Ce texte est un extrait de l’ouvrage de Khaled Ridha “Le prophète de l’islam et ses califes: religion, classes sociales et pouvoir : analyse économique, sociale et politique de la société arabe aux débuts de l’islam” paru en 2011. Un ouvrage qui couvre la période qui va du début de la révélation coranique en 610 à l’avènement de la dynastie Ommeyade à Damas en 661. Si l’on peut avoir des points d’accord avec l’auteur sur la singularité de son parcours – Abou Dharr ne semble pas avoir été une exception parmi ses contemporains – l’approche historique et dialectique de l’auteur offre un terrain d’exploration fertile pour comprendre le moment mouhammadien et l’extraordinaire vent de libération qui l’accompagne. Khaled Ridha explique donc ici après avoir démontré la nature sociale de l’islam en quoi elle a pu s’incarner dans des êtres comme Abou Dharr.
La doctrine et le cadre de référence
La doctrine d’abou Dharr présente elle un dépassement du Coran et de l’héritage du prophète ? A-t-elle une filiation avec le Mazdakisme ?
Ou à l’opposé est-elle une illustration fidèle du Coran et de l’héritage du prophète ? Une lecture rapide de cette doctrine révèle le lien profond qui la rattache au texte fondateur de l’islam. Elle en fait sa base d’appui ce qui fait qu’on ne peut considérer Abou Dharr que comme doctrinaire musulman. Est-ce à dire que ces détracteurs ne l’étaient pas ? Nous répondons par la négative parce qu’ils se sont référés aux mêmes sources c’est-à-dire le Coran et l’héritage du prophète. Cela veut-il dire que les textes sont neutres dans le domaine social ?
Dans un chapitre précédent nous avons montré le caractère social clair et profond de l’islam. Comment, alors, évaluer les positions des uns et des autres ? Pour ce faire, il suffit de tenir compte des origines sociales des protagonistes, du contexte social et historique et de l’attitude de chacun à l’égard des transformations sociales ayant lieu à cette époque. C’est ainsi que Othman a été consacré Calife sur base de la poursuite de l’action et de l’œuvre de ses prédécesseurs. Ali fut écarté parce qu’il préconisait l’effort intellectuel novateur. Le premier voulait conserver en tant que telle l’ancienne législation pour une situation en perpétuelle évolution. Le second cherchait à se donner une législation adaptée et adaptable aux nouvelles réalités. En matière sociale le premier s’arrête aux limites du « justicialisme » pour se rétracter par la suite (si on n’avance pas on recule). Le second aspire à dépasser ce même « justicialisme » pour un égalitarisme plus avancé*. Le premier s’en tient aux Textes de la loi pour les bafouer par la suite. Sans saisir cette différence, il est difficile de comprendre le rapport qui lie Abou Dharr au cadre de référence global. Ce rapport peut se résumer ainsi : s’attacher au texte de principe pour dépasser les textes de lois.
En effet, Abou Dharr ne s’attache pas au texte de manière absolue comme certains l’ont prétendu ni ne seront complètement avec eux comme d’autres l’ont cru. Il s’attache aux versets relatifs à la piété vraie pour dépasser celui de l’aumône. La solidarité mentionnée dans ce verset, et dans bien d’autres, est une éthique alors que l’aumône n’est qu’une législation sur la voie de la réalisation de cette éthique. Identifier solidarité et aumône, c’est réduire l’éthique à une obligation légale que le verset de la « piété vraie » mentionne comme un aspect limité de la solidarité.
Abou Dharr s’attache au verset de la « thésaurisation » pour dépasser ceux relatifs aux droits des pauvres dans la fortune des riches.
Ces droits sont une simple invitation à plus d’entraide sociale alors que la thésaurisation est une limite qu’il est interdit de franchir. Ainsi, nous pouvons dire que pour Abou Dharr, la législation est relative à un contexte déterminé alors que l’éthique de justice d’égalité et de solidarité demeure un objectif absolu. Sa règle de conduite à l’égard des textes et la relativité des lois est l immuabilité des objectifs. Pour lui, l’aumône a été décrété dans un contexte caractérisé par la rareté des biens possédés par les musulmans. À partir du moment où les biens se sont accrues, il devient nécessaire d’aller beaucoup plus loin que l’aumône. Cette approche est à l’opposé de celle de la majorité des juristes sunnites qui estime que ce dépouillé de l’excédent par rapport aux besoins a été décrété dans un contexte de pénurie et que l’aumône seuls est immuable.
Nous avons expliqué précédemment la manière avec laquelle Abou Dharr interprète les textes religieux. Ils contestent le fait de masquer l’exploitation par certains textes et il insiste sur le caractère social qui peut transparaître dans d’autres.
Il accorde la priorité à l’intérêt collectif par rapport à un texte qui peut profiter à une minorité des privilégiés. Le rapport d’Abou Dharr avec le cadre de référence et un rapport que détermine la lutte sociale et qui trouve sa force et son authenticité dans les objectifs généraux de l’islam. Ce n’est donc ni un attachement littéral au texte ni une rupture inspirée par les doctrines autres que l’Islam.
Évaluation de la doctrine d’Abou Dharr
La réalité contemporaine diffère radicalement de la réalité de la société arabe au VIIe siècle. L’agriculture était le secteur dominant de l’économie. Les esclaves constituent avec la terre les principaux moyens de production. L’industrie n’existait pas et l’artisanat fournissaient les produits transformés. Le secteur tertiaire se limitait au commerce. Ce constat implique que la doctrine d’Abou Dharr, selon son modèle d’origine, ne peut prétendre résoudre de manière efficace les problèmes économiques contemporains. Toute doctrine économique et sociale découle d’une réalité donnée et constitue une tentative de résolution des problèmes que pose cette réalité.
Par conséquent, toutes les thèses qui qualifient Abou Dharr de pionnier du socialisme sont un anhistoriques. Au lieu de chercher leur légitimité dans leur réalité présente et la lutte quotidienne, cette thèse la réfléchit sur le passé historique. Mais quelle que soit sa grandeur, le passé ne peut se substituer au présent qui demeure la seule voie de l’avenir.
Et de fait, dès le déclenchement de la révolution industrielle en Europe, la pensée sociale a évolué passant de l’idée du contrat social entre les différentes classes à l’idée de la lutte des classes, du socialisme utopique au socialisme « scientifique », de la réforme à la révolution…
Où se situe la doctrine d’Abou Dharr ? Cette doctrine appartient à l’égalitarisme utopique c’est-à-dire à la pensée présocialiste. Deux éléments prouvent ce qui précède à savoir l’attitude à l’égard de la propriété privée et la position vis-à-vis de l’accumulation du capital. Abou Dharr n’a pas mis en cause la propriété privée des moyens de production. Pour la pensée socialiste, c’est elle qui est à l’origine des disparités sociales. Si Abou Dharr n’est pas arrivé à la même conclusion c’est parce que l’état de développement des forces productives à son époque ne le permettait pas. Il s’est limité à l’examen de la sphère de la répartition. Les choses demeureront ainsi par la suite jusqu’à l’apparition des Quarmates qui fonderont un état collectiviste au IXe-Xe siècles dans le nord-est de l’Arabie.
Quant à l’accumulation du capital en s’opposant à l’épargne à la thésaurisation, Abou Dharr, a appelé les musulmans à dépenser leur argent et à répartir l’excédent entre les pauvres. Ainsi, il a négligé la nécessité de développement économique qui commande la mobilisation de capitaux de plus en plus important, capitaux qui ne peuvent être obtenus que par une accumulation du capital résultant de l’épargne.
Il est vrai que son objectif était de mettre fin à la monopolisation des capitaux par quelques individus. Mais il n’a pas songé par exemple à conférer à l’état le rôle de réaliser l’accumulation du capital. Cette nécessité de l’accumulation du capital a échappé Abou Dharr parce qu’il croyait que les techniques ne pouvaient évoluer et par voie de conséquence l’investissement ne pouvait prendre que la forme de l’acquisition de terres. Dans ce cadre, l’accumulation était une source de régression sociale puisqu’elle encourageait la formation d’une oligarchie foncière.
Ces deux failles ne peuvent dénier à Abou Dharr le mérite d’être le pionnier de la révolte sociale dans l’histoire musulmane. Il est le premier à se ranger résolument du côté des classes sociales opprimées et à avoir un rapport social profond avec les textes religieux. C’est peut-être là que réside son apport le plus important et le plus significatif. Il n’était ni un simple ascète ni un socialiste. Il n’était ni un anarchiste ni un extrémiste. C’était un égalitariste dans le sens le plus noble du terme. Il avait vécu pour l’égalité il était mort pour l’égalité.