Archives de catégorie : Judaisme Révolutionnaire

Soutenons Urgence Palestine contre le fascisme

Nous sommes musulmanes et musulmans, anticapitalistes, écologistes et féministes, définitivement anti-racistes. Nous sommes pleinement mobilisés depuis des mois contre le génocide qui se déroule en Palestine et nous refusons de céder à la répression, à la déshumanisation coloniale et islamophobe, Le droit ne peut d’un coup s’effondrer pour défendre un allié de l’impérialisme américain, en important ses pratiques de guerre contre les populations. Nous soutenons nos frères mis en danger par les attaques d’extrême droite, notamment celles de Livre Noir. En résonance avec tous les camarades qui subissent le même sort.

Si l’édifice du droit international humanitaire d’après-guerre a été érigé, c’est pour que nous disposions des outils nécessaires à l’identification collective des schémas avant que l’histoire ne se répète à grande échelle” (N. Klein). Non pas l’identification ethnique des peuples, mais la reconnaissance des schémas en cours. Génocide de Gaza, menace de conflit est ouest à grande échelle, apartheid, … les dynamiques de ce début de 21e siècle rappellent les heures sombres du 20e.

Comment peut-on nier un génocide et faire l’apologie de crimes de guerre en prétendant défendre de quelconques valeurs « progressistes » ? Cette contradiction devient de plus en flagrante dans le débat. Pourquoi opposer antisémitisme et islamophobie ? Ces deux racismes ont l’orientalisme colonial parmi leurs racines. Les deux jettent une partie de la population en opprobre en les accusant de tous les maux du pays.

Nous musulmans et militants avertissions dès 2004 que le droit d’exception allait amener une extinction du droit pour une partie grandissante de la population, et pas seulement pour nous. C’est fait et cela va jusqu’à la disparition programmée d’Anticor : l’absence de droit contre la corruption est désormais assumée. Vingt ans après la loi contre le hijab, qui fut l’affaire Dreyfus de notre génération, nous avertissons : nous ne vivons pas seulement des « dérives sécuritaires », mais la répétition historique de la stratégie de la tension, qui conduit tout droit la France vers une situation semblable aux années de plomb en Italie.

« Islamiste fiché S ». Tout le narratif de l’enquête » de Livre Noir sur l’extrême- gauche repose sur ce pivot. Urgence Palestine serait le lieu de la rencontre entre les diables absolus, les islamistes, et les damnés : féministes, antiracistes, syndicalistes, écologistes, condamnés à l’enfer pour avoir pactisé avec le mal désigné, l’homme musulman. Elias d’Imzalene et Omar Asloumi sont érigés en têtes de gondoles déshumanisées de la promotion du torchon bizness model de l’amicale des admirateurs de Brenton Tarrant. Ils sont nos frères, comme le sont les autres musulmanes et musulmans ciblés par Livre Noir. Ils sont nos camarades, comme le sont l’ensemble des militants, élu.e.s, syndicalistes qui subissent la vindicte du fascisme, galvanisés et puissants de l’impunité que leur offre le regime.

Dans le narratif fasciste, ils jouent un rôle pivot et à travers eux tous les hommes musulmans qui ne se cachent pas de l’être y compris dans leurs combats politiques. Désignés parias et intouchables, on serait contaminés et impure si l’on franchit le cercle censé les séparer absolument du reste du monde. Ce sont aussi les hommes à abattre sans sommations, le centre de tous les maux de ce pays. Et surtout pas des êtres humains, sujets de droits et d’empathie. Islamiste fiché S ne veut rien dire en théorie et tout en pratique. C’est une classification étatique, une condamnation sans procès au bannissement dans la zone grise de l’état d’exception permanent qui co-existe en France avec la légalité ordinaire, promesse de campagne à ceux qui acceptent de subir. Qui est désigné comme « islamiste fiché S » est sorti arbitrairement du périmètre d’application du droit, qui restait en théorie le fondement universaliste des démocraties occidentales. Le fait est que la zone grise se propage peu à peu dans la société, et colonise tout : le droit, la politique, les médias.

La prétendue guerre contre la terreur se révèle pour ce qu’elle est : la terreur comme mode de gouvernance de tous les antagonismes légitimes au capitalisme, à l’écocide, à la destruction de toutes les valeurs morales et spirituelles qui peuvent faire la beauté du monde. Livre Noir propose la Dissolution Générale du beau et du bien, le programme ultime du fascisme, tentative de faire disparaître les forces positives à l’œuvre dans le monde actuellement. Celles qui en France représentent en même temps le dernier espoir et les premières Lumières lorsqu’il est minuit dans le Siècle. Livre Noir attaque le rêve en actes, celui où les réfugiés ne meurent plus aux frontières, celui où la planète n’agonise plus épuisée par le mode de production capitaliste, celui où de nouveaux rapports sociaux permettent l’émancipation des minorités pour le plus grand bien de la majorité.

Urgence Palestine a montré l’importance d’une opposition au génocide avançant avec la parole des Palestiniens. Avançant pour tous l’exemple d’une solidarité musulmane. Musulmanes et musulmans, nous continuons de croire en un Dieu de justice et de miséricorde, qui nous libère par la solidarité. Et nous n’avons nulle raison de nous en cacher, parce que nous sommes une bonne nouvelle, qui n’en exclut pas forcément d’autres.

Livre Noir fait de nous l’épreuve pour nos camarades non musulmans : soit se soumettre au narratif islamophobe fondement de la contre insurrection néo libérale, et nous exclure une nouvelle fois, soit nous accpeter en tant que tels. Face à cette perspective quasi inéluctable, ce catch 22 machiavélique, il n’y a pas de demi-mesure vis-à-vis de la perspective musulmane : ou nous sommes tous des islamistes fichés S à éradiquer, ou nous sommes un espoir pour l’humanité. Nous reconnaître comme tels est le début de la réponse à la Bête, tout comme le mouvement contre l’éradication du peuple palestinien est actuellement une des conditions de notre libération partout sur la planète.

Nous pouvons écrire ensemble pour les générations futures le livre de la résistance, celui d’une nouvelle victoire contre la Bête porteuse de la Peste brune qui contamine toujours à très grande vitesse quand on l’a laissée se développer sans y prendre garde. Et ce récit là commence par détruire radicalement le cœur du récit fasciste, celui où les leaders musulmans sont les cavaliers de l’apocalypse. Nos sœurs et nos frères sont des humains, à part entière, participant pleinement à la société, et c’est ce qu’on nous reproche. Nous reconnaître comme tels est le début de la réponse de l’humanité à la Bête, tout comme le mouvement contre l’éradication du peuple palestinien est actuellement une des conditions de notre libération partout sur la planète.

Nous appelons tout le mouvement social à la solidarité avec nos camarades d’Urgence Palestine et de Perspectives musulmanes, directement mis en cause pour leur lutte contre le génocide qui a lieu à Gaza, Elias, menacé de mort dès qu’il s’exprime et depuis des années, Omar, pour sa défense du cortège contre une milice religieuse formée de gros bras attaquant les membres d’Urgence Palestine d’une manifestation féministe, Sari, cité nommément dans une tribune reprise par Mediapart, Rima Hassan constamment attaquée en tant que palestinienne. Et tous ceux visés soit par l’extrême droite, soit par la macronie et toutes ses polices politiques, même celles osant se proclamer de gauche. En pleine solidarité avec les camarades sous le feu des soulèvements de la terre, des syndicats, de LFI, des gilets jaunes, et de tous ceux qui essayent d’avoir un impact sur le réel pour répondre aux urgences de l’époque, qui ouvrent en acte d’autres futurs possibles.

Collectif Attariq – Les Musulmans Anticapitalistes

Nadia Meziane, Lignes de Crêtes, fondatrice d’Urgence Afghanes

APPEL A SIGNATURES ! via : [email protected], [email protected]

Association des musulmans végétariens de France

L’Union des Démocrates Musulmans de France

International Solidarity Movement (ISM-France)

Mohammed Ben Yakhlef , Délégué syndical CGT, ancien élu LFI

Yasmine Ben Moussa, Association des Musulmans de France

Léo Genebrier, militant syndical CGT et associatif

Dalila Brahimi, monitrice éducatrice à Epinal

Nasser Derouiche El Behl, militant ANC

Imane Douis Réprésentante Sud Rail CSE

Mohammed Guenati, comédien, compagnie Mastock

Amal Mohammedi, formatrice activiste

Gabriel Hagai, rabbin

Salima Kidani militante décoloniale et parents d’élève

Jean-Christophe Grellety, racisme-social.fr

Skalpel (Emiliano Fernandez) Rappeur, militant , secrétaire de l’UL CGT de Melle)

LA FOSSILISATION DU SAVOIR ET LE SCHEME PROPHETIQUE

un probleme religieux que l’on observe aussi en science.

La science est confrontée au réel. L’humanité construit, à partir de la logique, des catégories et des constructions symboliques pour rendre intelligible le réel. Ces constructions ont une capacité d’explication qui fonctionne au moins partiellement. Mais ces schémas ne sont jamais qu’une construction imparfaite. Ce que va faire la science, c’est de continuellement confronter les résultats au réel, pour y arrimer la connaissance, par le moyen de tests et d’experiences. Même ainsi on voit que la démarche scientifique nécessite de periodiquemlent renouveller l’infrastructure générale de la construction symbolique par des “révolutions scientifiques”. Une révolution scientifique marque la fin d’un moment où la science s’est arcboutée sur un formalisme de constructions symboliques, en apparence logiques, mais qui ne fonctionnent plus avec les nouvelles expériences e surtout freine les nouvelles construction. Ces révolutions viennent renouveler, simplifier les anciennces constructions symboliques, devenues complexes et bancales. On se rend compte qu’on avait un ensemble devenu trop arrangé, trop branlant et que paradoxalement l’irruption du réel vient simplifier. il faut souvent une génération pour que l’humanité intègre la révolution scientifique.

La religion aussi est confrontée au réel, en particulier social, donc à la nécessité d’explication du texte et de renouvellement de la jurisprudence. Cette confrontation se fait y compris au réel du texte saint, qui lui resiste étonnament bien au passage du temps. Ainsi l’on créé des tafsirs, de la paraphrase et surtout l’on essaye de définir des catégories sur lesquelles on peut appliquer de la logique. Cet effort de compréhension subit lui aussi le passage du temps : la necessité de jurisprudence avec l’évolution de la civilisation humaine, et la construction d’interpretations religieuses. Là aussi se forme une structure de constructions symboliques, que ce soient sur les termes du texte ou bien sur la morale, la loi, qui elles aussi à leur tout deviennent bancales et contestées par le réel. Comment expliquer la tendance conservatrice du religieux ? Le prêtre, le rabbin, l’imam autonome, ancré dans sa population et guidé par sa connaissance, va constamment adapté son discours en devenant conseil, service, assistance parmi ses frères, cette approche autonome, communale, fonctionne, s’adapte. Mais plus il y a de constructions hiérarchiques, plus les symboliques sont ancrées dans le bati, le corps mort du religieux. Opposé aux corps vivant des croyants et à la vivacité de la parole prophétique, qui forme son assemblée (jama’a, ekkelsia, synago). A l’opposé, plus les religions revetent d’importance politiques pour la structure du monde (cad la structure sociale), plus elles vont devenir abstraction, symbole, resistants à la critique du réel (devenu “dictature de la vérité” dans leurs termes), et se fossiliser en idéologie de pouvoir. Jusqu’à justuifier des guerres. Le terme “sépulcre blanchi” utilisé par Jésus est d’une ironie acide, en ce qu’il décrit à la fois la fossilisation du religieux : du religieux mort, et son ancrage dans le sacrifice, le culte des morts, cad la violence sociale, autoritaire, des structures de pouvoir.

Parenthèse. J’avais du mla à situer l’ésoterisme dans tout ça : le souffisme, l’alchimie, etc. On voit bien que ces mouvements introduisent de l’intelligence, manient les symboliques avec plus de souplesse, et produisent leur propre materiel textuel, des constructions symboliques utilisées comme telles. Cependant elles perdent la litteralité du texte et ont un rapport au réel, prisonnier de leur propre symbolique, qui souvent manque de corps social. L’esoterisme semble instituer un middle ground utile pour les cercles de reflexion. En constatant la dualité de la fossilisation du savoir et l’autoritarisme appuyé sur cette structure, ils refont des constructions symboliques à mi chemin entre celles du moment et un “éternel métaphysique” assez idéel. L’idéalisme apporte la souplesse necessaire à ‘lintelligence pour survivre et répondre aux enjeux des réels. Il peut y avoir un esoterisme populaire, revolutionnaire, mué par la necessité de renverser la structure autoritaire, comme un ésoterisme de pouvoir, manié par les cercles de reflexions qui sont necessaires au pouvoir. On pensera à TENET, acronyme chrétien voyageant dans les légions romaines. Ce qui manque à mon sens ici, c’est de sortir du symbolisme, qui continue d’emprisonner l’ésoterisme. les formes poétiques semblent plus riches et porter une critique plus profonde.

Le mouvement prophétique est autre. On remarquera que les moments fondateurs du religieux monothéisme sont ancrés dans une base sociale populaire et en conflit avec les stuctures de pouvoir. La réponse monothéiste est alors formée de conflit, exil et reformulation du texte sacré, à une époque ou le religieux est la structure idéologique du monde. La critique propéhtique opère alors une démystification des textes et du religieux, ancrées dans un refus réel et pratique des structures de pouvoir. Relecture, démystification et critique sociale. Pour donner un exemple moderne, il y a de la critique prophétique dans la demarche situationiste. Ainsi Abraham va se confronter à la cité état mésopotamienne (peut etre à cause du sacrifice humain ?), fonder une caravane araméenne sur le départ et réécrire les textes mésopotamiens, désormais libérés du fantastique. Moïse se confronte au Pharaon égyptien et emmène les immigrés d’Avaris (Pi Ramses) dans le désert avec une reformulation de la morale en loi. Jésus, en plein conflit colonial judéo romain va se confronter à la prétrise herodienne compradore et appliquer la critique prophétique au monothéisme lui même (dans la tradition propéhtique des banu Israel) et à la structure clericale. Son message va décupler l’expansion du judaisme et nourrir les révoltes juives (particulierement celle dite de Kitos). Muhammad va se confronter au mercantilisme mecquois, formuler une critique sociale du mercantilsme, fonder une nouvelle société à Yathrib et fournir une deuxième critique interne du monothéisme, un renouvellement capable de résoudre ses questionnements et de confronter les empires de son époque. Le règne de l’Islam sur l’humanité de 750 à 1150 marque l’accomplissement de l’antiquité et du religieux comme idéologie humaine.

Demarre ensuite dans les croisades une nouvelle époque, qui va marquer l’expansion européenne, l’accumulation primitive du capital (colonialisme à l’exterieur de l’europe et privatisation des communs à l’interieur), où le navire et la plantation plantent un nouveau fontionnement du monde. Construction des états nations avec le capitalisme pour nouvelle forme idéologique en construction. Les sciences elles, ancrées dans la critique du réel, vont continuer à se developper à travers le monde occidental comme elles l’avaient fait dans le monde musulman. Il est interessant que la fin du capitalisme soit marquée par un renouveau spirituel, qui manque encore sa forme prophétique (méfiez vous d’ailleurs des pseudo prophètes et pseudo messie qui accompagnent l’ecroulement de la structure). Il m’a ainsi paru historiquement interessant de chercher dans les outils critique du capitalisme, la dialectique historique, l’anthropologie anarchiste, si on peut y trouver des moyens pour poursuivre la critique prophétique, et situer historiquement le monothéisme comme irruption dans la pensée des “communismes primitifs” que ces recherches ont plus ou moins mis en valeurs, tout en étant hébreu, araméens et arabes, ce que la critique a completement oublié. Peut-on renouveler l’arch ennemi du capitalisme autoritaire : formuler un judeo-bolshevisme qui permette de rassembler plus largement, et soutenir la la resistance humaine contre l’oppression par une démarche ethico pratique, qui se permet d’aborder le champs spirituel. C’est ce que nous essayons de faire au collectif attariq.

Pour la science ça fonctionne assez bien, puisque la recherche a intégré que la carte n’est pas le territoire. On va même jusqu’à ausculter tout l’univers proche pour rechercher les moyens de bousculer sa structure. Dans l’organisation sociale c’est beaucoup plus compliqué puisque la classe qui dirige la structure se bat pour continuer sa domination. Ce qui est surement une des raisons du maintien dans le ciel des idées des définitions comme carcan des structures symboliques, occultant les mouvements du réels qu’elles décrivent.

Marx pose qu’une révolution a lieu quand l’organisation des forces productives déborde les structures politiques : une révolution a lieu au moment où elle est déjà à peu près accomplie, dans la praxis humaine (l’organisation sociale du travail sur le monde). Est-ce que le monothéisme, en developpant une ethique et une pratique d’entraide et de reformation du lien entre nous peut apporter quelques pierres à la resistance ? En renouant avec l’habitus tribal des bédouins arabes, des arbres à palabre africains et des assemblées commanche, pour rassembler les sentiments confus d’un ordre du monde injuste dans des points d’ancrage de solidarité locale.

Liens annexes

  1. j’ai préféré employer “révolutions scientifiques” que changement de paradigme, ayant en mémoire la critique sur Kuhn de l’article ci dessous paru dans la recherche. invoquant l’importance du réel. l’article est disponible gratuitement en regardant une pub, et il vaut vraiment le coup des 15s de pub https://www.larecherche.fr/une-vision-corrosive-du-prog%C3%A8s-scientifique
  2. Le collectif chrétien anastasys s’est donné des buts similaires, et des groupes juifs aussi marqués par le besoin de justice sociale sont en train d’émerger. Dont Tsedek.
  3. Sur l‘aliénation en philosophie. avec la clarté de Tertulian.
  4. La démystification, critique sociale du monothéisme, initiée par Abraham ?
  5. Sur l’accumulation primitive, lire Alain Biehr
  6. Le Hilf al Fudhul, confrontation originel de l’Islam à la destruction du lien social par le mercantilisme.

Kafeh! Une promesse libertaire au Liban.

Tag anarchiste. Rue adjacente à l’Université Américaine de Beyrouth. Crédit Photo : Cercle Mohamed Saïl. Mai 2022

Le Liban est une terre de tragédie mais aussi d’espoir et de conscience politique. Essentiellement confessionnel, le système politique hérité des accords de Taëf pour mettre fin à 15 ans de guerre civile sanglante, est à bout de souffle. La corruption et l’emprise clanique ne font qu’empirer une situation sociale déjà critique. Jusque-là relativement épargnée par la pyramide de Ponzi bancaire, la classe moyenne libanaise a été sacrifiée sur l’autel de la finance prédatrice.

Aujourd’hui l’Etat (ou ce qu’il en reste) et les communes ne sont plus capables de fournir les services de base comme l’électricité. Les élections législatives de mai 2022 ont été boudées et n’avaient pas d’autre enjeu réel que la négociation d’accords énergétiques avec les pays partenaires et le FMI. Les partis traditionnels prétendent avoir gagné, les candidatures bourgeoises et citoyennistes individuelles semblent avoir le vent en poupe mais n’ont pas soulevé les foules.

Candidatures de femmes aux législatives de mai 2022. Pour Kafeh, “Il ne fait aucun doute que les femmes parlementaires sont éloignées de la question féministe et des principes d’égalité et de justice sociale. Et sont tout au plus une façade féminine censée incarner la modernité et le progressiste, mais qui dans les faits contribuent à la conservation et la préservation de de l’ordre patriarcal”.

Lors de notre retour au printemps 2022 dans la capitale du pays, nous avons pu mesurer à notre humble niveau l’ampleur de cette crise qui a fait basculer 80% de la population sous le seuil de pauvreté. Avec à peine deux heures d’électricité par jour en plein mois de Ramadan et une inflation terrifiante, on est très vite étonnés par le calme relatif de la population. En 2019 on pouvait encore acheter un “Nescafé” chez un vendeur ambulant comme il y en a partout dans les rues de Beyrouth pour à peine 1 euro (environ 1500 livres libanaises). Aujourd’hui c’est facilement plus du triple chez la dizaine de vendeurs qu’on a croisé dans les quartiers de Hamra et Achrafieh. Et tous les produits de base. L’huile, le Labné, le riz et la viande ont augmenté dans les mêmes proportions.

Crédit Photo : Challenges

Kafeh! Un ilôt libertaire autonome, libanais et populaire?

Dans ce marasme qui a l’air sans fin. Un mouvement anarchiste libanais qui n’est pas juste un fantasme d’occidentaux mais bien une organisation autonome qui mobilise ses propres référents théoriques et pratiques a vu le jour à l’aune des insurrections de 2019 est s’est illustré dans les grandes vagues de contestations sociales depuis. Et l’origine diverse de leurs militants ne trompent pas. On y trouve des éléments politisés de la jeunesse dorée qui fréquente l’université Américaine de Beyrouth. Ces membres actifs peuvent militer autour de l’AUB Secular Club et apportent un appui, des relais et des moyens cruciaux pour porter une voix antiautoritaire dans le pays. Mais limiter Kafeh à ce seul vivier relève de la caricature. Dans les faits on trouve chez Kafeh! des militants de tous les milieux sociaux et d’origines religieuses différentes.

Porter la voie anarchiste dans un pays morcelé par le sectarisme et dominé par la prédation capitaliste.

Si le Liban est un paradis pour les religions de toutes sortes c’est un enfer capitaliste où la prédation financière a transformé le mirage de la “Suisse du Moyen-Orient” en dystopie libertarienne. C’est simple, l’idée de bien commun ou de service public est quasi-inexistant et tout repose sur les solidarités populaires, familiales, claniques et sectaires. En France on a l’impression qu’il “il faut payer pour vivre” , au Liban c’est une certitude! Sans compter que l’effondrement général des institutions de ce faible Etat a des répercussions sécuritaires importantes. Toute voix dissonante qui irait vers une remise en cause du partage confessionnel et des intérêts des grandes factions s’expose à une répression qui peut aller jusqu’au meurtre politique (*).

Athéisme exclusif ? Anticléricalisme qui singe l’occident? Quelle place pour une théologie de la libération aux côtés de cette proposition anarchiste?

Dans ce cadre particulier de la société libanaise, Kafeh apparaît comme une boussole aux côtés des organisations ouvrières. Kafeh n’est pas à proprement parler un groupe qui pense et pratique la théologie de la libération. L’athéisme revendiqué et les références anticléricales sont évidentes. Et il est salutaire que des organisations clairement athées et laïques contrebalancent le poids démesuré des religions organisées dans un pays comme le Liban. Mais on peut identifier dans leur programme, leurs revendications un habitus et une anthropologie propre aux peuples arabes, propre aux libanais et propre à cette société. Paradoxalement c’est dans cet ilôt d’athéisme que l’on trouve Dieu, sa justice et sa miséricorde. Kafeh représente donc une bouffée d’oxygène qui opèrera peut-être comme un rappel des vocations premières des révolutions religieuses ou spirituelles : la libération, l’émancipation, l’autonomie individuelle et collective, la lutte contre les tyrans et les dominations.

Kafeh !

Pour suivre Kafeh c’est sur Facebook : https://www.facebook.com/kafeh.lebanon/

  • https://www.lorientlejour.com/article/1250717/lintellectuel-libanais-lokman-slim-porte-disparu-au-liban-sud.html

Qui fût Abraham qui sorti de Babylone vers -1800 ?

La vidéo suivante est interessante pour situer le texte biblique dans l’histoire. En particulier la reflexion de l’appropriation du monde par le travail humain.


Cette vidéo montre le lien du récit de la Génèse avec les textes babyloniens. Cependant elle s’interesse en fait plutôt au texte babylonien sous jacent, qu’elle retrouve, qu’au texte biblique lui même. C’est le cas de beaucoup de vidéos d’Allan Arsmann, qui sont très interessantes sur les convergences, il étudie avec brio le contexte mésopotamien d’Abraham, et soulève des points interessants, car il sait faire les liens à travers les cultures. A partir de là ses choix historiques pour situer les évenements sont solides et rejoignent globalement les notres. Cependant, s’arretant aux points de ressemblance, la critique oublie d’aborder les points de divergence. Il conviendra en conséquence de repenser les liens entre les deux textes.

Car la Génèse raconte l’histoire d’Abraham dans sa relation conflictuelle avec cette civilisation .Si l’on considère la relation conflictuelle des relations d’Abraham avec son peuple racontée dans les textes bibliques et coraniques (voire l’analyse du texte coranique, Abraham et les idoles), il est logique de penser que la relecture des textes babyloniens par la Bible sera une lecture critique. Le nom de la ville elle même figure toujours dans la Bible un problème.

Par exemplen, la malédiction du travail de la terre faite dans le livre de la génèse doit être interprétée, elle ne peut être une simple référence, comme c’est le cas dans la vidéo. De plus le monothéisme ne semble pas le produit d’une civilisation agricole. Le conflit fondateur entre Abel le nomade et Cain le sédentaire, ainsi que la remise en cause des dieux des cités pointent au contraire vers une idéologie nomade en conflit avec les pouvoirs religieux et politiques des villes. Le livre “Sans feu ni lieu” de Jacques Ellul est une bonne argumentation dans ce sens à partir du texte biblique.

Jacques Ellul va mieux montrer la relation conflictuelle des deux corpus de texte :

Abraham part de la région de Babylone. Et il apporte avec lui une relecture critique de mythes sumériens (leur cosmogonie relue par la Génèse, le mythe de Noé, …) datant de la troisième dynastie d’Ur (vers 2100 avant notre ère, faisant référence à des personnes ayant possiblement vers -2600), et dont la première version connue date de tablettes en akkadiens écrites vers -1800. Les orientalistes ayant fait le lien entre les textes mésopotamiens et la Génèse n’en tirent pas les conséquences sur l’historicité d’Abraham, qui explique très simplement ce lien, sans avoir recours à des rencontres bien plus tardives entre les banu Israel et les babyloniens.

Abraham selon le calendrier hébraïque serait né en -1813. Un historien chrétien unitarien (témoins de Jehovah) français, Gerard Gertoux, propose une recherche sur le contexte historique d’Abraham, appuyée par des recherches sur le roi d’Elam, Kudur-Lagamar, mentionné dans la Bible. Ses recherches permettent de donner une date approximative pour l’époque d’Abraham, et de le situer dans un contexte historique, parti d’Iraq à l’époque de Shulgi, roi de Ur en Chaldée, et arrivé en Egypte à l’époque de Amenemhat I pendant le moyen empire égyptien. C”est un travail solide, structuré même si la présentation pourrait être mieux organisée pour en faciliter l’accès. Quand Allan Arsmann propose une lecture fouillée de la culture mésopotamienne, Gerard Gertoux en présente l’ossature chronologique.

Bien plus tard, dans les textes chrétiens, l’épitre aux hébreux propose une relecture de l’histoire d’Abraham, qui s’inscrit assez bien dans conflit qui semble conservé entre le monde nomade et la ville. Sans lui attribuer l’origine du monothéisme, ce que le Coran semble faire, elle inscrit bien Abraham dans ce qu’Ernst Bloch appelait “ce non-encore qui est la véritable patrie de l’humanité”.

8 Par la foi, Abraham, étant appelé, obéit, pour aller au pays qu’il devait recevoir en héritage, et partit, ne sachant où il allait. 9 Par la foi, il demeura dans la terre qui lui avait été promise, comme dans une terre étrangère, habitant sous des tentes, avec Isaac et Jacob, les cohéritiers de la même promesse. 10 Car il attendait la cité qui a des fondements, dont Dieu est l’architecte et le fondateur. 11 Par la foi aussi, Sara reçut la vertu de concevoir et, malgré son âge, elle enfanta, parce qu’elle crut à la fidélité de celui qui avait fait la promesse. 12 C’est pourquoi d’un seul homme, et qui était déjà affaibli, il est né une multitude aussi nombreuse que les étoiles du ciel, et que le sable du bord de la mer, qui ne se peut compter. 13 Tous ceux-là sont morts dans la foi, sans avoir reçu les choses promises, mais les ayant vues de loin, crues, et embrassées, et ayant fait profession d’être étrangers et voyageurs sur la terre. 14 Car ceux qui parlent ainsi, montrent clairement qu’ils cherchent une patrie. 15 En effet, s’ils se fussent souvenus de celle d’où ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner; 16 Mais maintenant ils en désirent une meilleure, c’est-à-dire une céleste; c’est pourquoi Dieu ne dédaigne pas d’être appelé leur Dieu; car il leur a préparé une cité.

Epitre aux hébreux, chapitre 11.

On voit aussi une possibilié de situer Abraham dans la culture mésopotamienne, dans un peuple araméen, qui vit sur les marges de ses cités, autour d’Harran.

Questionnements sur « Juifs et anarchistes » – Pierre SOMMERMEYER

Ce texte est une revue du livre Juifs et anarchistes – Histoire d’une rencontre, consultable sur https://www.cairn.info/juifs-et-anarchistes–9782841621613.htm#

Texte lu sur le site http://www.socialisme-libertaire.fr/2017/12/questionnements-sur-juifs-et-anarchistes.html

Nous apprecions la sensibilité de l’auteur, et son soucis de justice. Sans toutefois toujours le suivre, quand il s’inquiète, légitimement, mais peut-être un peu trop, sur le risque d’antisémitisme dans les mouvements de lutte pour la Palestine.

C’est pour nous dans ces mouvements et dans la pratique que se dégrossissent les perceptions faussées de l’antisémitisme par la compréhension des enjeux réels de l’occupation. En particulier les dangers idéologiques nationalisme, et la violence du colonialisme. Qui permettent de saisir que rien ne lie le judaïsme ni les juifs à l’occupation, mais que l’état sionisme tend plutot vers un fascisme de type européen.

Les assemblées juives sont toujours pleines à craquer – d’hommes, de femmes, d’enfants et de landaus. L’instinct grégaire de ma race lui a permis de survivre à toutes les horreurs qu’elle a pu endurer. Par ailleurs, qu’adviendrait-il du progrès si les juifs n’étaient pas là ?

Emma Goldman, « The Joy of Touring », Mother Earth, vol. 3, 1906

Dans les années qui précédèrent la Grande Guerre, les anarchistes juifs formèrent, à Montréal comme à Londres, le gros des groupes libertaires. En témoignent les écrits d’Emma Goldman et de Rudolf Rocker.

Chevauchant les sphères du politique, du culturel, du religieux et de l’ethnique, la conjonction de ces deux termes – anarchiste et juif – ne va pas, on l’imagine, sans poser question. De qui parle-t-on, en fait : des juifs anarchistes ou des anarchistes d’origine juive ? On peut constater qu’il n’existe plus, aujourd’hui, de groupes se réclamant à la fois de ces deux dimensions. En Israël, par exemple, lesdits « Anarchistes contre le mur » ne le sont que par défaut. Désignés ainsi par les médias dans un but évident de les discréditer, ces militants radicalement engagés contre ce mur ont accepté le qualificatif sans vraiment savoir, semble-t-il, ce qu’il recouvrait. En ce sens, on ne peut que saluer la publication en français des actes du colloque « Anarchistes et juifs » tenu à Venise en mai 2000 -– même amputés des témoignages relatifs à la « double identité » .

J’avoue d’emblée que la lecture de ce livre a provoqué en moi un certain nombre de questionnements à propos des liens existant entre anarchisme et judaïsme, et donc entre politique, culture, religion et ethnie [1]. Pourquoi ? Certainement parce que je suis personnellement – et profondément – impliqué par cette thématique [2]. Anarchiste depuis quelques décennies, je cherche, en effet, à détecter, à mettre à jour et à comprendre ce qui fait lien – ou, selon les moments historiques, absence de lien – entre ces deux domaines apparemment si différents que sont l’anarchisme et le judaïsme.

Si ces questionnements tiennent bien évidemment à l’existence même de ce livre, ils naissent également des nombreuses béances qui m’apparaissent à sa lecture. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici d’instruire un quelconque procès, mais plutôt de tenter de combler des trous ou de pallier des manques. Ces manques, je sais qu’ils se manifestent dans le milieu anarchiste, dont ce colloque – et donc ce livre – est une projection.

Il est, par exemple, significatif que les dimensions tant sociale que politique de la religion juive – par ailleurs quasiment caricaturale du point de vue du respect des rites – soient ici complètement passées sous silence. Au même titre que l’étroite parenté qu’on peut constater entre la conception révolutionnaire anarchiste traditionnelle et le messianisme juif, cet aspect du lien religieux possible entre anarchisme et judéité méritait d’être examiné à partir de certains textes bibliques. Par ailleurs, des questions aussi importantes que celle des femmes, des juifs séfarades, des Arabes, du nazisme et de la Shoah sont, pour certaines, à peine ébauchées et, pour d’autres, carrément absentes. Sans parler de la question de l’antisémitisme en milieu anarchiste, tout juste effleurée, et de celle du monothéisme, jamais traitée.

Je ne sais s’il me sera possible de combler ces béances, mais j’ai besoin de le tenter. Pour mettre à nu certaines questions que je juge essentielles. Si l’époque de symbiose entre anarchistes et juifs est passée, les liens qui structurèrent cette « double identité » continuent de susciter, au présent, de nombreuses interrogations. Sur les juifs se définissant comme libertaires, mais aussi sur les libertaires dans leurs rapports aux juifs.

Ce questionnement, qu’il faut affronter dans toutes ses dimensions, n’est évidemment pas simple. Il peut même être douloureux.

De la Torah à l’anarchie : vers la société idéale

Nous partirons d’une double constatation : non seulement cette symbiose entre judaïsme et anarchisme a existé, mais il existe encore une certaine fascination du courant anarchiste pour l’univers juif. Comment expliquer, alors, que des tenants d’un anticléricalisme parfois forcené, d’un athéisme affirmé, d’une philosophie si ouvertement opposée à tout substrat ethnique aient pu maintenir des relations si privilégiées avec une catégorie d’individus qui, nolens volens, se réclamaient, à la fois, d’une origine ethnique et d’une religion ?

Pour tenter de répondre à cette question, il faut sans doute en revenir aux origines. Dans une des contributions de cet ouvrage, consacrée à la communauté juive anarchiste en Argentine [3], les auteurs rapportent l’opinion de Higinio Chalcoff : « Nombre d’entre nous ont eu une formation anarchiste par l’intermédiaire de l’éducation religieuse, en tant que nous trouvions dans l’anarchisme une vision plus large de l’humanisme de la tradition juive » (p. 177). Il y aurait donc un arrière-fond anarchiste dans la Torah [4]. Pour incongrue qu’elle soit, cette hypothèse mérite d’être vérifiée à partir des textes bibliques, en particulier pour ce qu’ils disent de l’organisation sociale et de l’État.

Dans une des rares mentions que cet ouvrage fait de cette importante question, Furio Biagini [5] évoque – sans trop s’y arrêter, cependant – cette année « sabbatique » qui contribuera à conférer au judaïsme un évident caractère émancipateur. Pour Furio Biagini, cette année « sabbatique » annonce la libération du travail, de la même façon, ajoute-t-il, que le « jubilé » [6] de la tradition chrétienne – « tout autant révolutionnaire », d’après Biagini – « rétablit l’égalité sociale » (p. 21). C’est évidemment trop court pour être compris.

Récit des origines et loi de base d’une religion ritualisée à l’excès, la Torah consacre une grande partie de ses textes à l’organisation sociale du peuple juif. La Bible juive – ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament – a été rassemblée et publiée probablement vers 480 avant notre ère. Il s’agit d’une collation de différents écrits provenant de diverses traditions et, évidemment, d’une multiplicité d’auteurs. Parmi ces textes, le chapitre 25 du Lévitique pose, en termes précis, les bases de l’organisation sociale du groupe qui se reconnaît comme étant le peuple juif.

On y trouve ceci : «  Tu ensemenceras ton champ, pendant six ans tu tailleras ta vigne et tu en récolteras les produits [Lv 25:3-].  » Et les versets suivants précisent : « Mais en la septième année la terre aura son repos sabbatique, un sabbat pour Yahvé : tu n’ensemenceras pas ton champ et tu ne tailleras pas ta vigne [Lv 25:4-], tu ne moissonneras pas tes épis, qui ne seront pas mis en gerbe, et tu ne vendangeras pas tes raisins, qui ne seront pas émondés. Ce sera pour la terre une année de repos. [Lv 25:5-] » En cette septième année, dite « sabbatique », il faudra donc se nourrir sur les récoltes des années précédentes. Au bout de sept fois sept ans, quarante-neuf ans donc, viendra l’année des Expiations, proclamée sainte et saluée par le son du chofar, cet instrument à vent fabriqué dans la corne d’un bélier. Le Lévitique précise alors  : « Vous déclarerez sainte cette cinquantième année et proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays. [Lv 25:10-] »

En cette année-là, les esclaves redeviennent libres, les terres acquises reviennent à leur propriétaire originel – Dieu – et on n’achète que les récoltes [7]. Comme toute parole divine, celle-ci exige d’être observée sous peine de sanction. Pour le cas, énoncée au chapitre 26 du Lévitique, elle n’est pas mince : «  Si vous rejetez mes lois [Lv 26:15-] […] je me tournerai contre vous et vous serez battus par vos ennemis. Vos adversaires domineront sur vous et vous fuirez alors même que personne ne vous poursuivra. [Lv 26:17-]. […] Vous mangerez la chair de vos fils et vous mangerez la chair de vos filles. [Lv 26:29-]  » Et ainsi de suite. Cette menace est récurrente tout au long de ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament.

Dans la pensée rabbinique postérieure à la grande dispersion du premier siècle de notre ère, la portée concrète de ce texte se vit minimisée par les exégètes du fait que les juifs étaient alors un peuple sans territoire. Lorsqu’il accéda à la territorialité, avec la fondation de l’État d’Israël, on souligna son anachronisme au prétexte que les juifs n’étaient plus une communauté d’agriculteurs et de bergers. Il n’empêche que ce texte est porteur d’une authentique promesse de libération sociale dont la force d’évocation perdure et qu’on ne peut évacuer aussi facilement. 

De l’État, du messianisme, de la révolution

L’abandon progressif de ces préceptes va s’accompagner d’un changement de statut du peuple juif, originellement organisé en tribus placées sous l’autorité de juges : les anciens. Les textes racontent que, ne supportant plus cet état de fait, les juifs cherchèrent à devenir – déjà ! – un peuple comme les autres, régi par un roi. Si l’on ne peut parler de désir d’État au vrai sens du terme, la différence est mince. Saül, premier roi d’Israël, fut désigné par Samuel, prophète et dernier juge, qui s’adressa au peuple en ces termes [8] : (IS fait référence à Isaïe, donc cela s’écrit 1S) « Voici quel sera le droit du roi qui régnera sur vous. Il prendra vos fils, et il les mettra sur ses chars et parmi ses cavaliers, afin qu’ils courent devant son char [1S 8 :11-] ; il s’en fera des chefs de mille et des chefs de cinquante, et il les emploiera à labourer ses terres, à récolter ses moissons, à fabriquer ses armes de guerre et l’attirail de ses chars [1S 8 :12-]. Il prendra vos filles, pour en faire des parfumeuses, des cuisinières et des boulangères [1S 8 :13-]. Il prendra la meilleure partie de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers, et la donnera à ses serviteurs [1S 8 :14-]. Il prendra la dîme du produit de vos semences et de vos vignes, et la donnera à ses serviteurs [1S 8 :15-]. Il prendra vos serviteurs et vos servantes, vos meilleurs bœufs et vos ânes, et s’en servira pour ses travaux [1S 8 :16]. Il prendra la dîme de vos troupeaux, et vous-mêmes serez ses esclaves [1S 8 :17-]. »

Cette prophétie, qui aurait pu être énoncée par n’importe quel anarchiste, préfigure exactement ce qu’il en adviendra du devenir du peuple juif. Mais, parallèlement à ce rejet de l’organisation traditionnelle et à l’instauration de la royauté –dont la Bible, que d’aucuns finiront par prendre pour un livre d’histoire, sera la mémoire événementielle –, se fera jour une autre tradition, de contestation de l’ordre établi. Montant de ces périodes troublées, la longue plainte des prophètes – prédisant, de façon répétée, les malheurs qui s’abattront sur le peuple élu s’il ne change pas – ouvrira, paradoxalement, la perspective de possibles temps meilleurs et donnera naissance à ce messianisme juif si caractéristique [9].

«  L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction ; il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance [Is 61 :1-], proclamer une année de grâce de la part de Yahvé et un jour de vengeance pour notre Dieu, pour consoler tous les affligés [Is 61 :2-]. » Le messianisme juif trouve son origine textuelle dans ces versets d’Isaïe [10], qui font référence à cette « année de grâce » déjà évoquée. Il s’agit là d’un message prophétique en direction des pauvres. Si le mot Messie n’apparaît pas littéralement dans cette traduction française de la Bible de Jérusalem, il est contenu dans l’idée d’« onction » [11]. Parallèlement à l’affirmation du retour du messie apparaît l’autre face du discours prophétique, sa dimension révolutionnaire : l’appel à la repentance d’Israël.

L’imprécation d’Osée – « Le pays se prostitue, il abandonne l’Éternel [Os 1:3 -]  » [12] – ou celle de Jérémie – «  Mon héritage, vous l’avez changé en abomination. [Jr 2:7 ]  » [13] – reviennent, en effet, comme antiennes, dans tous les discours prophétiques, qui dénoncent l’injustice – et l’incroyance – des royaumes de Juda et d’Israël, en même temps qu’ils en appellent à la justice sociale et à cette « année de grâce », annoncée par Isaïe. Bien plus tard, Jésus de Nazareth fera de cette année jubilaire un des axes de sa prédication itinérante. C’est d’ailleurs dans une synagogue qu’il reprendra à son compte la prophétie d’Isaïe et, ce faisant, qu’il signera son arrêt de mort pour avoir, en citant ces paroles, demandé des comptes aux riches. Devenu Jésus-Christ par la grâce de ses disciples et successeurs, cette figure prophétique irriguera, de la fin de la domination romaine jusqu’au Moyen Âge tardif, bien des révoltes contre l’injustice sociale.

Le messianisme [14] n’est donc pas seulement l’annonce d’un retour, la croyance en un changement à venir, il est aussi l’affirmation que, ce jour-là, tout sera radicalement changé. En ce sens, il est indissociable de la dimension apocalyptique de l’eschatologie juive. Si pour une partie de la tradition juive, le Messie est le roi à venir, le fils de David, pour une autre, il semble bien que ce soit le Pauvre. De la même façon, les interprétations sur le moment de sa venue sont diverses et contradictoires. Pour les uns, elle n’interviendra que lorsque le monde sera bon et pacifié ; pour les autres, elle ponctuera une longue période où Gog et Magog se livreront, dans un monde en proie aux pires déferlements, une bataille sans merci. C’est à travers ce grand bouleversement que s’accomplira la transformation de l’homme. Dans cette perspective, le parallélisme est évident entre le messianisme juif et un certain catastrophisme révolutionnaire qui fait de la « lutte finale » la condition indispensable à l’éclosion d’une société nouvelle.

Convergence d’imaginaires et points de passage

Il faut donc en convenir : sur divers points – l’aspiration à une société égalitaire, le refus de l’État [15], le renversement radical de l’ordre du monde –, il existe bel et bien une convergence d’imaginaires entre les textes fondamentaux du judaïsme et la tradition anarchiste. S’ils permettent de comprendre pourquoi tant de juifs ayant baigné dans cette parole biblique ont opéré ce passage, ils n’expliquent pas, en revanche, l’intérêt – indiscutable – que nombre d’anarchistes ont manifesté pour cette étrange communauté d’hommes. On pourrait, bien sûr, trouver quelque explication dans le statut de minorité opprimée qui était la sienne et dans cette particulière prédisposition qu’ont les anarchistes à accorder leur soutien aux damnés de la terre.

Il existe, par ailleurs, dans Juifs et anarchistes, quelques références à la séduction que le hassidisme [16] aurait exercée sur certains anarchistes. Ainsi, dans une contribution déjà citée, Furio Biagini, pour qui le hassidisme fut « une explosion d’énergie religieuse créatrice contre les anciennes valeurs devenues inopérantes » (p. 26), n’hésite pas à qualifier ce mouvement de « libertaire » (p. 30) – même s’il précise qu’il est, par la suite, devenu « despotique » (p. 30). Daniel Grinberg [17], quant à lui, précise que « le potentiel révolutionnaire des juifs de Pologne s’affirme pour la première fois au XVIIIe siècle, lorsque le mouvement messianique des hassidim trouva auprès d’eux ses partisans les plus nombreux et les plus zélés » (p. 164). Au nombre des raisons susceptibles d’expliquer cette particulière – et mystérieuse – séduction que des libertaires éprouvèrent pour le hassidisme, il est probable que joua sa dimension « utopique » [18], mais aussi le fait que celui-ci se développa parmi les couches les plus pauvres de la population juive de l’Est européen, entre Russie et Pologne, en pleine période de pogroms. Ce mouvement revivaliste se caractérisa également par une forte propension au retour sur soi – on le qualifia souvent de secte juive – et au refus de l’assimilation [19].

Les anarchistes et le sionisme

« Mais il y a des Arabes en Palestine ! Je ne le savais pas ! » 
Un proche collaborateur de Herzl [20].

« Nous avons la nostalgie d’un Canaan qui ne nous a jamais vraiment appartenu. C’est pourquoi nous sommes toujours à l’avant-garde des utopies et des révolutions messianiques, toujours à la poursuite d’un Paradis Perdu » 
Arthur Koestler, La Tour d’Ezra  [21].

Pour un libertaire soucieux de ne cautionner aucun dérapage antisémite, la critique du sionisme comme idéologie nationaliste n’est jamais simple. Elle l’est d’autant moins que la confusion des genres existe bel et bien entre antisionisme et antisémitisme. Elle existe d’autant que les organisations de soutien à la cause palestinienne n’ont pas toujours été claires sur cette question et que, désormais travaillées au corps par les fondamentalistes, elles le sont chaque fois moins. Autrement dit, l’antisémitisme réel de certains antisionistes continue de faire obstacle à une nécessaire réflexion critique sur le sionisme.
C’est précisément pour répondre à cette récurrence de l’antisémitisme dans la société occidentale, et comme son contrepoint, qu’est né le sionisme. L’idée de créer un État propre aux juifs [22] prit forme à Bâle, en août 1897, avec le premier congrès sioniste mondial. Ce faisant, se mettaient en place les conditions d’un conflit dont le monde n’est toujours pas sorti . 

Évoquée dans plusieurs contributions, la question des relations entre les anarchistes et le sionisme constitue un des aspects centraux de cet ouvrage. Ainsi, s’intéressant à la position de Gershom Scholem, Eric Jacobson [23] insiste sur ce « lien étroit » (p. 58) que le penseur établissait entre anarchisme et sionisme. Pour Scholem, en effet, de même qu’il ne pouvait subsister « aucune distinction entre l’idée prophétique de Sion dans la Torah et le retour à la Palestine du XXe siècle » (p. 58), de même l’autodétermination du peuple juif devait se fonder sur une synthèse entre sionisme et anarchisme. Au risque, comme le signale justement Jacobson, de rester « à mi-chemin » de l’un et de l’autre. Car c’est bien cette impression qui domine chez Scholem d’un éternel partage – ou va-et-vient – entre les idéaux anarchistes et le pragmatisme du sionisme. Jacobson, qui rappelle que Scholem voyait dans l’anarchisme « l’unique théorie sociale qui ait un sens – un sens religieux » [24], précise que, chez lui, ce « choix de l’anarchie » (p. 72) ne réglait pas tout. C’est sans doute ainsi qu’il faut entendre cette parole énigmatique de Scholem, cité par Jacobson : « Peut-être sommes-nous anarchistes, mais nous nous opposons à l’anarchie » [25].

Cette évidente contradiction qu’il y a, pour un anarchiste, à s’inscrire dans un mouvement clairement nationaliste de revendication territoriale traverse plusieurs contributions, mais elle fait l’objet d’un traitement minimal. Au point qu’il est frappant de ne trouver, dans cet ouvrage, aucune trace d’une opposition, fondée sur l’affirmation des valeurs a-patriotiques propres aux anarchistes, à l’établissement d’un État juif en Palestine.

C’est ainsi que Mina Graur [26] rappelle que Moses Hess préconisait, dès 1862, « la création d’un Commonwealth juif en Palestine, dans lequel les juifs auraient pu concrétiser leurs aspirations nationales en donnant vie, en même temps, à une société socialiste » (p. 127). Elle revient également sur le débat qui confronta, en 1907, Mark Yarblum, un anarchiste juif, à Pierre Kropotkine, sur la question de la constitution d’un État juif en Palestine, en précisant que Kropotkine, bien qu’hostile au sionisme par conviction politique, lui opposa surtout des arguments géographiques liés « aux inconvénients climatiques du lieu » (p. 134). Curieusement, il n’est fait aucune référence à l’existence d’une population arabe vivant déjà en Palestine. Ni ici ni ailleurs. Comme si ce problème n’existait pas. Et de fait, à lire Mina Graur, il ne semblait pas exister. Pas plus qu’il n’existait pour Gershom Scholem, à lire Éric Jacobson. Que la présence de cette population – qui n’était en rien responsable des vagues antisémites qui s’abattirent, en Occident, sur la Diaspora – fût, du fait même qu’elle était là, contradictoire avec la constitution d’un État juif, est une donnée qui n’apparaît pas.

Dans ce dispositif d’occultation, les kibboutz vont jouer un rôle essentiel. Augustin Souchy, anarchiste de premier plan qui fit deux séjours en Israël en 1951 et 1962, affichera un bel enthousiasme pour ces réalisations communautaires : « Le kibboutz est ancré dans le sentiment commun de personnes qui se réunissent volontairement pour que la justice sociale devienne une réalité. […] Les établissements de ce type resteront dans l’avenir les prototypes de la justice sociale » [27].

Outre l’influence des conceptions de Kropotkine, Yaacov Oved insiste, en effet, sur le rôle que joua Martin Buber dans « la pénétration des idées de Gustav Landauer au sein des milieux engagés dans la construction des kibboutz » (p. 198). De Buber, « ami intime de Landauer » (p. 198), il dit qu’il « avait une affinité philosophique profonde avec l’anarchisme, en particulier dans ses aspects messianiques et dans sa théorie de l’individu en société, bien qu’il soit difficile de le définir comme un anarchiste dans le sens classique du terme » (p. 198). Jusque-là, l’exposé est juste, mais là où le bât blesse, c’est lorsque Yaacov Oved reprend à son compte, sans l’étayer, l’opinion de Buber selon laquelle Landauer aurait été, dans ses dernières années, « très proche des milieux sionistes » (p. 198). Car il est osé, en effet, d’avancer une telle thèse à partir du seul fait qu’il aurait été invité « à une conférence sur Eretz-Israël qui devait se tenir à Munich en 1919 » (p. 198). Outre le fait qu’il ne put honorer cette invitation pour avoir été assassiné, le 2 mai de cette année-là, lors de l’écrasement de la République des conseils de Munich, son acceptation de s’y rendre ne prouverait rien. Si l’on sait, par Buber et par Scholem [28], que Landauer donna, sur des sujets philosophiques et politiques variés, de nombreuses conférences dans les cercles sionistes de son époque, rien n’indique qu’il eût manifesté, à la fin de sa vie, une particulière sympathie pour le sionisme. À la vérité, il semble plutôt que Landauer ne trancha pas. Comme si, vingt ans après la conférence de Bâle, cette question du sionisme continuait de l’embarrasser. À ce silence, qui reflète plutôt la gêne que tout anarchiste – même singulier, comme Landauer – éprouve forcément devant une revendication de type nationaliste, Buber donna valeur d’approbation. Sans apporter la moindre confirmation historique sur le sujet, c’est cette thèse que reprend Yaacov Oved [29]. Beaucoup plus prudente, la contribution de Siegbert Wolf [30] offre, quant à elle, une vision différente. Concernant la participation de Landauer aux activités des cercles sionistes, Siegbert Wolf indique, en effet : « Landauer jugeait ces réunions fructueuses, tout en étant opposé aux sionistes : il ne pouvait se représenter un judaïsme vivant que dans la Diaspora, et ni en Palestine ni dans un État juif il ne voyait de moment utopique […] » (p. 83). La différence avec Buber – qui, lui, adhérait au sionisme, même de manière tout à fait originale – n’est pas mince. Il est donc difficilement contestable de nier que Buber, dont l’admiration pour le socialisme communautaire de Landauer était en effet totale, se réappropria l’héritage intellectuel de Landauer pour l’adapter à sa propre vision – au vrai sens du terme utopique – d’une « communauté fédérale bi-nationale » (p. 84) en Palestine où, égaux en droit, Juifs et Arabes participeraient d’un même mouvement de « renouveau pour l’humanité tout entière » (p. 84) [31].

Si le sionisme est né de la séculaire persécution antisémite – dont la Shoah a constitué le point de non-retour, rendant humainement incontestables les arguments en faveur de l’existence d’un foyer protecteur pour les survivants –, le projet qu’il portait [32] ne pouvait que glisser vers une revendication nationaliste et étatiste, ce qui, du point de vue anarchiste, était difficilement justifiable. Dans La Tour d’Ezra, Arhur Koestler témoigne de son aventure sioniste. Il y raconte comment cet établissement fut en fait la conquête d’un territoire et comment, la seule identité religieuse étant inopérante pour le cas, cette conquête eut besoin d’une justification raciale. Pour lourd de sens qu’il soit, ce glissement vers une ré-appropriation par le sionisme du concept antisémite de race juive n’est évoqué dans aucune contribution de cet ouvrage. Serait-ce ce qu’avaient compris ces rabbins ultra-orthodoxes qui refusèrent cette « délivrance artificielle » offerte par les sionistes, mais jugée contraire « au chapitre 30 du Deutéronome » [33] ? L’anarchiste athée que je prétends être se gardera bien de trancher un tel débat.

En revanche, le débat sur la manière dont a été perçu l’antisémitisme et analysée la Shoah au sein du mouvement anarchiste, francophone en particulier, mérite, lui, sinon d’être tranché, du moins d’être examiné de près. Poser ce problème n’est pas, à mes yeux, sacrifier à une moderne tendance à la repentance, mais simplement constater que, dès ses origines, le mouvement anarchiste a été confronté à cette question et qu’il ne l’a pas toujours traitée comme il aurait dû.

Les deux formes de l’antisémitisme

Avant d’aller plus avant, il convient de s’entendre sur ce que recouvre le terme d’antisémitisme, en précisant que cette plaie a pris deux formes : l’une, traditionnelle, dont les premières manifestations remontent à avant l’ère chrétienne ; l’autre, idéologique, qui date, elle, du milieu du XIXe siècle.

Habité d’une même curiosité malsaine pour les juifs que Hécatée d’Abdère (IVe siècle avant J.-C.), philosophe grec ayant vécu en Égypte, et Manéthon (IIIe siècle avant J.-C.), prêtre égyptien, Posidonius d’Apamée (135-51 avant J.-C.), philosophe stoïcien vivant à Rhodes, en parla en ces termes : « Les Juifs impies et haïs ont été chassés d’Égypte couverts de lèpre et de dartres, puis ils avaient conquis Jérusalem et avaient perpétué la haine des hommes » [34]. L’intérêt de ce texte, c’est qu’il infirme l’idée d’une concordance mécanique entre l’antisémitisme et l’accusation de déicide, dont le christianisme fit son fonds de commerce. La lèpre antisémite a, en réalité, des racines bien plus anciennes et semble tenir au fait que, cinq cents ans avant l’ère chrétienne, l’irruption du premier monothéisme créa une authentique rupture dans l’imaginaire de l’époque. En opposant la vérité révélée et le Dieu unique aux mensonges et aux idoles, le judaïsme se mit à dos l’ensemble du monde antique méditerranéen [35].

Il faudra plusieurs siècles, en effet, au monothéisme chrétien pour qu’il s’impose à son tour. Sous l’empereur Constantin, l’édit de Milan de l’an 313 garantit à ses adeptes une tolérance qui équivaut à la reconnaissance du christianisme comme religion d’État. Les juifs profiteront de cette reconnaissance, leur monothéisme étant d’autant plus acceptable qu’il n’a pas de visée universelle, contrairement à celui de Rome. Au cours des siècles obscurs du haut Moyen Âge, alors que s’effondrent les structures de l’Empire romain, les seuls points de repère qui demeurent sont les monastères chrétiens et les communautés juives. Ces dernières vont jouer un rôle économique important en favorisant la circulation de l’argent et des esclaves à travers l’Empire carolingien et l’Empire abbasside. En effet, en cette époque où les deux empires sont en guerre, les juifs jouissent de relais communautaires nombreux et fiables dans les deux entités. Musulmans et chrétiens leur accordant leur confiance, ils jouissent d’une situation privilégiée dans le système commercial international de l’époque, exportant armes, esclaves et fourrures de l’Empire carolingien vers l’Empire byzantin [36].

C’est dans ce tréfonds de l’histoire que résident les soubassements de cet antisémitisme traditionnel. Enfouie dans l’inconscient populaire depuis les origines, cette mémoire cachée resurgit, à dates régulières, comme un geyser jamais éteint. Des croisades aux pogroms, en passant par les grandes vagues d’expulsion.

Avec l’affaire Dreyfus (1894) apparaît une autre forme d’antisémitisme, plus idéologique, adaptant l’anti-judaïsme traditionnel à l’esprit du temps, ce temps qui conduira, au lendemain de la Grande Boucherie de 1914, à l’éclosion des fascismes – dont l’antisémitisme obsessionnel du nazisme fut la plus folle expression et la Shoah la plus atroce mise en pratique.

Anarchisme et antisémitisme

Si l’on fait remonter la naissance organique de l’anarchisme au congrès de Saint-Imier (1872), il faudra donc une vingtaine d’années pour que les anarchistes soient directement -– et concrètement – confrontés au problème juif [37]. « Il y avait avant l’affaire Dreyfus, écrit Jean-Marc Izrine, une pensée antisémite prononcée à l’intérieur des mouvements socialistes. C’était dû à plusieurs facteurs : une méconnaissance du judaïsme doublée d’une vision péjorative du juif vivant en Occident ; une critique non contenue de la religion hébraïque sous couvert d’anticléricalisme ; une dénonciation sans nuance du “capital juif ” sous prétexte d’anti-capitalisme » [38]. S’il ne s’agit pas de revenir sur le cas de Proudhon, dont la haine du juif fut récurrente, ou, dans un tout autre ordre d’idée, sur les dérives langagières de Bakounine contre « le juif Marx », on peut néanmoins constater que, comme les autres écoles socialistes, le mouvement anarchiste se laissa parfois aller à certaines connivences malsaines avec cet antisémitisme populaire aux racines aussi vieilles que l’histoire humaine. En ce sens, il lui arriva aussi de participer de ce « socialisme des imbéciles », si justement pointé par August Bebel. Avec l’affaire Dreyfus, ajoute Jean-Marc Izrine, « les libertaires situeront définitivement l’antisémitisme idéologiquement à droite » [39], affirmation qui peut s’admettre si l’on considère que, très majoritairement, les anarchistes s’impliquèrent alors – et parfois les premiers, comme Bernard Lazare [40], et en première ligne – dans le combat dreyfusard, mais qui mérite tout de même d’être nuancée. Ainsi, Sylvain Boulouque [41] atteste de la présence, sinon d’une récurrence antisémite, du moins d’une « conflictualité » potentielle, parfois exprimée, entre anarchisme et judaïsme, au sein du mouvement anarchiste français, et ce bien au-delà de l’affaire Dreyfus. 

Ainsi, une fois la Seconde Guerre mondiale venue, les anarchistes la subirent. Dans l’attente de jours meilleurs et recroquevillés sur eux-mêmes. Si quelques-uns cédèrent à l’infamie, d’autres résistèrent à leur façon, privés de tout car peu enclins à rejoindre les maquis gaullistes ou communistes [42]. Sans gloire, en somme. Pourtant une histoire reste à écrire, celle des réseaux que quelques-uns de ces anarchistes ou syndicalistes révolutionnaires mirent sur pied, et dont l’une des activités fut de porter assistance à des juifs plus traqués qu’eux-mêmes. Il en alla ainsi de Roger Hagnauer, lui-même d’origine juive et membre du noyau de La Révolution prolétarienne, et de sa femme Yvonne Hagnauer, pédagogue et syndicaliste, qui jouèrent un rôle considérable dans le sauvetage de gamins juifs, accueillis et cachés, en 1942 et 1943, dans leur Maison d’enfants de Sèvres [43]. Il en alla encore ainsi des anarchistes espagnols du réseau d’évasion du groupe Ponzán [44], qui, au risque de leurs propres vies, passèrent de nombreux juifs en Espagne pour les tirer des griffes des autorités de Vichy et de la Gestapo.

Si l’on peut comprendre que, comme tant d’autres, les anarchistes ne saisirent pas la spécificité de la « solution finale », une interrogation demeure ouverte, du moins pour moi. Même passé l’effroi provoqué par la découverte de l’horreur concentrationnaire, le mouvement anarchiste français d’après-guerre n’eut non seulement rien à dire – ou si peu – sur un événement aussi considérable que la Shoah, mais il fit preuve d’une rare tolérance vis-à-vis d’un personnage au parcours sinueux qui fréquenta assidûment ses rangs, durant les années 1950, et y trouva quelques complicités suspectes. Comme justification a posteriori d’une telle attitude, on a laissé entendre, sotto voce, qu’en cette période de grande conflictualité interne, le mouvement anarchiste était sans doute trop occupé à régler ses problèmes d’intendance pour que ses militants se posent des questions autrement plus vastes, ni même pour qu’ils s’intéressent de près à qui les fréquentait. On a également dit qu’à l’orée des années 1960, la guerre d’Algérie occupant toutes les attentions, une réflexion proprement anarchiste sur la Shoah ne répondait pas aux priorités du temps. En revanche, il ne semble pas qu’on se soit interrogé sur une possible corrélation entre cette attitude pour le moins discrète et l’ancienne complaisance pour l’antisémitisme que manifestèrent, même très minoritairement, avant guerre, certains anarchistes. 

Cet étrange Rassinier

Natif du Territoire de Belfort et instituteur de profession, Paul Rassinier – 1906-1967 – [45] navigua, avant guerre, du PC -– dont il fut exclu pour « gauchisme » en 1922 – aux groupes oppositionnels communistes, puis à la SFIO. Pacifiste intégral dans les années d’avant-guerre, il participa, sous l’Occupation, à la création du mouvement de résistance Libération-Nord, tout en s’y déclarant hostile aux actions armées. Arrêté en 1943, il fut déporté au camp de Dora. Déclaré invalide à son retour d’Allemagne, il dut renoncer à sa carrière d’enseignant. Député SFIO de la seconde Constituante – en remplacement de René Naegelen, qui s’était démis de son mandat en sa faveur en septembre 1946 –, il fut battu, deux mois plus tard, aux législatives de novembre, par son ennemi de toujours, le radical Pierre Dreyfus-Schmidt, allié, pour l’occasion, aux communistes belfortins.

C’est alors que Rassinier entame une nouvelle phase de son existence et que son parcours va croiser celui des anarchistes. En 1950, il fait paraître, préfacé par Albert Paraz [46], Le Mensonge d’Ulysse. Séjournant à Mâcon depuis sa mésaventure électorale, il fréquente le groupe local des Citoyens du monde et adhère, en 1954, à la Fédération anarchiste (FA), tout juste reconstituée. À Nice, où il habitera par la suite, il entre au groupe « Élisée Reclus » et se fait nommer « gérant-directeur » de son journal, L’Ordre social. Installé à Asnières en 1958, il devient un collaborateur assidu de la presse libertaire – Le Monde libertaire, Contre-courant et Défense de l’homme, notamment -–, où il se taille une réputation d’expert en questions économiques.

Ce qui fit, plus que tout, la sulfureuse réputation de Rassinier, fut donc la publication du Mensonge d’Ulysse, libelle devenu, au gré du temps, le livre phare des négationnistes de toutes obédiences, mais particulièrement de ceux procédant d’une « ultra-gauche » aussi doctrinaire que délirante. Si le sujet de ce livre n’est pas la négation des chambres à gaz, mais la dénonciation du rôle des kapos – communistes – à l’intérieur des camps, et, conséquemment, la remise en cause de ce que Rassinier appelle le « mensonge d’Ulysse », à savoir le mythe – communiste – de la solidarité entre détenus, une phrase sibylline, à peine murmurée, ouvre les vannes du doute : « Mon opinion sur les chambres à gaz ? Il y en eut : pas tant qu’on le croit. Des exterminations par ce moyen, il y en eut aussi : pas tant qu’on l’a dit » [47].

Cette phrase, pourtant lourde de sens, n’a pas éveillé chez les libertaires de l’époque, du moins publiquement, la moindre réserve sur les véritables intentions de l’auteur – intentions qui furent, en revanche, clairement décelées, approuvées, recyclées et développées, quelque trente ans plus tard, par les négationnistes. Cette phrase ne fit aucun scandale dans le Landernau anarchiste, et c’est bien là que le bât blesse. Pour obscène qu’elle fût, elle passa au second plan. Au nom du combat pour la seule vérité qui semblait mobiliser, alors, les libertaires : la juste dénonciation des infamies staliniennes. Même André Prudhommeaux, dont l’œuvre écrite prouve pourtant une particulière aptitude à la sagacité, s’y laissa prendre quand – cinq ans après la publication du Mensonge d’Ulysse  ! – il évoqua les procès intentés à Rassinier par d’anciens déportés en lâchant une pitoyable allusion au « crime “virtuel” (non prouvé, semble-t-il) de l’anéantissement par les gaz » [48].

Il fallut attendre 1961 pour que la Fédération anarchiste se décide enfin à ouvrir les yeux sur Rassinier. Pour cela, elle dut être informée, par des anarchistes allemands, que cet encombrant personnage venait de faire publier une traduction du Mensonge d’Ulysse chez Karl Heinz Priester, ex-SS et éditeur néonazi notoire. En défense, Rassinier chargea ces « soi-disant anarchistes allemands » du pire péché qui fût : « Ils sont cul et chemise avec les communistes » [49]. L’argument, cette fois-ci, ne convainquit personne [50]. 

Retour sur un génocide

Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire au mouvement anarchiste français de cette époque un procès a posteriori. Après tout, au prétexte que les cendres ne devaient pas être remuées trop tôt, il fallut que passe du temps, beaucoup de temps, et ce dans tous les milieux, pour que l’incontournable de la Shoah – son caractère génocidaire massif et industriel [51] – ne soit plus contourné. Il convient de se souvenir, par exemple, que vingt ans passèrent pour voir apparaître la première traduction française du grand œuvre de Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme [52]], dont l’édition américaine datait de 1951. De la même façon, les expériences du sociologue américain Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité du « petit monde », menées au début des années 1960 aux États-Unis, mettront dix bonnes années pour être connues en France [53].

Si le film Nuit et brouillard (1955), d’Alain Resnais, contribua, indiscutablement et largement, dix ans après la libération des camps, à raviver la mémoire de « l’univers concentrationnaire » – pour reprendre l’expression de David Rousset –, il le fit à la manière de son temps, confuse, sans opérer de distinction entre camps de concentration et d’extermination. En minorant, par conséquent, la spécificité du génocide et la place des juifs dans ce dispositif de liquidation. On sait, aujourd’hui, que cette lecture – partielle et partiale – de l’histoire des camps répondait pour beaucoup, en ces temps de guerre froide, à un impératif politique précis : légitimer les communistes – le PCF séduisait, alors, un gros tiers de l’électorat français – comme principal pôle de résistance au nazisme. S’il était le « parti des fusillés », il fallait bien que le bilan des victimes le prouve. En outre, toute la société française – et particulièrement les réseaux dominant son establishment culturel et politique – prit prétexte de la difficulté éprouvée par les rescapés juifs à exprimer leur singularité de victimes pour gommer l’innommable de la « solution finale ». Sur ce plan, et contrairement à leur penchant pour la dissidence, les anarchistes ne brisèrent aucun consensus, sauf celui de démythifier, Rassinier aidant, le mythe communiste résistancialiste. On constatera simplement que, disposant, dans les années 1920 et 1930, de beaucoup moins d’informations sur le Goulag qu’ils n’en avaient, dans les années 1950, sur l’ampleur du génocide de masse perpétré par les nazis contre les juifs, les anarchistes comprirent et analysèrent la spécificité du totalitarisme soviétique, alors qu’ils restèrent relativement muets devant la spécificité du totalitarisme nazi.

Si le temps n’était pas encore venu de se livrer, en anarchiste, à une réflexion sur la Shoah et sur ce que cet événement – considérable – pouvait induire, pour un anarchiste, dans la perception de son lien avec la condition juive, il est étrange, voire problématique, que, soixante ans plus tard, un colloque réuni, par des anarchistes, autour du thème « Anarchistes et juifs », lui accorde si peu d’espace.

L’être juif, l’anarchiste et la Shoah

Qui est juif ? À cette question, Rudolf de Jong [54] répond gentiment : « Pour moi est juif toute personne qui considère une partie de la tradition juive ou de la culture juive comme un aspect de son identité » [55]. Cette définition est heureusement nuancée, quelques lignes plus loin : « C’est l’antisémite qui décide de qui est juif » [56]. On se rappelle, en effet, comment les nazis ou les autorités de Vichy firent la chasse à ceux qui n’étaient pas aryens à moins de « x » générations. Et, ce faisant, on approche ce que représente d’antagonisme ou d’ambivalence le fait d’être juif. Je suis juif parce que ma mère est juive, et que j’aime ma mère. Je suis juif parce que lui, l’autre, dit ou pense – ouvertement ou honteusement – que je suis juif ou que je pourrais l’être, et je n’aime pas cela. Pour autant un autre juif, croyant, dira de moi que je ne le suis pas et, dans ce cas, je serais content de ne pas l’être comme il l’est lui-même tout en sachant que, du point de vue de l’antisémite, nous sommes lui et moi pareils, c’est-à-dire de trop. Cette sensation d’être d’ailleurs est, là, en arrière-plan, toujours. C’est elle qui permet au juif Arnold Mandel de s’identifier, un temps, aux anarchistes, parce qu’ils les voient comme « un monde à part », si proche du « milieu juif archaïque » [57]. C’est encore cette sensation qui monte des propos d’Ida Mett, tels que les rapporte Sylvain Boulouque, quand une polémique fait rage, en 1938, au sein de La Révolution prolétarienne. Comment appeler les juifs qui arrivent en Palestine ? Pour Robert Louzon, ce sont des colons ; pour Ida Mett, ce sont des réfugiés. Et elle précise sa pensée dans une lettre adressée à un membre du noyau de la revue : « À l’heure actuelle, quand dans le monde sévit un énorme incendie dirigé contre le peuple juif, je pense qu’il est criminel de jeter de l’huile sur le feu » [58]. Plus qu’une prophétie qui – hélas ! – va se réaliser, on peut voir là l’effet d’une réminiscence, celle d’une douleur vieille comme l’histoire juive. Parfois, cette ancienne douleur fait irruption et, avec elle, monte une terreur tout aussi ancienne, celle-là même qui peut nous [me] conduire à prendre des positions – électorales, en l’occurrence –, qu’on

[je]

sera incapable d’expliquer aux autres, surtout aux compagnons [59]]. Parce qu’elle excède la raison. C’est pour cela que je cherche à comprendre le génocide et pourquoi il s’est passé. C’est aussi pour cela qu’une grande tristesse me prend quand je constate que la pensée dont je me sens le plus proche –- l’anarchisme – est, semble-t-il, incapable de produire la moindre réflexion originale sur la Shoah.

Car ce livre pose, indubitablement, un problème de taille. La Shoah y est totalement absente, si l’on fait exception des sept lignes que lui consacre Rudolf de Jong dans sa contribution déjà citée. Sept lignes pour évoquer un événement considérable, une extrême abomination ayant conduit plus de six millions de personnes vers l’horreur. Sept lignes quand le sujet a suscité des myriades de livres. Sept lignes, c’est décidément court pour traiter de la Shoah quand son existence même remit en cause – et pour l’humanité entière, auquel s’accorde le projet libertaire – la possibilité de vivre debout.
Dans un fort beau texte, mon ami René Fugler écrit : « C’est surtout la férocité rationalisée des camps de concentration et d’extermination qui a tracé un seuil sans retour. La prise de conscience ne s’est faite que par étapes : de la déportation à la prise en compte du phénomène concentrationnaire, puis à la reconnaissance de la réalité du génocide en tant que tel » [60]. Mais il ajoute plus avant qu’avec « l’irruption de nouveaux massacres ethniques […], une illusion s’est défaite : l’idée que cette terreur était un produit spécifique du nazisme et que, puisqu’on en avait fini avec lui, elle ne se renouvellerait pas » [61]. Et d’insister : « La civilisation industrielle a produit un décalage de plus en plus large entre nos possibilités de réalisation et notre capacité de ressentir, de percevoir, d’imaginer même le résultat final de nos fabrications. Cette incapacité est encore accrue par la “division du travail” qui, dans le génocide déjà, a permis à d’innombrables exécutants de poursuivre leur tâche “consciencieusement” mais sans conscience » [62]. À ma connaissance, René Fugler constitue l’un des rares exemples – le seul probablement – à avoir abordé, soixante ans après l’événement, cette problématique d’un point de vue anarchiste.

La question demeure, donc, de cette longue impensée libertaire sur la Shoah. S’il fallait lui trouver une explication – et il le faut –, je dirais qu’elle est multiple. Elle devrait tenir compte de l’hypothèse, avancée par Sylvain Boulouque, d’une rémanence antisémite au sein de l’imaginaire libertaire, antisémitisme larvaire resurgissant périodiquement, le plus souvent sous sa forme cachée -– anti-impérialiste et antisioniste – dans les manifestations de solidarité à la cause palestinienne. En deuxième lieu, il faut bien reconnaître que le mouvement libertaire maintient un rapport privilégié à sa propre mémoire – celle de ses défaites, et particulièrement celle qui, d’avoir été évitée en terre d’Espagne, aurait pu mettre un terme à l’avancée des fascismes. Ce combat pour la mémoire libertaire, titanesque au vu des faibles forces et des pauvres moyens de celles et ceux qui le portent, conforte, à coup sûr, dans la galaxie anarchiste, le sentiment justifié que, sans cet effort constant de remémoration, la chape de plomb se serait abattue depuis longtemps sur son histoire qui, pour le coup, témoigne, en Espagne notamment, que le seul mouvement populaire et massif de résistance au fascisme fut, à l’origine du moins, impulsé par des libertaires. Le revers de la médaille, c’est que l’indispensable revendication de cette mémoire particulière ne va pas sans un certain auto-enfermement. Enfin, la place accordée à la dénonciation, permanente et argumentée, du totalitarisme soviétique occupa longtemps, et dans les conditions les plus difficiles qui soient, une grande partie de l’espace intellectuel des libertaires. Il fallut bien ça pour échapper à son emprise et maintenir vivante une alternative au « socialisme réel ». 

D’autres absences, en guise de conclusion

Ce colloque – et donc ce livre – n’avait pas, comme c’est normal, vocation à l’exhaustivité. Il n’en demeure pas moins qu’il fait totalement l’impasse sur trois aspects de première importance : les juifs séfarades, les Arabes palestiniens et les femmes.

Concernant les juifs séfarades, il eût été intéressant, par exemple, de s’interroger sur les raisons qui les maintinrent, globalement, en marge du courant anarchiste ou, plus précisément, sur le pourquoi l’anarchisme ne les a pas séduits [63]. La question est d’autant plus intéressante que l’empreinte de cette branche du judaïsme fut très forte, des siècles durant, tout autour du bassin méditerranéen, tant en nombre qu’en spiritualité. À titre d’hypothèse, et compte tenu de la très ancienne implantation des séfarades dans les territoires où ils vivaient – elle datait, en effet, de la fin de l’Empire romain –, cette non-rencontre pourrait s’expliquer par leur meilleure intégration à des types de sociétés archaïques industriellement sous-développées. Une autre hypothèse pourrait tenir au fait que le hassidisme n’ait eu aucune influence sur leur perception du judaïsme.

Qu’ils soient chrétiens ou musulmans, les Arabes palestiniens sont les autres grands absents de ce recueil. Ce qui est grave, au moins pour deux raisons. D’abord, parce qu’il est difficile de contester qu’ils ont été les principales victimes du sionisme triomphant. Ensuite, parce que la façon dont les organisations se réclamant de la cause palestinienne ont décidé, au lendemain de la guerre des Six-Jours, de s’appuyer sur des méthodes terroristes pour reconquérir leur terre, a fortement contribué, sous couvert d’antisionisme, à un regain de l’antisémitisme. La solidarité qu’elles rencontrent, notamment dans les mouvements politiques d’extrême gauche, est à l’origine de bien des glissements, pas seulement sémantiques, de l’un à l’autre.

Les dernières absentes de ce livre sont, comme de juste, c’est-à-dire comme d’habitude, les femmes. Heureusement, le livre se conclut par une courte, mais percutante, contribution de Birgit Seeman [64] sur trois d’entre elles : Emma Goldman, Milly Witkop et Hedwig Lachmann. On eût aimé que le parcours, remarquable, de ces trois anarchistes juives, fasse l’objet d’une évocation plus poussée. Ne serait-ce que parce qu’aucune de ces trois femmes, qui revendiquèrent pourtant leur judéité, ne s’est jamais sentie attirée, ni même concernée, par le nationalisme juif, auquel ce colloque accorda décidément beaucoup trop de place. Au point que, pages refermées, on se demande si ces trois femmes ne sont pas, après tout, les seules anarchistes de ce livre. D’indispensable lecture, malgré ses manques.

Pierre SOMMERMEYER

[1] Merci à René Fugler pour son aide et sa complicité. Sans lui, cet article aurait été fort différent.

[2] Fils de mère juive de la minorité allemande de Pologne et de père allemand d’origine protestante, je suis né en 1942. Cachés à Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), nous avons pu échapper aux rafles.

[3] Gregorio Rawin et Antonio López, « Anarchisme et judaïsme en Argentine. L’Asociación Racionalista Judía », pp. 173 à 180.

[4] Dans la tradition judaïque, nom donné aux textes bibliques faisant Loi. Elle comprend la Torah écrite (Pentateuque, Prophètes et Hagiographe) et la Torah orale (Mishna, Talmud, Midrash ainsi que les commentaires et les applications pratiques).

[5] Furio Biagini, « Utopie sociale et spiritualité juive », pp. 17 à 31.

[6] Le « jubilé » représente, dans la Bible, cette année exceptionnelle revenant tous les cinquante ans et marquant la redistribution égalitaire des terres et la libération des esclaves.

[7] Il est indiqué que les maisons en ville deviennent la propriété inaliénable de leur acheteur, alors que celles qui se situent en dehors des murailles reviennent, tous les cinquante ans, à Dieu, leur propriétaire originel. Cette séparation entre la ville et la campagne repose sur le fait que la terre est considérée comme un moyen de production.

[8] Traduction de la Bible de Jérusalem, Samuel, Premier Livre, chapitre 8.

[9] La première mention de l’idée d’un messianisme juif se situe au chapitre 9 du livre d’Isaïe (traduction de la Bible de Jérusalem) : « Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné, il a reçu le pouvoir sur ses épaules et on lui a donné ce nom : Conseiller-merveilleux, Dieu-fort, Père-éternel, Prince-de-paix [Is 9:5-], pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume, pour l’établir et pour l’affermir dans le droit et la justice. Dès maintenant et à jamais, l’amour jaloux de Yahvé Sabaot fera cela. [Is 9:6-] »

[10] Traduction de la Bible de Jérusalem, Isaïe, chapitre 61.

[11] Si cette notion d’« onction » fait évidemment penser aux rois thaumaturges et à la tradition postérieure du couronnement des rois français, le terme constitue, dans le cas qui nous occupe, une traduction fidèle de l’hébreu, langue dans laquelle messie signifie « roi oint ».

[12] Traduction de la Bible de Jérusalem, Osée, chapitre 1.

[13] Traduction de la Bible de Jérusalem, Jérémie, chapitre 2.

[14] Pour approfondir cette question, le lecteur devra se reporter aux textes qui fondent le messianisme juif, et particulièrement au chapitre 25 du Lévitique Sur le messiannisme, voir Frédérique Leichter-Flack, entrée « Messianisme », in Nouveau dictionnaire international des termes littéraires, Paris, Université Paris III-Sorbonne.

[15] Dans un livre paru en 1969, Judaïsme contre sionisme – Paris, Éditions Cujas –, le rabbin et kabbaliste de renom Emmanuel Lévyne (1928-1989) intitulait un courrier adressé à la revue libertaire Défense de l’homme : « L’hébraïsme est un anarchisme ». Il y déclarait : « Nous, enfants d’Abraham, nous ne voulons d’aucun État, ni d’un État français, ni d’un État juif, ni d’un État arabe. » Sur cette thématique de l’anti-sionisme judaïque, on lira avec profit l’ouvrage de Yakov M. Rabkin, Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme, Montréal, Les Presses de l’Université Laval, 2005.

[16] En réaction contre le judaïsme « académique » de son époque, ce mouvement mystique de renouveau juif fut fondé, au XVIIIe siècle, en Biélorussie et en Ukraine, par Israël ben Eliezer (1700-1760), plus connu sous le nom de Baal Shem Tov (le Maître du Bon Nom). Accusé d’être davantage une manière d’être ou une éthique qu’un courant religieux, le hassidisme fut sévèrement condamné par Rabbi Eliyahou ben Shlomo Zalman (1720-1797) et les principales autorités rabbiniques de cette époque.

[17] Daniel Grinberg, « Formes de la militance radicale en Pologne », pp. 159 à 171.

[18] « Il représentait, nous dit Chaïm Seeligmann , une protestation de la part de ceux qui aspiraient au salut ou à la libération d’une situation difficile », « une tension vers une utopie lointaine » (p. 50), in Chaïm Seeligmann, « Apocalypse, messianisme laïque et utopie », pp. 45 à 52.

[19] Il faut noter que les trois religions monothéistes – judaïsme, christianisme et islam – connurent, au cours de leur histoire, des mouvements mystiques à connotation puritaine de même type prônant le retour aux origines.

[20] Cité sur
www.lapaixmaintenant.org/article337

[21] Arthur Koestler, La Tour d’Ezra, traduit de l’anglais par Hélène Claireau, Paris, Calmann-Lévy, 1948, p. 410.

[22] Ce désir d’État séparé ou de territoire propre est, par ailleurs, intimement lié à la culture occidentale du XIXe siècle, pour laquelle les concepts de peuple et de nation se confondent avec celui de territoire. C’est, de manière inversée, la même idée qu’exprima le comte de Clermont-Tonnerre, partisan de l’émancipation des juifs, lorsqu’il déclara à la tribune de l’Assemblée, en décembre 1789 : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus. » Pour d’autres peuples ou nations nomades, en revanche, cette idée de territoire est parfaitement inopérante (cf. articles sur les Roms et les Touaregs dans Réfractions, n° 21, « Territoires multiples, identités nomades », novembre 2008).

[23] Eric Jacobson, « Gerschom Scholem, entre anarchisme et tradition juive », pp. 53 à 75.

[24] Gershom Scholem, « Entretien avec Muki Tsur », in Fidélité et utopie, Paris, Calmann-Lévy, 1978.

[25] Paul Mendes-Flor, Divided Passions, Detroit, 1991.

[26] Mina Graur, « Anarchisme et sionisme : le débat sur le nationalisme juif », pp. 125 à 142.

[27] Cette laudative impression – extraite des mémoires d’Augustin Souchy : Attention anarchiste ! Une vie pour la liberté, Paris, Éditions du Monde libertaire, 2006 – est reprise, page 202, par Yaacov Oved, « L’anarchisme dans le mouvement des kibboutz », pp. 195 à 205.

[28] Dans son autobiographie – De Berlin à Jérusalem, Paris, Albin Michel, « Présences du judaïsme », 1984 –, Gershom Scholem se garde bien, d’ailleurs, de faire de Landauer un rallié au sionisme.

[29] En revanche, Yaacov Oved ne dit pas un mot sur Rudolf Rocker – qui pour être « goy » n’en fut pas moins très proche du monde juif. Il eût été pourtant intéressant de se demander pourquoi Rocker resta si discret sur le sionisme, mais aussi sur l’antisémitisme, dans son grand œuvre, Nationalisme et culture – Paris, Éditions CNT-RP/Éditions libertaires, 2008. Discrétion que confirme, sans lui donner d’explication, Rudolf de Jong dans sa contribution : « Réflexions sur l’antisémitisme dans le débat anarchiste », pp. 143 à 158.

[30] Siegbert Wolf, « “Le vrai lieu de sa réalisation est la communauté”. L’amitié intellectuelle entre Landauer et Buber », pp. 75 à 89.

[31] Comme l’indique Siegbert Wolf, « Buber voyait certes dans la Palestine le centre culturel du judaïsme et le lieu de sa renaissance, mais il ne croyait pas en la nécessité d’un État juif » (p. 85). Sa vie durant, il lutta -– notamment au sein de Berit Shalom (association de la paix), groupe né à Jérusalem en 1925 – pour la constitution d’un État laïque reposant sur la parité entre Juifs et Arabes. Inutile de préciser que cette position fut toujours très minoritaire au sein du camp sioniste.

[32] Rappelons que ce projet eut des variantes ougandaise et argentine.

[33] Emmanuel Lévyne, Judaïsme contre sionisme, p. 46, op. cit.

[34] Théodore Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, Paris, 1895, réédition Les Belles Lettres 2007. On peut lire un compte rendu de lecture de cet ouvrage essentiel sur la page http://plusloin.org/plusloin/spip.php?rubrique4.

[35] Il est intéressant de noter qu’au même moment s’inventait, au nord de la Palestine, la démocratie athénienne.

[36] Le concile de Meaux-Paris – vers 850 – interdira, entre autres choses, aux juifs de posséder des esclaves chrétiens et, plus généralement, de faire commerce des esclaves.

[37] Sur la perception de l’affaire Dreyfus par les anarchistes, on lira avec profit : Sébastien Faure, Les Anarchistes et l’affaire Dreyfus, présentation de Philippe Oriol, Paris, Éditions CNT-Région parisienne, 2002 ; Jean-Marc Izrine, Les Libertaires dans l’affaire Dreyfus, Toulouse, Le Coquelicot, 2004.

[38] Jean-Marc Izrine, « Il y a cent ans la réhabilitation de Dreyfus. L’apport méconnu des libertaires », Réfractions, n° 17, hiver 2006-printemps 2007, pp. 153-157. 
Consultable sur http://refractions.plusloin.org/spip.php?article179

[39] Ibid.

[40] Sur Bernard Lazare, indispensable est la lecture de l’ouvrage de Philippe Oriol, Bernard Lazare, Paris, Stock, 2003.

[41] Sylvain Boulouque, « Anarchisme et judaïsme dans le mouvement libertaire en France. Réflexions sur quelques itinéraires », pp. 113-124.

[42] Michel Sahuc, Un regard noir. La mouvance anarchiste française au seuil de la Seconde Guerre mondiale et sous l’occupation nazie (1936-1939), Paris, Éditions du Monde libertaire, 2008.

[43] Pour en savoir plus sur les activités du couple Hagnauer, on se reportera au site http://lamaisondesevres.org/

[44] Antonio Téllez Solà, Le Réseau d’évasion du groupe Ponzán. Anarchistes dans la guerre secrète contre le franquisme et le nazisme, Toulouse, Le Coquelicot, 2008.

[45] À propos de Rassinier, on lira : Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite, Paris, Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1999, et Florent Brayard, Comment l’idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Fayard, 1996. À propos du négationnisme, on se reportera à Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987 ; Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Paris, Seuil, 2000 ; Louis Janover, Nuit et brouillard du révisionnisme, Paris, Éditions Paris-Méditerranée, 1996.

[46] Cette préface valut au « citoyen Rassinier » d’être exclu de la SFIO pour « atteinte intolérable à l’honneur des résistants » (19 avril 1951). Albert Paraz (1899-1957), romancier et journaliste, se disait volontiers « anarchiste de droite ». Sur son anarchisme, on peut avoir des doutes. De droite, et plutôt extrême, Paraz – collaborateur de Rivarol et défenseur fanatique du « martyr » Louis-Ferdinand Céline – le fut totalement.

[47] Paul Rassinier, Le Mensonge d’Ulysse. Regard sur la littérature concentrationnaire, Bourg-en-Bresse, Éditions bressanes, 1950, p. 171.

[48] André Prudhommeaux, recension du Mensonge d’Ulysse, Témoins, n° 8, printemps 1955. Consultable sur le site La Presse anarchiste : –

[49] Lettre de Paul Rassinier, Bulletin de la Fédération anarchiste, n° 39, octobre 1961, pp 6-10. Citée par Nadine Fresco, op. cit. En 1964, lors d’un procès en diffamation intenté par Rassinier à la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), qui l’avait accusé d’être un « agent de l’internationale néonazie », les débats révélèrent, par ailleurs, qu’il appointait à Rivarol pour des collaborations signées du pseudonyme Bermont.

[50] Ou presque, puisqu’il adhéra par la suite, semble-t-il, à une curieuse et confuse secte de la galaxie libertaire : l’Alliance ouvrière anarchiste.

[51] Le génocide des Tsiganes demeure encore largement occulté. Lire, à ce sujet : Claire Auzias, Samudaripen. Le génocide des Tsiganes, Paris, L’Esprit frappeur, 1999.

[52] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, suivi de Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard/Quarto, 2002.

[53] Stanley Milgram, La Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1974. Les expériences de Milgram ont été portées à la connaissance du grand public à travers le film I comme Icare, de Henri Verneuil, sorti en 1979.

[54] Rudolf de Jong, « Réflexions sur l’antisémitisme dans le débat anarchiste », op. cit.

[55] Ibid., p. 144.

[56] Ibidem.

[57] Arnold Mandel, Nous autres Juifs, Paris, Hachette, 1978. Cité par Sylvain Boulouque, p. 113.

[58] Ida Mett, lettre à Finidori, 13 novembre 1938, cité par Sylvain Boulouque, p. 119.

[59] L’auteur fait ici allusion au fait qu’il ait appelé à voter contre Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de mai 2002. [NdlR.

[60] René Fugler, « Cruauté du monde, cruauté de l’homme », Réfractions, « Ni Dieu ni maître. Religions valeurs, identités », n° 14, printemps 2005, p. 22.

[61] Ibidem.

[62] Ibid., p. 23.

[63] Dans un même ordre d’idée, les juifs britanniques issus de l’immigration juive espagnole d’après la Reconquista ont été, semble-t-il, totalement absents du mouvement anarchiste juif, exclusivement ashkénaze, à l’époque où Rocker était à Londres.

[64] Birgit Seemann, « Anarcha-féminisme et judaïsme. Quelques questions », pp. 207 à 212.

Le Bund (1897-1949) : parti ouvrier juif et universaliste [Union Communiste Libertaire]

Né le 7 octobre 1897 à Vilnius, dans la Russie tsariste avec ses lois anti-juives, le Bund mène de front le combat pour l’émancipation sociale et celui pour l’autonomie culturelle. Refusant un quelconque séparatisme juif, le Bund rejette le sionisme et fait partie intégrante du mouvement socialiste marxiste, sans pour autant accepter une assimilation culturelle des populations juives.

Vers 1900, l’écrivain juif ashkenaze  [1] Cholem Aleikhem met en scène les Juifs de Kasrilevka, ville fictive du Yiddishland  [2]. Dans l’une de ses histoires, ce défenseur de la langue yiddish raconte l’exploit d’un Juif de Kasrilevka, qui a vendu le secret de la vie éternelle à Roth­schild pour une somme faramineuse, de l’ordre des investissements nécessaires à la construction du transsibérien  : «  Venez vous installer chez nous à Kasrilevka, car jamais un Juif riche n’est encore mort là bas  !  »

À l’exception des Juifs et Juives russes très riches, autorisés depuis Alexandre II à s’installer dans toute la Russie, la majorité des sujets juifs du tsar vivent la même misère sociale atroce que les ouvriers et paysans russes, mais avec les lois racistes en plus, la haine antisémite et les pogroms  [3]. Ils sont donc exposés à une double oppression, sociale et antisémite.

AUTONOMIE OU ASSIMILATION

Beaucoup de Juifs et Juives tentent de changer leur vie et défendre leur culture en rejoignant les organisations révolutionnaires, anarchistes ou marxistes principalement. C’est dans cette atmosphère que naît à Vilnius, le Bund  [4], qui sera partie intégrante du Parti ouvrier social-démocrate de Russie  [5] dès sa création en 1897. Comme le dit alors l’un de ses fondateurs, Arkadi Kremer, «  le Parti socialiste juif ne saurait être en contradiction avec les principes internationalistes du socialisme puisqu’il n’existe pas au sein des Juifs un parti national et révolutionnaire.  »

Le Bund a été, en Russie jusqu’à la révolution de 1917 et en Pologne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, à la fois un très grand parti ouvrier et l’une des plus puissantes organisations juives laïques de gauche  [6]. Son influence a été prépondérante dans des syndicats et l’ensemble du monde ouvrier juif, grâce à ses écoles en langue yiddish avec une pédagogie d’avant garde (surtout en Pologne), à ses organisations de jeunesse, ses colonies de vacances, ses œuvres sociales, et même son sanatorium Vladimir Medem, du nom d’un des premiers leaders bundistes. [7]

Marxiste et convaincu de la nécessité de renverser le tsar, la bourgeoisie – y compris juive – et le capitalisme, le Bund plaidait pour la reconnaissance d’une «  autonomie culturelle extraterritoriale  ». Le concept était emprunté aux socialistes austro-hongrois qui cherchaient eux-mêmes une solution à l’oppression des minorités dans le cadre d’un empire multi-ethnique.

De 1898 à 1903, le Bund est pleinement intégré dans le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), affilié à la IIe Internationale. Mais des dirigeantes et dirigeants comme Lénine, Trotsky ou Rosa Luxembourg, reprochent au Bund ses revendications d’«  autonomie culturelle extraterritoriale  »  [8] et sa défense de la langue yiddish, considérée comme un jargon typique d’un esprit de ghetto, contraire à l’internationalisme prolétarien.

Comme Marx et Engels, ils considèrent les revendications culturelles juives comme le rêve d’une «  nationalité chimérique  ». Les Juifs et Juives s’émanciperont avec le socialisme certes, mais en s’assimilant aux peuples chez qui ils vivent, c’est-à-dire en cessant d’être juifs. Ces dirigeantes et dirigeants acceptent les idées de libération nationale pour un peuple colonisé sur son territoire, avec sa langue, mais pas celle d’autonomie culturelle pour les populations juives «  diasporisées  », sans territoire propre et avec des langues comme le yiddish des Ashkénazes et le ladino ou le judéo-arabe des Séfarades.

QUE FAIRE FACE À L’ANTISÉMITISME ?

Les bundistes réprouvent les attentats contre les personnalités tsaristes pratiqués par certains anarchistes ou socialistes révolutionnaires. D’une part, la condition des Juifs russo-polonais a terriblement empiré après l’assassinat d’Alexandre II  [9], et d’autre part, la vie humaine est sacrée. Chez les Juifs de l’Antiquité au Moyen-Orient, la peine de mort existait certes dans les textes, mais une série de disposition la rendait déjà inapplicable  [10].

En 1899, le Bund déclare «  La lutte des travailleurs doit être dirigée contre l’absolutisme et non contre des gendarmes, des gouverneurs, ni même contre le tsar Nicolas II en tant qu’individu.  » Mais lorsque le tsar, dès 1902, aggrave l’antisémitisme et les pogroms, et surtout après le terrible pogrom de Kichinev  [11] organisé en 1903 par le très antisémite ministre de l’Intérieur Von Plehve, le Bund s’engage dans la constitution des groupes d’autodéfense armée (avec armes à feu). Il en acquiert une extraordinaire popularité dans toute la communauté juive, et ce jusqu’à certains milieux religieux.

En 1897, Théodore Herzl, pensant que les Juifs ne seront jamais acceptés nulle part, lance le sionisme pour construire un État-nation juif, si possible en Palestine. Pour le Bund, les ouvriers et paysans russes, polonais ou au­tres, finiront bien par guérir de l’antisémitisme grâce à la solidarité de classe et à la lutte anticapitaliste. Il refuse donc le sionisme, cette humiliante fuite en avant, sous les cris des pires antisémites  : «  sales Juifs, en Palestine  !  »

Le Bund oppose son mot d’ordre  : «  Doy kayt  » («  On reste ici  »). Il analyse le sionisme comme une future oppression inévitable et inacceptable de la part des Juifs contre les Palestiniens autochtones. De même, il défend le yiddish parlé par le peuple depuis des siècles avec une riche littérature, contre la majorité des sionistes, qui veulent anéantir le yiddish et les autres langues de la diaspora à la culture bimillénaire, au profit de l’hébreu, alors utilisé uniquement dans les textes et cérémonies religieuses.

Quant au Poale Zion, du marxiste Ben Borochov  [12], ce sionisme ouvrier avec la perspective d’un État juif socialiste au Moyen Orient, le Bund ne l’analyse que comme un mouvement à la remorque du sionisme bourgeois de Théodore Herzl. Cela ne l’empêche toutefois pas de conclure des alliances ponctuelles avec les poale-zionistes qui participent aussi aux groupes d’auto-défense et qui combattrons plus tard avec les bundistes dans la guerre antifasciste espagnole de 1936-1939, puis dans la résistance contre les nazis.

ÉCARTELÉ ENTRE MENCHEVIKS ET BOLCHEVIKS

Jusqu’à la Révolution russe de 1917, le Bund est, comme le POSDR, le lieu d’intenses débats entre promencheviks et probolcheviks. Mais, contrairement aux socialistes français ou allemands, qui se rangent majoritairement dans l’Union sacrée pour la guerre avec leurs propres bourgeoisies, les bundistes sont quasiment tous pacifistes dès 1914.

En février 1917, le tsar Nicolas II est renversé. Le gouvernement démocrate qui en résulte abolit toutes les lois discriminatoires contre les Juifs dès avril 1917. Ces dispositions égalitaires pour les Juifs sont consolidées par les bolcheviks après la révolution d’octobre 1917.

Si le Bund s’est enthousiasmé pour la révolution de Février, une grande partie de ses militantes et miltants réprouvent les attitudes trop autoritaires à leur goût, du parti bolchevik de Lénine et de Trotsky, et reste de ce fait attaché au courant menchevik, tout en conservant des convictions anticapitalistes. Des Bundistes probolcheviks se rapprochent cependant très vite du parti de Lénine, devenu Parti communiste dès 1918.

Ils forment le Kombund en 1919, c’est à dire le Bund communiste, en pensant bénéficier d’un droit de tendance pour exprimer leurs idées d’autonomie culturelle et organisationnelle juive… refusé en 1921. Et bien sûr, avec la montée du stalinisme, la majorité des militantes et miltants bundistes judéo-russes finiront leur vie dans les camps staliniens aux côtés des anarchistes, de la vieille garde bolchevik, des anciens bolcheviks de l’Opposition ouvrière  [13], des trotskistes  [14] ou d’autres braves citoyennes et citoyens soviétiques arrêtés pour n’importe quoi.

Au sein de la Pologne redevenue indépendante en 1918, le Bund se développe. Le chef de l’État polonais, le maréchal socialiste et nationaliste Pilsudski, est bien vu dans les milieux juifs pour sa bienveillance envers eux, dans un pays gangrené par un antisémitisme quasi-endémique. Devant faire face à l’antisémitisme féroce du puissant parti de droite «  national démocrate  », dit Emdek, le Bund polonais resté dans la IIeInternationale socialiste, construit quand même son réseau d’écoles en langue yiddish, certes contrôlées par l’État polonais, et mène d’importantes luttes sociales, syndicales et électorales, et ce même après la mort de Pilsudski en 1935, remplacé par le très fascisant colonel Beck.

INSURRECTION DU GHETTO DE VARSOVIE

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Bund combat activement et héroïquement avec les organisations de la résistance polonaise. Il organise des actions de solidarité et de sauvetage dans les ghettos, alors même que Staline fait exécuter deux dirigeants, Henryk Erlich et Victor Alter, officiellement invités à Moscou pour constituer un soi-disant «  comité juif antifasciste  ». La grande révolte du ghetto de Varsovie en 1943, est dirigée par le sioniste Mordechaj Anielewicz, de l’Hashomer Hatzaïr  [15] et par le médecin bundiste Marek Edelman, qui gardera ses convictions antisionistes et bundistes jusqu’à sa mort en 2009, après avoir été élu député de Solidarnosc en 1989.

Après la guerre, le Bund polonais dut encore lutter contre une vague de pogroms, dont le pire, celui de Kielce, en 1946, fit 42 morts avec l’aide de l’armée et de la police, suite à des rumeurs de meurtre rituel pratiqué par les Juifs, comme au temps tsariste. Dès 1949, le Bund polonais est liquidé par les staliniens au pouvoir en Pologne. Quelques organisations bundistes survivent quelque temps en France, en Israël et aux États-Unis. Mais le Bund n’existe plus en tant que tel.

Par contre, l’histoire lui a donné raison à propos du sionisme qui opprime les Palestiniennes et les Palestiniens, et ses valeurs principales se retrouvent aujourd’hui chez les refuzniks israéliens, ou à l’Union juive française pour la paix  [16], qui comme le Bund, combat le fascisme, le sionisme et le racisme.

Armand Gorentin (AL Paris Sud)

[1] Les Ashkénazes sont les Juifs de langue germanique, parlant principalement le yiddish, proche de l’allemand mais avec des lettres hébraïques.

[2] Le Yiddishland est la zone de résidence autorisée pour les Juifs par le tsar, principalement en Russie de l’ouest, Lituanie, Biélorussie, Pologne, Bessarabie. La majorité des Juifs parlant le Yiddish se trouvaient donc dans cette zone.

[3] Les pogroms sont des massacres antijuifs commis par des foules mais organisés par des autorités.

[4] De son vrai nom l’Union générale des ouvriers juifs de Russie, de Pologne et de Lituanie.

[5] Le POSDR, marxiste et internationaliste, est divisé à partir de 1903 entre mencheviks (minoritaires) et bolcheviks (majoritaires) sur des questions d’organisation du parti.

[6] Voir Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, Denoël, 1999.

[7] Cette dispersion a longtemps été présentée comme conséquence de la domination romaine dans l’antique Judée, mais elle serait plus ancienne et proviendrait surtout d’un prosélytisme religieux.

[8] Hélène Carrère d’Encausse, Le Grand Défi. Bolcheciks et nations (1917-1930), Flammarion, 1987.

[9] Assassiné en 1881 par des anarchistes, Alexandre II avait assoupli les lois anti-juives.

[10] Voir Lynn Gottlieb, Parcours vers la Torah de non-violence, Terre d’Espérance, 2012.

[11] Ce pogrom fit 49 morts, 500 blessés, 700 maisons et 600 boutiques détruites, 2 000 familles sans abri.

[12] Borochov voyait dans le Yiddishland une proportion de classes sociales inverse par rapport aux autres sociétés  : trop d’intellectuels, d’artisans, de colporteurs et de chômeurs, pas assez d’ouvriers et de paysans (théorie de la pyramide inversée). En trouvant un territoire pour les Juifs, il voulait remettre cette pyramide dans le bon sens pour pouvoir y développer la lutte des classes. Il n’a que très peu évoqué les Palestiniens autochtones.

[13] Aile gauche du parti bolchevik, animée notamment par Alexandra Kollontaï, engagée contre la bureaucratie montante.

[14] À cette époque, face au nazisme, Trotski nuancera ses positions de jeunesse sur le mouvement ouvrier juif. Voir Léon Trotsky, Question juive, Question noire, 2011.

[15] Fondée en 1920, cette Hashomer Hatzaïr (jeune garde) est alors influencée par les idées anarchistes et voit dans les kibboutz, communautés agricoles autogérées, les embryons d’une future société anarcho-communiste israélienne.

[16] L’association toulousaine Pitchkepoï se dit anarcho-bundiste, la bibliothèque Medem à Paris fournit des archives historiques et l’UJFP consacre une page complète à l’historique du Bund dans Une parole juive contre le racisme, Syllepse, réédition 2018.

Source : http://alternativelibertaire.org/?Le-Bund-1897-1949-parti-ouvrier-juif-et-universaliste