Tous les articles par Abou Yahya

Le Rojava : une expérience d’autonomie municipale en temps de guerre [CITEGO]

Bien que la guerre continue contre Daesh, le Rojava (« Kurdistan de l’ouest » ou « petit Kurdistan ») se construit autour d’un projet révolutionnaire d’autogestion démocratique. Dans ce contexte de guerre, les combattantes kurdes (Unités kurdes de protection du peuple menées par la commandante kurde Rojda Felat) avancent vers la ville la plus importante stratégiquement pour Daesh : Rakka. Le fait que des femmes soient au cœur de l’action armée a beaucoup fait parler de la révolution du Rojeva. Cependant, ce qui se joue est moins une lutte politique contre le patriarcat qu’une révolution contre l’Etat-nation avec une approche d’autogestion qui dépasse ainsi la forme de l’Etat identitaire.

Quelle est la situation actuelle au Rojava et en particulier dans les villes?

Les co-dirigeants des cantons de Rojava (Cizîrê, Kobanê, Afrîn), mettent en œuvre une auto-administration de la société et un travail de micro-économie vis-à-vis de la propriété et de la terre, comme cela est stipulé dans la constitution du Rojeva, appellé le Contrat social1.

Malgré la guerre, les militants révolutionnaires continuent de questionner la société, les questions écologiques, l’économie alternative et la coopération entre les différents peuples. Ils mettent cela en œuvre grâce à une organisation sans hiérarchie ni discrimination de genre, d’ethnies, pour créer une vie commune au canton. Depuis avril 2016, le Contrat social du Rojava a décidé d’incorporer un article sur les droits des animaux et leur protection (libération animale)2, une objection de conscience contre l’appel au service militaire obligatoire (désobéissance civile et antimilitariste)3. Le Contrat social du Rojava défend les droits collectifs, la formation contre la masculinité et l’économie autogérée pour des motifs politiques d’émancipation des femmes et des sociétés. Les trois cantons continuent à « renforcer » leurs objectifs d’autonomie vis-à-vis de leurs besoins en temps de guerre. Depuis la libération de Kobanê, les cantons se sont engagés à intensifier la lutte armée contre Daesh afin de libérer les régions des djihadistes, en particulier la ligne de Kobanê vers le canton Afrîn prise au piège entre la Turquie, Daesh et El Nosra. Il faut ajouter que les frontières entre le Kurdistan de Turquie (Bakur) et de Syrie (Rojava), sont un véritable marché de la contrebande entre les familles kurdes de Turquie et de Syrie. Ceci permet de créer une relation politique entre deux Kurdistan colonisés. Enfin, cela donne un panorama de la mémoire des luttes et des relations entre des peuples divisés. La répression autoritaire au Kurdistan de Turquie et de Syrie a engendré la lutte sociopolitique actuelle. La militarisation du Kurdistan par le régime kémaliste et baasiste a poussé les habitants à fuir leur région. Cette migration forcée a donné une possibilité aux Kurdes de créer des mouvements politiques urbains comme à Istanbul où se trouve une communauté kurde de 5 millions d’habitants.Dans cette situation, il est très difficile pour les habitants du Kurdistan de Syrie

d’exprimer des velléités d’autogestion et de révolution, leur quotidien étant rythmé par les embargos et les blocages des deux côtés de la frontière du Rojava4, au cœur des conflits ethnique et religieux. Cependant, nous pouvons observer un changement de paradigme après le début de la guerre en Syrie avec la déclaration de l’autodétermination des cantons du Rojava au Kurdistan de Syrie. Le mouvement kurde a commencé à revendiquer le nom de Rojava qui fait référence à la mémoire kurde. Ainsi, lors de toutes les révoltes kurdes depuis le début du siècle, le Rojava est resté un foyer pour les Kurdes opposants, combattants et révolutionnaires Le Rojava est devenu un lieu de mémoire accumulée de la résistance Kurde, le lieu d’une économie alternative5 contre le capitalisme ainsi que le territoire où se développent concrètement des utopies comme la municipalité libertaire démocratique.

Comment se passe la gestion municipale de ces villes?

La première chose qu’il faut dire, c’est que la révolution du Rojava prône l’autogestion démocratique fondée sur certaines idées de l’anarchisme libertaire mais pas orthodoxe. Ainsi, la révolution est sous l’influence des théories de Abdullah Öcalan, l’expérience du mouvement kurde à Bakur (Kurdistan du Nord) celui du PKK (et ses expériences municipales dans la région et sa lutte armée depuis 40 ans) et de philosophes comme Murray Bookchin. Toutefois, il est possible de reconnaître l’héritage et l’histoire de l’autogestion ou des expériences de la gestion anarchiste comme en Espagne. Le Rojava est ainsi influencé par un véritable bricolage de théories d’écologie urbaine autour de la « question kurde » au Moyen-Orient.

Cette révolution propose de penser et appliquer un changement des valeurs politiques et sociétales. Il s’agit de parler d’une émancipation micropolitique au sein de l’espace kurde en Turquie et en Syrie qui prend racine dans un mouvement hétéroclite (mouvement politique kurde, LGBTI, mouvement féministe, genre, écologique etc.) et qui lutte contre le système capitaliste. J’ajoute que cette tendance de forme micro-révolutionnaire englobe des réalités hétérogènes. Elle articule une politique visant à créer un espace kurde avec des municipalités autogérées et dans lesquelles les habitants peuvent participer. Comme je le disais, cela est influencé par le « confédéralisme démocratique » d’A. Öcalan, la municipalité libertaire développée par Murray Bookchin, et d’autres penseurs tels que Foucault ou Guattari. Ces influences sont la base pour construire une politique municipale démocratique « dirigée » par le bas avec une approche écologique.

Le résultat de toutes ces influences est la nécessité de reconstruire une société démocratique plurielle, un voisinage de partage, une micro-économie alternative axée sur les bénéfices sociaux, « humanitaires », sur l’environnement et l’émancipation des femmes, pour éviter des approches « individualistes » ou étatistes. Toutes les illustres références précédemment citées ne se contentent pas de stimuler la réflexion nationale du mouvement, mais traduisent aussi une politique du dissensus (au sens de Rancière) dans l’espace kurde.

La municipalité structure la gouvernance autogérée. La population s’organise en assemblées : assemblées de quartier, de femmes, des religions (alevis, musulmans, yezidis, chrétiens, etc.) de l’écologie, de l’énergie, des jeunes, etc. La stratégie actuelle est de considérer la municipalité cantonale comme autonome du pou-voir exécutif étatique. Selon le Contrat social, l’autonomie des municipalités est structurée par le bas. Les gouvernements autogérés possèdent dans ce climat politique une double pratique du pouvoir (de sécurité à la désobéissance civile). Dans cette vision, le système confédéral démocratique proposé par Öcalan est un système qui rejette la nation, le patriarcat, le scientisme positiviste, l’hégémonie, l’administration étatique, le capitalisme et l’industrialisme fordiste ou postfordiste et constitue la place de l’autonomie démocratique, une écologie sociale et alternative dans les cantons.

On peut dire que le Rojava est un lieu de pratique de cette théorie du confédéralisme démocratique. La municipalité est un lieu où tous les peuples, les minorités et les genres sont également représentés. Le Contrat social du Rojava avance aussi grâce à l’intégration politique de toutes les composantes (les Yezidi, Alevis, Kurdes, Arabes, Asyriaques, Chrétiens, Arméniens, etc.). Le système municipal s’occupe de l’environnement via les assemblées, et résiste à l’assimilation des identités dominantes que les Kurdes ont subi depuis des siècles, en distinguant son approche de la conception habituelle de la gouvernance autocrate du territoire.

Y a t-il une (re)construction autogérée des logements par exemple? Comment les écoles et les hôpitaux sont-ils gérés ? la relation avec l’État existe?

Certains bâtiments sont construits en accord avec le projet environnemental et dirigé par la municipalité locale et les assemblées de quartier. Une réflexion libertaire est menée pour lutter contre les inégalités afin de mettre en œuvre le droit au logement de chaque individu dans les cantons. Il y a aussi un chantier mené sur l’éducation afin que l’école soit un droit comme dans toute société démocratique. La restitution des savoirs disciplinaires comporte des changements majeurs car elle inclue une vision d’égalité des genres et des classes au lieu de suivre un modèle centralisé, fondé notamment sur le sexisme. De plus, il n’y a pas de hiérarchie entre les enseignants et les étudiants.

Enfin, je voudrais expliquer la vision de l’écologie politique kurde au sein de la municipalité. Celle-ci organise les hôpitaux publics en les mettant en relation avec les acteurs des assemblées, puis en insistant sur le rôle des nouveaux acteurs qui redéfinissent la relecture libertaire de l’espace public en interrogeant l’approche institutionnalisée de l’école et de l’hôpital. L’écologie politique au Rojava constitue un nouveau défi pour une approche géopolitique se dégageant de la conception politique orthodoxe des cultures dominantes conventionnelles. C’est ainsi un moyen de mener à bien une réflexion anticapitaliste au sein du colonialisme. Selon les écologistes kurdes, l’exercice de la gouvernementalité en temps de guerre ne doit pas se borner à une question identitaire et territoriale mais au contraire se fonder sur des valeurs sociales.

Cette approche est issue de la lecture fanonienne du mouvement politique kurde. C’est l’expression du rejet de la part d’un micro-territoire contre la pratique étatique du capitalisme qui considèrent la santé, l’éducation, le logement comme des biens interchangeables. Même si la guerre continue et structure la vie quotidienne au Kurdistan du Nord (Bakur) et de l’Ouest (Rojava), il y a une farouche volonté de vivre. Cette volonté introduit une rupture totale avec la vie coloniale et l’ordre existant de l’état-nation arabe tel que sous le régime de Bassar Al Asad. Une telle mesure de dépassement radical avec le nationalisme arabe a donné lieu à un dialogue important avec les divers peuples de la région. Les habitants continuent à perfectionner le système cantonal. L’université et l’Académie des sciences sociales de la Mésopotamie (surtout dans les cantons Afrîn et Cizîrê, Kobanê ayant été totalement détruits par la guerre) poursuivent malgré tout leurs recherches et enseignements dans une perspective pédagogique libertaire, avec notamment l’enseignement des études de genre dans certains départements de sciences sociales et politiques. Les universitaires invitent des professeurs étrangers pour qu’ils viennent y donner des cours comme David Graeber ou encore autre Janet Biehl, ou nous-mêmes. De ce point de vue, les étudiant-es de l’Université de la Mésopotamie de Cezîrê (Académie de la Mésopotamie) ont une possibilité incroyable d’étudier et de pratiquer la démocratie radicale par le bas.

Malgré la guerre, de nombreuses initiatives voient le jour. Les institutions municipales des cantons autonomes organisent avec les membres de l’université et les étudiant-es une campagne pour créer une bibliothèque multilingue. Des assemblées locales des femmes sont organisées pour cultiver et communautariser la terre. Ainsi, il y a peu, une centaine de personnes (en majorité des femmes) a commencé à cultiver la terre selon les règles de l’agriculture biologique. En même temps, les activistes des jardins urbains des villes et villages du Bakur commencent à concrétiser l’écologie sociale dans certains villages. Les paysans et les villageois s’organisent pour autogérer les espaces verts et cultiver la terre de manière écologique. Les récoltes des productions locales sont partagées entre les populations des régions, selon leurs besoins.

Quelles sont les demandes et revendications des mouvements sociaux au Rojava? Y a-t-il une critique du pouvoir en place?

Actuellement, je pense que nous ne pouvons pas clairement parler de mouvement sociaux au Rojava, sauf le mouvement féministe et écologiste qui essaie de constituer les valeurs du Contrat social de la révolution. En effet, il s’agit plutôt de voir les acteurs qui questionnent la complexité de l’espace de la révolte et engendrent une nouvelle perception micropolitique par le biais du contre-pouvoir et de la reproduction contre-culturelle.

À l’heure actuelle, après la résistance autogérée des Kurdes dans différentes régions des cantons, le régime des djihadistes est toujours une menace brutale contre les gains de la révolution. Cette menace djihadiste est toujours là et pousse la population du Kurdistan de Syrie vers la diaspora ou l’exil. Il y a une cohabitation de deux approches du soulèvement sociopolitique : une résistance civile avec le mouvement écologiste, féministe et une résistance armée contre l’état-nation, les djihadistes, la violence et la domination militaire étatique.

1 Le Kurdistan syrien, doté d’une « autorité démocratique et autonome », a adopté le 6 janvier 2014 sa constitution (Contrat social), qui définit la Syrie comme un « Etat démocratique, libre et indépendant » et divise le Kurdistan en trois cantons.

2 Voir : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/3461 [en turc]

3 Voir : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/3266 [en turc]

4 D’un côté, la Turquie a totalement bloqué les passages sur la frontière après la victoire de Kobanê, de l’autre, le gouvernement fédéral régional du Kurdistan d’Irak (dirigé par le PDK) exerce un contrôle du blocage sur le passage du Rojava.

5 Sur l’analyse de l’économie alternative autogérée, voir le reportage avec Azize Aslan : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/2682 [en turc]

Note de lecture: La dimension libertaire de l’islam

Présentation du livre «l’islam comme une mystique de l’anarchisme».

Pourquoi ce livre ? Pourquoi développer cette comparaison entre l’Islam et l’anarchisme, dont beaucoup au départ semble peu probable ? Et pourquoi justement maintenant ? Cet essai répond à un besoin interne de concilier deux passions, de clarifier dans quelle mesure on peut être à la fois musulman et anarchiste. Il répond à une démarche personnelle, mais aussi à la nécessité (internes à l’islam) pour récupérer la dimension libertaire de notre tradition. Comme il devient de plus en plus clair que la plupart des discours actuels islamiques sont à des années lumière d’avance sur son esprit et de l’initiation révolutionnaire, et plus réceptifs à la nécessité de maintenir les coutumes héritées.

Ils sont à des années lumière d’avance sur la plupart des institutions sont présentées comme des gardiens de la tradition, le Grand Mufti, le Conseil des Oulémas au service du pouvoir, le ministère des Affaires religieuses, chargé de superviser la pureté doctrinale des masses musulmanes. C’est, pour la suprématie d’une vision réactionnaire de l’Islam, piétiste et aliénant, ne conteste pas le statu quo.

Ce salafisme est à des années-lumière, avec ses médiocres, l’idolâtrie dépassées et aliénantes du passé, son obsession de la pureté de la doctrine et le rituel, son obsession du haram et halal, avec son rejet de l’innovation malsaine, de la créativité.

Cette année-lumière que «l’islam modéré» ou «libérale» des puissances occidentales qui cherchent à promouvoir, apparemment comme un antidote au fondamentalisme, mais en réalité comme un moyen de désamorcer le potentiel révolutionnaire de l’Islam, afin de ne pas interférer dans leurs plans de domaine et de l’expansion mondiale du capital.

Et il est à des années-lumière que le soufisme sucré, sans ancrage de leur environnement social immédiat, passé de la Litanie chantant la belle journée, louant Dieu et proclamant son amour infini et bla bla bla.

Mais ne soyons pas cruel, nous n’avons aucun droit. Toutes les manifestations de l’islam de répondre aux besoins collectifs et des désirs personnels. Ils font tous partie de l’islam contemporain, qu’on le veuille ou non. Qu’est-ce que je suis venu ici pour proposer n’est pas une nouvelle vision de ce que «l’islam correct» de ce que nous pensons ou croyons les musulmans, car ce serait tomber dans une vision essentialiste et en un sens autoritaire.

En écrivant cet essai, c’est la restauration d’une dimension critique de l’islam qui se sentent abandonnées, même si elles ont le plus besoin. Eh bien, si nous regardons la biographie et les paroles du Prophète, rares sont peut douter que Mahomet était un vrai révolutionnaire, qui a lancé un message égalitaire, au nom des opprimés, contre l’oligarchie de l’époque. Un message en pleine force, dans laquelle la libération collective est inséparable de la libération individuelle, le dépassement de l’égoïsme, vous pouvez donc refléter les qualités les plus nobles. Un retour message à notre profonde nature , pour retrouver la pureté de l’enfant dans un état avancé de la conscience. Un Etat qui passe par la reddition inconditionnelle à Allah, l’unique Réalité, qui commencent tous et vers lequel nous avons tous la tête, et pourquoi nous sommes appelés à vivre en harmonie avec le reste de la Création, les êtres sensibles que précarité essentielle de nos créatures, qui remercient la dette de la vie.

Pour récupérer cette dimension libertaire de l’Islam, il est très éclairante comparaison entre l’Islam et l’anarchisme. Ayant toujours été clair que la comparaison n’est pas une équivalence. La comparaison sert à enquêter à la fois la nature de l’islam comme une tradition révélée, comme dans la nature de l’anarchisme comme une idéologie politique ou contrepolítique soutenue par une éthique et une vision positive des relations humaines et naturelles, y compris les règles liés à l’économie, visant à réaliser une société juste.

Dans ce qui est de cette comparaison, on ne peut pas résumer le livre, mais à souligner quelques points :

Tout d’abord, un fait central de l’Islam et de l’anarchisme, comme c’est le rejet de la tyrannie et l’autoritarisme, et une conscience radicale de la liberté humaine. L’anarchiste s’exprime en mode négatif: absence de gouvernement:

Ne pas reconnaitre en tant que souverain de ces pouvoirs mondains qui sont motivés par des intérêts personnels et leur désir de domination, que nous pouvons passer ainsi, sans de telles structures de pouvoir. » Un musulman met les choses autrement: il n’y a de puissance qu’en Dieu:

« Je ne reconnais d’un autre souverain, sauf Allah, Créateur du ciel et la terre, la force tous les matrice existante, qui continue à créer, qui ne peuvent pas être représentés et est au-delà tous les êtres humains qui attribut.  »

Car voici ce que cela signifie d’être musulman, se soumettre à la seule Réalité, la remise à la force est à la racine de l’existence, et ne pas accepter que tout absolu de ses manifestations. L’anarchiste a des problèmes avec le mot-clé de l’islam: la soumission, la reddition. C’est que dire que n’est pas soumise à rien d’autre que Dieu, le musulman est en proclamant son insubordination aux puissances de ce monde, ce n’est pas céder à quoi que ce soit créée.

Le deuxième point : la comparaison entre la critique de la religion établie dans le Coran et dessiné par certains auteurs que les anarchistes. Tous les personnages négatifs qui apparaissent dans le Coran sont des gens religieux, le Pharaon, les magiciens, les hypocrites, les idolâtres … L’islam est né comme une réponse réactionnaire à l’institutionnalisation de la religion. En ce sens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le message coranique est plus proche de la critique anarchiste des institutions religieuses de nombreuses institutions appelé les musulmans. Le déni fait par la religion beaucoup d’athées est en réalité une négation de cette religion au service de la puissance qui caractérise l’histoire de l’Occident. Il correspond à la première partie de la chahada: la ilaha, il n’ya pas de dieu. Comme dans l’Andalousie musulmane, un athée est quelqu’un qui a commencé à dire la chahada, mais un manque complet: illa Allah, excepté Allah, l’unique Réalité, qui ne peuvent pas être couverts, ce qui est au-delà de toute représentation .

La question clé la troisième se rapporte à l’éthique économique. Un certain nombre de hadiths authentiques qui montrent une conscience sociale par Muhammad. Plus précisément, la prise de conscience de la nécessité de réglementer l’activité économique, d’empêcher le monopole, l’usure et la spéculation, l’accumulation des richesses dans les mains de quelques-uns. Dans le même temps, la dignité du travail et des travailleurs, la fraternité qui doivent régir les relations sociales.

Lié à cela est l’éthique des affaires et de conscience sociale, il existe de nombreux autres aspects qui peuvent être facilement comparés avec l’anarchisme, comme l’égalitarisme, de solidarité et d’aide mutuelle en tant que fondements de la société, la prise de décisions de réunion, de l’amour simple et spontanée, la dimension environnementale, la méfiance des prétentions absolutistes de la connaissance humaine, la méfiance des systèmes complexes … et le djihad, l’esprit combatif de la justice que la détresse cause à la fois pour les pouvoirs de ce monde.

Beaucoup d’éléments communs, qui justifient la présentation de l’islam comme une forme d’anarchisme spirituel ou mystique. Mais Allah sait mieux.

https://www.alterinfo.net/La-dimension-libertaire-de-l-Islam_a60931.html

Sultan Galiev, musulman rouge (Revue PERIODE)

par Matthieu Renault

À travers la figure du bolchévik tatar, Mirsaid Sultan Galiev, Matthieu Renault s’intéresse ici à une expérience peu connue : celle du « communisme national musulman » tel qu’il s’est développé en Russie soviétique, puis en URSS, de 1917 à la fin des années 1920. Une première version de cette contribution a été présentée à l’occasion du colloque Penser l’émancipation (Nanterre, février 2014).

En 1961, dans Les Damnés de la terre, Frantz Fanon écrit :

Les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendueschaque fois qu’on aborde le problème colonial1.

Cette idée constitue un excellent point de départ pour réexaminer la problématique postcoloniale de ce que l’historien indien Dipesh Chakrabarty a appelé la « provincialisation de l’Europe ». Il y a en effet au sein des études subalternes, postcoloniales et décoloniales deux conceptions hétérogènes et concurrentes de la provincialisation de l’Europe dont l’enchevêtrement, pour être délibéré, n’en reste pas moins source d’ambiguïtés. Il y a, d’une part, une conception selon laquelle la provincialisation est synonyme de particularisation, et par conséquent de relativisation, de la « pensée européenne-eurocentriste », et en particulier de la pensée marxiste. Il y a, d’autre part, une conception de la provincialisation en tant que distensionqui souligne la nécessité d’une extension et d’un déplacement des frontières de la théorie au-delà de l’Europe en tant que condition de possibilité d’une authentique universalisation. Les adversaires de la critique postcoloniale se sont jusqu’à présent presque exclusivement opposés à la première de ces deux formes de provincialisation, la relativisation, dans laquelle ils ont légitimement perçu une rupture avec la pensée et les luttes d’émancipation anticoloniales. Mais s’ils s’étaient montrés un peu plus attentifs à la seconde forme, la distension, ils auraient vu que celle-ci puise bel et bien de profondes racines dans la pensée anticoloniale, et en particulier dans les marxismes anticoloniaux.

Il y a plusieurs manières de retracer cette généalogie, c’est-à-dire d’élucider les continuités comme les ruptures qui sont fondatrices du passage et du partage historico-épistémiques de l’anticolonialisme à la critique postcoloniale. Je me propose ici de considérer un problème de ce point de vue capital, celui de la nationalisation du marxisme, dont l’identification usuelle à une « simple » question d’ « adaptation du marxisme à des conditions singulières » ne restitue pas la complexité dans la mesure où, comme l’ont montré Gramsci et C.L.R. James, une telle « nationalisation » engage de véritables processus de traductions théoriques et pratiques. L’exemple le plus célèbre reste celui de l’entreprise de « sinisation du marxisme » menée par Mao Zedong. En effet, comme l’écrit Arif Dirlik – qui est par ailleurs un inlassable critique des études postcoloniales – :

l’une des plus grandes forces de Mao en tant que dirigeant a été sa capacité à traduire le marxisme dans un idiome chinois », autrement dit à opérer une « vernacularisation du marxisme »2

… où l’on voit déjà que les processus de nationalisation du marxisme sont irréductibles à la formule stalinienne : « national dans la forme, socialiste dans le contenu ».

Je m’intéresserai ici à une expérience moins connue, celle du « communisme national musulman » tel qu’il s’est développé en Russie soviétique, puis en URSS, de 1917 à la fin des années 1920, et qu’il me semble essentiel de (re)mettre au jour pour au moins trois raisons :

  1. Premièrement, il s’agit, comme son nom l’indique, d’un communisme musulman qui soulève la question, plus que jamais actuelle, des relations entre, d’une part, les mouvements d’émancipation blancs ou d’ « origine blanche » (fussent-ils en l’occurrence rouge, soviétique) et, d’autre part, l’islam et les groupes qui intègrent celui-ci, de multiples manières, à leurs revendications politiques ;
  2. Deuxièmement, on est en présence d’un mouvement d’émancipation anti-impérialiste qui s’est développé de concert avec un processus révolutionnaire au cœur même de l’empire (russe), situation historique dont le précédent le plus illustre est celui du branchement des révolutions française et haïtienne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles ;
  3. Troisièmement, l’on a affaire à une « révolution coloniale » qui s’est déroulée à l’intérieur même des frontières territoriales de la « métropole », fût-ce à ses confins. Mais il ne s’agit pas tant d’une exception que d’une situation-limite qui révèle que, dans un contexte impérialiste mondial, le national(isme) extra-européen ne constitue jamais un « dehors » de l’empire : c’est en bien plutôt la limite permanente. Penser la nationalisation du marxisme, et plus spécifiquement du bolchevisme, en tant que provincialisation de l’Europe, ce n’est donc pas tant penser une altérité radicale à laquelle le marxisme-léninisme devait se confronter et qui ne pouvait manquer de l’altérer, le relativiser, que penser les marges théoriques et pratiques du bolchevisme – lui-même produit d’une traduction préalable du marxisme en Russie –, le distendre, ce qui implique aussi d’élucider les modes selon lesquels le bolchevisme a été repensé depuis les marges de l’empire.

N’ayant aucune prétention à faire un exposé d’ensemble sur le communisme national musulman, je m’intéressai ici à ce qui en reste la figure majeure, à savoir l’intellectuel et militant tatar bolchevik Mirsaid Sultan Galiev à propos de la première arrestation duquel en 1923 Trotsky allait citer ces paroles de Kamenev :

C’était la première arrestation d’un membre éminent du Parti opérée sur l’initiative de Staline. […]. Ce fut chez Staline, pour la première fois, la soif du sang3.

Mais reprenons les choses depuis le début4.

Sultan Galiev naît en 1892 en Bashkirie, au sein d’une famille très modeste. En 1907, il intègre l’École normale des instituteurs de Kazan, dont allait être issue une partie importante des futurs dirigeants nationalistes. Il mène dans les années suivantes une activité de journaliste et s’engage dans les mouvements nationalistes musulmans. Deux mois après la révolution de février 1917, il participe à Moscou au premier Congrès des musulmans de Russie et est élu secrétaire du Conseil des musulmans de Russie. En juin 1917, après sa rencontre avec Mullanur Vakhitov – qui allait être fusillé par les blancs en août 1918 –, il rejoint les rangs bolcheviks. Il s’engage en octobre 1917 dans le Comité militaire révolutionnaire de Kazan et devient, entre autres responsabilités, président du Collège militaire musulman. C’est pour lui une période de collaboration active avec Staline, alors à la tête du Commissariat du peuple aux nationalités (Narkomnatz). Se dégage déjà à cette époque du travail de Sultan Galiev et de ses camarades trois orientations stratégiques majeures :

  1. La première repose sur la formation d’une Armée rouge musulmane, ou « Armée rouge prolétarienne orientale »5, que Sultan Galiev conçoit, à l’instar de Mao après lui, « comme une véritable “classe sociale” organisée, hiérarchisée et fortement politisée, capable de remplacer le prolétariat indigène déficient comme force active de la révolution6 ».
  2. La deuxième orientation consiste dans la création, effective en juin 1918, d’un Parti communiste des musulmans de Russie à même de préserver l’autonomiedu mouvement révolutionnaire musulman que compromettrait son incorporation à des organisations dominées par les Russes, fussent-ils soviétiques.
  3. La troisième orientation – qui puise ses sources bien en deçà de la révolution de 1917 – vise à l’édification d’une grande République musulmane tataro-bachkire, laquelle fait en mars 1918 l’objet d’une « promesse formelle » de la part du Commissariat du peuple aux nationalités.

Durant la même période, Sultan Galiev jette les fondements théoriques et idéologiques du communisme national musulman, que l’on peut à leur tour diviser en trois points :

  1. Le premier est relatif aux relations de classes et, corrélativement, au rapport entre révolution sociale et révolution nationale. Soulignant l’homogénéité de la structure sociale musulmane et l’absence d’un prolétariat tatar, Sultan Galiev affirme qu’il est nécessaire, dans la première phase de la révolution, de laisser la direction du mouvement aux dirigeants musulmans d’origine petite-bourgeoise. Plus encore, rejouant l’opposition léninienne des nations oppressives et des nations opprimées, il en appelle à une « revanche des opprimés sur les oppresseurs » et déclare que « tous les peuples musulmans colonisés sont des peuples prolétariens »7.
  2. Le second point touche au rapport entre révolution socialiste et Islam. Si Sultan Galiev défend l’idée que « comme toutes les autres religions du monde », l’islam est « condamné à disparaître »8, il n’en souligne pas moins que « de toutes les “grandes religions” du monde, l’Islam est la plus jeune, donc la plus solide et la plus forte par l’influence qu’elle exerce » et que le droit musulman (la charia) présente des prescriptions réellement « positives », progressistes : le « caractère obligatoire de l’instruction », « l’obligation au commerce et au travail », « l’absence de la propriété privée de la terre, de l’eau et des forêts », etc. – des prescriptions dont Sultan Galiev suggère, sans le dire explicitement, qu’elle pourraient être incorporées et nourrir une société communiste à venir. D’autre part, la singularité de l’Islam repose sur le fait « qu’au cours du dernier siècle, l’ensemble du monde musulman fut exploité par l’impérialisme de l’Europe occidentale ». L’Islam a été et demeure une « religion opprimée, acculée à la défensive9», oppression qui a généré un profond « sentiment de solidarité » doublé d’un puissant désir d’émancipation. Il n’y a pour Sultan Galiev aucune incompatibilité entre la révolution socialiste et l’Islam : il ne faut pas œuvrer à la destruction de l’Islam, mais bien plutôt à sa déspiritualisation, à sa « marxisation ».
  3. Le troisième point concerne l’exportation de la révolution bolchevique ou, dans les termes de Sultan Galiev lui-même, le transport de l’ « énergie révolutionnaire » née en Russie au-delà de ses frontières. La révolution « doit s’élargir et s’approfondir aussi bien dans son contenu interne que dans ses manifestations extérieures10 ». Mais la question est de savoir dans quelle direction, selon quelle géographie, elle doit le faire. À l’instar d’autres marxistes non-européens, tels Manabendra Nath Roy, Sultan Galiev en appelle à renverser l’ordre des priorités et à donner le primat à la révolution sociale en Orient. Non seulement celle-ci n’est pas dépendante du succès préalable de la révolution en Europe, mais elle est susceptible de pallier l’estompement des énergies révolutionnaires en Europe après les échecs allemands et hongrois. Pour Sultan Galiev, le « foyer révolutionnaire » européen est désormais éteint, tandis que l’Orient constitue « une matière très riche et très “inflammable” »11. Dans cette perspective, la révolution anticoloniale devient la condition de possibilité de la révolution européenne et mondiale, non l’inverse : « Privé de l’Orient et coupé de l’Inde, de l’Afghanistan, de la Perse et des autres colonies asiatiques et africaines, l’impérialisme occidental périclitera et mourra de mort naturelle12.» Enfin, le tour de force de Sultan Galiev consiste à affirmer que ce sont les communistes musulmans de Russie qui sont les plus aptes à assurer cette circulation révolutionnaire, à propager la révolution soviétiquevers l’Orient. En appelant à un décentrement, contre la centralisation moscovite, Sultan Galiev enjoint les dirigeants bolcheviks à faire des confins de la Russie, de ses marges (okrainy), la source de la révolution en Orient.

Cependant, l’alliance entre les dirigeants soviétiques et les communistes musulmans, étroitement liée aux impératifs de la guerre civile, allaient tourner court. Dès novembre 1918, le Parti communiste musulman est transformé en section musulmane du Parti bolchevik. Quant à la promesse de création de la République tataro-bachkire elle s’évapore progressivement. Sultan Galiev devient persona non grata et est absent du Premier Congrès des peuples d’Orient à Bakou en septembre 1920. On a souvent dit de ce Congrès qu’il représentait le sommet de l’ « idylle » entre le pouvoir soviétique et les mouvements d’émancipation anti-impérialiste en Orient, le moment, fût-il éphémère, de tous les espoirs, symbolisés par l’injonction de Zinoviev à :

susciter une véritable guerre sainte (djihad) contre les capitalistes anglais et français13.

Il en alla pourtant autrement, du moins pour les communistes musulmans de Russie qui virent leurs prétentions à être les propagateurs de la révolution en Orient anéanties par la réaffirmation, d’une part, de la contemporanéité de la révolution sociale et de la révolution nationale dont la direction devait incomber « non à pas à la bourgeoisie radicale, mais à la paysannerie pauvre », d’autre part de la « primauté absolue de la révolution prolétarienne en Occident sur la révolution coloniale14». Pour Sultan Galiev, ces rebuffades ne signaient pas tant la victoire d’une conception de la révolution mondiale contre une autre, la sienne, que la victoire du chauvinisme grand-russe dont il s’était toujours méfié, craignant, constatant et combattant la reproduction chez les communistes russes d’une mentalité et de pratiques coloniales hérités de l’empire tsariste et qui allaient également être dénoncées par Giorgi Safarov dans un ouvrage publié en 1921 et intitulé La révolution coloniale15. La disgrâce de Sultan Galiev intervient en 1923. Quelques semaines après le XIIe Congrès du Parti communiste russe, il est arrêté à Moscou sur ordre de Staline et exclu du Parti. Il est accusé de « conspiration » du fait des relations qu’il aurait entretenues avec des dirigeants et organisations nationalistes rebelles, au premier rang desquels Ahmed Zeki Validov et le mouvement des Basmatchis en Asie Centrale16. Cette condamnation signe le début d’une vaste campagne de répression contre ce qui est dès lors dénommé le « sultangalievisme ».

Entre mai 1923 et la fin de l’année 1924 environ, date à laquelle ses derniers espoirs de réintégrer le Parti sont anéantis, Sultan Galiev est placé dans une situation par définition marginale, déjà plus « dedans » mais pas encore « en dehors » des instances révolutionnaires soviétiques. C’est en prison, où il reste un peu plus d’un mois, qu’il rédige une esquisse d’autobiographie, adressée à Staline et Trotsky, dans laquelle il approfondit ses thèses sur la révolution mondiale :

Il me semblait que le mouvement révolutionnaire des colonies et des semi-colonies et le mouvement révolutionnaire des ouvriers des métropoles étaient étroitement liés et que leur alliance harmonieuse provoquerait le succès de la révolution sociale mondiale17.

La condition de possibilité de la révolution mondiale, c’est pour Sultan Galiev la combinaison et la composition, les circulations et l’intensification mutuelle des révolutions sociales (en Europe) et des révolutions anticoloniales (en Orient), les unes restant néanmoins autonomes à l’égard des autres. Or, tel est précisément selon lui ce qui s’est produit à l’intérieurmême des frontières de la Russie :

La réussite de la révolution en Russie s’explique justement par l’alliance harmonieuse des intérêts du prolétariat russe, d’une part, et de la libération nationale et de classe sur ses marges coloniales, d’autre part. En ce sens, la Russie présente tous les traits d’un grand champ d’expérimentation de la révolution mondiale18.

Cette thèse d’une grande originalité fait écho à celle qu’allait développer C.L.R. James dans Les Jacobins noirs, ouvrage dans lequel, pour citer Edward Said :

les événements de France et d’Haïti s’entrecroisent et se répondent comme des voix dans une fugue19.

Le 14 août 1924, Sultan Galiev adresse une lettre de demande de réintégration à la Commission centrale du Parti. S’il juge alors son exclusion comme « un acte juste de châtiment », il précise également que son « crime » n’était rien d’autre qu’une « réaction » à un danger plus menaçant, celui de l’expansion du chauvinisme grand-russe. Il récuse par ailleurs toute conception « historiciste » de la révolution en Orient :

le développement de la révolution sur nos marges orientales se déroulera vraisemblablement de manière non linéaire, non pas selon un “projet préétabli”, mais par des soubresauts ; pas même suivant des lignes courbes, mais suivant des lignes brisées. Ceci s’explique par le fait que ces régions ont vécu sous le joug écrasant du tsarisme20.

Dans ces espaces que sont les marges de l’empire, la temporalité révolutionnaire ne peut être qu’une temporalité éclatée, faites de sauts et de ruptures, de périodes de latence et d’embrasements soudains – thèse qui n’est à nouveau pas sans évoquer la description qu’allait faire C.L.R. James du processus historique aux Antilles en tant que composé « d’une suite de périodes de dérives, désordonnées, ponctuées de sursauts, de bonds et de catastrophes21».

Sa requête de réintégration déboutée, Sultan Galiev allait adopter une toute autre stratégie, à présent en rupture totale avec le pouvoir soviétique – et donc « contre-révolutionnaire » de ce point de vue. Si cette période de sa vie reste largement méconnue, l’on croit savoir qu’il fut l’auteur, entre 1923 et 1928, d’un « programme » rédigé en tatar et intitulé Considérations sur les bases du développement socio-politique, économique et culturel des peuples turcs22, depuis perdu, mais cité dans plusieurs études soviétiques. La rupture opérée par Sultan Galiev s’y exprime notamment sous la forme d’un arrachement à l’Europe de la paternité du matérialisme dialectique, dès lors renommé « matérialisme énergétique » et qui puiserait ses sources en Orient, chez les Mongols. Ce décentrement épistémique n’est significatif qu’en tant qu’il participe d’une coupure idéologique et stratégique plus générale. Sultan Galiev avance en effet l’idée d’un « front commun des opprimés » unissant « tous les classes de la société musulmane, à l’exclusion de la seule grande bourgeoisie et des féodaux » et rejoignant « l’idée traditionnelle de la ‘Umma – communauté des croyants23». De manière plus radicale encore, il substitue à l’opposition « capitaliste-exploité » l’opposition « industriel-sous-développé » et déclare que l’ennemi n’est pas seulement « la bourgeoisie des puissances impérialistes, mais la société industrielle toute entière24», dont l’Union soviétique fait bien sûr partie25. Selon lui, la « liquidation de la révolution socialiste en Russie » est alors irrémédiable et s’accompagnera nécessairement d’une intensification du chauvinisme grand-russe et plus généralement de la domination des peuples musulmans par l’Occident. Afin d’éviter cela, il n’y a qu’une seule solution : « l’hégémonie du monde colonial sous-développé sur les “puissances européennes”26» ou, dans ses termes, « la dictature des pays coloniaux et semi-coloniaux sur les métropoles industrielles27». C’est pourquoi il est nécessaire d’œuvrer à la création d’une Internationale coloniale, « communiste, mais indépendante de la Troisième Internationale, voire même opposée à celle-ci28» dont le cœur sera un immense État turc à l’intérieur de la Russie, la République du Touran, dirigée par un « Parti des socialistes d’Orient ».

C’est à ces tâches que se consacre, clandestinement, Sultan Galiev jusqu’à sa seconde arrestation en novembre 1928. Condamné à mort le 28 juillet 1930, sa peine est commuée début 1931 en dix ans de réclusion. Libéré en 1934, il est à nouveau arrêté en 1937 et condamné à mort fin 1939. Il est fusillé le 28 janvier 194029, laissant un héritage dont se sont emparés nombre de ceux qui se sont attachés à penser le branchement du socialisme et des processus de décolonisation, en particulier dans le monde musulman et notamment en Algérie30 ; un héritage qui exige aujourd’hui, non moins qu’hier, d’être médité, non seulement dans les colonies et ex-colonies, mais aussi et peut-être avant tout, dans les ex-métropoles post-coloniales.

Print Friendly
Share on Google+
Share on Tumblr
Tweet about this on Twitter
Share on Facebook
  1. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre. Paris : Gallimard, 1991, p. 70. Nous soulignons. []
  2. Arif Dirlik, « Mao Zedong and “Chinese Marxism” » in Companion Encyclopedia of Asian Philosophy (edited by Brian Carr and Indira Mahalingam. Londres et New York : Routledge, 1997, pp. 593-601. []
  3. Léon Trotsky, « Suppléments » à Staline, « II : Kinto au pouvoir », dernière consultation le 8 février 2014 []
  4. Je prends essentiellement appui sur les quelques essais de Sultan Galiev traduits en français (in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les musulmans de Russie. * Le « sultangaliévisme » au Tatarstan. Paris et La Haye, Mouton & Co, 1960) ainsi que sur des sources secondaires, au premier rang desquelles deux ouvrages d’Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay (Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit.; Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondiste. Paris : Fayard, « Les inconnus de l’histoire », 1986 ; voir également Maxime Rodinson, « Communisme et tiers monde : sur un précurseur oublié » (1960) in Marxisme et monde musulman. Paris, Éditions du Seuil, 1972) Enfin, je me réfère occasionnellement au volume des écrits de Sultan Galiev en russe, et dans un moindre mesure en tatar, publié en Russie en 1989 et dont l’exégèse demande encore à être faite (Mirsaid Sultan Galiev, Izbrannyje troudy. Kazan, Gasyr, 1998). []
  5. « Deuxième Congrès des Organisations Communiste des Peuples d’Orient : Résolution sur la Question d’Orient » présenté par Mirsaid Sultan Galiev, Žizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), n° 46 (54), 7 (20) décembre 1919, n° 47 (55), 14 (27) décembre 1919, reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 214). []
  6. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondisteop. cit., p. 123. Voir également Mirsaid Sultan Galiev, Les Tatars et la révolution d’octobreŽizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), n° 24 (122), 5 novembre 1921, reproduit Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 219-225. []
  7. Mirsaid Sultan Galiev, cité par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 105. []
  8. Mirsaid Sultan Galiev, cité par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 106. []
  9. Mirsaid Sultan Galiev, « Les méthodes de propagande anti-religieuse parmi les musulmans », Žizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), 14 décembre 1921 et 23 décembre 1921, reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 228. []
  10. Mirsaid Sultan Galiev, « La révolution sociale et l’Orient », Žizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), n° 38 (46), 5 octobre 1919, n° 39 (47), 12 octobre 1919, n° 42 (50), 2 novembre 1919, reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 207. []
  11. Ibid., p. 211. []
  12. Ibid., p. 212. []
  13. Voir Ian Birchall, « Un moment d’espoir : le congrès de Bakou 1920 »Contretemps web, dernière consultation le 5 février 2014. []
  14. Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., pp. 139-140. []
  15. Giorgi Safarov, Kolonial’naja revolucija (La révolution coloniale). Opyt Turkestana, Gosudarstvennoe izdatel’stvo, 1921, réimprimé par Society for Central Asian Studies, Oxford, 1985. Safarov avait été envoyé en 1920 par Lénine au Kazakhstan pour liquider les inégalités entre les colons russes et les populations indigènes en restituant aux secondes les terres laissées en friche par les premiers. Peu de temps auparavant, Lénine avait fait rappeler à Moscou « tous les communistes du Turkestan infectés par la mentalité colonisatrice et le colonialisme russe » (Jean-Jacques Marie, « Quelques divagations », Les Cahiers du monde ouvrier, n° 46, avril-mai-juin 2010, p. 143)[15]. La lutte contre le chauvinisme grand-russe, désormais contre Staline et ses alliés sur la question de la Géorgie, allait constituer « le dernier combat de Lénine » (Voir Moshe Lewin, Le Dernier combat de Lénine. Paris : Édition de Minuit, 1978 ; l’essai de Lénine « Sur la question des nationalités ou “l’autonomisation” », dicté en décembre 1922 à un moment où sa santé le lui permettait, n’a été publié qu’en 1956). []
  16. « Quatrième Conférence du Comité central du Parti communiste avec les travailleurs responsables des républiques et des régions nationales (9-12 juin 1923), « Discours de Staline », reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., pp. 239-245. La sténographie de la conférence – contenant notamment les dépositions des proches de Sultan Galiev et celle de Trotsky – a été publiée en Russie en 1992 : Tajny nacional’noj politiki CK RKP. Stenografičeskij otčet sekretnogo IV soveščanija CK RKP, 1923 g. (Les secrets de la politique nationale du Comité central du Parti communiste russe : Rapports sténographiés de la quatrième réunion secrète du Comité central du Parti communiste russe, 1923). Moscou : INSAN, 1992. []
  17. Mirsaid Sultan Galiev, « Avtobiografičeskij očerk “Kto ja ?” : Pis’mo členam Central’noj kontrol’noj komissii, kopija – I.V. Stalinu i L.D. Trockomu. 23 maja 1923 » (« Essai autobiographique “Qui suis-je ?” : Lettre aux membres de la Commission centrale de contrôle du Parti, copie pour Staline et Trotski, 23 mai 1923) in Izbrannye trudyop. cit., p. 446-509. []
  18. Ibid. Nous soulignons. []
  19. Edward W. Said, Culture et impérialisme. Paris : Arthème Fayard, Le Monde diplomatique, 2000, p. 388. []
  20. Mirsaid Sultan Galiev, « Zajavlenie v Central’nuju kontrol’nuju komissiju RKP (b) s pros’boj o vosstanovlenii v partii. 8 sentjabrja 1924 g.» (« Demande de réintégration au Parti adressée à la Commission centrale de contrôle. 8 septembre 1924 ») in Izbrannye trudyop. cit., pp. 516-522. []
  21. C.L.R. James, « De Toussaint Louverture à Fidel Castro » (1963) in Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue. Paris : Éditions Amsterdam, 2008, p. 360. []
  22. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondisteop. cit., p. 221. Bennigsen et Quelquejay mentionnent également le programme du parti clandestin turkestanais Erk qui « contient plusieurs points directement inspirés des théories de Sultan Galiev » (ibid., p. 224). []
  23. Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 105. []
  24. Ibid., p. 103. []
  25. Ibid., p. 103. []
  26. Ibid., p. 180. []
  27. Sultan Galiev, cité par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 180. []
  28. Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 180. []
  29. Voir Robert Landa, « Sultan Galiev », Cahiers du mouvement ouvrier, n°19, décembre 2002-janvier 2003, p. 88. []
  30. Le premier président après l’indépendance, Ahmed Ben Bella affirmait ainsi avoir été influencé par la pensée de Sultan Galiev et, en particulier, par son idée d’ « Internationale coloniale ». Dans un autre registre, Sultan Galiev a également fait en Algérie l’objet d’une étonnante œuvre de fiction de l’écrivain Habib Tengour, Sultan Galiev ou la rupture des stocks, faisant de lui un proche du poète russe Sergueï Essenine (Habid Tenguour, Sultan Galiev ou la rupture des stocks. Paris : Sindbad, 1985). []

Matthieu Renault

[REVUE DE PRESSE]

Le « socialisme islamique » : rouvrir une perspective

Manifestation des Musulmans Anticapitalistes de Turquie dans le cadre des protestations de la place Taksim à Istanbul en 2013

par Youssef GIRARD

La crise que connaît le capitalisme repose une nouvelle fois la question de la sortie de ce système socio-économique apparu il y a plus de cinq cent ans en Europe de l’Ouest. Construit sur le pillage et l’exploitation des périphéries par le centre occidental, sur l’exploitation des masses populaires de ces mêmes centres, durant plus de cinq siècles le capitalisme n’a profité qu’à une minorité de privilégiés. La crise, qui aiguise les contradictions portées en lui-même par le capitalisme, rend de plus en plus insupportable ce système intrinsèquement mortifère transformant, par un processus de réification, l’homme, la matière et l’esprit en marchandise. De fait, cela rouvre les champs du possible d’une contestation qui, si elle souhaite véritablement être globale, ne pourra se faire uniquement sur un mode symphonique entre tous ceux qui veulent construire un monde répondant à l’exigence éthique d’une justice globale.

Au sein de l’islam cette crise, dont le discours dominant cherche avant tout à mettre en avant l’aspect « financier », a permis de promouvoir la « finance islamique » qui s’était développée depuis plusieurs décennies. Mais cette « finance islamique » s’apparente à une version « halal » du capitalisme financier classique. Les centres impérialistes en crise encouragent cette finance car, en manque de liquidité, ils espèrent, grâce à elle, attirer les mannes financières des pays pétroliers musulmans. Côté musulman, faisant une lecture purement formelle et juridique de l’islam, la majorité des ouléma et des intellectuels ne posent pas la question des maqsid – des finalités – de cette « finance islamique » dont les objectifs ne diffèrent en rien de la finance classique. Comme l’ensemble de l’économie capitaliste, celle-ci est gouvernée par le désir rationnel de maximiser l’accumulation du capital.

Toutefois, les musulmans ne sont pas isolés du reste du monde et, n’en déplaise aux apologètes de la « finance islamique », la question de la sortie du capitalisme se pose à eux comme à l’ensemble de la planète. Evidement, les sociétés musulmanes sont en proies à des contradictions de classes et, comme ailleurs dans le monde, les classes dominantes s’opposent à la remise en cause du capitalisme dont elles retirent les dividendes. Au cours des dernières décennies, cette opposition à la remise en cause du capitalisme s’est souvent appuyée sur une lecture résolument conservatrice de l’islam servant à légitimer un ordre inique. Face à cette lecture conservatrice s’est développé une lecture socialisante visant à la libération nationale et sociale des masses populaires des nations musulmanes. Cela produit une véritable contradiction de classes entre deux lectures de l’islam ayant des finalités sociales opposées. Pour reprendre un terme coranique, l’islam des moustakabirin – des orgueilleux, des dominants – s’opposa à l’islam des moustadhafin – des opprimés – à propos desquels le Coran affirme : « Nous voulions favoriser ceux qui avaient été humiliés sur la terre ; nous voulions en faire des chefs, des héritiers ; nous voulions les établir sur la terre » [1].

Partisans de la seconde perspective, certains intellectuels et certains responsables politiques posèrent les jalons d’une réflexion sur une voie possible de sortie du capitalisme qu’ils appelèrent « socialisme islamique ». Dans la seconde moitié du XIXème siècle, le théologien et leader politique, Djamal ed-Din al-Afghani, qui parlait déjà de la « fonction sociale des Prophètes », posa les jalons d’une réforme sociale radicale dans une perspective socialisante. Poursuivant les réflexions d’al-Afghani, pour les partisans du « socialisme islamique », l’islam est une religion ontologiquement égalitariste qui porte en elle les germes du socialisme. Ce socialisme était directement issu des principes coraniques, de la geste prophétique et de celle de ses compagnons.

Les intellectuels et les responsables politiques s’appuyèrent sur ces références théologiques et historiques pour défendre les thèses d’un « socialisme islamique ». En 1964, Gamal Abdel-Nasser expliquait : « nous avons déclaré que notre religion était une religion socialiste et que l’Islam a, au Moyen-à‚ge, réussi la première expérience socialiste dans le monde » [2]. Pour le théologien syrien, Moustapha Siba’i, « le socialisme de l’islam a réussi, au cours du Moyen-à‚ge, à établir une société socialiste, la première société socialiste du monde » [3]. Le leader pakistanais, Zulfikar Ali Bhutto n’avait de cesse de répéter, dans ses discours, que l’islam était une religion reposant sur le principe d’égalité qui fondait le « socialisme islamique » dont il était l’un des plus ardents défenseurs. Face à ces contradicteurs, en mars 1970, Zulfikar Ali Bhutto affirmait : « l’égalité est un principe cardinal de l’islam. L’égalité est le message de notre prophète. Les Khulafa-e-Rashedeen [4] ont fondé leurs gouvernements sur ce principe. Les gens qui sont opposés à l’égalité ne défendent pas la cause de l’islam » [5].

Si ces déclarations peuvent être critiquées à un niveau formel, il faut les comprendre comme une volonté de légitimation d’une certaine idée du socialisme dans l’univers de référence de l’islam. Il s’agissait de poser les jalons d’une relecture de l’islam allant dans le sens d’une théologie politique socialisante par opposition à une théologie politique capitaliste qui, bien souvent, ne dit pas son nom. Le « socialisme islamique », idée qui fut à l’origine de nombreuses publications, voulait faire face à un double défi :

1- Ce socialisme spécifique se voulait spécifique et différent des socialismes occidentaux car il se définissait à partir de l’identité spirituelle et civilisationnelle de l’islam et non à partir de référence purement exogène à cette civilisation. Ce socialisme spécifique était intrinsèquement lié aux luttes de libérations nationales et à la dynamique de renaissance nationale-culturelle des pays arabes et musulmans car il était à la fois un moyen d’établir la justice sociale et un moyen d’assurer la souveraineté économique de nations dominées et dépendantes.

2- Le « socialisme islamique » se voulait une réponse aux forces sociales conservatrices, liées à l’impérialisme occidental, qui, dans le monde musulman, cherchaient à disqualifier toute idée de socialisme en l’attaquant comme étant une « idée importée » ou en associant socialisme et athéisme. Centre de la réaction arabe et musulmane, l’Arabie Saoudite joua un rôle particulièrement important dans la lutte contre la diffusion de ce « socialisme islamique » en finançant tous ceux qui lui étaient opposés. L’hégémonie états-unienne sur le royaume n’était, évidement, pas étrangère à cette politique.

L’opposition à toute idée de socialisme dans les mondes arabo-musulmans connut de nombreuses victoires après l’amère défaite de juin 1967 qui ouvrit la porte à une véritable « révolution conservatrice » dans nombre de pays arabes et musulmans. Les conservateurs accusaient les défenseurs du socialisme d’être les premiers responsables de cette tragique défaite. Après la mort de Gamal Abdel-Nasser, en septembre 1970, Anouar as-Sadate mit en place sa politique d’infitah – d’ouverture aux capitaux occidentaux – liquidant les acquis sociaux de la période nassérienne et hypothéquant l’indépendance nationale égyptienne en se plaçant sous tutelle états-unienne. Au Pakistan, Zulfikar Ali Bhutto, qui défendait l’idée de la mise en place d’une forme de « socialisme islamique » dans son pays, fut renversé, juillet 1977, par le général Mohammed Zia-ul-Haq avec le soutien actif des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite. Le 4 avril 1979, Zulfikar Ali Buttho était pendu et avec lui c’était l’idée même de « socialisme islamique » que le général Zia-ul-Haq, et ses puissants alliés, cherchaient à assassiner.

Ces revers, liés aux reculs des mouvements de libération sociaux et nationaux à travers le monde, permirent de mettre entre parenthèses les idées socialistes dans la majorité des pays arabes et musulmans durant les années 1980-1990. Les idées libérales s’imposèrent avec leurs cohortes de privatisations, notamment dans le secteur stratégique de l’énergie, et de reculs des droits sociaux dont les classes populaires furent les premières victimes. Toutefois, comme l’expliquait le défenseur du « socialisme islamique », Moustapha Siba’i : « Le socialisme n’est pas une mode qui passera, c’est une tendance humaine qui s’exprime dans les enseignements des Prophètes, dans les réformes des Justes, depuis les premiers siècles de l’histoire. Les peuples du monde présent – surtout ceux qui son en retard – cherchent à le réaliser effectivement afin de se libérer des sédiments d’injustice sociale et d’inégalité de classe. […] Le but du socialisme, toujours, dans toutes ses écoles, à consisté à empêcher l’individu d’exploiter les capitaux de riches sur le dos des masses humiliés et brutalisées, à confier à l’Etat la surveillance et le contrôle de l’activité économique individuelle, à réaliser enfin la solidarité sociale entre les citoyens de manière à effacer l’indigence, la frustration, l’inégalité excessive des fortunes » [6].

La crise du capitalisme mondial et les expériences en cours en Amérique du Sud, dans des pays comme le Venezuela ou la Bolivie, devraient interroger les musulmans sur le modèle économique qu’ils veulent défendre et adopter. De même, expérience de la Théologie de la Libération dans les nouvelles dynamiques de la gauche sud-américaine, devraient leur poser des questions sur l’éthique anticapitaliste que les « chrétiens de la libération » développent à partir de leur référence religieuse. Cela devrait amener à une nouvelle réflexion sur les finalités de l’économie capitaliste et non plus uniquement à des arguties juridiques formelles visant, par exemple, à contourner l’interdit coranique de l’intérêt. Dans ce cadre, reposer la problématique du « socialisme islamique » pourrait ouvrir de nouvelles perspectives. Loin des slogans démagogiques et les exclusivistes affirmant que « l’islam est la solution », le « socialisme islamique » pourrait être l’un des apports spécifiques des musulmans au débat global sur les voies de sortie du capitalisme.

Youssef Girard

[1] Sourate 28 – verset 5-6

[2] Balta Paul, Rulleau Claudine, La vision nassérienne, Paris, Ed. Sindbad, 1982, page 131

[3] Siba’i Moustapha, Le socialisme de l’islam, in. Carré Olivier, Seurat Michel, Les Frères Musulmans, (1928-1982), Paris, L’Harmattan, 2001, page 87

[4] Les califes « bien guidés » : dans la tradition sunnite cela désigne les quatre premiers successeurs du Prophète Mohammed c’est-à -dire Abou Bakr as-Sidiq (632-634), Omar ibn al-Khattab (634-644), Othmam ibn Affan (644-656), Ali ibn Abou Taleb (656-661).

[5] Bhutto Zulfikar Ali, « Socialism is Islamic Equality », URL :
http://www.bhutto.org/70Speeches/Speech-5.htm

[6] Siba’i Moustapha, Le socialisme de l’islam, in. Carré Olivier, Seurat Michel, Les Frères Musulmans, (1928-1982), op. cit., page 86-87

Article original paru sur le site Le Grand Soir: https://www.legrandsoir.info/le-socialisme-islamique-rouvrir-une-perspective.html