Approches modernistes et approches littéralistes du Coran, même faille méthodologique ?

Approches modernistes et approches littéralistes du Coran, même faille méthodologique ?

Au moment où on reproche aux adeptes de l’interprétation littéraliste du Coran d’enfermer le texte dans une historicité « passée » idéalisée (la communauté arabe du Prophète et des Compagnons du VIIe siècle), certains penseurs musulmans de notre époque que l’on peut qualifier de « réformistes modernes » vont, quant à eux, aborder le texte coranique à travers le prisme de la modernité et l’enfermer ainsi dans une autre historicité idéalisée : le « présent » avec sa pensée hégémonique dite moderne.

Certains vont alors puiser dans les réserves sémantiques de la langue arabe (ou dans les langues sémitiques en général) afin de tenter de le rendre conforme à cette modernité… d’autres vont reléguer en arrière-plan le sens apparent des passages qui poseraient problème pour ne retenir que le sens « finaliste » (finalités voulues par Dieu) à la suite d’une analyse méthodique qui se veut être « objective » et conforme aux intentions divines. D’autres vont carrément se détacher d’une partie plus au moins large du texte sous prétexte de remaniements humains du discours divin original… ou alors le réduire à un discours mi-humain mi-divin (formulation prophétique d’inspiration divine) inscrit dans une temporalité, ce qui limite/annule sa porté universelle. Plus récemment encore, une nouvelle conception théorique (Cyrille Moreno al-Ajamî) remet carrément en question le phénomène interprétatif et soutient que le texte coranique possède un « sens littéral objectif » que l’on peut déterminer grâce à une méthodologie « scientifique » pragmatique que propose l’auteur de cette thèse…Parmi les travaux académiques critiques qui se sont intéressés aux méthodes réformistes modernes : celui de Selami Varlik dont la thèse a porté sur Fazlur Rahman, l’une des principales figures réformistes du XXe siècle, dont le projet herméneutique consistait à « proposer une nouvelle méthode d’interprétation du Coran qui entend connaître avec certitude le sens objectif du texte »

Introduction de l’article portant sur l’analyse détaillée du travail de Fazlur Rahman :

« Le sens objectif du Coran à l’épreuve de l’historicité‪ » par Selami Varlik (Maitre de conférence en philosophie à l’Université d’Istanbul, chercheur associé au Fonds Ricœur – Paris)

https://journals.openedition.org/assr/26962

« Peu connu en France, Fazlur Rahman est l’une des principales figures du réformisme islamique du ‪xx‪‪e‪ siècle‪. Exclusivement rédigée en anglais, son œuvre a été traduite dans de nombreux pays musulmans, où il contribua grandement à la diffusion de l’approche historiciste du Coran. Le projet herméneutique de cet intellectuel indo-pakistanais est de proposer une nouvelle méthode d’interprétation du Coran qui entend connaître avec certitude le sens objectif du texte. Pour Rahman, ce dernier ne saurait être confondu avec le sens littéral, étant donné que la lettre qui a une dimension historique est aujourd’hui parfois dépassée. Or, le sens véritable du Coran, correspondant à l’intention divine, est lui en accord avec les valeurs universelles du monde moderne. Ayant enseigné la pensée islamique à l’université de Chicago de 1969 à sa mort en 1988, Rahman se pose donc avant tout la question du sens du Coran aujourd’hui. Et celui-ci est principalement pensé dans le cadre de l’idée d’objectivité, car il entend remédier aux projets ratés de modernisme islamique, qui échouèrent dans la mise au point d’une véritable méthodologie. C’est la critique explicite que Rahman adresse au philosophe allemand Hans-Georg Gadamer qui nous invite à poser la question du sens objectif du Coran à la croisée de leurs herméneutiques respectives. Dans le débat que Gadamer eut avec le juriste italien Emilio Betti, Rahman se range du côté de ce dernier en affirmant que la tâche de l’herméneutique doit précisément être de trouver le sens objectif du Coran afin de ne pas projeter sur le texte la subjectivité du lecteur. Il critique ainsi la place primordiale qu’accorde Gadamer à l’historicité du sujet – et aux préjugés qui en découlent nécessairement – dans le processus d’interprétation. Pour Gadamer, l’historicité indépassable du lecteur l’empêche de connaître objectivement les intentions de l’auteur, si bien qu’il n’y a pas de sens en soi qui serait derrière le texte et qu’il suffirait de découvrir définitivement à travers la bonne méthode. L’illusion du sens objectif risque ainsi d’arrêter le mouvement de réinterprétation du texte, enfermé dans le temps du lecteur.

Plusieurs intellectuels musulmans contemporains ont ainsi critiqué le projet rahmanien en lui reprochant de minimiser l’impact de son regard d’homme moderne sur son interprétation du Coran. Car le risque que prend son herméneutique est de présenter la subjectivité du lecteur comme objective et universelle. On aboutit ainsi à une rivalité entre des interprétations, qui, traditionnelles ou modernes, prétendent chacune pleinement coïncider au sens véritable du texte. Notre réflexion veillera à poser les termes de ce débat entre deux conceptions de l’herméneutique, en attachant une importance particulière à la réponse que chacune apporte ou peut apporter aux critiques de l’autre. L’enjeu ici est de soulever la question de la possibilité de préserver le mouvement de relecture perpétuelle du texte, dont le lecteur ne pourra prétendre maîtriser le sens, tel un objet en sa possession. »

Le Coran et l’éthique du décentrement » – Selami Varlik

Quelle alternative herméneutique alors selon Selami Varlik ?

Ce dernier propose de « voir le texte plus comme une question que comme une réponse » ce qui permettrait de penser une « éthique du décentrement » :

« Aussi légitime et riche en perspectives cette approche puisse-t-elle être (l’approche de Fazlur Rahman), notamment dans un contexte où le normatif est incontestablement trop (et mal) présent, il n’en demeure pas moins qu’elle soulève un certain nombre de difficultés. L’intention divine est-elle si facilement connaissable ? Comment le lecteur moderne, lui-même historiquement déterminé, situé dans un contexte socio-politique ayant des enjeux et des stratégies propres de lecture, peut-il prétendre connaitre avec une totale objectivité quel a toujours été le message moral du Coran. Autrement dit, le problème ici ne touche pas le fait de penser que le vouloir-dire de l’auteur dépasse le dire du texte, mais de prétendre connaitre avec certitude et une fois pour toute en quoi consisterait cette intention. D’autant que, même s’il ne fait aucun doute que l’intention de ces penseurs est bonne, ce terme même d’« intention » nous invite à questionner les finalités mêmes du modèle de lecture qu’ils proposent. Dans un contexte tendu où l’on se demande si l’islam est compatible avec ceci ou cela (démocratie, droits de la femme, République, tolérance, égalité, Occident…), la réponse qui semblait la meilleure aux yeux de ces intellectuels était de répondre de façon affirmative – ce qui est légitime – en réduisant le Coran à un discours de confirmation, d’approbation – ce qui l’est moins… Le désir de construction d’un islam moderne risque alors de faire du Coran un réservoir de solutions venant systématiquement accréditer des conclusions obtenues ailleurs. La lecture scientifique du texte sacré fonctionne de la même façon. On lit toujours le texte de façon pour y trouver la confirmation a posteriori de quelque chose.

Or, ces lectures ne voient pas à quel point elles sont elles-mêmes historiques et dans quelle mesure le contenu qu’elles donnent au message moral du Coran est tributaire d’un contexte bien spécifique. Lisant le passé à travers les grilles de lecture du présent (à l’inverse du littéraliste qui fait la même erreur dans l’autre sens), elles ne voient le texte que comme un moyen de justifier un certain nombre de valeurs morales, dont la légitimité et la primauté ne pose d’ailleurs, bien évidemment, absolument pas question. Ici, encore le texte est enfermé dans une période, sauf que celle-ci a la particularité d’être celle dans laquelle nous vivons, et non celle dans laquelle vivaient les musulmans il y a plus de dix siècles. Il ne s’agit donc ni de dire que le Coran n’a pas de message moral dépassant la dimension juridique, ni de refuser que ce message moral soit en accord avec une morale universelle, mais de pointer le risque de réduire cette dernière à une éthique particulière propre à un temps donné en restant déterminer par des stratégies inconscientes de lecture. Le danger est dès lors de stopper le potentiel de signification éthique du texte, sous prétexte que le véritable message moral du Coran, parfaitement en accord avec le monde dans lequel nous vivons, a enfin été trouvé une bonne fois pour toute. Ainsi, la réduction du texte à un simple « oui » au monde ne pose pas moins de difficultés que sa réduction à un « non », propre au discours conservateur et réactionnaire. Il s’agit là de deux attitudes extrêmes où le religieux sert de faire-valoir au politique et où le texte est considéré comme un stock de réponses aux questions qu’on lui pose. Dès lors, le Coran est vu comme ayant enfin apporté les bonnes réponses aux questions qu’on lui avait posées.

Alors que le texte lui-même devrait poser question, et préserver, par ce biais, autant son sens de l’approbation que sa capacité à la contestation. Mais cette contestation peut tout toucher, y compris le croyant dans ses certitudes les plus solides. Autrement dit, le texte sacré questionne, bouscule, décentre le lecteur en l’invitant sans cesse à voir les choses autrement. Et, le geste éthique fondamental du Coran se trouve précisément dans ce décentrement de soi, qui libère un espace dans lequel l’autre lecteur peut trouver une place. Car la violence de l’interprétation ne se situe pas uniquement dans le fait de parler de violence ou de la prôner, mais également dans l’arrogance d’une interprétation qui, aussi légitime et pertinente puisse-t-elle être dans son contenu, se présente comme la meilleure et la dernière. Tandis que l’éthique du décentrement, nourrie par une dialectique entre le oui et le non au monde, enseigne la remise en question du soi narcissique, grâce à laquelle l’autre peut enfin pleinement exister. L’autre trouve une place dans l’espace qui s’ouvre dans un soi qui se distancie de ses certitudes, permettant l’émergence d’une véritable éthique de l’altérité. » https://www.lescahiersdelislam.fr/Le-Coran-et-l-ethique-du-decentrement_a473.html

Sidqi :

« L’enjeu ici est de soulever la question de la possibilité de préserver le mouvement de relecture perpétuelle du texte, dont le lecteur ne pourra prétendre maîtriser le sens, tel un objet en sa possession. » J’aime beaucoup cette idée de relecture perpétuelle, et nous commentions aujourd’hui le Coran en s’attachant à son inépuisabilité.

On se demandait un peu pourquoi, et un des arguments étaient la connaissance anthropologique très forte, qui fait qu’en le lisant on en arrive à mieux se comprendre soi même et la façon dont on pense. Ainsi le texte semble opérer comme un miroir, et c’est sa propre subjectivité qui est révélée au lecteur plus que celle de l’auteur, qui demeure plutôt inatteignable, du moins dans les premières approches. C’est aussi ce qui rend possible et valable la séparation opérée par le texte entre ceux qui acceptent une certaine remise en cause personnelle et ceux qui la rejettent.

Cependant, le texte qui semble inatteignable est loin d’être inaccessible. Il existe des approches du texte, qui permettent d’avancer assez loin dans la compréhension. Je partage beaucoup de l’impulsion première de la démarche de Cyril Moreno. Le texte possède semble-t-il sa propre herméneutique, et il est important de se défaire de tout le métatexte religieux et/ou orientaliste qui l’accompagne. Cependant comme le post le présente très bien, on retrouve chez Moreno comme chez les autres des résultats interprétatifs trop reconnaissables et marqués pour être ceux du texte original. A moins que l’on soit rentré dans une ère coranique sans s’en rendre compte.

Pourtant, pourtant, trois approches me semblent porter des fruits pour le lecteur, qui sans épuiser les sens possibles, permettent une compréhension accrue.

D’abord le travail sur le vocabulaire, que Moreno présente bien, mais qu’il ne poursuit pas jusqu’au bout. Il faut absolument s’interroger sur le sens de tous les mots du texte, et la recherche des occurrences permet très souvent d’en délimiter une approximation satisfaisante. [un outil très utile à cela est le site corpus.quran, qui permet d’avoir rapidement toutes les occurrences d’une même racine]. Attention cependant à ne pas se perdre dans ses propres interprétations, utiliser en parallèle les deux méthodes suivantes !

Ensuite le travail sur la construction du texte. L’analyse de la rhétorique coranique par M. Cuypers est un outil indispensable pour comprendre non seulement la syntaxe, mais à partir de là, comment le texte articule ses raisonnements. Je recommande fortement non seulement de lire des textes sur le sujet, mais surtout de pratiquer soi-même cette méthode d’analyse sur papier crayon. Ce sont des moments de confrontation au corps à corps avec le texte, et l’on y trouve beaucoup.

Enfin, l’intertextualité. Lire les évangiles. Lire Lactance, lire les apocryphes, en fait chercher à connaitre tout texte cité par le Coran. Chercher d’abord les points communs, les référents communs, délimiter l’édifice culturel qui a précédé le Coran. Et ensuite dérouler point par point ces morceaux de textes et suivre leur raisonnement et celui du Coran. Et comprendre ainsi comment le Coran intervient, corrige, ré articule cette culture antique et produit une pensée nouvelle. Trouver cette continuité et la rupture qui l’accompagne, pour dégager toute une partie du sens coranique. Comment Il intervient et reformule les termes du débat. C’est dans cette différence entre le Coran et ce qui le précède que se trouve une grande partie du sens.

quelle que soit la subjectivité du lecteur et son sitz im leben, il sera à mon sens interpellé par une pensée supérieure. et plus que le travail interprétatif lui-même, le résultat est le travail sur soi qui accompagne la compréhension du texte et sa mise en pratique.


 

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