L’Histoire de la communauté chrétienne / nazoréenne de jérusalem des origines à 135 — Simon C. Mimouni

Voici une étude sur les débuts du christianisme, donnée en guise d’introduction. Il s’agit de décrire rapidement la première communauté chrétienne, fondée par Jésus selon l’auteur, donnant ainsi un cadre historique à la formation du christianisme. Texte publié sur https://journals.openedition.org/asr/230 .


1Cette recherche n’a jusqu’à présent fait l’objet que d’introductions : ainsi, l’introduction générale a été suivie l’an passé d’une introduction géographique ainsi que d’une introduction historique.

  • 1  S. C. Mimouni, « Jérusalem dans les consciences juives (y compris les mouvances chrétiennes) aux i(…)

2Cette année, on a commencé par se pencher, dans des prolégomènes, sur l’image de Jérusalem dans les consciences judéennes (y compris les mouvances chrétiennes) aux ier‑iie siècles de notre ère à partir d’éléments qui ont déjà été publiés dans un article mais qui ont été complétés et remaniés1. On a ensuite essayé d’épuiser la matière de trois préliminaires consacrés (1) à l’examen des documents, (2) à l’examen des recherches et (3) à la présentation de la figure de Pierre entre Jérusalem et la Galilée.

3La question des documents relatifs à la communauté chrétienne de Jérusalem posant de nombreux et épineux problèmes, ils ont demandé, par conséquent, dans des présentations générales, des appréciations critiques en fonction de points de vue très spécifiques. Les Actes des Apôtres, qui représentent la principale et souvent l’unique source d’informations, ont donc fait l’objet d’une évaluation critique sur le plan de leur valeur historique. Il en a été de même pour l’œuvre d’Hégésippe et pour celle de Jules l’Africain dont les apports ne sont guère à négliger – même si, au fond, elles n’apportent rien de plus pour la période antérieure à Jacques le Juste. Il a été aussi question de l’Épître de Jacques et de l’Épître de Jude qui, si l’authenticité de leurs auteurs respectifs était reconnue, seraient originaires de Jérusalem. Il a été encore question de la littérature canonico‑liturgique, des littératures pseudo‑clémentine et pseudo‑jacobienne ainsi que des littératures arménienne et géorgienne, moins connues mais dont l’intérêt n’est pas moindre.

4La question des recherches relatives à la communauté chrétienne de Jérusalem a demandé l’établissement d’une distinction entre approches historiques et approches théologiques : une distinction difficile car peu de critiques, dans leurs travaux, se sont strictement limités aux unes ou aux autres.

5Toujours dans ces préliminaires, la figure de Pierre entre Jérusalem et la Galilée a été présentée non pas pour la maintenir dans la recherche mais pour l’éliminer – par manque de temps, il n’a cependant pas été possible de traiter de cette question au cours de l’année.

6Outre des introductions, des prolégomènes et des préliminaires, cette recherche sur la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux ier‑iie siècles a été répartie en treize parties et non pas en douze comme cela avait été initialement prévu. Il ne paraît pas inutile de donner, dans ses grandes lignes, un aperçu global du parcours de la recherche qui sera conduite au cours des deux prochaines années.

7Dans une première partie, il s’agira d’examiner les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem à partir des sources évangéliques d’ordre canonique, qui sont, apparemment, les plus anciennes. Elles seront analysées autant du point de vue littéraire que du point de vue topologique, c’est‑à‑dire sur le plan de leur localisation dans Jérusalem et ses environs. On donnera aussi un status quaestionis sur la tradition du dernier repas de Jésus avec ses disciples qui paraît être l’action fondatrice primordiale de la communauté de Jérusalem.

8Dans une deuxième partie, il s’agira d’aborder les traditions relatives à la mort de Jésus à Jérusalem à partir des sources évangéliques d’ordre canonique, sans doute les plus anciennes, et d’ordre apocryphe. L’examen, là encore, sera mené tant du point de vue littéraire que du point de vue topologique avec la localisation du Prétoire de Pilate, du Golgotha et du Calvaire.

9Dans une troisième partie, on présentera les traditions relatives à la famille de Jésus à travers (1) la question des parents de Jésus, (2) la question des frères et sœurs de Jésus, (3) la question de Judas Thomas l’hypothétique frère jumeau de Jésus et (4) la question de Jésus premier-né de Marie.

  • 2  S. C. Mimouni, « La tradition de la succession “dynastique” de Jésus », dans B. Caseau – J.‑C. Che (…)

10Dans une quatrième partie, on analysera la tradition de la succession de Jésus, notamment le cas de la tradition sur Conan le Martyr – à partir d’un article déjà publié2. On se demandera comment les apôtres de Jésus à travers Pierre – ont abandonné leur primauté aux parents de Jésus – à travers Jacques. En d’autres termes : comment et pourquoi le pouvoir de la communauté est‑il passé, comme le montrent les sources en dehors des Actes des Apôtres, à Jacques le frère du Seigneur et non pas à Pierre l’apôtre du Seigneur ?

  • 3  S. C. Mimouni, « La tradition des évêques chrétiens d’origine juive de Jérusalem », Studia Patrist (…)

11Dans une cinquième partie, on examinera la tradition des évêques judéo‑chrétiens de Jérusalem – à partir d’un article déjà publié3.

12Dans les sixième et septième parties, on abordera les traditions sur Jacques le frère de Jésus (avec le Martyre) et sur Siméon le cousin de Jacques (avec le Martyre). Dans le cadre de la septième partie, il sera question, à titre d’hypothèse, du cas de l’énigmatique Théboutis de Jérusalem, qui serait à l’origine de la formation du groupe des ébionites issu d’une scission d’avec le groupe des nazoréens.

13Dans une huitième partie consacrée aux débuts de la communauté de Jérusalem, l’attention se portera sur son organisation (les apôtres et les parents de Jésus), sur sa composition (les Hébreux et les Hellénistes) et sur son développement (notamment avec une étude de l’affaire d’Ananie et de Saphire). On jettera aussi un éclairage sur les institutions de la communauté telles qu’elles se font jour dans les Actes des Apôtres mais aussi dans la littérature canonico‑liturgique : principalement sur le ministère des apôtres, des prophètes, des docteurs, des presbytres, des diacres et des épiscopes. On abordera également les informations sur la communauté, toujours selon les Actes des Apôtres avec une présentation de son origine (l’ascension) et une présentation de son évolution (les sommaires).

14Dans les neuvième et dixième parties, on examinera les conflits – externes et internes – auxquels a été confrontée la communauté de Jérusalem, principalement entre les années 30 et 50. Parmi les conflits externes, on distinguera entre, d’une part, les arrestations de Pierre et Jean, puis des apôtres et, d’autre part, la persécution des Hellénistes à travers l’exécution d’Étienne ainsi que la persécution des Hébreux à travers l’exécution de Jacques et la fuite de Pierre. Parmi les conflits internes, la distinction sera établie entre, d’une part, la mission de Pierre en Palestine et les suites de la conversion de Corneille et, d’autre part, le conflit d’Antioche et l’assemblée de Jérusalem qui lui a fait suite.

  • 4  S. C. Mimouni, « La tradition de la migration de la communauté chrétienne d’origine juive de Jérus (…)

15Une onzième partie sera consacrée à la tradition de la fuite de la communauté de Jérusalem à Pella – à partir d’un article en cours de publication4.

16Une douzième partie sera consacrée à certaines doctrines de la communauté de Jérusalem dans ses réactions face à des scissions qui se sont produites après son retour de Pella, notamment à partir des épîtres canoniques de Jacques et de Jude. La doctrine des « Deux Voies » sera notamment présentée, car elle est caractéristique des doctrines chrétiennes d’origine judéenne originaires de la Ville Sainte.

17Dans une treizième et dernière partie, on se penchera sur certaines traditions de Jérusalem au ive siècle et sur leur caractère éventuellement judéo‑chrétien, notamment sur l’Invention des Reliques d’Étienne, l’Invention des Reliques de Jacques et l’Invention des Reliques de la Croix.

18Dans la conclusion générale, il sera question des évêques pagano‑chrétiens de Jérusalem au iie siècle dont la liste, transmise par Eusèbe de Césarée, n’est pas sans soulever des problèmes insolubles.

19On peut discuter de l’ordre des parties qui n’est pas nécessairement chronologique : il se peut d’ailleurs qu’il change au cours de la recherche.

20Dans l’ensemble, les problématiques seront plutôt posées et pensées, la plupart du temps, d’un point de vue historique mais sans négliger pour autant le point de vue doctrinal, même si ce dernier est somme toute secondaire dans l’approche envisagée.

21Le sujet n’a jamais fait l’objet d’une recherche systématique d’un point de vue historique.

  • 5  J. Vermeylen, Jérusalem, centre du monde. Développements et contestations d’une tradition biblique(…)

22Le livre récemment publié par Jacques Vermeylen5 montre assez quelles sont les limites proposées par un point de vue théologique, lequel doit nécessairement déboucher sur une herméneutique. Dans ce travail, l’auteur, professeur à la faculté de théologie de l’Université catholique de Lille, propose un parcours dans les textes bibliques, Ancien et Nouveau Testaments, qui traitent cette tradition à travers ses partisans et ses opposants. Dans une première partie, sont examinés le monde du Temple et la pratique des pèlerinages, le motif littéraire de l’assaut de tous les peuples contre Sion et celui, symétrique, de la montée pacifique des mêmes peuples au même lieu – apparaît aussi la figure antagoniste de Babylone, centre d’un monde hostile, et la question de la réforme centralisatrice du roi Josias. Dans une seconde partie, sont présentés les prophètes qui dénoncent les illusions liées à l’idéologie du Temple – illusions qui occultent les exigences de la justice sociale et d’une croyance qui doit s’incarner dans le politique et non pas dans le divin. Pour l’auteur, la Bible apparaît comme le livre d’un débat qui porte sur les questions les plus fondamentales : l’image du Dieu d’Israël, le rapport au pouvoir, les relations entre nations ou groupes religieux. C’est une étude d’exégèse qui est ici posée sur la table de travail : aussi excellente soit‑elle, elle demeure nécessairement celle d’un théologien et non pas celle d’un historien.

23J. Vermeylen rappelle que Jérusalem est le point focal du conflit israélo-palestinien et, plus largement, du contentieux proche‑oriental, et il souligne que, consciemment ou non, les parties en présence mettent en œuvre un imaginaire traditionnel, qui s’exprime déjà dans bon nombre de textes bibliques. Jérusalem et son sanctuaire forment le centre d’un immense système symbolique qui donne sens à des pratiques cultuelles, légitime la hiérarchie sociale et correspond à un désir de pouvoir et de puissance.

24J. Vermeylen formule un message d’espoir pour tous les hommes de Jérusalem et de Terre Sainte, Palestiniens comme Israéliens, qui aspirent à la paix. Il est évident que l’objectif de l’historien est tout autre, même s’il peut être d’accord avec ce message : mais cela relève, pour lui, d’un registre totalement différent !

25L’historien fait l’histoire de la mémoire sur Jérusalem, il ne doit surtout pas poursuivre le tracé et ajouter une pierre… L’historien doit au contraire déconstruire les échafaudages qui reposent nécessairement sur des présupposés idéologiques : il doit dire ce qui a été et non pas présenter ce qui a servi tel ou tel engagement.

26Dans l’introduction à la recherche de cette année, on a proposé un panorama des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine afin de résumer un certain nombre de points qui la conditionnent que l’on reprend ici.

Les communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine au cours des deux premiers siècles de notre ère

27Dresser l’histoire des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine, c’est toucher à la naissance du christianisme, ce qui n’est pas chose aisée, étant donné l’état parcellaire de la documentation : de ce fait, on est obligé de procéder par touches successives, sans pouvoir tenter une réelle synthèse.

28Jésus n’est pas le fondateur du christianisme en tant que religiosité indépendante. Il est tout au plus le fondateur de la communauté chrétienne de Jérusalem dans le cadre du judaïsme de son temps, lequel apparaît comme relativement éclaté étant donné les divers groupes de pensée et de pression qui le traversent (esséniens, pharisiens, sadducéens et autres). C’est pourquoi, parler des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine implique de se pencher sur les disciples de Jésus, les grandes figures comme Jacques le Juste, Pierre et Paul, qui ont diffusé progressivement son message à travers les milieux judéens comme à travers les milieux grecs.

29En 30 de notre ère, à Jérusalem, Jésus de Nazareth, qui est depuis deux ans prédicateur itinérant originaire de Galilée prophétisant l’annonce de l’imminence du Règne de Dieu, est arrêté, jugé et exécuté pour des raisons politico‑religieuses – Ponce Pilate étant préfet de la province romaine de Judée. Au lendemain de la mort de leur maître, ses disciples, dans un premier moment, paraissent s’être dispersés à travers toute la Palestine. Toutefois, on les retrouve, dans un second moment, à Jérusalem, proclamant qu’a été ressuscité « celui » qui a été crucifié. Ils annoncent un temps nouveau et l’imminence, lors du retour de Jésus, de la réalisation de l’antique promesse de salut faite par le Dieu d’Israël aux ancêtres de son peuple. Un mouvement religieux aux origines prophétiques et aux tendances de plus en plus messianiques est en train de naître. Il est constitué par des Judéens qui, disciples de Jésus, vivent de son Esprit, dont ils héritent la puissance créatrice, guérissant les malades et expulsant les démons comme leur maître l’a fait avant eux.

30On est à Jérusalem, la ville sainte du judaïsme, alors sous domination romaine depuis près d’un siècle. La nouvelle communauté des disciples de Jésus est relativement peu homogène puisque constituée par des Judéens venus d’horizons extrêmement divers dont certains sont de culture et de langue hébraïques (les Hébreux) et d’autres de culture et de langue grecques (les Hellénistes). Elle subsiste grâce à la mise en commun des biens vendus pour satisfaire aux besoins de tous, et semble avoir comme centre une « synagogue » située sur le Mont Sion, dans le lieu même où Jésus a pris son dernier repas avec ses disciples les plus proches (désignés par le terme technique d’apôtres).

31Les nouveaux adeptes sont admis dans le groupe des « saints », appellation qu’ils se donnent, par une initiation sous forme d’une ablution lustrale – un baptême au nom de Jésus le Messie. Ses membres fréquentent le Temple avec assiduité, comme c’est le cas, par exemple, pour son premier responsable, Jacques le Juste, le frère de Jésus.

32Cette communauté est parfois persécutée par les autorités religieuses judéennes : ce qui obligera certains de ses membres à la dispersion, laquelle conduira à la diffusion du message du Règne de Dieu parmi les communautés judéennes de la Diaspora.

33Un chrétien d’origine judéenne de langue grecque, Étienne, est condamné, en 33, à la lapidation pour blasphème contre le Temple. Sans doute la même année, Paul de Tarse, un Judéen de culture et de langue grecques originaire de la Diaspora, devient membre du mouvement des disciples de Jésus : il sera un des plus grands missionnaires chrétiens connus. Ces mêmes chrétiens répandent alors ce qu’ils considèrent comme la « bonne nouvelle » (c’est‑à‑dire l’Évangile de Jésus le Messie) : c’est ainsi, par exemple, qu’en 33, Philippe, un des Sept choisis par les Hellénistes pour le « service des tables » (= l’intendance de leur communauté), la propage en Samarie ; c’est ainsi, autre exemple, que des chrétiens d’origine judéenne, de culture et de langue grecques, sont amenés, en 34, à créer une communauté à Antioche où les croyants recevront pour la première fois le nom de « chrétiens », c’est‑à‑dire « messianistes ».

34Des chrétiens d’origine judéenne de langue hébraïque comme Pierre et Jacques, le frère de Jean et non pas de Jésus, sont également persécutés en 43‑44 : le second est exécuté par décapitation sur ordre d’Hérode Agrippa Ier, tandis que le premier est contraint à la fuite dans des conditions présentées comme miraculeuses. Pierre est alors amené à propager cette même « bonne nouvelle » de la croyance messianique en Jésus jusqu’à Rome, la capitale impériale.

35Jacques le Juste est aussi exécuté par lapidation, en 62, sur ordre du grand prêtre alors en exercice (Anan), pour violation de la Loi de Moïse, lors d’une vacance de la procuratèle romaine (entre Festus et Albinus). La communauté de Jérusalem paraît alors désorganisée et contrainte à se réfugier à Pella (Transjordanie) en 68, durant le siège de la ville par les légions romaines : elle n’y reviendra partiellement qu’après 70.

36La diffusion du message chrétien a été réalisée dans un premier temps en milieu judéen, puis dans un second temps en milieu grec. Mais il convient de préciser que la plupart des non Judéens touchés par ce message ont été en réalité des Grecs déjà sympathisants au judaïsme, relativement nombreux à cette époque dans les communautés judéennes de l’Empire romain, et non pas de Grecs méconnaissant le judaïsme et adhérant directement au christianisme – comme on le dit souvent.

37Des années 30 à 135, l’entrée des Grecs dans les communautés sera cause de difficultés puis d’affrontements entre les différentes tendances traversant le mouvement chrétien.

38Jacques, Pierre et Paul se trouvent au centre des conflits dont les enjeux peuvent se résumer en ces termes : la nouvelle croyance messianique doit‑elle imposer les observances judéennes aux Grecs, et notamment la circoncision ? Les réponses semblent avoir été diverses et graduées : les observances demeurent pour les Judéens mais ne sont pas nécessairement à imposer aux Grecs – les uns et les autres devant toutefois partager la même table, au moins durant l’eucharistie.

  • 6  Pour une autre perspective, moins classique, voir S. C. Mimouni, La circoncision dans le monde jud (…)

39Avant le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem, en 49‑50, où Jacques et Pierre d’une part et Paul d’autre part se sont affrontés sur cette question, à Césarée, Pierre a fait entrer parmi les « saints » un incirconcis et toute sa maison, ce qui l’a obligé à fournir une explication auprès de la communauté de Jérusalem : il s’agit de Corneille, un centurion déjà sympathisant du judaïsme6.

40La répartition des champs de mission entre Pierre et Paul est une idée qui apparaît tardivement dans la littérature chrétienne : de fait, entre ces deux grandes figures, il y a concurrence dans la propagation du message chrétien – on peut le constater en Anatolie et en Grèce, mais aussi à Rome. Sans compter que des envoyés de Jacques le Juste ont joué un rôle non négligeable dans cette concurrence. Dans la réalité, il y a conflit des interprétations entre les uns et les autres : certains considérant que la croyance seule au Messie suffit au salut – c’est le cas pour Paul, en ce qui concerne uniquement les chrétiens d’origine grecque –, d’autres estimant, au contraire, que l’observance et la croyance conjointes à la Loi et au Messie sont nécessaires – c’est le cas pour Jacques et dans une mesure apparemment moindre pour Pierre.

41Quoi qu’il en soit, dans les années 60 de notre ère, on trouve partout des chrétiens dans le monde de l’Orient romain, mais aussi dans la ville de Rome et sans doute ailleurs en Occident. Ils ne sont probablement pas nombreux et pratiquent le secret pour se protéger de toutes parts. Mais s’ils constituent des communautés dispersées, ils partagent essentiellement d’une manière ou d’une autre la croyance que Jésus est le Messie ou Christ envoyé par le Dieu d’Israël et que nonobstant sa mise à mort il a été arraché aux puissances des ténèbres pour siéger à la droite de son Père, envoyant son Esprit capable de transformer les cœurs et de pardonner les péchés dans l’attente de son retour prochain.

42Ces communautés sont encore dans le judaïsme, et ce malgré la présence en leur sein de chrétiens d’origine grecque.

43Durant une période difficile à déterminer avec précision, elles resteront dans le giron du judaïsme, malgré les conséquences des révoltes judéennes contre Rome de 66‑74, de 115‑117 et de 132‑135. De fait, il devient de plus en plus difficile de parler de christianisme, en tant que religiosité constituée et plus ou moins acceptée si ce n’est reconnue, avant la seconde moitié du iie siècle – et ce dans le meilleur des cas. Auparavant, le christianisme est soit dans le judaïsme, soit hors du judaïsme, mais sans constituer pour autant une religiosité déliée de ses racines judéennes.

44Au milieu du iie siècle, le christianisme acquiert son autonomie relative à l’égard du judaïsme, sans même avoir à couper les ponts : cette religiosité n’a pas vraiment de date de naissance, car son édification a duré plus d’un siècle, jusqu’à cet essai d’émancipation un divorce – qui ne sera jamais prononcé, malgré les excommunications réciproques.

45La séparation ou la rupture (?) d’avec le judaïsme sera le résultat d’un parcours semé de conflits qui prendront d’abord une forme interjudéenne (entre Judéens chrétiens et Judéens non chrétiens) avant de revêtir ensuite une forme antijudéenne (entre « chrétiens » de toutes origines et Judéens non chrétiens).

46Au cours du iie siècle, on assiste à la marginalisation des communautés chrétiennes d’origine judéenne (formant ce que l’on appelle le judéo‑christianisme) au profit des communautés chrétiennes d’origine grecque (formant ce que l’on appelle le pagano‑christianisme) : ce seront ces dernières qui s’érigeront progressivement en « Grande Église ».

47Durant les années 30‑150/180, les chrétiens n’ont pas encore réalisé l’utopie de l’unité, même si les sources transmises par ceux qui déclarent appartenir à la « Grande Église » affirment évidemment le contraire. De fait, le christianisme de la « Grande Église » s’est construit, tout au long des iie et iiie siècles, en élaborant des concepts nouveaux comme ceux de l’hérésie et du dogme. Ces derniers lui ont permis de se construire aux dépens des autres tendances renvoyées alors dans l’ombre de la marginalité, aussi bien judaïsantes (nazoréens, ébionites, elkasaïtes…) que gnosticisantes (basilidiens, valentiniens…) ou marcionites (Marcion), montanistes (Montan) qu’encratites (Tatien).

48C’est dans ce cadre, dont on n’a fait que brosser un panorama substantiel mais rapide, qu’il convient de placer l’histoire de la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem.

49En particulier c’est par rapport aux groupes des nazoréens et des ébionites que doit être située cette première communauté. En effet, il est assez vraisemblable que c’est à Jérusalem que se sont constitués ces deux groupes alors qu’ils sont encore unis sous l’étiquette de « croyants », ma’aminim en hébreu et pistoi en grec, et sous la houlette de Jacques le Juste. Une rupture est cependant intervenue dans ce groupe lors des événements qui ont entouré la destruction du Temple de Jérusalem, et une partie est entrée en sécession, prenant ou recevant alors l’étiquette d’« ébionites », ce qui signifie les « pauvres ».

50C’est pourquoi, il convient de situer les orientations doctrinales de cette communauté de Jérusalem non loin de celles qui ont été attribuées postérieurement aux nazoréens et aux ébionites. Il est certain que ces deux groupes ont par la suite évolué de manière divergente.

51Il y a cependant de fortes chances pour que le groupe ébionite ait conservé des formes doctrinales plus anciennes que celles qu’on retrouve dans le groupe nazoréen : ces dernières paraissent en effet avoir fortement évolué, notamment sur la manière de se représenter la messianité de Jésus puisqu’elle n’est pas tellement différente de celle que l’on rencontre dans l’Évangile selon les Hébreux ou dans l’Évangile selon Matthieu – des textes qui proviennent plus ou moins de ce groupe, à la différence près que le premier est une composition des nazoréens de Palestine (Jérusalem) et le second une composition des nazoréens de la Diaspora (Antioche) – du moins si l’on suit les acquis les plus récents de la recherche.

52Autrement dit, lors de la scission d’avec les nazoréens, ce qu’il convient maintenant d’appeler les ébionites ont emporté et conservé les orientations doctrinales qu’ils ont précédemment partagées avec le groupe dont ils sont issus.

53On peut évidemment douter que les ébionites aient conservé intactes les orientations doctrinales de l’époque de leur scission avec les nazoréens, mais rien ne permet réellement de penser le contraire.

  • 7  Voir S. C. Mimouni, Les fragments évangéliques judéo-chrétiens « apocryphisés ». Recherches et per (…)

54Quoi qu’il en soit, afin d’éclaircir ces points qui sont fondamentaux pour comprendre l’insertion de la communauté chrétienne de Jérusalem dans le mouvement des disciples de Jésus en pleine évolution, il conviendra de se pencher de manière succincte sur l’Évangile selon les Hébreux et sur l’Évangile selon les Ébionites, qui semblent représenter, contrairement à ce qui est souvent avancé par les exégètes, des formes du message chrétien qui sont au moins contemporaines des formes transmises par les évangiles synoptiques, si ce n’est antérieures7 à celles-ci.

55Ce panorama montre un certain nombre d’avancées par rapport aux recherches engagées dans ce séminaire depuis des années. On pourrait pointer ces avancées qui sont autant de différences par rapport à des publications personnelles dont certaines sont récentes.

56Les chrétiens d’origine judéenne ont profondément marqué la pensée
chrétienne, y compris celle qui se donne comme opposée au judaïsme. Il est de plus en plus clair que les chrétiens de la tendance gnosticisante, qu’ils aient été d’origine judéenne ou grecque, ont été assez proches des pharisiens/tannaïtes mystiques aux opinions plus ou moins antinomistes de la même époque – l’Évangile de Judas, récemment mis au jour, le montre assez.

57Par delà les difficultés que cela suscite, c’est le signe d’une vitalité dans un domaine qui a peu bougé durant longtemps.

58De ce fait, un principe a été mis au jour récemment : toute tradition ou toute doctrine, qu’on retrouve dans les textes, doit être contextualisée dans l’espace et dans le temps – et ce, de manière précise – autant que faire se peut.

59Il ne sert à rien, pour l’historien, d’étudier un texte d’un point de vue littéraire et d’un point de vue doctrinal s’il n’est pas possible de le situer dans l’espace et dans le temps car ses motivations ne relèvent d’aucune herméneutique.

60C’est ainsi, par exemple, qu’il faut se prononcer de manière précise sur des textes comme l’Épître de Jacques ou l’Épître de Jude que l’on situe de plus en plus à Jérusalem – peu avant l’an 70 pour le premier, peu après pour le second – et dont l’attribution à Jacques ou à Jude, de la famille de Jésus, est de moins en moins contestée.

61En matière d’histoire des textes et des idées, il faut sortir des sentiers battus balisés par les a priori d’ordre théologique. Les textes canonisés ne sont sans doute pas les plus anciens de la littérature chrétienne, même s’ils sont les mieux transmis. Ils sont devenus normatifs pour de tout autres raisons, notamment la détermination d’une orthodoxie face à des hétérodoxies.

Notes

1  S. C. Mimouni, « Jérusalem dans les consciences juives (y compris les mouvances chrétiennes) aux ier‑iie siècles de notre ère », dans A. Le Boulluec (éd.), À la recherche des villes saintes, (actes du colloque franco‑néerlandais “Les villes saintes”, Collège de France, 10‑11 mai 2001), Brepols (“Bibliothèque de l’école pratique des hautes études, sciences religieuses” 122), Turnhout 2004, p. 63‑81.

2  S. C. Mimouni, « La tradition de la succession “dynastique” de Jésus », dans B. Caseau – J.‑C. Cheynet – V. Déroche (éd.), Pèlerinages et lieux saints dans l’Antiquité et le Moyen Âge. Mélanges offerts à Pierre Maraval, AHCHCB, Paris 2006, p. 291‑304.

3  S. C. Mimouni, « La tradition des évêques chrétiens d’origine juive de Jérusalem », Studia Patristica XL, Fourteenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford 2003, Louvain 2006, p. 447‑446.

4  S. C. Mimouni, « La tradition de la migration de la communauté chrétienne d’origine juive de Jérusalem à Pella », pour les Mélanges Laperroussaz (à paraître).

5  J. Vermeylen, Jérusalem, centre du monde. Développements et contestations d’une tradition biblique, Le Cerf (“Lectio divina”), Paris 2007.

6  Pour une autre perspective, moins classique, voir S. C. Mimouni, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d’un conflit interne au judaïsme, Peeters, Paris/Louvain 2007, p. 161‑174.

7  Voir S. C. Mimouni, Les fragments évangéliques judéo-chrétiens « apocryphisés ». Recherches et perspectives, Gabalda, Paris 2006.


 

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