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Abou Dharr, mystique ascète ou égalitariste radical?

Ce texte est un extrait de l’ouvrage de Khaled Ridha « Le prophète de l’islam et ses califes: religion, classes sociales et pouvoir : analyse économique, sociale et politique de la société arabe aux débuts de l’islam » paru en 2011. Un ouvrage qui couvre la période qui va du début de la révélation coranique en 610 à l’avènement de la dynastie Ommeyade à Damas en 661. Si l’on peut avoir des points d’accord avec l’auteur sur la singularité de son parcours – Abou Dharr ne semble pas avoir été une exception parmi ses contemporains – l’approche historique et dialectique de l’auteur offre un terrain d’exploration fertile pour comprendre le moment mouhammadien et l’extraordinaire vent de libération qui l’accompagne. Khaled Ridha explique donc ici après avoir démontré la nature sociale de l’islam en quoi elle a pu s’incarner dans des êtres comme Abou Dharr.

La doctrine et le cadre de référence

La doctrine d’abou Dharr présente elle un dépassement du Coran et de l’héritage du prophète ? A-t-elle une filiation avec le Mazdakisme ?

Ou à l’opposé est-elle une illustration fidèle du Coran et de l’héritage du prophète  ? Une lecture rapide de cette doctrine révèle le lien profond qui la rattache au texte fondateur de l’islam. Elle en fait sa base d’appui ce qui fait qu’on ne peut considérer Abou Dharr que comme doctrinaire musulman. Est-ce à dire que ces détracteurs ne l’étaient pas ? Nous répondons par la négative parce qu’ils se sont référés aux mêmes sources c’est-à-dire le Coran et l’héritage du prophète. Cela veut-il dire que les textes sont neutres dans le domaine social ?

Dans un chapitre précédent nous avons montré le caractère social clair et profond de l’islam. Comment, alors, évaluer les positions des uns et des autres ? Pour ce faire, il suffit de tenir compte des origines sociales des protagonistes, du contexte social et historique et de l’attitude de chacun à l’égard des transformations sociales ayant lieu à cette époque. C’est ainsi que Othman a été consacré Calife sur base de la poursuite de l’action et de l’œuvre de ses prédécesseurs. Ali fut écarté parce qu’il préconisait l’effort intellectuel novateur. Le premier voulait conserver en tant que telle l’ancienne législation pour une situation en perpétuelle évolution. Le second cherchait à se donner une législation adaptée et adaptable aux nouvelles réalités. En matière sociale le premier s’arrête aux limites du « justicialisme » pour se rétracter par la suite (si on n’avance pas on recule). Le second aspire à dépasser ce même « justicialisme » pour un égalitarisme plus avancé*. Le premier s’en tient aux Textes de la loi pour les bafouer par la suite. Sans saisir cette différence, il est difficile de comprendre le rapport qui lie Abou Dharr au cadre de référence global. Ce rapport peut se résumer ainsi : s’attacher au texte de principe pour dépasser les textes de lois.

En effet, Abou Dharr ne s’attache pas au texte de manière absolue comme certains l’ont prétendu ni ne seront complètement avec eux comme d’autres l’ont cru. Il s’attache aux versets relatifs à la piété vraie pour dépasser celui de l’aumône. La solidarité mentionnée dans ce verset, et dans bien d’autres, est une éthique alors que l’aumône n’est qu’une législation sur la voie de la réalisation de cette éthique. Identifier solidarité et aumône, c’est réduire l’éthique à une obligation légale que le verset de la « piété vraie » mentionne comme un aspect limité de la solidarité.

Abou Dharr s’attache au verset de la « thésaurisation » pour dépasser ceux relatifs aux droits des pauvres dans la fortune des riches.

Ces droits sont une simple invitation à plus d’entraide sociale alors que la thésaurisation est une limite qu’il est interdit de franchir. Ainsi, nous pouvons dire que pour Abou Dharr, la législation est relative à un contexte déterminé alors que l’éthique de justice d’égalité et de solidarité demeure un objectif absolu. Sa règle de conduite à l’égard des textes et la relativité des lois est l immuabilité des objectifs. Pour lui, l’aumône a été décrété dans un contexte caractérisé par la rareté des biens possédés par les musulmans. À partir du moment où les biens se sont accrues, il devient nécessaire d’aller beaucoup plus loin que l’aumône. Cette approche est à l’opposé de celle de la majorité des juristes sunnites qui estime que ce dépouillé de l’excédent par rapport aux besoins a été décrété dans un contexte de pénurie et que l’aumône seuls est immuable.

Nous avons expliqué précédemment la manière avec laquelle Abou Dharr interprète les textes religieux. Ils contestent le fait de masquer l’exploitation par certains textes et il insiste sur le caractère social qui peut transparaître dans d’autres.

Il accorde la priorité à l’intérêt collectif par rapport à un texte qui peut profiter à une minorité des privilégiés. Le rapport d’Abou Dharr avec le cadre de référence et un rapport que détermine la lutte sociale et qui trouve sa force et son authenticité dans les objectifs généraux de l’islam. Ce n’est donc ni un attachement littéral au texte ni une rupture inspirée par les doctrines autres que l’Islam.

Évaluation de la doctrine d’Abou Dharr

La réalité contemporaine diffère radicalement de la réalité de la société arabe au VIIe siècle. L’agriculture était le secteur dominant de l’économie. Les esclaves constituent avec la terre les principaux moyens de production. L’industrie n’existait pas et l’artisanat fournissaient les produits transformés. Le secteur tertiaire se limitait au commerce. Ce constat implique que la doctrine d’Abou Dharr, selon son modèle d’origine, ne peut prétendre résoudre de manière efficace les problèmes économiques contemporains. Toute doctrine économique et sociale découle d’une réalité donnée et constitue une tentative de résolution des problèmes que pose cette réalité.

Par conséquent, toutes les thèses qui qualifient Abou Dharr de pionnier du socialisme sont un anhistoriques. Au lieu de chercher leur légitimité dans leur réalité présente et la lutte quotidienne, cette thèse la réfléchit sur le passé historique. Mais quelle que soit sa grandeur, le passé ne peut se substituer au présent qui demeure la seule voie de l’avenir.

Et de fait, dès le déclenchement de la révolution industrielle en Europe, la pensée sociale a évolué passant de l’idée du contrat social entre les différentes classes à l’idée de la lutte des classes, du socialisme utopique au socialisme « scientifique », de la réforme à la révolution…

Où se situe la doctrine d’Abou Dharr ? Cette doctrine appartient à l’égalitarisme utopique c’est-à-dire à la pensée présocialiste. Deux éléments prouvent ce qui précède à savoir l’attitude à l’égard de la propriété privée et la position vis-à-vis de l’accumulation du capital. Abou Dharr n’a pas mis en cause la propriété privée des moyens de production. Pour la pensée socialiste, c’est elle qui est à l’origine des disparités sociales. Si Abou Dharr n’est pas arrivé à la même conclusion c’est parce que l’état de développement des forces productives à son époque ne le permettait pas. Il s’est limité à l’examen de la sphère de la répartition. Les choses demeureront ainsi par la suite jusqu’à l’apparition des Quarmates qui fonderont un état collectiviste au IXe-Xe siècles dans le nord-est de l’Arabie.

Quant à l’accumulation du capital en s’opposant à l’épargne à la thésaurisation, Abou Dharr, a appelé les musulmans à dépenser leur argent et à répartir l’excédent entre les pauvres. Ainsi, il a négligé la nécessité de développement économique qui commande la mobilisation de capitaux de plus en plus important, capitaux qui ne peuvent être obtenus que par une accumulation du capital résultant de l’épargne.

Il est vrai que son objectif était de mettre fin à la monopolisation des capitaux par quelques individus. Mais il n’a pas songé par exemple à conférer à l’état le rôle de réaliser l’accumulation du capital. Cette nécessité de l’accumulation du capital a échappé Abou Dharr parce qu’il croyait que les techniques ne pouvaient évoluer et par voie de conséquence l’investissement ne pouvait prendre que la forme de l’acquisition de terres. Dans ce cadre, l’accumulation était une source de régression sociale puisqu’elle encourageait la formation d’une oligarchie foncière.

Ces deux failles ne peuvent dénier à Abou Dharr le mérite d’être le pionnier de la révolte sociale dans l’histoire musulmane. Il est le premier à se ranger résolument du côté des classes sociales opprimées et à avoir un rapport social profond avec les textes religieux. C’est peut-être là que réside son apport le plus important et le plus significatif. Il n’était ni un simple ascète ni un socialiste. Il n’était ni un anarchiste ni un extrémiste. C’était un égalitariste dans le sens le plus noble du terme. Il avait vécu pour l’égalité il était mort pour l’égalité.

Mahdi Amel, marxiste libanais

[REVUE DE PRESSE]


Traduction d’un article de Frontline pour Ballast

« Après la chute de l’URSS, les échecs des mouvements de libération nationale et de l’unité arabe, les populations ont perdu leurs idéaux, elles se sont ruées sur l’islamisme, y voyant une alternative, un nouvel espoir. Sur le plan politique, cette montée en puissance de l’islamisme constitue une régression », déclarait George Habbache, leader socialiste du Front populaire de libération de la Palestine, dans les années 2000. Mahdi Amel a été l’un des grands noms du marxisme et de l’anticolonialisme : théoricien et membre actif du Parti communiste libanais, il fut assassiné en 1987, en pleine guerre civile libanaise. De retour de son pays natal, l’historien indien Vijay Prashad, auteur cette année de Struggle Makes Us Human: Learning from Movements for Socialism, avait brossé son portrait.


Le 18 mai 1987, Hassan Hamdan, professeur à l’Université libanaise et membre du comité central du Parti communiste libanais (PCL), quittait son appartement situé dans l’ouest de Beyrouth. Hamdan tourna à droite — il allait faire des courses. Dans la rue d’Algérie, non loin de son domicile, deux hommes l’accostèrent. Ils crièrent son nom ; il se retourna ; ils lui tirèrent dessus. Blessé, il fut conduit par un passant à l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth, où il mourut. Il avait 51 ans. Le Liban était alors en pleine guerre civile, « les événements » (al-ahdath), qui a duré de 1975 à 1990. Ses multiples phases ont vu s’affronter les différentes catégories de la société libanaise ainsi que ses milices — qui ont souvent agi par procuration pour des puissances étrangères.

Les Palestiniens et la gauche se sont unis pour combattre la droite chrétienne : cette lutte s’est muée, via l’intervention militaire syrienne et israélienne, en une guerre brutale visant à supprimer les bases palestiniennes au Liban. Lorsque les Palestiniens ont été expulsés vers la Tunisie en 1982, la guerre s’est métastasée en une attaque contre la gauche. Les milices islamistes ont ainsi déclenché une guerre contre les communistes, lesquels disposaient de bastions puissants dans le Liban tout entier. En 1984, leurs militants ont capturé cinquante-deux communistes avant de les forcer à abjurer leur athéisme et de les tuer, puis, selon le Parti communiste, de jeter leurs corps dans la Méditerranée.

« Les milices islamistes ont ainsi déclenché une guerre contre les communistes, lesquels disposaient de bastions puissants dans le Liban tout entier. »

Le 17 février 1987, Hussain Muruwwa était allongé dans son lit. Muruwwa était lui aussi un intellectuel du PCL ; il s’était blessé à la jambe. Il était le rédacteur en chef du journal du parti, Al-Tariq, et avait écrit une série de livres qui, tous, rappelaient que la culture arabe ne se bornait pas à la religion et aux sentiments : elle était aussi profondément enracinée dans les champs de la science et de la raison. Mais ce sillon de culture matérialiste — manifeste chez des penseurs du Xe siècle comme Fârâbî et Ibn Sina (Avicenne) — avait été nié par l’érudition islamiste. Des hommes sont entrés dans la maison de Muruwwa et l’ont abattu ; il avait 78 ans.

L’assassinat de Muruwwa eut lieu dans un contexte de lutte entre le parti et les islamistes. Selon Jamil Nahmi, directeur général de la Sûreté générale du Liban, ce combat a opposé « le fondamentalisme religieux et la doctrine communiste » : deux idéologies irréconciliables qui se sont affrontées pour la première fois dans le sud du Liban. D’après le Parti communiste libanais, dans les dix jours qui ont suivi, plus de quarante de ses membres ont été tués et dix-sept autres enlevés. Un cheikh de la ville de Nabatiye avait émis une fatwa, laquelle déclarait : « Aucun communiste ne doit être autorisé à rester dans le sud du Liban. » C’était une condamnation à mort. Les anciens villages communistes ont alors été attaqués. Adham al-Sayed, l’actuel secrétaire de la section de jeunesse du parti, les qualifie de « villes martyres » — à l’instar de Srifa, Kafr Rumman et Houla, elles étaient autrefois des « forteresses du parti ». Ses membres y perdirent la vie ou durent fuir, quand ils n’abandonnèrent pas tout simplement la politique. Même si rien de concluant ne saurait être affirmé, l’assassinat de Hassan Hamdan fait partie de cette bataille. Des officiers de police de haut rang se plaignent du manque de renseignements : « Après tout, avance l’un d’eux, nous sommes au Liban. » Comme pour le meurtre de Muruwwa, les théories abondent mais nous ne disposons de rien de concret. Les rapports de police n’existent tout simplement pas.

[Combattante palestinienne à Beyrouth, 1976 | Catherine Leroy]

Peu de gens connaissent Hassan Hamdan de son vrai nom : il est aujourd’hui connu sous celui de Mahdi Amel. Il représente, dans le monde arabe, l’un des théoriciens marxistes les plus respectés et les plus appréciés de sa génération. Hamdan a beaucoup écrit ; il a laissé derrière lui une vingtaine de livres importants, de la théorie révolutionnaire à la poésie. Dans son appartement, son fils Redha me dit que la famille et le centre culturel Mahdi Amel continuent de recevoir des témoignages sur la portée inspiratrice de son œuvre. Durant le soulèvement en Tunisie [2010–2011], des étudiants ont peint une fresque de Mahdi Amel sur les murs de leur campus. Son portrait les observait d’en haut, avec son regard bienveillant. Ses livres — tous en arabe — sont toujours imprimés et ses travaux continuent d’être mobilisés par les intellectuels arabes. Vingt-six ans se sont écoulés depuis sa mort mais peu de choses semblent avoir disparu de son œuvre.

Dans un coin de son bureau se trouve sa table de travail. Y siège désormais son portrait. C’est là qu’il s’asseyait et travaillait la nuit tandis que sa famille dormait. Il était habité par un problème simple : comment produire des concepts marxistes fidèles à la réalité arabe ? Cette question n’a cessé de tourmenter les penseurs du tiers-monde depuis qu’ils ont rencontré ce courant de pensée. Les Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne (1928) du marxiste péruvien José Carlos Mariátegui cherchaient à comprendre l’histoire et les luttes des peuples indigènes des Andes, parallèlement à leur domination par les conquistadors espagnols et à la création de nouveaux systèmes fonciers et d’organisation du travail. Nos devoirs et les tâches des pays étrangers (1930), du socialiste égyptien Salama Moussa, s’employait à présenter un récit de la société égyptienne à l’aide des concepts socialistes. L’histoire du Kerala [État du sud de l’Inde, ndlr] d’E.M.S. Namboodiripad [communiste indien mort en 1998, ndlr] et son rapport sur le projet de loi sur le fermage des terres de 1938 font partie de cette tentative. Dans l’un des premiers essais de Mahdi Amel, Colonialisme et sous-développement, publié dans Al-Tariq en 1968, il écrivait : « Si vous voulez vraiment que notre propre et véritable pensée marxiste voit la lumière et soit capable de voir la réalité d’un point de vue scientifique, nous ne devrions pas partir de la pensée marxiste pour l’appliquer à notre réalité mais, plutôt, partir de notre réalité comme mouvement fondateur. » Si l’on part du développement historique d’une société et de ses propres ressources culturelles, « ce n’est qu’alors que notre pensée peut véritablement devenir marxiste1 ». Cette pensée ne pouvait être appliquée telle quelle. La réalité du « retard » colonial (takhalluf) devait être explorée et l’élaboration du marxisme devait en tenir compte.

« La guerre d’Algérie battait son plein et de Gaulle n’autorisait pas la moindre dissidence dans le pays. Hamdan quitta donc la France pour l’Algérie en 1963. »

Les Arabes portaient le stigmate d’être « sous-développés », écrit Mahdi Amel — comme s’ils n’étaient capables que d’échouer. La ruine des Arabes n’était cependant pas due à leur culture mais à ce qui leur était arrivé : la domination coloniale, longue de cent ans, avait modifié les structures de la politique, de l’économie et de la société. Les notables arabes avaient été mis sur la touche ou absorbés dans ce nouveau monde, réduits à n’être que les représentants de forces vivant ailleurs. Les nouvelles élites émergentes incarnaient des forces extérieures et non celles de leurs propres populations : quand Paris éternuait, ils s’enrhumaient. L’ambassadeur des États-Unis devint ainsi plus important que les élus. (Une vieille blague circulait : « Pourquoi n’y a‑t-il pas de révolution aux États-Unis ? Parce qu’il n’y a pas d’ambassade des États-Unis »). L’expérience du « sous-développement » n’incombe pas aux Arabes, avançait Mahdi Amel, mais procède de cette restructuration de leur existence ; le marxisme devait sérieusement en tenir compte. À la même époque, l’universitaire pakistanais Hamza Alavi proposait sa théorie du mode de production colonial ; en Inde, on débattait sur les modes de production ; le marxiste égyptien Samir Amin avait produit des travaux sur le même thème. Comme eux, Mahdi Amel analysait le « sous-développement » non pas en termes culturels mais en termes de structure de l’ordre mondial : le Sud fournit les matières premières tandis que le Nord produit les biens finis et accumule l’essentiel de la richesse sociale. Ce sentiment de « sous-développement » reflétait cet ordre ; le désordre politique du Sud était également lié à cette subordination économique. Tous ces penseurs ont — avec plus ou moins de succès — tenté d’en fournir la théorie.

Le chêne rouge

Né en 1936, Hassan Hamdan a quitté le Liban vingt ans plus tard pour étudier la philosophie à Lyon, en France. Tout espoir de possibilité progressiste s’était éteint dans son pays natal. Le nationalisme arabe et le communisme avaient commencé à s’ancrer au Liban mais un soulèvement armé conduit par ces deux forces avait été écrasé par l’élite libanaise, épaulée par une intervention militaire américaine. En France, Hamdan a alors rejoint un groupe clandestin de communistes arabes. La guerre d’Algérie battait son plein et de Gaulle n’autorisait pas la moindre dissidence dans le pays. Hamdan quitta donc la France pour l’Algérie en 1963, où, avec sa femme Évelyne Brun, ils aidèrent à bâtir la nation nouvellement indépendante. Dans la ville provinciale d’Al-Qustantiniyah (Constantine), Évelyne Brun enseignait le français et Hamdan donnait des cours du soir sur Frantz Fanon, récemment décédé. Hamdan publia d’ailleurs son premier article sur Fanon dans la revue Révolution africaine.

[Combattants palestiniens à Beyrouth, 1976 | Catherine Leroy]

L’effervescence politique qui se développait de nouveau au Liban provoqua le retour de Hamdan dans son pays natal. Le Parti communiste libanais y avait tenu son deuxième congrès en 1968 où, comme le souligne aujourd’hui le leader de la jeunesse Adham al-Sayed, « nous avons mis nos propres concepts, notre propre théorie au premier plan ». Le parti prenait ses distances avec l’approche soviétique de la question palestinienne et s’engageait pleinement dans la résistance à Israël ainsi que dans la construction du mouvement national arabe. Suite à ce congrès, le ministre de l’Intérieur Kamal Joumblatt, du Parti socialiste progressiste, sanctionna officiellement le PCL. Entre 1970 et 1975, tandis que la gauche émergeait de la répression, l’activité syndicale augmentait : on comptait alors trente-cinq grèves par an. La forte implication militante au cours de la grève des travailleurs de l’alimentation de Ghandour, en 1972, s’est accompagnée d’un renouveau du mouvement étudiant. En 1974, cinquante mille personnes ont manifesté contre la privatisation de l’enseignement — le vétéran Elias Habr, leader syndical du Parti communiste libanais, déclarera qu’il n’avait jamais vu une telle manifestation de sa vie. Dans les champs de tabac du sud du Liban, les agriculteurs avaient également suivi le mouvement : l’Union des producteurs de tabac du Sud-Liban tentait de s’extraire de la tutelle des anciens notables.

Hamdan emprunta son nom de plume — Mahdi Amel — aux montagnes du Sud-Liban : le Jabal Amel, foyer chiite du pays. C’était une zone de grande misère économique. Le tabac est une culture hostile : il est difficile à cultiver et ses effets sont plus redoutables encore pour le fumeur, mais il permet de vivre. Les paysans de la région avaient progressivement abandonné leurs cultures de subsistance afin de cultiver cette plante plus rémunératrice ; mais l’argent qu’ils recevaient était peu important car le monopole d’État semblait toujours avoir la meilleure part du marché. Tandis que les luttes émergeaient du mouvement communiste, Mahdi Amel voyagea à travers les régions dans lesquelles on cultivait le tabac, donnant des conférences sur le marxisme et sa pertinence quant aux problèmes contemporains du Liban. Il parlait dans les maisons et les mosquées, se souviendra Évelyne Brun, et était écouté « avec un silence religieux ». Il expliquait comment fonctionnait le « sous-développement » et quelles étaient les intentions de la droite libanaise (les Phalanges) en tant que représentante des forces extérieures. Évelyne Brun le dira des années plus tard : Amel était connu comme « l’homme à la barbe verte » et avait atteint un statut légendaire parmi les agriculteurs. Elle rappellera l’un des thèmes majeurs de son œuvre : « Être marxiste, c’est être une personne capable d’apporter des réponses aux problèmes de la vie quotidienne. » Durant l’occupation israélienne de Beyrouth en 1982, Mahdi Amel s’est ainsi jeté dans l’organisation de la distribution de l’eau avec autant d’énergie qu’il en avait déployée pour aider à construire la résistance armée. Nulle hiérarchie entre ces différents problèmes : on ne peut renverser la condition de « sous-développement » si l’on ignore les souffrances quotidiennes des gens.

Quand un arbre tombe

« Ces deux dernières décennies, la gauche du monde arabe a terriblement souffert. Les partis communistes ont été largement détruits par les régimes nationalistes arabes. »

Mahdi Amel a été tué en 1987, deux ans avant que l’expérience soviétique ne s’effondre. Le PCL avait alors déjà subi d’importants revers. Son entrée dans la guerre civile libanaise signifiait qu’il devait céder à la rhétorique du sectarisme, à la guerre entre chrétiens et musulmans : il était impossible de ne pas être aspiré dans cette spirale, avait-il noté dans ses livres à ce propos. Il lui devenait difficile de soutenir le parti dans ce contexte ; il commença à s’essouffler.

Ces deux dernières décennies, la gauche du monde arabe a terriblement souffert.

Les partis communistes ont été largement détruits par les régimes nationalistes arabes. La possibilité de se développer a paru limitée et l’activité syndicale s’est avérée plus difficile qu’auparavant — la délocalisation des entreprises rompant les liens avec les anciennes traditions syndicales et l’importation de travailleurs migrants, pourvus de visas restrictifs, rendant le syndicalisme pratiquement impossible. L’essor de la religion en politique et l’augmentation du sectarisme ont rendu l’univers sévèrement rationnel du marxisme visiblement étranger à la vie quotidienne. Des mouvements politiques dynamiques ont toutefois émergé dans les années 1990 et 2000 — en solidarité avec la Palestine, dans les courageux secteurs syndicaux des mines de Tunisie et des usines d’Égypte, au sein de nouveaux mouvements sociaux autour des droits des femmes et des travailleurs migrants. L’agrégation de ces efforts a conduit directement à l’irruption survenue en 2011 : le Printemps arabe. L’expression de ces nouvelles initiatives de gauche sont visibles encore de nos jours dans tout le monde arabe. En Égypte, par exemple, le mouvement Eish we Horria (Pain et liberté) s’est tourné vers la tradition socialiste et imagine un nouveau type de politique pour lutter contre un État dominé par les militaires et l’islam politique2. Tout, cependant, n’est pas rose. En Tunisie, la gauche semblait la mieux placée pour prendre en charge l’avenir du pays via le Mouvement des patriotes démocrates mais l’un de ses leaders, Chokri Belaïd, a été assassiné devant son domicile le 6 février 20133 [par un membre de Daech, ndlr] : il avait 48 ans. Belaïd, comme Mahdi Amel, écrivait des poèmes ; l’un d’eux portait sur l’assassinat de Hussain Muruwwa.

La roue tourne et, parfois, se répète.


Article original disponible sur https://www.revue-ballast.fr/mahdi-amel-marxiste-libanais/

Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Vijay Prashad, « The Arab Gramsci », Frontline, 21 mars 2014


  1. Traduit par Hisham Ghassan Tohme.
  2. Avant que l’arrivée au pouvoir du général al-Sissi, en 2014, ne plonge l’Égypte dans un nouveau régime autoritaire où toute contestation est sévèrement réprimée [ndlr].
  3. Le 17 décembre 2014, Boubaker El Hakim (sous le nom de guerre d’Abou Mouqatil) a revendiqué, en Syrie, son assassinat : « Oui, tyrans, c’est nous qui avons tué Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. […] Nous allons revenir et tuer plusieurs d’entre vous. Vous ne vivrez pas en paix tant que la Tunisie n’appliquera pas la loi islamique. » [ndlr]

Slimane KIOUANE, ANARCHISTE KABYLE ET MUSULMAN

Né à Alger le 14 juillet 1896, mort à Saint-Affrique (Aveyron) le 19 avril 1971 ; militant de l’UA et de la FA

Militant d’origine kabyle, Slimane Kiouane était en 1923 l’animateur avec Mohamed Saïl* du Comité d’action pour la défense des indigènes algériens fondé par la Fédération anarchiste de la région parisienne. En 1925 il était membre de la commission administrative de l’Union anarchiste (UA) et le 3 avril 1932 fut le délégué d’Ermont au congrès de la FA parisienne. En mars 1935, il participait en tant que « comique » à la grande fête artistique organisée salle de la FNCR (16 rue des Apennins) au profit du journal La Clameur.

Après la Seconde Guerre mondiale, Slimane Kiouane, qui habitait 60 route de Saint Leu à Ermont et était père de deux enfants, milita à la Fédération anarchiste. Dans les années 1950 il participa aux souscriptions en faveur du journal Contre Courant (Paris) de L. Louvet. Lors de sa retraite il se retira avec sa femme en Aveyron. Son nom apparaissait toujours dans les années 1960 dans les listes de souscripteurs au Monde Libertaire, organe de la Fédération anarchiste.

Slimane Kiouane est mort à l’hôpital de Saint-Affrique (Aveyron) le 19 avril 1971.
Contrairement à ce que disent certaines sources, Kiouane n’était pas un pseudonyme de Mohamed Saïl, un autre militant algérien.

article original : https://maitron.fr/spip.php?article154173

La Justice des Larmes

/ COLLECTIFANASTASIS

[NDLR : Un très beau texte de nos camarades du Collectif Anastasis qui trouvent une fois de plus les mots justes tout en refusant les pièges tendus par les affects médiatiques. Ce texte est une invitation à la Compassion comme corrolaire nécessaire à la recherche de vérité et de justice. Mais aussi un rappel sur nos failles, nos indignations sélectives qu’il faut comprendre et dépasser.]

Dans sa prière, Saint Ephrem le Syrien demande à Dieu « Ne m’abandonne pas à l’esprit de paresse, de découragement, de domination et de vain bavardage ». Il est difficile, lorsqu’on s’essaie à mettre des mots sur ce qu’il s’est passé le 7 octobre dernier en Israël et Palestine de ne pas tomber dans ces quatre écueils. Mais il est difficile aussi de rester muet au milieu d’un déferlement médiatique qui ne clarifie pas les événements mais, souvent, les obscurcit encore davantage tant il est pleinement partie prenante de la guerre en cours. 

Or chercher des mots justes pour saisir la situation n’est pas un maniérisme : c’est chercher à être, autant que possible, de plain-pied avec ce qu’il se passe là-bas depuis notre vie ici, c’est-à-dire refuser que « là-bas » reste dans l’abstraction, et affirmer qu’il nous concerne pleinement et à divers titres. Ephrem nous donne peut-être à cet égard une piste sur la nature de ce qui se joue et la juste attitude à adopter lorsqu’il demande à Dieu de lui accorder « l’esprit d’intégrité, d’humilité, de patience et de charité ». Car ce que nous révèle ce 7 octobre depuis le point de vue, limité mais qui est le nôtre, de l’opinion publique occidentale, c’est peut-être une crise de la compassion. 

La vision des crimes commis par le Hamas sur des innocents Israéliens, en particulier sur des personnes âgées et des enfants, est insupportable. Elle suscite en nous, à juste titre, la colère, le dégoût, le désespoir et la peur. Elle vient aussi nous marteler, en creux, cette question : où était est ton cœur toutes les autres fois où ont été tués, sous tes yeux, des vieillards et des enfants innocents Palestiniens ? Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit nullement de nourrirune « compétition entre victimes » ou de s’essayer à la confection d’une odieuse échelle des crimes permettant de relativiser les uns par rapport aux autres. Mais de remonter à la source de notre juste colère : dès qu’une vie humaine est détruite, c’est une singularité absolue, voulue par Dieu comme telle, qui disparait de la Création. Chaque vie humaine est un absolu et doit être pleurée en tant que telle. Il y a de la justice dans les larmes aussi. 

Or c’est de cette justice dans la compassion dont nous avons manqué affreusement lorsque nous nous sommes collectivement accoutumés du « conflit israélo-palestinien » et de sa morne litanie de morts, qui n’a pas commencé ce terrible 7 octobre et qui se continue aujourd’hui par les bombardements sur Gaza – lesquels ne détruisent pas des « masses » indifférenciées, parfois même animalisées, mais des vies singulières, pleines et complexes, dignes. Cette date nous invite peut-être à ne pas être « paresseux » en matière de compassion, à ne pas nous « décourager » face à une situation enlisée et semble-t-il parfois inextricable, à ne pas non plus faire de ce qui se passe là-bas un objet de voyeurisme ou de « bavardages ». Mais à considérer chaque vie humaine comme égale et infiniment digne de compassion, et à élaborer l’attitude politique la plus juste en conséquence.

Lien vers l’article : https://collectif-anastasis.org/2023/10/12/la-justice-des-larmes/

Kafeh! Une promesse libertaire au Liban.

Tag anarchiste. Rue adjacente à l’Université Américaine de Beyrouth. Crédit Photo : Cercle Mohamed Saïl. Mai 2022

Le Liban est une terre de tragédie mais aussi d’espoir et de conscience politique. Essentiellement confessionnel, le système politique hérité des accords de Taëf pour mettre fin à 15 ans de guerre civile sanglante, est à bout de souffle. La corruption et l’emprise clanique ne font qu’empirer une situation sociale déjà critique. Jusque-là relativement épargnée par la pyramide de Ponzi bancaire, la classe moyenne libanaise a été sacrifiée sur l’autel de la finance prédatrice.

Aujourd’hui l’Etat (ou ce qu’il en reste) et les communes ne sont plus capables de fournir les services de base comme l’électricité. Les élections législatives de mai 2022 ont été boudées et n’avaient pas d’autre enjeu réel que la négociation d’accords énergétiques avec les pays partenaires et le FMI. Les partis traditionnels prétendent avoir gagné, les candidatures bourgeoises et citoyennistes individuelles semblent avoir le vent en poupe mais n’ont pas soulevé les foules.

Candidatures de femmes aux législatives de mai 2022. Pour Kafeh, « Il ne fait aucun doute que les femmes parlementaires sont éloignées de la question féministe et des principes d’égalité et de justice sociale. Et sont tout au plus une façade féminine censée incarner la modernité et le progressiste, mais qui dans les faits contribuent à la conservation et la préservation de de l’ordre patriarcal ».

Lors de notre retour au printemps 2022 dans la capitale du pays, nous avons pu mesurer à notre humble niveau l’ampleur de cette crise qui a fait basculer 80% de la population sous le seuil de pauvreté. Avec à peine deux heures d’électricité par jour en plein mois de Ramadan et une inflation terrifiante, on est très vite étonnés par le calme relatif de la population. En 2019 on pouvait encore acheter un « Nescafé » chez un vendeur ambulant comme il y en a partout dans les rues de Beyrouth pour à peine 1 euro (environ 1500 livres libanaises). Aujourd’hui c’est facilement plus du triple chez la dizaine de vendeurs qu’on a croisé dans les quartiers de Hamra et Achrafieh. Et tous les produits de base. L’huile, le Labné, le riz et la viande ont augmenté dans les mêmes proportions.

Crédit Photo : Challenges

Kafeh! Un ilôt libertaire autonome, libanais et populaire?

Dans ce marasme qui a l’air sans fin. Un mouvement anarchiste libanais qui n’est pas juste un fantasme d’occidentaux mais bien une organisation autonome qui mobilise ses propres référents théoriques et pratiques a vu le jour à l’aune des insurrections de 2019 est s’est illustré dans les grandes vagues de contestations sociales depuis. Et l’origine diverse de leurs militants ne trompent pas. On y trouve des éléments politisés de la jeunesse dorée qui fréquente l’université Américaine de Beyrouth. Ces membres actifs peuvent militer autour de l’AUB Secular Club et apportent un appui, des relais et des moyens cruciaux pour porter une voix antiautoritaire dans le pays. Mais limiter Kafeh à ce seul vivier relève de la caricature. Dans les faits on trouve chez Kafeh! des militants de tous les milieux sociaux et d’origines religieuses différentes.

Porter la voie anarchiste dans un pays morcelé par le sectarisme et dominé par la prédation capitaliste.

Si le Liban est un paradis pour les religions de toutes sortes c’est un enfer capitaliste où la prédation financière a transformé le mirage de la « Suisse du Moyen-Orient » en dystopie libertarienne. C’est simple, l’idée de bien commun ou de service public est quasi-inexistant et tout repose sur les solidarités populaires, familiales, claniques et sectaires. En France on a l’impression qu’il « il faut payer pour vivre » , au Liban c’est une certitude! Sans compter que l’effondrement général des institutions de ce faible Etat a des répercussions sécuritaires importantes. Toute voix dissonante qui irait vers une remise en cause du partage confessionnel et des intérêts des grandes factions s’expose à une répression qui peut aller jusqu’au meurtre politique (*).

Athéisme exclusif ? Anticléricalisme qui singe l’occident? Quelle place pour une théologie de la libération aux côtés de cette proposition anarchiste?

Dans ce cadre particulier de la société libanaise, Kafeh apparaît comme une boussole aux côtés des organisations ouvrières. Kafeh n’est pas à proprement parler un groupe qui pense et pratique la théologie de la libération. L’athéisme revendiqué et les références anticléricales sont évidentes. Et il est salutaire que des organisations clairement athées et laïques contrebalancent le poids démesuré des religions organisées dans un pays comme le Liban. Mais on peut identifier dans leur programme, leurs revendications un habitus et une anthropologie propre aux peuples arabes, propre aux libanais et propre à cette société. Paradoxalement c’est dans cet ilôt d’athéisme que l’on trouve Dieu, sa justice et sa miséricorde. Kafeh représente donc une bouffée d’oxygène qui opèrera peut-être comme un rappel des vocations premières des révolutions religieuses ou spirituelles : la libération, l’émancipation, l’autonomie individuelle et collective, la lutte contre les tyrans et les dominations.

Kafeh !

Pour suivre Kafeh c’est sur Facebook : https://www.facebook.com/kafeh.lebanon/

  • https://www.lorientlejour.com/article/1250717/lintellectuel-libanais-lokman-slim-porte-disparu-au-liban-sud.html

Elisée Reclus sur la civilisation musulmane

« Si les Arabes ont facilement triomphé, c’est que, vis-à-vis des mondes bysantin, persan et autres, ils représentaient un principe supérieur. À tous les esclaves qui proclamaient avec eux la gloire du Dieu unique, ils apportaient la liberté et, de plus, une égalité religieuse complète et la ferveur fraternelle que donne une foi commune ».

La question de la propriété se mêla aussi à ces grands événements. N’y avait-il pas dans la fureur de l’Arabe contre le monde chrétien quelque chose de la haine du nomade, ignorant la barrière des domaines privés, contre les propriétaires individualistes qui posent des dieux termes aux quatre coins de leur sol[2] ? Sans doute, il n’est pas une différence entre peuples qui ne soit une cause d’aversion. Les Arabes devaient haïr les Bysantins et tous les peuples à civilisation romaine qui se partageaient le sol en qualité de propriétaires particuliers, possédant le droit personnel d’user et d’abuser. D’ailleurs, ils apportaient une autre forme de propriété : le régime communautaire de la tribu, et c’est à ce régime qu’il faut certainement attribuer les raisons majeures de la prodigieuse rapidité des conquêtes arabes. Au fond de toute révolution politique durable, il faut chercher l’évolution sociale : c’est aux bases mêmes de la société que l’équilibre se modifie. Si les Arabes ont facilement triomphé, c’est que, vis-à-vis des mondes bysantin, persan et autres, ils représentaient un principe supérieur. À tous les esclaves qui proclamaient avec eux la gloire du Dieu unique, ils apportaient la liberté et, de plus, une égalité religieuse complète et la ferveur fraternelle que donne une foi commune. Aux travailleurs de la terre, privés de leur part légitime du sol cultivable, opprimés par les grands feudataires, pressurés par le fisc, ils octroyaient le droit à la culture et à la récolte. Les bornes disparaissaient devant eux : le sol devenait le patrimoine commun de la tribu dont les membres étaient désormais frères et affiliés par la foi. Sans doute, cette attribution de la terre à la communauté des fidèles constituait un grand danger pour l’avenir, puisque des chefs et maîtres absolus pouvaient se substituer un jour à leurs sujets ; mais aussi longtemps que dura la ferveur religieuse, la forme nouvelle de la tenure du sol fut vraiment la délivrance pour toutes les foules asservies, et c’est avec une explosion d’enthousiasme qu’elles accueillirent le vainqueur qui leur assurait à la fois la dignité d’homme et le pain.

L’unité, la simplicité de la foi musulmane : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète, » fut pour beaucoup dans les victoires des Arabes qui ne trouvaient devant eux que des adversaires indécis, sans élan, sans force surnaturelle qui les portât. Toutefois, l’islam lui-même n’était pas aussi franc d’allures qu’on pourrait se l’imaginer d’après sa doctrine. L’impossibilité de gouverner le monde selon de pures abstractions ne fut jamais mieux constatée que par les conditions matérielles du lieu d’origine dans lequel le mahométisme s’est premièrement cristallisé. La religion du vrai, de l’unique dieu qui règne dans l’immensité, contemplant toutes choses du haut des cieux, ne semblait pas devoir se rattacher à un endroit précis, comme le temple de La Mecque. Au contraire, l’infini du désert monotone, avec ses sables qui se déroulent d’un horizon à l’autre, parle mieux de la toute-puissance d’Allah qu’un lieu déterminé où de misérables hommes se livrent aux occupations banales de la vie et aux transactions du commerce. Et pourtant Allah, abaissé par les fidèles, fut bien obligé de descendre sur La Mecque et de la choisir comme son sanctuaire préféré. Mahomet le prophète, si pénétré qu’il fût de l’omniprésence de son Dieu, n’en transféra point héroïquement le culte sur quelque âpre montagne du désert ; mais, obéissant quand même aux anciennes divinités locales, aux hallucinations de tout un passé maudit, il dut se borner à détruire les idoles de La Mecque, et c’est encore devant la source jaillissante de Zemzem qu’il vint 
la mecque
la prière devant la kaaba dans la grande mosquée.
(D’après une photographie de M. Gervais Courtellemont.)se prosterner, c’est la pierre de la Kaaba qu’il baisa de ses lèvres : doublement païen, adorateur des fontaines, adorateur des pierres, il commença par vicier, dès son premier mouvement, le culte du Dieu pur esprit, et, naturellement, il fut imité par tout son peuple de fidèles.

Les anciens cultes se fondent graduellement dans les formes nouvelles, mais ils ne périssent point : sous le plus strict monothéisme vit encore le fétiche, de même chez l’ancien naturiste ou polythéiste. L’Arabe était déjà quelque peu monothéiste bien avant Mahomet[3], le Coran lui-même le déclare expressément : « Dans les moments de grand danger, les païens invoquaient toujours Allah et non les faux dieux. » À l’intérieur de chaque cerveau se disposent en strates toutes les religions du passé. La Kaaba fut le panthéon arabe où vinrent se confondre tous les dieux de la Péninsule, les trois cent soixante idoles qu’avaient autrefois érigées autant de tribus[4], et le monothéiste le plus ardent fut, parmi les fidèles, celui chez lequel toutes les divinités de famille, de clan, de tribu se confondirent le plus intimement en une seule personnalité souveraine.

Pendant les premiers temps de l’expansion arabe, aussi longtemps que les combattants de l’Islam, animés par la ferveur primitive, furent également d’origine assez pure pour que l’hérédité persistât dans le caractère et les mœurs de la plupart d’entre eux, on remarqua chez les plus nobles de leurs chefs une fière simplicité qui rappelait la vie du désert sous la tente hospitalière, et que les pieux musulmans d’aujourd’hui essaient d’imiter de leur mieux. Encore maintenant, les fidèles, à quelque rang qu’ils appartiennent, doivent avoir soin de se débarrasser de tout objet précieux, de toute monnaie d’or, avant de se prosterner dans la prière. Ils doivent redevenir pauvres à leurs propres yeux et à ceux d’Allah, du moins pendant le moment de l’entretien sacré. En outre, il faut se garder du « mauvais œil » en présence d’Allah, et rien plus que l’or n’attire l’envie, source de la haine et de tout mal[5]. Dans le temple, aucune préséance, aucune place réservée : pauvres et riches, noirs et blancs se rangent côte à côte dans une même adoration.

Chez les purs Arabes, la victoire ne pouvait suivre les croyants que pendant la période de la grande ferveur religieuse, les unissant en une seule masse irrésistible, car, par nature, le fils du désert, habitué à la vie libre dans l’espace immense, s’accommode mal de l’autorité : aussi a-t-on pu le qualifier d’ « anarchiste », dans le sens rigoureux d’homme sans maître. Dès que la foi l’abandonne, il se débande, reprenant sa volonté, suivant le chemin de son choix. Et, chose curieuse, ce fut un Arabe, Ibn-Khaldun, qui semble avoir formulé le premier la théorie d’une société anarchique, débarrassée de tout gouvernement. D’après le savant historien du quatorzième siècle, la cité « parfaite », c’est-à-dire idéale, est constituée en dehors de toute domination matérielle, de toute loi, par l’accord des sages qui recherchent uniquement la perfection et que laissent indifférents les mesquines considérations d’intérêt politique ou national[6].

Source :https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Homme_et_la_Terre/III/04

Mohamed Saïl

Né en Kabylie en 1894 et mort à Bobigny en 1953, Mohamed Saïl fut un militant anarchiste et internationaliste singulier généralement décrit comme courageux et cru par ses compagnons. Nous connaissons de lui son engagement sur le front antifasciste espagnol au sein de la colonne Durutti, où il nous fit part de sa contribution aux débats sur la militarisation des milices et dont il revint lourdement blessé, ou encore pour sa défense de Marguerite Aspès, cette militante anarcho-syndicaliste qui tira sur un flic (sans succès) le 18 décembre 1931, alors qu’il s’introduisait sans mandat à l’intérieur d’un bureau de la Bourse du travail. Alors que le secrétaire du Parti communiste d’Alger émit le communiqué suivant : « Notre parti et aucun de ses militants n’ont rien à voir avec de pareilles gens contre lesquels nous luttons au même titre que contre les ennemis de la classe ouvrière. Nous désapprouvons complètement le geste de cette femme, geste qui ne peut être que celui d’une malade », Saïl et d’autres organisèrent la défense de leur compagnonne. Mais nous connaissons surtout de lui son parcours ainsi que ses écrits en rapport avec le colonialisme français en Algérie, dont il fut un féroce opposant et critique. Cette brochure entend restituer quelques-uns des textes de ce militant anarchiste méconnu et sans concession sur ces quelques sujets toujours d’intérêts.

Brochure consacrée à Mohamed Saïl éditée par Ravage éditions est disponible à ce lien  :

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Source : https://ravageeditions.noblogs.org/post/2019/03/27/leur-civilisation-mohammed-sail/#respond

CES ARABES, HÉROS PERDUS DE LA GUERRE D’ESPAGNE.

Même si les historiens ont préféré insister sur les Maures qui ontservi Franco, des centaines de volontaires arabes ont combattu aux côtés des républicains espagnols entre 1936 et 1938. On a commencé à le dire à Lausanne, lors d’un colloque consacré aux Brigades internationales (1).

PORTRAITS DE COMBATTANTS RÉPUBLICAINS QUI ONT SOUFFERT DU RACISME DE LEUR PROPRE CAMP.

Ce dossier, Abdelatif Ben Salem, sociologue de formation, Tunisien hispanophile, Parisien passionné d’histoire, le connaît bien. Voilà des années qu’il est sur les traces de ces combattants inconnus. Et qu’il est certain que Sail Mohamed, l’ouvrier anar de la banlieue parisienne devenu le responsable politique des étrangers de la colonne Durruti, n’était pas le seul Arabe à se battre au côté des antifranquistes.

Dans une première intervention sur ce sujet à Valence en 1988, il a montré que de nombreux Algériens et Tunisiens et que des Palestiniens avaient rejoint les Brigades internationales. Ils l’avaient fait, parfois, pour prouver que, contrairement à ce que proclamait la propagande républicaine, les Arabes n’étaient pas tous des fascistes. Et parfois par devoir militant.

Belaïdi et l’escadre España. Depuis, Ben Salem a approfondi ses recherches. Jean Belaïdi est toujours en tête de sa liste. Le vrai prénom de ce brigadiste, connu des lecteurs de l’Espoir d’André Malraux sous le nom de Saïdi, est Mohamed. Dans la véritable histoire, Mohamed Belaïdi, ouvrier mécanicien, s’engage pour montrer qu’on peut vaincre le fascisme les armes à la main. A 25 ans, ce volontaire d’origine algérienne arrive à Albacete, lieu de rassemblement et de formation des interbrigadistes. C’est là que Malraux, qui a besoin de mécaniciens pour l’escadre aérienne Espana, le recrute. Ben Salem explique que Malraux était très attaché à Belaïdi, qu’il considérait comme l’exemple même du volontaire courageux et convaincu.

Au début, Belaïdi n’est qu’un «rampant»: son travail est au sol. Mais, le 27 décembre 1936, il embarque à bord d’un Potez 540 comme mitrailleur. Au retour de mission, l’avion est intercepté et abattu par des Heinkel allemands près de Teruel. La plupart des membres de l’équipage s’en sortent, mais pas Belaïdi, qui a été criblé de balles. Quand la nouvelle parvient à Malraux, il organise les secours. Cet épisode, il l’a raconté, notamment, dans la dernière séquence de son film Espoir, Sierra de Teruel. Où l’on voit passer un cercueil surmonté d’une mitrailleuse tordue, comme l’était celui de Belaïdi.

Autre personnage emblématique: Rabah Oussidhum. D’après sa biographie officielle, sans doute un peu arrangée pour la bolcheviser, ce soldat français né en Algérie a participé, dans les années 20, à la guerre du Rif (2) et il a déserté pour rejoindre les Rifains. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il est ensuite revenu en France, où il a adhéré au Parti communiste. Il a ensuite appartenu au comité «affaires coloniales» de ce parti. C’est en tant que cadre militaire qu’il rejoint les Brigades internationales en Espagne. Bombardé capitaine, il commande la compagnie Ralph Fox, qui dépend de la 14e brigade. Il est mort au combat le 17 mars 1938, à Rio Guadalupe, en Aragon.

Sidqi, du PC palestinien. Parmi tous ces volontaires, le Palestinien Nadjati Sidqi est l’un des personnages les plus passionnants. Né en 1905 à Jérusalem d’un père turc et d’une mère arabe, Sidqi adhère, dans les années 20, à la Histadrout, le syndicat fondé par les juifs, et au Poalé Zion, un groupe sioniste d’extrême gauche. Il participe ensuite à la fondation du Parti communiste palestinien, où cohabitent militants juifs et arabes. Activiste remarqué, il est appelé à suivre une formation politique à Moscou. Il revient en 1929 à Jérusalem et participe au travail d’arabisation du PCP. En 1930, il est arrêté par les Anglais et condamné à trois ans de prison. Après quoi il part en France.

Ben Salem explique que c’est sur la suggestion de Manouilski, président de la section orientale de l’Internationale communiste, que Sidqi passe en Espagne en août 1936. Dans ses mémoires, malheureusement non publiées, Sidqi décrit son séjour en Espagne. Il commence par être enthousiasmé par le courage du peuple espagnol. Prenant contact avec la direction du PSUC (le Parti socialiste unifié de Catalogne, union des socialistes et des staliniens mais contrôlée par ces derniers), il décide de s’occuper de la propagande dirigée vers les soldats marocains de Franco. Il part pour Madrid, rencontre les leaders du PCE et commence à rédiger des appels dans Mundo Obrero, qu’il signe du pseudo de «Mustapha Ibnu Jala». Il anime aussi l’association hispano-marocaine fraîchement créée.

Mais, rapidement, il se trouve face à une double contradiction. D’une part il a du mal à faire comprendre à la gauche espagnole (sauf aux indépendantistes catalans, aux anarchistes et aux poumistes, tous favorables aux autonomies) la nécessité de la décolonisation. Ensuite, il appelle les Marocains à la désertion, leur promet un bon accueil, mais s’aperçoit vite que, s’ils sont pris par les troupes républicaines, ces mêmes Marocains risquent leur vie.

Racisme côté républicain. Il découvre aussi que la propagande gouvernementale et celle du PCE ne s’embarrassent pas de nuances. Ce sont tous les Marocains qui sont dénoncés comme envahisseurs. Dolores Ibarruri, dirigeante stalinienne plus connue sous son surnom de Pasionaria, n’a-t-elle pas qualifié les soldats marocains de Franco de «horde mauresque, sauvage, ivre de sensualité, qui se répand en violant atrocement [les] filles et [les] femmes»?

«Le mythe du Moro assoiffé de sang devint un abcès de fixation, explique Ben Salem. Jusqu’à nos jours, il a détourné l’opinion des erreurs tragiques que la République a commises en rejetant l’alliance avec un mouvement nationaliste marocain qui aurait pu soulever le Rif sur les arrières de Franco.»

Sidqi, lassé par les mots d’ordre racistes de ses camarades, se révolte quand il entend parler d’assassinats de prisonniers marocains. La coupe déborde lorsque, pendant la bataille de Madrid en novembre 1936, la junte de défense fait rafler des musulmans dans les rues pour les incorporer de force dans l’armée et les jeter en première ligne. Pratiquement tous périssent dans ces combats, à l’exception de quelques-uns qui sont fusillés pour abandon de poste. En décembre 1936, Sidqi quitte l’Espagne: «Je sentais au fond de mon coeur que ma mission était en train d’échouer, écrira-t-il. Je devais chercher un autre chemin plus utile »»

Il tente de partir pour l’Algérie afin de monter une radio en dialecte marocain. Il échoue. Il veut retourner en Espagne, mais le PCF, en raison des désaccords politiques que désormais il ne cache plus, le lui interdit. En 1940, il revient en Palestine et travaille pour une radio. En 1948, lors du conflit isarélo-arabe, il part pour Chypre. Il meurt à Athènes le 17 novembre 1979.

(1) Libération du 27 et 28 décembre 1997.

(2) Guerre menée par les Français contre Abd el-Krim, qui réclamait l’indépendance du Maroc.

Edouard WAINTROP source :  https://next.liberation.fr/culture/1998/01/13/ces-arabes-heros-perdus-de-la-guerre-d-espagne-portraits-de-combattants-republicains-qui-ont-souffer_544847laisser un commentaire

Le Bund (1897-1949) : parti ouvrier juif et universaliste [Union Communiste Libertaire]

Né le 7 octobre 1897 à Vilnius, dans la Russie tsariste avec ses lois anti-juives, le Bund mène de front le combat pour l’émancipation sociale et celui pour l’autonomie culturelle. Refusant un quelconque séparatisme juif, le Bund rejette le sionisme et fait partie intégrante du mouvement socialiste marxiste, sans pour autant accepter une assimilation culturelle des populations juives.

Vers 1900, l’écrivain juif ashkenaze  [1] Cholem Aleikhem met en scène les Juifs de Kasrilevka, ville fictive du Yiddishland  [2]. Dans l’une de ses histoires, ce défenseur de la langue yiddish raconte l’exploit d’un Juif de Kasrilevka, qui a vendu le secret de la vie éternelle à Roth­schild pour une somme faramineuse, de l’ordre des investissements nécessaires à la construction du transsibérien  : «  Venez vous installer chez nous à Kasrilevka, car jamais un Juif riche n’est encore mort là bas  !  »

À l’exception des Juifs et Juives russes très riches, autorisés depuis Alexandre II à s’installer dans toute la Russie, la majorité des sujets juifs du tsar vivent la même misère sociale atroce que les ouvriers et paysans russes, mais avec les lois racistes en plus, la haine antisémite et les pogroms  [3]. Ils sont donc exposés à une double oppression, sociale et antisémite.

AUTONOMIE OU ASSIMILATION

Beaucoup de Juifs et Juives tentent de changer leur vie et défendre leur culture en rejoignant les organisations révolutionnaires, anarchistes ou marxistes principalement. C’est dans cette atmosphère que naît à Vilnius, le Bund  [4], qui sera partie intégrante du Parti ouvrier social-démocrate de Russie  [5] dès sa création en 1897. Comme le dit alors l’un de ses fondateurs, Arkadi Kremer, «  le Parti socialiste juif ne saurait être en contradiction avec les principes internationalistes du socialisme puisqu’il n’existe pas au sein des Juifs un parti national et révolutionnaire.  »

Le Bund a été, en Russie jusqu’à la révolution de 1917 et en Pologne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, à la fois un très grand parti ouvrier et l’une des plus puissantes organisations juives laïques de gauche  [6]. Son influence a été prépondérante dans des syndicats et l’ensemble du monde ouvrier juif, grâce à ses écoles en langue yiddish avec une pédagogie d’avant garde (surtout en Pologne), à ses organisations de jeunesse, ses colonies de vacances, ses œuvres sociales, et même son sanatorium Vladimir Medem, du nom d’un des premiers leaders bundistes. [7]

Marxiste et convaincu de la nécessité de renverser le tsar, la bourgeoisie – y compris juive – et le capitalisme, le Bund plaidait pour la reconnaissance d’une «  autonomie culturelle extraterritoriale  ». Le concept était emprunté aux socialistes austro-hongrois qui cherchaient eux-mêmes une solution à l’oppression des minorités dans le cadre d’un empire multi-ethnique.

De 1898 à 1903, le Bund est pleinement intégré dans le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), affilié à la IIe Internationale. Mais des dirigeantes et dirigeants comme Lénine, Trotsky ou Rosa Luxembourg, reprochent au Bund ses revendications d’«  autonomie culturelle extraterritoriale  »  [8] et sa défense de la langue yiddish, considérée comme un jargon typique d’un esprit de ghetto, contraire à l’internationalisme prolétarien.

Comme Marx et Engels, ils considèrent les revendications culturelles juives comme le rêve d’une «  nationalité chimérique  ». Les Juifs et Juives s’émanciperont avec le socialisme certes, mais en s’assimilant aux peuples chez qui ils vivent, c’est-à-dire en cessant d’être juifs. Ces dirigeantes et dirigeants acceptent les idées de libération nationale pour un peuple colonisé sur son territoire, avec sa langue, mais pas celle d’autonomie culturelle pour les populations juives «  diasporisées  », sans territoire propre et avec des langues comme le yiddish des Ashkénazes et le ladino ou le judéo-arabe des Séfarades.

QUE FAIRE FACE À L’ANTISÉMITISME ?

Les bundistes réprouvent les attentats contre les personnalités tsaristes pratiqués par certains anarchistes ou socialistes révolutionnaires. D’une part, la condition des Juifs russo-polonais a terriblement empiré après l’assassinat d’Alexandre II  [9], et d’autre part, la vie humaine est sacrée. Chez les Juifs de l’Antiquité au Moyen-Orient, la peine de mort existait certes dans les textes, mais une série de disposition la rendait déjà inapplicable  [10].

En 1899, le Bund déclare «  La lutte des travailleurs doit être dirigée contre l’absolutisme et non contre des gendarmes, des gouverneurs, ni même contre le tsar Nicolas II en tant qu’individu.  » Mais lorsque le tsar, dès 1902, aggrave l’antisémitisme et les pogroms, et surtout après le terrible pogrom de Kichinev  [11] organisé en 1903 par le très antisémite ministre de l’Intérieur Von Plehve, le Bund s’engage dans la constitution des groupes d’autodéfense armée (avec armes à feu). Il en acquiert une extraordinaire popularité dans toute la communauté juive, et ce jusqu’à certains milieux religieux.

En 1897, Théodore Herzl, pensant que les Juifs ne seront jamais acceptés nulle part, lance le sionisme pour construire un État-nation juif, si possible en Palestine. Pour le Bund, les ouvriers et paysans russes, polonais ou au­tres, finiront bien par guérir de l’antisémitisme grâce à la solidarité de classe et à la lutte anticapitaliste. Il refuse donc le sionisme, cette humiliante fuite en avant, sous les cris des pires antisémites  : «  sales Juifs, en Palestine  !  »

Le Bund oppose son mot d’ordre  : «  Doy kayt  » («  On reste ici  »). Il analyse le sionisme comme une future oppression inévitable et inacceptable de la part des Juifs contre les Palestiniens autochtones. De même, il défend le yiddish parlé par le peuple depuis des siècles avec une riche littérature, contre la majorité des sionistes, qui veulent anéantir le yiddish et les autres langues de la diaspora à la culture bimillénaire, au profit de l’hébreu, alors utilisé uniquement dans les textes et cérémonies religieuses.

Quant au Poale Zion, du marxiste Ben Borochov  [12], ce sionisme ouvrier avec la perspective d’un État juif socialiste au Moyen Orient, le Bund ne l’analyse que comme un mouvement à la remorque du sionisme bourgeois de Théodore Herzl. Cela ne l’empêche toutefois pas de conclure des alliances ponctuelles avec les poale-zionistes qui participent aussi aux groupes d’auto-défense et qui combattrons plus tard avec les bundistes dans la guerre antifasciste espagnole de 1936-1939, puis dans la résistance contre les nazis.

ÉCARTELÉ ENTRE MENCHEVIKS ET BOLCHEVIKS

Jusqu’à la Révolution russe de 1917, le Bund est, comme le POSDR, le lieu d’intenses débats entre promencheviks et probolcheviks. Mais, contrairement aux socialistes français ou allemands, qui se rangent majoritairement dans l’Union sacrée pour la guerre avec leurs propres bourgeoisies, les bundistes sont quasiment tous pacifistes dès 1914.

En février 1917, le tsar Nicolas II est renversé. Le gouvernement démocrate qui en résulte abolit toutes les lois discriminatoires contre les Juifs dès avril 1917. Ces dispositions égalitaires pour les Juifs sont consolidées par les bolcheviks après la révolution d’octobre 1917.

Si le Bund s’est enthousiasmé pour la révolution de Février, une grande partie de ses militantes et miltants réprouvent les attitudes trop autoritaires à leur goût, du parti bolchevik de Lénine et de Trotsky, et reste de ce fait attaché au courant menchevik, tout en conservant des convictions anticapitalistes. Des Bundistes probolcheviks se rapprochent cependant très vite du parti de Lénine, devenu Parti communiste dès 1918.

Ils forment le Kombund en 1919, c’est à dire le Bund communiste, en pensant bénéficier d’un droit de tendance pour exprimer leurs idées d’autonomie culturelle et organisationnelle juive… refusé en 1921. Et bien sûr, avec la montée du stalinisme, la majorité des militantes et miltants bundistes judéo-russes finiront leur vie dans les camps staliniens aux côtés des anarchistes, de la vieille garde bolchevik, des anciens bolcheviks de l’Opposition ouvrière  [13], des trotskistes  [14] ou d’autres braves citoyennes et citoyens soviétiques arrêtés pour n’importe quoi.

Au sein de la Pologne redevenue indépendante en 1918, le Bund se développe. Le chef de l’État polonais, le maréchal socialiste et nationaliste Pilsudski, est bien vu dans les milieux juifs pour sa bienveillance envers eux, dans un pays gangrené par un antisémitisme quasi-endémique. Devant faire face à l’antisémitisme féroce du puissant parti de droite «  national démocrate  », dit Emdek, le Bund polonais resté dans la IIeInternationale socialiste, construit quand même son réseau d’écoles en langue yiddish, certes contrôlées par l’État polonais, et mène d’importantes luttes sociales, syndicales et électorales, et ce même après la mort de Pilsudski en 1935, remplacé par le très fascisant colonel Beck.

INSURRECTION DU GHETTO DE VARSOVIE

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Bund combat activement et héroïquement avec les organisations de la résistance polonaise. Il organise des actions de solidarité et de sauvetage dans les ghettos, alors même que Staline fait exécuter deux dirigeants, Henryk Erlich et Victor Alter, officiellement invités à Moscou pour constituer un soi-disant «  comité juif antifasciste  ». La grande révolte du ghetto de Varsovie en 1943, est dirigée par le sioniste Mordechaj Anielewicz, de l’Hashomer Hatzaïr  [15] et par le médecin bundiste Marek Edelman, qui gardera ses convictions antisionistes et bundistes jusqu’à sa mort en 2009, après avoir été élu député de Solidarnosc en 1989.

Après la guerre, le Bund polonais dut encore lutter contre une vague de pogroms, dont le pire, celui de Kielce, en 1946, fit 42 morts avec l’aide de l’armée et de la police, suite à des rumeurs de meurtre rituel pratiqué par les Juifs, comme au temps tsariste. Dès 1949, le Bund polonais est liquidé par les staliniens au pouvoir en Pologne. Quelques organisations bundistes survivent quelque temps en France, en Israël et aux États-Unis. Mais le Bund n’existe plus en tant que tel.

Par contre, l’histoire lui a donné raison à propos du sionisme qui opprime les Palestiniennes et les Palestiniens, et ses valeurs principales se retrouvent aujourd’hui chez les refuzniks israéliens, ou à l’Union juive française pour la paix  [16], qui comme le Bund, combat le fascisme, le sionisme et le racisme.

Armand Gorentin (AL Paris Sud)

[1] Les Ashkénazes sont les Juifs de langue germanique, parlant principalement le yiddish, proche de l’allemand mais avec des lettres hébraïques.

[2] Le Yiddishland est la zone de résidence autorisée pour les Juifs par le tsar, principalement en Russie de l’ouest, Lituanie, Biélorussie, Pologne, Bessarabie. La majorité des Juifs parlant le Yiddish se trouvaient donc dans cette zone.

[3] Les pogroms sont des massacres antijuifs commis par des foules mais organisés par des autorités.

[4] De son vrai nom l’Union générale des ouvriers juifs de Russie, de Pologne et de Lituanie.

[5] Le POSDR, marxiste et internationaliste, est divisé à partir de 1903 entre mencheviks (minoritaires) et bolcheviks (majoritaires) sur des questions d’organisation du parti.

[6] Voir Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, Denoël, 1999.

[7] Cette dispersion a longtemps été présentée comme conséquence de la domination romaine dans l’antique Judée, mais elle serait plus ancienne et proviendrait surtout d’un prosélytisme religieux.

[8] Hélène Carrère d’Encausse, Le Grand Défi. Bolcheciks et nations (1917-1930), Flammarion, 1987.

[9] Assassiné en 1881 par des anarchistes, Alexandre II avait assoupli les lois anti-juives.

[10] Voir Lynn Gottlieb, Parcours vers la Torah de non-violence, Terre d’Espérance, 2012.

[11] Ce pogrom fit 49 morts, 500 blessés, 700 maisons et 600 boutiques détruites, 2 000 familles sans abri.

[12] Borochov voyait dans le Yiddishland une proportion de classes sociales inverse par rapport aux autres sociétés  : trop d’intellectuels, d’artisans, de colporteurs et de chômeurs, pas assez d’ouvriers et de paysans (théorie de la pyramide inversée). En trouvant un territoire pour les Juifs, il voulait remettre cette pyramide dans le bon sens pour pouvoir y développer la lutte des classes. Il n’a que très peu évoqué les Palestiniens autochtones.

[13] Aile gauche du parti bolchevik, animée notamment par Alexandra Kollontaï, engagée contre la bureaucratie montante.

[14] À cette époque, face au nazisme, Trotski nuancera ses positions de jeunesse sur le mouvement ouvrier juif. Voir Léon Trotsky, Question juive, Question noire, 2011.

[15] Fondée en 1920, cette Hashomer Hatzaïr (jeune garde) est alors influencée par les idées anarchistes et voit dans les kibboutz, communautés agricoles autogérées, les embryons d’une future société anarcho-communiste israélienne.

[16] L’association toulousaine Pitchkepoï se dit anarcho-bundiste, la bibliothèque Medem à Paris fournit des archives historiques et l’UJFP consacre une page complète à l’historique du Bund dans Une parole juive contre le racisme, Syllepse, réédition 2018.

Source : http://alternativelibertaire.org/?Le-Bund-1897-1949-parti-ouvrier-juif-et-universaliste