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RAFANELLI : ÉCRIVAINE ANARCHISTE INDIVIDUALISTE ET MUSULMANE par Felip Equy

Article original paru sur “Socialisme Libertaire”.

Leda_Rafanelli Anarchisme
Leda Rafanelli (1880-1971)


« Leda Rafanelli est une figure particulièrement attachante du mouvement anarchiste italien. Elle fut écrivaine, journaliste, éditrice, individualiste, féministe, partisane de l’amour libre, anticolonialiste mais aussi musulmane, soufie, orientaliste et même cartomancienne ! La Biblioteca Panizzi et l’Archivio Famiglia Berneri-Aurelio Chessa (Reggio Emilia) qui possèdent les archives de Leda Rafanelli ont organisé en 2007 une journée d’études sur cette anarchiste et en ont publié les actes en 2008.

Leda est née en 1880 à Pistoia en Toscane dans un milieu modeste. En 1900, elle fait un séjour à Alexandrie en Égypte. Elle fréquente la colonie italienne et notamment Luigi Polli (1) qui lui fait découvrir les idées anarchistes. En même temps, elle s’enthousiasme pour l’islam et se convertit. Elle apprend l’arabe, elle le parle et l’écrit. Toute sa vie, elle gardera un mode de vie à l’orientale avec sa mystique, ses habits, ses décors, ses coutumes, etc. Bien qu’elle soit attirée par le nomadisme, elle vivra une vie de recluse. Elle arrivera à concilier un anarchisme qui est du domaine de la vie publique avec un islam qui relève du privé et de la vie intérieure. « Je suis anarchiste mais Allah sait que je crois en lui » (sic !). Sa vision de l’islam est une alternative au monde occidental dominé par la technologie, la déshumanisation et le règne de l’argent.

En 1901, elle rentre d’Égypte et s’installe à Florence. Ses premiers écrits sont édités : des brochures, La bastarda del principe (1904) et  Alle madri italiane (1905) ainsi qu’un roman Un sogno d’amore (1905). Elle participe à la revue anarchiste Il Pensiero animée par Luigi Fabbri (2) et Pietro Gori (3), deux figures importantes du mouvement italien. Ses sympathies vont vers le courant individualiste. Au cours de sa carrière d’écrivaine, elle a utilisé de nombreux pseudonymes : Djali, Zagara Sicula, Costantino Bazaroff, Étienne Gamalier, Ida Paoli, Nada, Sahara, Vega Monanni, etc.

Avec Luigi Polli qu’elle a épousé en 1902, elle crée la première de ses maisons d’édition, les éditions Rafanelli-Polli. Sont publiées la revue La Blouse et des brochures qui ont pour thèmes l’antimilitarisme, l’anticléricalisme, l’anti-autoritarisme, la lutte contre l’école et les prisons. La propagande vise la classe ouvrière et les femmes.

Leda a des convictions féministes déjà bien affirmées. Mais dans ses écrits, elle fait une différence entre la « donna » et la « femmina ». En tant qu’anarchiste, elle lutte pour l’égalité entre l’homme et la femme mais en tant que musulmane, elle croit au destin. Elle accepte que la femme demeure soumise aux lois naturelles comme la maternité.

En 1907, elle noue une relation sentimentale avec Giuseppe Monanni (4) qui durera une vingtaine d’années. Avec lui, elle participe à la revue Vir (« l’homme » en latin) (1907-1908) qui défend les idées philosophiques de Friedrich Nietzsche et de Max Stirner ainsi qu’à Sciarpa nera et La Libertà. En 1908, ils s’installent à Milan où ils fondent la Società editrice milanese puis la Libreria editrice sociale. Ils publient des brochures et collaborent à des revues (La Protesta UmanaLa Questione socialeLa Rivolta, etc.). Leur maison d’édition est sans doute la plus importante dans le milieu anarchiste d’avant-guerre. Le peintre Carlo Carrà (5) (avec lequel Leda aura une intense et brève relation amoureuse en 1912) dessine le logo et la couverture de plusieurs livres. Outre les œuvres de Leda, sont édités Pierre Kropotkine, Pietro Gori, Octave Mirbeau, Élie et Élisée Reclus, etc.

Leda joue un rôle important dans le mouvement individualiste milanais. Elle reçoit beaucoup dans son appartement à deux étages de la rue Monza qui est un véritable salon exotique avec tentures, tapis et tissus orientaux, brûleurs d’encens et images de la culture arabe. Les photographies la montrent souvent habillée à l’orientale. Quel que soit son âge, elle a la même expression, elle ne sourit jamais, elle semble un peu rêveuse.

Entre 1913 et 1914, elle a une relation sentimentale avec Benito Mussolini qui n’est pas encore un dirigeant fasciste. Il dirige alors le journal socialiste Avanti ! Elle s’éloigne de lui lorsqu’il prend des positions bellicistes. La correspondance de Leda et Mussolini sera publiée en 1946 par Monanni sous le titre Una donna e Mussolini. Il ne s’agit pas d’un livre politique mais de l’histoire de leur relation.

Pendant la Première Guerre mondiale, elle est anti-interventionniste et fait de la propagande contre la guerre. En 1915, elle publie notamment Abasso la guerra. Pendant que Giuseppe Monanni vit en exil en Suisse, elle reste à Milan avec son fils. Celui-ci est né en 1910, il s’appelle Elio Marsilio et a pour surnom Aini (« mes yeux » en arabe). Elle est aussi active dans le mouvement anticolonialiste. Elle s’intéresse au sort des Falashas, juifs éthiopiens pauvres, marginalisés et victimes d’ostracisme. En 1916, elle avait noué une relation avec Emmanuel Taamrat (6), un étudiant falasha.

En 1920 est créée la Casa editrice sociale qui publie des œuvres d’Errico Malatesta (7), Romain Rolland, Louise Michel, Georges Palante, Max Stirner, Luigi Fabbri, Charles Darwin, Eugène Sue, Friedrich Nietzsche, etc. Leda  continue sa participation à diverses revues : NichilismoUmanità nova et publie de nouveaux romans et nouvelles L’eroe della folla (1920), Incantamento (1921), Donne e femine (1922). Pendant la période fasciste, elle sort peu de sa maison qui sera perquisitionnée ainsi que les locaux de la Casa editrice. De nombreux livres seront brûlés en place publique. La maison d’édition doit fermer ses portes en 1926. Leda est surveillée, elle utilise des pseudonymes pour écrire.

En 1927, elle participe à la création de la Casa editrice Monanni qui jusqu’en 1933 publiera des romans et des textes philosophiques. Si la censure empêche la parution de textes anarchistes, la maison d’édition réussit quand même à publier des textes que l’on peut qualifier d’antifascistes. Le catalogue est impressionnant : Pierre Louys, Maxime Gorki, Jack London, Upton Sinclair, l’humoriste anglais P.G. Wodehouse (26 titres), les romanciers populaires Maurice Dekobra et Guy de Téramond,  Friedrich Nietzsche (11 volumes d’œuvres complètes), Han Ryner, etc. En 1929, elle publie sous pseudonyme un roman anticolonialiste L’Oasi : romanzo arabo. Ce texte paraît alors qu’en Libye, l’armée fasciste réprime un soulèvement de la confrérie soufie des Senoussis. Un certain nombre d’ouvrages publiés sont cependant saisis. La maison d’édition connaît des difficultés économiques et doit arrêter ses activités.

Entre 1934 et 1939, elle vit avec Adem Surur, un ascaro (soldat noir de l’armée italienne). Leur relation s’achève lorsqu’il doit partir pour l’Éthiopie. En 1938, elle écrit des nouvelles arabes pour les enfants dans le Corriere dei piccoli.

Après la Seconde Guerre mondiale, elle vit à Gênes. À la suite du décès de son fils, elle vit dans l’isolement mais continue à écrire dans Umanità nova ou Il Corvo. Elle écrit aussi des romans, des nouvelles et des contes, des pièces de théâtre, de la poésie et des textes autobiographiques et politiques qui n’ont jamais été publiés. Elle s’intéresse au bouddhisme. Pour gagner sa vie, elle pratique la cartomancie et donne des cours d’arabe. La zingara anarchica (« la gitane anarchiste » ainsi qu’elle se surnommait) meurt en 1971. »
 

★ À lire :

Leda Rafanelli : « donna e femmina » par Christine Guidoni. Dans la revue Chroniques italiennes, n° 39-40, 1994. Ce numéro est consacré aux Femmes écrivains en Italie : (1870-1920), l’article peut être lu sur Internet.

Leda Rafanelli-Carlo Carrà : un romanzo : arte e politica in un incontro ormai celebre par Alberto Ciampi. Venezia : Centro internazionale della grafica, 2005. 216 p. 16 €.

Leda Rafanelli : tra lettetura e anarchia édité par Fiamma Chessa. Reggio Emilia : Biblioteca Panizzi : Archivio Famiglia Berneri-Aurelio Chessa, 2008. 287 p. 16 €.
 

Felip Équy


★ Notes : 

1. Luigi Polli (1870-1922). Typographe, libraire, éditeur et conférencier.

2. Luigi Fabbri (1877-1935). Professeur, théoricien, il a collaboré à de nombreux journaux. Contraint à l’exil par le fascisme, il s’établit en Uruguay après avoir été expulsé de France et de Belgique. Il est l’auteur de Dittatura e rivoluzione.

3. Pietro Gori (1865-1911). Avocat défenseur des anarchistes et propagandiste. En exil à Buenos Aires (Argentine), il a participé à la création de la FOA (Federación obrera argentina).

4. Giuseppe Monanni (1887-1952). Éditeur, journaliste et propagandiste. Pendant la Première Guerre mondiale, il se réfugie en Suisse où il sera emprisonné à la suite de l’affaire des « bombes de Zurich ».

5. Carlo Carrà (1881-1966). Peintre futuriste. En 1911, il peint Les Funérailles de Galli l’anarchiste mais il est ensuite séduit par le fascisme.

6. Emmanuel Taamrat (1888-1963). Après ses études en Europe, il a été enseignant en Éthiopie. En 1930, il devient conseiller du négus Hailé Sélassié.

7. Errico Malatesta (1853-1932). En 1872, il est présent au congrès de l’Association internationale des travailleurs. Créateur de nombreux journaux, il a participé à des insurrections en Italie puis a vécu en exil en Grande-Bretagne. En 1919, il est l’un des fondateurs de l’Union anarchiste italienne.

Marche et recueillement pour la terre et l’eau à Sainte-Soline

Attentats de 2015 : L’Etat fait des perquisitions arbitraires, violentes et humiliantes en visant des musulmans au hasard pour les punir collectivement et donner un signal populiste de fermeté au reste de la population française. Il a dissout par la suite les organisations de défense des droits comme le CCIF, mais aussi des écoles et associations musulmanes en agitant le fantasme du séparatisme. En ce moment-même la justice emprisonne par groupes entiers des lycéens qui n’avaient pour seul tort que de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment lors des révoltes des quartiers suite à la mort de Nahel Merzouk à Nanterre. 

Les événements récents nous enseignent que ce qui arrive aux musulmans en tant que minorité arrive ensuite à l’ensemble de la population. Toutes ces violences et cette répression touchent maintenant sans distinctions nos concitoyens qui se mobilisent pour la justice sociale et l’environnement. À Sainte Soline, la violence de l’Etat s’est abattue cette fois sur nos frères et sœurs en humanité qui se battent pour la protection de l’eau et de la terre.  Grenades explosives et assourdissantes, fusil LBD autrefois expérimentés sur les Palestiniens avant d’être généralisées aux banlieues françaises et aux Gilets Jaunes… L’arsenal de la répression a fait des morts et de graves blessés dont certains viennent de sortir du coma. Pour les autres c’est la prison, les poursuites judiciaires et la censure qui s’ajoutent à la dissolution des Soulèvements de la Terre.

« La corruption s’est manifesté sur terre et dans la mer à cause des actions des êtres humains. De sort qu’ils expérimentent les conséquences de leurs propres actes, et dans l’espoir qu’ils se tournent vers leur nature véritable”.     Sourate Ar-Roum. Verset 41.

Après ce traumatisme collectif, nous éprouvons pour certains un besoin de recueillement et de prière. Individuellement dans la salât et dans les dou’as bien sûr, à la maison ou à la mosquée. Mais aussi collectivement sur place à Sainte-Soline où s’est déroulée la bataille de l’eau en mars 2023. C’est pourquoi des membres du collectif Attariq répondront présents à l’appel du Comité pour une journée de recueillement le 9 septembre 2023 de 13h à 18h.  

« Nous faisons descendre du ciel de l’eau, en mesure exacte, puis nous l’entreposons dans le sol. Certainement, nous pouvons la laisser s’échapper. Avec elle, Nous avons produit pour vous des jardins de palmiers et de vignes, dans lesquels vous avez des fruits abondants et desquels vous mangez ».        Sourate Al Mou’minune – Versets 18-19.

Nous refusons la destruction irréversible du cycle de l’eau qui a des conséquences catastrophiques sur les nappes en profondeur et les sols qui nous nourrissent. La gestion de l’eau par les bassines a pour cause et conséquence son accaparement par une poignée d’industriels et d’en interdire l’accès aux paysans modestes dans une période où elle vient à manquer. L’eau a un caractère sacré, mouharam, car c’est le moyen de la vie sur terre. Aussi c’est un droit fondamental, un commun, qui devrait être l’occasion d’un waqf, d’un moyen qui y donne un accès commun, ancré dans le cycle de l’eau. Comme le renflouement des nappes phréatiques.

Musulmans, nous marcherons aux côtés de représentants d’autres traditions philosophiques ou religieuses en silence au départ du village de Sainte-Soline. Nous irons sur place pour honorer à notre manière, dans la tradition musulmane les personnes mobilisées à Sainte Soline contre le vol de l’eau par les riches propriétaires. Pour appeler à faire sur place un waqf, un projet qui refasse de l’eau un bien commun. Prier pour que Dieu nous guide pour trouver des solutions à ce problème fondamental de l’eau, prier pour l’arrêt des grands projets inutiles qui saccagent les écosystèmes, pour l’arrêt de la destruction de la terre et des peuples par l’intérêt capitaliste.

Besoin d’infos ? Envie de nous rejoindre ? Écrivez-nous à comite9sept@proton.me

Appel rédigé par des membres mobilisés du collectif Attariq

Après Nahel.

/ par COLLECTIFANASTASIS

La CRCF (Conférence des responsables de culte en France) a publié un communiqué en réaction au meurtre du jeune Nahel – paix à son âme. Ce texte (accessible ici) qui appelle « au dialogue et à la paix » n’est pas blâmable dans ses intentions mais paraît toutefois problématique à plusieurs titres.  

Tout d’abord, il est porteur d’une logique spiritualiste en ceci qu’il n’avance que « la prière » en réponse à ce qui s’est passé. Celle-ci est certes indispensable et nul doute que les religieux sont dans leur rôle lorsqu’ils promeuvent des formes de prière qui intègrent les finalités de paix, d’amour et de pardon. Cependant, la prière doit être pensée en lien avec des réformes très concrètes, matérielles, notamment le fonctionnement de la police et l’existence même de certaines de ses fractions. Les violences policières ne sont ni nouvelles ni anecdotiques. Ce qui est nouveau, c’est que les victimes ne se laissent plus faire et qu’elles ont la possibilité, grâce aux moyens de communication modernes, de contredire les récits officiels des institutions. Personne de raisonnable ne prétend que les destructions et violences sont une solution à la situation. Elles ne prétendent d’ailleurs pas l’être. Elles sont à comprendre comme une conséquence produite mécaniquement et malheureusement par la situation. Leur aspect parfois nihiliste est un miroir tendu à notre société, vulgaire à outrance dans ses injonctions matérialistes et ses divertissements absurdes, et non la preuve de « la barbarie » irrémédiable des descendants d’immigrés, ainsi que certains esprits dangereux, avides de guerre civile, s’ingénient à nous le faire croire. En revanche, la raison ne peut consister à ignorer une priorité commandée par l’événement : une réforme urgente et en profondeur de l’institution policière, couplée à une réflexion sincère sur la nature de l’ordre social que nous demandons à la police de garantir. Il est hypocrite d’exiger que la police change tout en refusant de voir en nous, dans notre histoire nationale aussi bien que dans notre politique étatique ou dans nos réflexes culturels, ce qui a façonné l’ordre social que la police a pour fonction de préserver. Nahel a certes été tué par un policier mais nous ne sommes pour autant innocents, en tant que peuple, de son sang versé. En n’évoquant pas de débouchés politiques à la situation, le communiqué du CRCF se retrouve inévitablement du côté du maintien en état de l’existant. 

Ensuite, n’oublions pas la justice dans la critique de la violence. La seule critique de « la violence », aussi bien intentionnée soit-elle, a un aspect abstrait dans la mesure où elle empêche de se poser la question de la justice. Ce n’est pas parce que la non-violence doit être recherchée que l’on peut limiter sa parole publique à une critique de la violence, seulement au moment où un ordre social injuste est ébranlé. La critique de la violence ne peut être l’alpha et l’oméga de la réflexion politique car la crise politique que nous vivons n’est pas épisodique : l’institution chargée d’assurer la sécurité tue périodiquement, notamment des corps de garçons noirs et arabes, et maintient les populations précarisées dans l’insécurité. Ce fait très documenté ne peut être négligé car alors l’esprit de non-violence serait perverti dans son essence. Ce n’est pas parce que, dans les Etats-nations moderne, la police a le monopole de la violence légale que le mot « police » doit servir à légitimer des crimes racistes. 

Enfin, ce texte ne mentionne « la justice » que pour affirmer qu’il faut la « ramener ». Ce terme n’est pas anodin, il porte la trace de l’imaginaire du retour à l’ordre. Or il semble bien que l’enjeu ne soit pas de « ramener » la justice – ce qui supposerait que la situation antérieure à la crise serait juste et légitime – mais bien plutôt de la créer ou en tout cas de l’améliorer. À bien des égards, notre société n’est pas juste. Le phénomène social bien documenté du contrôle au faciès, par exemple, devrait suffire à le savoir. Faire comme si la violence qu’on voit se manifester ces derniers soirs n’était qu’une conséquence irrationnelle à une injustice isolée est faux. Il faut voir que cet événement est un appel à faire de la justice une réalité sociale plus palpable, un appel à concrétiser une égalité réelle entre les citoyens. Cela passe notamment par la refonte du cadre de contrôle administratif et juridictionnel de l’institution policière. Une telle mesure n’est pas exigée contre les policiers mais bien pour l’ensemble de la société, policiers compris. Les policiers eux-mêmes n’ont rien à gagner d’un cadre légal défaillant qui favorise les abus de pouvoir. L’absence d’une autorité indépendante de contrôle de la police, si elle peut être vue subjectivement par beaucoup de policiers comme un rouage institutionnel à conserver, est en réalité une mauvaise manière d’organiser les rapports police-société en ce qu’elle fait prospérer des sentiments d’injustice dans la population.  

Pour nous, catholiques, il est temps d’ajouter un chapitre sur la police dans la Doctrine Sociale de l’Eglise.

Communiqué publié par les camarades du collectif Anastasis ici: https://collectif-anastasis.org/2023/07/03/apres-nahel/

C’est quoi la théologie de la libération ? par Regards Protestants

Paulo Barbosa da Silva, théologien brésilien, retrace le parcours de ces hommes d’Église qui ont revisité le message évangélique avec cette idée de l’ « option préférentielle de Dieu pour les pauvres ». Une expérience plus spirituelle et émotionnelle que politique. Extrait de la conférence de Paulo Barbosa da Silva issue du colloque « La nouvelle théologie verte » organisé le 6 et 7 février 2020, à Strasbourg.

La conversion des Frères au néo-libéralisme (Partie I)

08 Apr 2013 / Ridha Khaled

[Note de la rédaction du Collectif Attariq. Nous publions ici un article paru initialement sur nawaat.org car cette série constitue une analyse d’une rare qualité sur la vision économique des principales forces politiques islamiques du monde arabe. Le professeur Khalid Ridh y décrit les processus qui ont conduit à une lente dérive libérale de la confrérie des Frères Musulmans qui coïncide aussi à un embourgeoisement de ses cadres. ]

Les transformations politiques et économiques, nées après le premier choc pétrolier, ont influencé en profondeur l’approche économique et sociale des Frères. Le désengagement de l’Etat et l’enrichissement des exilés ont suscité l’émergence d’un capitalisme Frère.

Les transformations politiques et économiques, nées après le premier choc pétrolier, ont influencé en profondeur l’approche économique et sociale des Frères. Le désengagement de l’Etat et l’enrichissement des exilés ont suscité l’émergence d’un capitalisme Frère.

La naissance d’un capitalisme islamiste

La fin du Nassérisme et la nouvelle politique économique libérale de « l’Infitah », offrent aux Frères l’opportunité de se lancer à l’assaut de l’économie. Les capitaux accumulés durant les années d’exil dans les pays du Golfe vont être massivement investis dans la construction, dans l’immobilier, dans les secteurs d’éducation et de santé, et dans les transports. (1)

Les entreprises économiques gérées par les Frères vont se multiplier : réseau de PME, institutions de mobilisation de l’épargne, branches islamiques du système bancaire, … qui au nom de l’Islam mobilisent une clientèle fidèle et nombreuse.

Cette conquête de l’économie, se double d’un foisonnement des associations religieuses socio-éducatives, piétistes et/ou caritatives. (2)

Ce phénomène, né en 1980, va se constituer dans les décennies qui suivent en un véritable tissu économique Frère occupant les espaces laissés vacants par un Etat en phase de dégraissage. (3)

L’islamisation gagne tous les secteurs: négoce de vêtements islamiques, institutions financières islamiques, mais aussi action humanitaire, bienfaisance, financement d’écoles privées. (4)

Cette conquête de l’économie, a engendré des tensions au sein de la Confrérie et favorisé un certain divorce entre la cause politique des Frères et les intérêts économiques de ses représentants dans les milieux d’affaires. Tel est le cas de ces sociétés qui se lancent dans la construction frénétique de villages touristiques dans le Sinaï !

Les PME vont suivre la loi du marché et non plus les objectifs dictés par des stratégies de prédication, comme c’est le cas dans le monde de l’édition. (5)

Le développement d’un capitalisme lié aux Frères a mis en veilleuse la question sociale. Si dans les années 1980, les islamistes ( surtout les Chiites*) prétendaient défendre les intérêts des classes opprimées et prônaient une étatisation de l’économie, et une redistribution de la richesse (6), les Frères sont devenus adeptes du libéralisme et de l’anti-étatisme. Abandonnant le discours socialisant des islamistes traditionnels, ils considèrent que l’enrichissement personnel est légitime, si l’argent est « bien acquis » et s’il est purifié par l’impôt et l’aumône islamique. Un discours bien reçu par la petite bourgeoisie montante, qui a profité (en Egypte, en Turquie, en Iran, au Maroc) ou voudrait profiter (en Syrie, en Algérie) de la crise des grands systèmes monopolistiques d’Etat. (7)

Ainsi, devenus conservateurs quant aux mœurs et libéraux quant à l’économie, les Frères musulmans ne sont plus porteurs d’un autre modèle économique ou social. (8)

Le culte de la richesse

Les Frères musulmans sont passés d’une vision austère de la religion à un culte effréné de la richesse. Si l’embourgeoisement d’une bonne partie de leurs cadres y est pour quelque chose, il y a également la quête de légitimation religieuse de la richesse de la part d’une partie de la bourgeoisie égyptienne. Le succès du prédicateur Amr Khaled en est la confirmation.

Avec un discours calqué sur celui des télé-évangélistes américains, cet homme est devenu le gourou des classes supérieures égyptiennes, celui qui leur permet de concilier leur mode de vie moderne et leur identité religieuse. (9)

Ses bonnes manières, son langage simple, la douceur de sa voix, son visage imberbe et sa tenue moderne et modeste contrastent avec les prédicateurs traditionnels. Maniant humour et sentimentalisme, il s’adresse à un public composé de jeunes branchés et de femmes de la moyenne bourgeoisie égyptienne. « C’est le cheikh de l’élite qui les rassure sur leur propre statut social et qui constitue une garantie qu’elles n’auront aucun contact avec les classes populaires ».

Et puisqu’il s’attache avant tout à ce que les riches n’aient pas de problèmes de conscience par rapport à leur richesse, les pauvres sont absents de son discours (10)

Sa prédication se construit dans le cadre de la culture d’entreprise et de la réalisation de soi. Dans la droite ligne des pamphlets de psychologie de boulevard américain, il invite son public à réagir de manière individuelle en appliquant à soi-même les principes de la réussite et en fortifiant la confiance en soi.

C’est une prédication branchée et décomplexée dans son rapport à la richesse. Dès lors, l’ambition devient une preuve de l’amour de Dieu pour la personne ambitieuse et la richesse un moyen de faire aimer la religion. Dans un de ses prêches, il déclare : « Je veux être riche…Je veux avoir de l’argent et les meilleurs vêtements pour faire aimer aux gens la religion de Dieu »

Face aux critiques populaires, mettant en cause l’accumulation par les possédants des richesses durant l’infitah, le discours Frère fait de la richesse un moyen d’exceller en religion. Cette valorisation de la richesse, au nom de la religion, devient le leitmotiv de tous les ambitieux. Elle est justifiée comme une gratification divine : « La richesse est un cadeau du ciel et le musulman fortuné est le favori de Dieu » ou bien comme le véritable pouvoir : « Je veux avoir de l’argent, beaucoup d’argent, de l’argent ostentatoire. L’argent c’est le pouvoir » « Je veux être comme Othman ibn Affan ou Abdul Rahmân ibn Awf …Je veux être un grand homme d’affaires avec une énorme fortune, je veux influencer la société grâce à cette richesse, grâce à ce statut » parce que « les gens n’écoutent que les puissants…

La chose la plus importante c’est ton métier et tes revenus » (11)

Ainsi de nouvelles dispositions se développent au sein des Frères, valorisant accumulation de richesse et distance sociale. Un proche connaisseur des Frères déclare :

« Les Frères ne parlent jamais de justice sociale ou de redistribution. Leur revendication est qu’ils doivent être riches pour être de bons islamistes » (12)

(1) Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

(2) François Burgat Les refuges du politique Egypte 1990 Annuaire de l’Afrique du Nord Tome XXIX 1990 Ed CNRS

(3) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

(4) Olivier Roy. Les trois âges de la révolution islamiste in Revue L’Histoire n° 281 novembre 2003 numéro consacré aux islamistes

(5) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

(6) Olivier Roy Révolution post-islamiste/ * Mohamed Baquer Assadr. Souratoun ‘an iqtisadi al moujtama’ al islami 10

(7) Olivier Roy. Les trois âges de la révolution islamiste in Revue L’Histoire n° 281 novembre 2003

(8) Olivier Roy Révolution post-islamiste

(9) Le Vif/L’express 5/9/2003 Tangi Salaün La bourgeoisie revient à l’Islam

(10) Amr Khaled, le gentil cheikh de la jeunesse dorée Issandr el-Amarani et Tjitske Holtrop Le Courrier international Hors-série politique : Islam, le terroriste, le despote et le démocrate juin-juillet 2003

(11) Patrick Haenni et Husam Tammam « Penser dans l’au-delà de l’islamisme » Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée n°123-juillet 2008 mis en ligne le 12 décembre 2011

(12) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

Article paru initialement ici : https://nawaat.org/2013/04/08/la-conversion-des-freres-au-neo-liberalisme-partie-i/

Le « socialisme islamique » : rouvrir une perspective

Youssef GIRARD

La crise que connaît le capitalisme repose une nouvelle fois la question de la sortie de ce système socio-économique apparu il y a plus de cinq cent ans en Europe de l’Ouest. Construit sur le pillage et l’exploitation des périphéries par le centre occidental, sur l’exploitation des masses populaires de ces mêmes centres, durant plus de cinq siècles le capitalisme n’a profité qu’à une minorité de privilégiés. La crise, qui aiguise les contradictions portées en lui-même par le capitalisme, rend de plus en plus insupportable ce système intrinsèquement mortifère transformant, par un processus de réification, l’homme, la matière et l’esprit en marchandise. De fait, cela rouvre les champs du possible d’une contestation qui, si elle souhaite véritablement être globale, ne pourra se faire uniquement sur un mode symphonique entre tous ceux qui veulent construire un monde répondant à l’exigence éthique d’une justice globale.

Au sein de l’islam cette crise, dont le discours dominant cherche avant tout à mettre en avant l’aspect « financier », a permis de promouvoir la « finance islamique » qui s’était développée depuis plusieurs décennies. Mais cette « finance islamique » s’apparente à une version « halal » du capitalisme financier classique. Les centres impérialistes en crise encouragent cette finance car, en manque de liquidité, ils espèrent, grâce à elle, attirer les mannes financières des pays pétroliers musulmans. Côté musulman, faisant une lecture purement formelle et juridique de l’islam, la majorité des ouléma et des intellectuels ne posent pas la question des maqsid – des finalités – de cette « finance islamique » dont les objectifs ne diffèrent en rien de la finance classique. Comme l’ensemble de l’économie capitaliste, celle-ci est gouvernée par le désir rationnel de maximiser l’accumulation du capital.

Toutefois, les musulmans ne sont pas isolés du reste du monde et, n’en déplaise aux apologètes de la « finance islamique », la question de la sortie du capitalisme se pose à eux comme à l’ensemble de la planète. Evidement, les sociétés musulmanes sont en proies à des contradictions de classes et, comme ailleurs dans le monde, les classes dominantes s’opposent à la remise en cause du capitalisme dont elles retirent les dividendes. Au cours des dernières décennies, cette opposition à la remise en cause du capitalisme s’est souvent appuyée sur une lecture résolument conservatrice de l’islam servant à légitimer un ordre inique. Face à cette lecture conservatrice s’est développé une lecture socialisante visant à la libération nationale et sociale des masses populaires des nations musulmanes. Cela produit une véritable contradiction de classes entre deux lectures de l’islam ayant des finalités sociales opposées. Pour reprendre un terme coranique, l’islam des moustakabirin – des orgueilleux, des dominants – s’opposa à l’islam des moustadhafin – des opprimés – à propos desquels le Coran affirme : « Nous voulions favoriser ceux qui avaient été humiliés sur la terre ; nous voulions en faire des chefs, des héritiers ; nous voulions les établir sur la terre » [1].

Partisans de la seconde perspective, certains intellectuels et certains responsables politiques posèrent les jalons d’une réflexion sur une voie possible de sortie du capitalisme qu’ils appelèrent « socialisme islamique ». Dans la seconde moitié du XIXème siècle, le théologien et leader politique, Djamal ed-Din al-Afghani, qui parlait déjà de la « fonction sociale des Prophètes », posa les jalons d’une réforme sociale radicale dans une perspective socialisante. Poursuivant les réflexions d’al-Afghani, pour les partisans du « socialisme islamique », l’islam est une religion ontologiquement égalitariste qui porte en elle les germes du socialisme. Ce socialisme était directement issu des principes coraniques, de la geste prophétique et de celle de ses compagnons.

Les intellectuels et les responsables politiques s’appuyèrent sur ces références théologiques et historiques pour défendre les thèses d’un « socialisme islamique ». En 1964, Gamal Abdel-Nasser expliquait : « nous avons déclaré que notre religion était une religion socialiste et que l’Islam a, au Moyen-à‚ge, réussi la première expérience socialiste dans le monde » [2]. Pour le théologien syrien, Moustapha Siba’i, « le socialisme de l’islam a réussi, au cours du Moyen-à‚ge, à établir une société socialiste, la première société socialiste du monde » [3]. Le leader pakistanais, Zulfikar Ali Bhutto n’avait de cesse de répéter, dans ses discours, que l’islam était une religion reposant sur le principe d’égalité qui fondait le « socialisme islamique » dont il était l’un des plus ardents défenseurs. Face à ces contradicteurs, en mars 1970, Zulfikar Ali Bhutto affirmait : « l’égalité est un principe cardinal de l’islam. L’égalité est le message de notre prophète. Les Khulafa-e-Rashedeen [4] ont fondé leurs gouvernements sur ce principe. Les gens qui sont opposés à l’égalité ne défendent pas la cause de l’islam » [5].

Si ces déclarations peuvent être critiquées à un niveau formel, il faut les comprendre comme une volonté de légitimation d’une certaine idée du socialisme dans l’univers de référence de l’islam. Il s’agissait de poser les jalons d’une relecture de l’islam allant dans le sens d’une théologie politique socialisante par opposition à une théologie politique capitaliste qui, bien souvent, ne dit pas son nom. Le « socialisme islamique », idée qui fut à l’origine de nombreuses publications, voulait faire face à un double défi :

1- Ce socialisme spécifique se voulait spécifique et différent des socialismes occidentaux car il se définissait à partir de l’identité spirituelle et civilisationnelle de l’islam et non à partir de référence purement exogène à cette civilisation. Ce socialisme spécifique était intrinsèquement lié aux luttes de libérations nationales et à la dynamique de renaissance nationale-culturelle des pays arabes et musulmans car il était à la fois un moyen d’établir la justice sociale et un moyen d’assurer la souveraineté économique de nations dominées et dépendantes.

2- Le « socialisme islamique » se voulait une réponse aux forces sociales conservatrices, liées à l’impérialisme occidental, qui, dans le monde musulman, cherchaient à disqualifier toute idée de socialisme en l’attaquant comme étant une « idée importée » ou en associant socialisme et athéisme. Centre de la réaction arabe et musulmane, l’Arabie Saoudite joua un rôle particulièrement important dans la lutte contre la diffusion de ce « socialisme islamique » en finançant tous ceux qui lui étaient opposés. L’hégémonie états-unienne sur le royaume n’était, évidement, pas étrangère à cette politique.

L’opposition à toute idée de socialisme dans les mondes arabo-musulmans connut de nombreuses victoires après l’amère défaite de juin 1967 qui ouvrit la porte à une véritable « révolution conservatrice » dans nombre de pays arabes et musulmans. Les conservateurs accusaient les défenseurs du socialisme d’être les premiers responsables de cette tragique défaite. Après la mort de Gamal Abdel-Nasser, en septembre 1970, Anouar as-Sadate mit en place sa politique d’infitah – d’ouverture aux capitaux occidentaux – liquidant les acquis sociaux de la période nassérienne et hypothéquant l’indépendance nationale égyptienne en se plaçant sous tutelle états-unienne. Au Pakistan, Zulfikar Ali Bhutto, qui défendait l’idée de la mise en place d’une forme de « socialisme islamique » dans son pays, fut renversé, juillet 1977, par le général Mohammed Zia-ul-Haq avec le soutien actif des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite. Le 4 avril 1979, Zulfikar Ali Buttho était pendu et avec lui c’était l’idée même de « socialisme islamique » que le général Zia-ul-Haq, et ses puissants alliés, cherchaient à assassiner.

Ces revers, liés aux reculs des mouvements de libération sociaux et nationaux à travers le monde, permirent de mettre entre parenthèses les idées socialistes dans la majorité des pays arabes et musulmans durant les années 1980-1990. Les idées libérales s’imposèrent avec leurs cohortes de privatisations, notamment dans le secteur stratégique de l’énergie, et de reculs des droits sociaux dont les classes populaires furent les premières victimes. Toutefois, comme l’expliquait le défenseur du « socialisme islamique », Moustapha Siba’i : « Le socialisme n’est pas une mode qui passera, c’est une tendance humaine qui s’exprime dans les enseignements des Prophètes, dans les réformes des Justes, depuis les premiers siècles de l’histoire. Les peuples du monde présent – surtout ceux qui son en retard – cherchent à le réaliser effectivement afin de se libérer des sédiments d’injustice sociale et d’inégalité de classe. […] Le but du socialisme, toujours, dans toutes ses écoles, à consisté à empêcher l’individu d’exploiter les capitaux de riches sur le dos des masses humiliés et brutalisées, à confier à l’Etat la surveillance et le contrôle de l’activité économique individuelle, à réaliser enfin la solidarité sociale entre les citoyens de manière à effacer l’indigence, la frustration, l’inégalité excessive des fortunes » [6].

La crise du capitalisme mondial et les expériences en cours en Amérique du Sud, dans des pays comme le Venezuela ou la Bolivie, devraient interroger les musulmans sur le modèle économique qu’ils veulent défendre et adopter. De même, expérience de la Théologie de la Libération dans les nouvelles dynamiques de la gauche sud-américaine, devraient leur poser des questions sur l’éthique anticapitaliste que les « chrétiens de la libération » développent à partir de leur référence religieuse. Cela devrait amener à une nouvelle réflexion sur les finalités de l’économie capitaliste et non plus uniquement à des arguties juridiques formelles visant, par exemple, à contourner l’interdit coranique de l’intérêt. Dans ce cadre, reposer la problématique du « socialisme islamique » pourrait ouvrir de nouvelles perspectives. Loin des slogans démagogiques et les exclusivistes affirmant que « l’islam est la solution », le « socialisme islamique » pourrait être l’un des apports spécifiques des musulmans au débat global sur les voies de sortie du capitalisme.

Youssef Girard

[1] Sourate 28 – verset 5-6

[2] Balta Paul, Rulleau Claudine, La vision nassérienne, Paris, Ed. Sindbad, 1982, page 131

[3] Siba’i Moustapha, Le socialisme de l’islam, in. Carré Olivier, Seurat Michel, Les Frères Musulmans, (1928-1982), Paris, L’Harmattan, 2001, page 87

[4] Les califes « bien guidés » : dans la tradition sunnite cela désigne les quatre premiers successeurs du Prophète Mohammed c’est-à -dire Abou Bakr as-Sidiq (632-634), Omar ibn al-Khattab (634-644), Othmam ibn Affan (644-656), Ali ibn Abou Taleb (656-661).

[5] Bhutto Zulfikar Ali, « Socialism is Islamic Equality », URL :
http://www.bhutto.org/70Speeches/Speech-5.htm

[6] Siba’i Moustapha, Le socialisme de l’islam, in. Carré Olivier, Seurat Michel, Les Frères Musulmans, (1928-1982), op. cit., page 86-87

Article publié initialement sur Le Grand Soir : https://www.legrandsoir.info/le-socialisme-islamique-rouvrir-une-perspective.html

Le prophète Muhammad était-il vraiment capitaliste?

Non la question n’est pas si farfelue. D’abord car à bien y regarder qui n’a jamais entendu dans une discussion après le joumou’a (prière du vendredi) ou dans un débat entre amis quelqu’un défendre bec et ongles que l’islam est bien plus compatible avec le capitalisme qu’avec le socialisme ou le marxisme? Ces derniers étant anticléricaux, antireligieux, athées, contre la propriété et alliés de forces de dépravation morale ? On a tous déjà entendu ce genre d’arguments.

Qui n’a jamais entendu quelqu’un dire qu’il valait mieux s’allier avec les conservateurs d’extrême droite et les capitalistes qu’avec la gauche athée qui détruit la famille, la société et les valeurs morales qui structureraient une société saine?

“Le prophète Muhammad était un commerçant qui faisait de l’argent, s’est enrichi et a prôné la réussite sociale. C’était un entrepreneur, un capitaliste”

Examinons cette affirmation. Tout d’abord, le prophète (asws) a travaillé toute sa vie. à la Mecque, dans les caravanes, au service de Khadija ou à Médine où il participait à la vie collective. En prenant simplement les sources classiques on peut souligner quelques traits fondamentaux. On peut commencer par dire que le prophète Mouhammad est issu de la noblesse. Il est membre de la tribu des Banou Hachim eux-mêmes intégrés au clan plus large des Qouraysh qui contrôlent la Mecque. Dans ce concert de tribu, les banou Hachim ne sont pas les plus riches ni les plus forts militairement. Mais ils ont un prestige particulier celui d’avoir une autorité sur le pélerinage annuel à la Mecque (cf. article Hilf al Fudul). Muhammad naît donc dans ce contexte où il perd ses deux parents très jeune et va être recueilli par son grand-père Abd El Moutallib et son oncle Abou Talib, lui même jouissant d’une autorité morale et d’un grand prestige au sein de l’assemblée tribale. Il y a peu d’informations sur la très jeune enfance de Mouhammad mais nous savons qu’il aurait été recueilli suivant une habitude des notables de la Mecque par Halimah al-Sa’diyah et son mari de la tribu bédouine des Hawazin. Son instruction est importante, Mouhammad apprend les rudiments de la vie dans le désert et les différents métiers ou rôles de membres d’une caravane. Il participe aux voyages vers le Yémen et vers la Syrie et la Palestine en fonction de la saison. C’est d’ailleurs à la faveur de voyages nombreux vers la Syrie que Mouhammad épousera en 596 environ Khadija bint Kuwaylid, une artistocrate qourayshite membre des Banou Asad pour qui il travaillait régulièrement.

Mouhammad, en tant que commerçant donc, participait à de nombreux voyages commerciaux avant sa mission prophétique. Il était reconnu pour son intégrité et son honnêteté dans ses transactions commerciales, gagnant ainsi le surnom d’al-Amin, “le digne de confiance”. Il était respecté par sa communauté pour sa loyauté et ses compétences.

Cependant, il est important de souligner que Mouhammad n’a jamais utilisé ces voyages commerciaux pour s’enrichir personnellement. Au contraire, il était connu pour sa générosité envers les pauvres et les nécessiteux. Il partageait ses bénéfices avec les moins fortunés et participait activement à la promotion de la justice sociale.

Toutes ces précisions préalables sont importantes. Mouhammad n’est pas en bas de l’échelle sociale qourayshite. Il va certes être fragilisé par sa condition d’orphelin mais en tant que membre des Banou Hachim il a toute sa place dans l’assemblée tribale. Il est donc en l’année 610 – date probable de la première révélation coranique – un homme de bonne condition qui a toute sa place dans la société mecquoise. Il a alors environ quarante ans.

Tout va alors basculer pour lui et ses partisans. Réunis en secret chez Arqam ibn Abi al-Arqam, ses premiers partisans et sa famille le soutiennent. Mais ils vont subir brimades, persécutions, violences, spoliations et ostracisations. Mouhammad lui-même, ne pourra plus guère continuer ses activités de commerce. Il donnera désormais toute sa vie à la prédication et l’organisation de la révolte des opprimés. Et ce jusqu’à sa mort. Que ce soit à la Mecque ou lors de l’expérience unique d’Al Madinah (Médine), Mouhammad oeuvrera pour les démunis et organisera en pratique le partage des richesses en prenant aux riches pour redistribuer aux miséreux et aux démunis plutôt que de compter sur la charité éventuelle de généreux donateurs.

Mouhammad (saws) est ainsi souvent associé à une vie de modestie et de désintéressement, et il existe des arguments solides en faveur de son non-enrichissement personnel. Il a dû quitter La Mecque avec ses partisans lors de l’Hégire vers Médine (Al Madinah). Il va y établir un système de gouvernance collectif basé sur la justice et l’égalité, et a travaillé à améliorer les conditions de vie des membres d’Al Madinah qui regroupait des musulmans, des juifs, des chrétiens et même des païens.

Un hadith rapporté par Anas ibn Malik indique ainsi : “Le Messager de Dieu n’a jamais stocké de provisions pour le lendemain, sauf pour ce qui était absolument nécessaire.” (Sahih al-Bukhari, 1996) Cette rencension ext un de smultiples exemples qui semblent attester du fait que Mouhammad ne cherchait pas à accumuler des richesses pour lui-même, mais se contentait de ce qui était essentiel à sa subsistance ainsi qu’à sa famille.

Et son train de vie était loin du faste que certains veulent bien lui prêter à tort. Un autre hadith rapporté par Abu Huraira mentionne en effet : “Le Messager de Dieu n’a jamais rempli son ventre avec du pain d’orge deux jours consécutifs.” (Sahih al-Bukhari, 1996) dans un contexte où les musulmans ne sont plus en position de faiblesse face à Qouraysh. Cette déclaration et les autres du même acabit mettent en évidence le fait que Mouhammad ne recherchait pas les plaisirs matériels et était satisfait de repas simples et modestes en période de disette ou non.

De plus, Mouhammad était connu pour sa générosité envers les autres. Un hadith rapporté par Abdullah ibn Umar relate : “Le Messager de Dieu était la personne la plus généreuse, et il l’était encore plus pendant le mois de Ramadan.” (Sunan al-Tirmidhi, 1991) Cela souligne l’engagement de Mouhammad à partager avec les autres, même dans les moments où les ressources étaient limitées.

Il faut souligner à ce stade que la société bédouine est déjà anthropologiquement une société qui tend vers une forme de solidarité et de justice sociale. Les normes sociales et les valeurs de l’époque étaient également en accord avec cette modestie. Ce qui n’enlève en rien la spécificité de Mouhammad qui prônait le partage des richesses et la mise en commun des biens plutôt que l’accumulation individuelle des richesses qui commençait à corrompre sa société.

Mort dans le dénuement et la simplicité.

Et pour se convaincre de l’absence totale d’enrichissement personnel chez Mouhammad il faut se pencher sur les derniers instants de sa vie selon les principales sources musulmanes. Au moment de sa mort en l’an 632, il n’avait accumulé aucune richesse personnelle. Malgré son rôle de chef de la communauté musulmane et de dirigeant politique, il vivait une vie modeste et frugale, se consacrant principalement à son devoir et à la promotion des enseignements du Coran.

Un hadith rapporté par Ibn Abbas indique que Muhammad a dit : “Celui qui abandonne sa propriété aux héritiers légaux, c’est comme s’il l’avait donnée en aumône.” (Rapporté par al-Bukhari et Muslim). .

Une autre narration rapporte que lorsqu’il est décédé, il ne laissa aucun bien matériel derrière lui, à l’exception de quelques armes, des chevaux et une parcelle de terre connue sous le nom de Fadak. Ce qui provoquera par ailleurs un incident entre Fatima, sa fille et Abou Bakr le premier Calife mandaté par l’assemblée des musulmans pour fédérer les partisans du Coran et sauver les acquis de la révolution mouhammadienne. Abou Bakr refusera en effet de donner des privilèges à Fatima, prônant ainsi une égalité radicale dans les rangs des musulmans et éviter les risques de création d’une nouvelle aristocratie. Il refusera donc à Fatima cet héritage et collectivisera cette terre qu’il mettra au service du Kanz (littéralement le Trésor).

Ainsi, Muhammad ne cherchait pas à s’enrichir personnellement au delà du raisonnable et bien au contraire considérait tout au long de sa vie et des ses engagements l’entraide, la mise en commun des biens, la générosité et l’aide aux autres comme des valeurs cardinales. Son héritage repose davantage sur les principes moraux, éthiques et spirituels qu’il a transmis à ses partisans et qui continuent d’influencer la vie des musulmans à ce jour.

Il est donc globalement fallacieux et incorrect du point de vue de la Sira et des sources historiques disponibles de prétendre que Mouhammad s’est enrichi personnellement grâce à ses voyages commerciaux, qu’il était un “capitaliste” et que son exemple est compatible avec une vision marchande de la société. Il était comme tous les hommes de son extraction : susceptible de vivre de la vente de marchandises sans pour autant avoir spécifiquement une appétence pour cette activité économique comme fin en soi. Au contraire, il a utilisé ses ressources pour soutenir les plus démunis et promouvoir les valeurs de justice et d’égalité. Sa vie et ses enseignements sont un exemple de désintéressement et de préoccupation pour le bien-être collectif et on peut dire que Mouhammad a quitté un confort et un certain statut social pour se mettre au service de son idéal de justice et propager son message. Il a refusé les prestiges et les richesses des gens de son rang pour préférer une lutte difficile et douloureuse sur le sentier de Dieu.

Il nous reste aujourd’hui des bribes de cette politique radicale de redistribution des richesses et de partage des premières générations de musulmans. Parmi cet héritage on peut citer la zakat qui prend différentes formes. Et même si aujourd’hui elle est perçue comme venant du bon vouloir de chacun, elle correspond initialement à une obligation individuelle et permet de financer les solidarités des sociétés musulmanes. La zakat constitue en cela un impôt fondamental qui vise à réaliser une forme de justice sociale par la redistribution directe ou par la construction et la mise en commun de biens utiles à tous. Plus généralement les politiques de collectivisations des terres prises aux grands propriétaires par Omar ibn al Khattab et la multiplication du système de waqf qui sont des oeuvres impossibles à privatiser (sources d’eau, mosquées, bibliothèques, terrains communaux , etc) ont laissé des traces encore aujourd’hui dans les sociétés musulmanes. Elles sont les marques indélébiles de la volonté de Mouhammad de combattre l’accumulation des richesses et la domination au profit de quelques uns contre la majorité.