons ici l’exces de la typologie ,,matheenne” qui veut que les evenements corporels de l’Ancien Testament soient figures d’evenements egalement corporels du Nouveau, et non pas des realites historiques, mais spirituelles. C’est la conception contre laquelle Origene combattra, a juste titre, dans le Comm. in Joh. (X, 1 8). Elle est parfois legitime, mais parfois aussi erron6e. Origene, lui, tombera parfois dans l’erreur inverse de meconnaitre l’element historique que doit toujours conserver l’exegese spirituelle.
Cette typologie se prolongera durant le troisieme et le quatrieme siecle. Nous la trouvons partout. Elle est en Occident chez Tertullien (Adu. Marcionem, IV, 24; De anima 37), chez Saint-Hilaire (Tract. Myst. I, 41; II, 10), chez Gregoire d’Elvire (Tract. 8; Batiffol p. 95); en Syrie chez Bardesane (D. Syr., II, 61 4), chez Saint Ephrem (Explan. Gen. I), chez Aphraate (D6m. II 14; P. Syr. IV 78 et 962), dans la Didascalie: ,,Le sabbat est un symbole qui fut donne pour un temps, comme beaucoup d’autres choses furent donnees en symbole. Le sabbat est le symbole du repos. II annonce le septieme millenaire” (VI, 18, 15-18). En domaine grec, elle est combattue par Origene, mais nous la rencontrons precisement chez ceux qui, comme Irenee, y voient la doctrine traditionnelle et une typologie historique. Tel est le cas de Methode de Philippes qui combat la symbolique origeniste des mondes futurs et lui oppose le millenarisme traditionnel. De ce septieme millenaire, il voit la figure dans la fete des Tabernacles qui avait lieu au septieme mois: ,,Ce sont la des ombres qui annoncent la resurrection et I’affermissement de notre tabernacle; I’ayant retrouve immortel au septieme millenaire nous celebrerons la vraie fete des Tabernacles dans la nouvelle creation ofu les hommes n’engendrent ni ne seront engendres. En effet comme en six jours Dieu a fait le ciel et la terre et s’est repose le septieme, c’est a partir de la que nous avons requ l’ordre de celebrer le Seigneur par une fete, le septieme mois, quand les fruits sont mfrs, en symbole du septieme millenaire oh le monde sera acheve” (Symp., IX, 7; Bouwetsch 114-115). Nous avons ici une typologie nouvelle du millenarisme, celle de la fete des Tabernacles au septieme mois. – Nous retrouverons ce theme chez Gregoire de Nysse sans l’element millenariste. Nous pouvons noter le trait qui se trouvait deja chez Justin, de la cessation au septieme millenaire, de la vie sexuelle, et de l’ideal virginal de la vie d’alors (Justin, Dialogue, LXXXI, 4).
II nous reste une derniere question a considerer encore. Cette conception millenariste, devait-on la prendre au sens rigoureux et en faire la base d’une supputation chronologique? La question devait etre particulierement brilante dans les milieux oi l’attente eschatologique etait plus grande. C’est ce que nous trouvons dans les ouvres d’Hippolyte, qui est l’echo de la tradition anterieure, mais lui donne la forme achevee d’une chronologie eschatologique oI la symbolique septenaire est prise en un sens litteral: ,,II faut necessairement que lest six mille annees soient ecoulees afin que vienne le Sabbat ,le Repos, le Jour consacre, dans lequel Dieu s’est repose de toutes les oeuvres qu’il avait faites. Le Sabbat est le type et l’image (Tvzxnog xaa Ed v) du royaume futur des saints, quand ils regneront avec le Christ, quand II descendra du ciel, comme Jean I’expose dans l’Apocalypse. En effet, ,,le Jour du Seigneur est comme mille annees”. Puis donc que le Seigneur a fait l’univers en six jours, il faut que les six mille ans s’accomplissent. Ils ne sont pas encore accomplis, selon le mot de Jean: ,,Les cinq premiers sont tombes, l’un subsiste, I’autre n’est pas encore venu” (Apoc., XVII, 10). Par l’autre il designe le septieme, dans lequel sera le repos” (Comm. Dan., IV, 23).
Nous retrouvons ici le theme du Pseudo-Barnabe et d’Irenee, mais un texte apparait, tire de l’Apocalypse et qui apporte un element nouveau: les cinq premiers millenaires sont ecoules; le septieme n’est pas encore venu; I’un subsiste, c’est-&-dire qu’il y en a un dans lequel nous sommes, et qui est le sixieme. Or ici Hippolyte va preciser encore: ,,Ce qui a ete montre a Moyse dans le desert, relativement a l’arche est figure et image des mysteres spirituels, afin que, apres la venue de la verite a la fin des temps, on puisse voir que ces choses avaient leur accomplissement. Or l’arche a cinq coudees et demie: ce sont la les 5.500 ans au terme desquels le Seigneur est venu: A partir de sa naissance, 500 ans doivent s’ecouler encore pour l’achevement des 6000 ans, et alors ce sera la fin.” (Comm. Dan., IV, 24). Ici nous voici enfin en presence des dernieres precisions. II sera loisible desormais de calculer l’heure de la fin du monde. Nous aboutissons aux extremes determinations de la symbolique sabbatique, mais aussi a son echec dans un concordisme exagere.
Toutefois, ce concordisme excessif se charge chez Hippolyte d’une attente eschatologique qui lui donne une valeur religieuse. Son texte continue: ,,Que le Christ dfit paraitre en ce monde a la cinquieme et demie epoque portant I’arche incorruptible, son propre corps, Jean nous l’apprend: C’etait la sixieme heure, montrant par la la moitie du jour; or les jours du Seigneur sont de mille annees; la moitie de ces jours est donc 500. II ne lui etait pas possible de venir plus rapidement. Car le poids de la Loi etait encore la, – ni une fois le sixieme millenaire acheve. Car le bapteme (.ovteov) eft ete ferme. Mais au cinquieme et demi millenaire, afin que, pendant la moitie du temps subsistant, l’Evangile fut proclame a tout l’univers et que la sixieme jour etant accompli, la vie presente cesse” (Comm. Dan., IV, 24). Nous retrouvons ici le theme essentiel de l’eschatologie chretienne primitive, a savoir que le temps qui separe l’apparition du !Christ de la fin du monde present doit etre rempli par l’evangelisation. Seule une interpretation trop litteraliste de la symbolique sabbatique vient le fausser. Elle restera une le?on pour tous ceux qui voudront voir dans cette symbolique une chronologie rigoureuse et non pas, ce qu’elle est en realite, le symbole du caractere essentiel du christianisme d’etre une histoire sacree.
La tradition d’Hippolyte se retrouve au IVe siecle chez Lactance. Ses Institutions divines nous presentent un millenarisme aussi concordiste que le sien et plus materialiste: ,,Apres la Resurrection, le fils de Dieu regnera mille ans parmi les hommes et les gouvernera par un gouvernement tres juste. Ceux qui vivront alors ne mourront pas, mais pendant mille ans engendreront une multitude innombrable; quant aux ressuscites, ils presideront aux vivants comme des juges. Alors le soleil deviendra sept fois plus brulant que maintenant. La terre manifestera sa fecondite et produira spontanement des moissons abondantes. Le miel ruisselera des montagnes, le vin coulera dans les ruisseaux. Le monde enfin sera dans la joie, libere de l’empire du mal. Les betes ne se nourriront plus de sang… Enfin aura lieu alors ce que les poetes racontent avoir eu lieu a l’age d’or sous le regne de Saturne. 6 Leur erreur vient de ce que les prophetes pr&sentent la plupart des choses futures comme deja passees … Si quelqu’un demande maintenant quand arriveront les choses dont nous parlons, je dirai que, comme je l’ai dCeja expose, que ceci doit arriver apres l’achevement de six millenaires et que desormais ce jour final de la consommation derniere approche” (De Div. Inst., XXIV; P.L. VI, 810-811).
- 6 Sur le detail des sources de ces divers traits, qui sont a la fois Isaie (le soleil qui brfle sept fois plus, XXX, 26), Hesiode (Trav. 117) et Ovide (Met. I, 102) pour la fecondite de la terre, voir Cumont, La fin du monde selon les mages occidentaux, Rev. Hist. Rel. 1931, p. 89.
On voit qu’ici les promesses d’Isaie sont entendues au sens le plus materiel du mot. Nous sommes en plein messianisme temporel a l’interieur du christianisme. Par ailleurs, Lactance continue les calculs de Jules Africain et de Hippolyte. Si le Christ est ne au milieu du sixieme millenaire, il ne restait plus que trois cent cinquante ans au monde pour Hippolyte, et avec Lactance on peut dire que la fin approche. Nous sommes ici a nouveau dans une chronologie eschatologique. La derniere remarque importante de Lactance – et celle-ci d’un tout autre ordre et plus profonde – est que ce que les poetes ont projete aux origines de l’humanite dans le mystere de l’age d’or, doit en realite se realiser a la fin. C’est l’illusion du Paradis perdu, de l’innocence, consideree comme liee a une enfance de l’humanite ou de l’homme irremediablement perdue, alors qu’elle est au contraire la fin vers laquelle nous sommes en marche. Nous remarquerons d’ailleurs que pour Lactance, comme pour Eusebe, l’humanite primitive (non celle d’avant le peche d’Adam, mais celle d’avant la Loi mosaique) a connu cet age d’or et que le Christ ne fait que ramener les Saturnia regna. II y a ici une contamination serieuse de la vision chretienne de l’histoire par la conception hellenique de l’age d’or, oiu Lactance manifeste son manque de philosophie de I’histoire 7.
- 7 A l’influence d’Irenee et de l’apocalyptique judeo-chretienne, il faut ajouter ici celle de l’Apocalypse iranienne du Pseudo-Hystaspe, que Lactance a connue (Ep. Inst., 61). Voir la-dessus Cumont-Bidez, Mages hetlenises, I, p. 219; Cumont, La fin du monde d’apres les mages occidentaux, Rev. Hist. Rel., 1931, p. 29 sqq. et surtout, p. 68 et suiv. oii Cumont etudie l’usage fait par Lactance, de l’apocalyptique d’Hystaspe.
Cette conception du septieme millenaire s’inscrit d’ailleurs chez Lactance dans une vision generale de I’histoire en tant que realite definie par les sept millenaires. Critiquant Platon et les philosophes qui disent ,,que de nombreux milliers de siecles se sont ecoules depuis la creation du monde”, il declare que ,,nous, qui sommes formes par les Saintes Ecritures a la science de la verite, nous connaissons le commencement et la fin du monde” (VII, 14). Et cette connaissance scripturaire du temps est celle-ci: ,,Puisque en six jours toutes les oeuvres de Dieu ont ete achevees, il faut que ce monde demeure dans cet etat pendant six siecles, c’est-a-dire pendant six mille ans. En effet le ,,grand jour” de Dieu est defini par un cycle de 1.000 ans, comme le dit le Prophete: Devant tes yeux, Seigneur, mille ans sont comme un jour. Er de meme que Dieu a travaille pendant ces six jours a de si grandes oeuvres, de meme il est necessaire qu’a la fin du sixieme millenaire, toute malice disparaisse de la terre, que la justice regne mille ans et qu’il y ait tranquillite et repos des travaux que le monde supporte deja depuis longtemps. Et de meme que, ayant acheve tout ce qu’il avait pré pare pour son usage, Dieu a forme I’homme en dernier, le sixieme jour, ainsi maintenant, au sixieme grand jour, I’homme veritable est forme a la justice” (VII, 14). Nous retrouvons ici la conception ireneenne et hippolytienne du Christ et de son Eglise apparaissant dans le sixieme millenaire, comme l’homme au sixieme jour. Lactance depend ici de Philon, qui lui-meme depend des stoiciens. Mais il introduit dans cette perspective sa chronologie millenariste. II suffit de comparer ce passage a celui de Gregoire de Nysse qui lui est parallele (De Opificio hominis, I; P.G. XLIV, 132 B), pour voir la difference du courant occidental et du courant oriental.
- 8 Voir aussi Commodien, Carmen apol., 791 sqq.; Victorin de Pettau, De fabrica mundi, VI.
Nous pouvons resumer maintenant les resultats de notre enquete. Tandis que la tradition orientale interpretait de fagon symbolique le septenaire biblique comme figure du temps total du monde, a quoi s’oppose le huitieme jour eternel, la tradition occidentale, plus realiste et historique, continuait de chercher dans la semaine biblique une clef de la succession des epoques historiques. Nous avons vu que cette interpretation de la semaine, comme figurant les sept millenaires qui constituent l’histoire du monde, avait son origine dans le milieu pharisien des apocalypses. C’est par les contacts de certains des premiers disciples du Christ, ceux qu’Irenee appelle les presbytres en un sens qui n’est pas le sens hierarchique, avec ces milieux, que la fa?on de penser millenariste avait fait partie de la mentalite du christianisme le plus ancien. C’est ainsi que nous la trouvons chez un Papias. Par suite, elle avait ete particulierement chore aux chr6tiens les plus traditionalistes, qui y voyaient un heritage du christianisme primitif. C’est ainsi que nous l’avons rencontr&e chez un Irenee, un Hippolyte, un Tertullien. II est remarquable que des le debut ce sont les vieux maitres occidentaux: un Irenee a Lyon, un Justin ou un Hippolyte a Rome, qui aient represente cette tradition. On peut donc considerer qu’elle constitue l’interpretation occidentale de la symbolique de la Semaine comme interpretation religieuse de l’histoire, du moins jusqu’a Saint Augustin. Cette conception, Saint Augustin l’acceptera d’abord, puis, a force de reflexion, il la surmontera. Il marquera ici un tournant capital de la pensee occidentale, ou elle se detache d’un archai’sme qui la paralysait et s’oriente vers une construction autonome. C’est le Moyen-Age qui commence.