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La conversion des Frères au néo-libéralisme (Partie I)

08 Apr 2013 / Ridha Khaled

[Note de la rédaction du Collectif Attariq. Nous publions ici un article paru initialement sur nawaat.org car cette série constitue une analyse d’une rare qualité sur la vision économique des principales forces politiques islamiques du monde arabe. Le professeur Khalid Ridh y décrit les processus qui ont conduit à une lente dérive libérale de la confrérie des Frères Musulmans qui coïncide aussi à un embourgeoisement de ses cadres. ]

Les transformations politiques et économiques, nées après le premier choc pétrolier, ont influencé en profondeur l’approche économique et sociale des Frères. Le désengagement de l’Etat et l’enrichissement des exilés ont suscité l’émergence d’un capitalisme Frère.

Les transformations politiques et économiques, nées après le premier choc pétrolier, ont influencé en profondeur l’approche économique et sociale des Frères. Le désengagement de l’Etat et l’enrichissement des exilés ont suscité l’émergence d’un capitalisme Frère.

La naissance d’un capitalisme islamiste

La fin du Nassérisme et la nouvelle politique économique libérale de « l’Infitah », offrent aux Frères l’opportunité de se lancer à l’assaut de l’économie. Les capitaux accumulés durant les années d’exil dans les pays du Golfe vont être massivement investis dans la construction, dans l’immobilier, dans les secteurs d’éducation et de santé, et dans les transports. (1)

Les entreprises économiques gérées par les Frères vont se multiplier : réseau de PME, institutions de mobilisation de l’épargne, branches islamiques du système bancaire, … qui au nom de l’Islam mobilisent une clientèle fidèle et nombreuse.

Cette conquête de l’économie, se double d’un foisonnement des associations religieuses socio-éducatives, piétistes et/ou caritatives. (2)

Ce phénomène, né en 1980, va se constituer dans les décennies qui suivent en un véritable tissu économique Frère occupant les espaces laissés vacants par un Etat en phase de dégraissage. (3)

L’islamisation gagne tous les secteurs: négoce de vêtements islamiques, institutions financières islamiques, mais aussi action humanitaire, bienfaisance, financement d’écoles privées. (4)

Cette conquête de l’économie, a engendré des tensions au sein de la Confrérie et favorisé un certain divorce entre la cause politique des Frères et les intérêts économiques de ses représentants dans les milieux d’affaires. Tel est le cas de ces sociétés qui se lancent dans la construction frénétique de villages touristiques dans le Sinaï !

Les PME vont suivre la loi du marché et non plus les objectifs dictés par des stratégies de prédication, comme c’est le cas dans le monde de l’édition. (5)

Le développement d’un capitalisme lié aux Frères a mis en veilleuse la question sociale. Si dans les années 1980, les islamistes ( surtout les Chiites*) prétendaient défendre les intérêts des classes opprimées et prônaient une étatisation de l’économie, et une redistribution de la richesse (6), les Frères sont devenus adeptes du libéralisme et de l’anti-étatisme. Abandonnant le discours socialisant des islamistes traditionnels, ils considèrent que l’enrichissement personnel est légitime, si l’argent est « bien acquis » et s’il est purifié par l’impôt et l’aumône islamique. Un discours bien reçu par la petite bourgeoisie montante, qui a profité (en Egypte, en Turquie, en Iran, au Maroc) ou voudrait profiter (en Syrie, en Algérie) de la crise des grands systèmes monopolistiques d’Etat. (7)

Ainsi, devenus conservateurs quant aux mœurs et libéraux quant à l’économie, les Frères musulmans ne sont plus porteurs d’un autre modèle économique ou social. (8)

Le culte de la richesse

Les Frères musulmans sont passés d’une vision austère de la religion à un culte effréné de la richesse. Si l’embourgeoisement d’une bonne partie de leurs cadres y est pour quelque chose, il y a également la quête de légitimation religieuse de la richesse de la part d’une partie de la bourgeoisie égyptienne. Le succès du prédicateur Amr Khaled en est la confirmation.

Avec un discours calqué sur celui des télé-évangélistes américains, cet homme est devenu le gourou des classes supérieures égyptiennes, celui qui leur permet de concilier leur mode de vie moderne et leur identité religieuse. (9)

Ses bonnes manières, son langage simple, la douceur de sa voix, son visage imberbe et sa tenue moderne et modeste contrastent avec les prédicateurs traditionnels. Maniant humour et sentimentalisme, il s’adresse à un public composé de jeunes branchés et de femmes de la moyenne bourgeoisie égyptienne. « C’est le cheikh de l’élite qui les rassure sur leur propre statut social et qui constitue une garantie qu’elles n’auront aucun contact avec les classes populaires ».

Et puisqu’il s’attache avant tout à ce que les riches n’aient pas de problèmes de conscience par rapport à leur richesse, les pauvres sont absents de son discours (10)

Sa prédication se construit dans le cadre de la culture d’entreprise et de la réalisation de soi. Dans la droite ligne des pamphlets de psychologie de boulevard américain, il invite son public à réagir de manière individuelle en appliquant à soi-même les principes de la réussite et en fortifiant la confiance en soi.

C’est une prédication branchée et décomplexée dans son rapport à la richesse. Dès lors, l’ambition devient une preuve de l’amour de Dieu pour la personne ambitieuse et la richesse un moyen de faire aimer la religion. Dans un de ses prêches, il déclare : « Je veux être riche…Je veux avoir de l’argent et les meilleurs vêtements pour faire aimer aux gens la religion de Dieu »

Face aux critiques populaires, mettant en cause l’accumulation par les possédants des richesses durant l’infitah, le discours Frère fait de la richesse un moyen d’exceller en religion. Cette valorisation de la richesse, au nom de la religion, devient le leitmotiv de tous les ambitieux. Elle est justifiée comme une gratification divine : « La richesse est un cadeau du ciel et le musulman fortuné est le favori de Dieu » ou bien comme le véritable pouvoir : « Je veux avoir de l’argent, beaucoup d’argent, de l’argent ostentatoire. L’argent c’est le pouvoir » « Je veux être comme Othman ibn Affan ou Abdul Rahmân ibn Awf …Je veux être un grand homme d’affaires avec une énorme fortune, je veux influencer la société grâce à cette richesse, grâce à ce statut » parce que « les gens n’écoutent que les puissants…

La chose la plus importante c’est ton métier et tes revenus » (11)

Ainsi de nouvelles dispositions se développent au sein des Frères, valorisant accumulation de richesse et distance sociale. Un proche connaisseur des Frères déclare :

« Les Frères ne parlent jamais de justice sociale ou de redistribution. Leur revendication est qu’ils doivent être riches pour être de bons islamistes » (12)

(1) Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

(2) François Burgat Les refuges du politique Egypte 1990 Annuaire de l’Afrique du Nord Tome XXIX 1990 Ed CNRS

(3) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

(4) Olivier Roy. Les trois âges de la révolution islamiste in Revue L’Histoire n° 281 novembre 2003 numéro consacré aux islamistes

(5) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

(6) Olivier Roy Révolution post-islamiste/ * Mohamed Baquer Assadr. Souratoun ‘an iqtisadi al moujtama’ al islami 10

(7) Olivier Roy. Les trois âges de la révolution islamiste in Revue L’Histoire n° 281 novembre 2003

(8) Olivier Roy Révolution post-islamiste

(9) Le Vif/L’express 5/9/2003 Tangi Salaün La bourgeoisie revient à l’Islam

(10) Amr Khaled, le gentil cheikh de la jeunesse dorée Issandr el-Amarani et Tjitske Holtrop Le Courrier international Hors-série politique : Islam, le terroriste, le despote et le démocrate juin-juillet 2003

(11) Patrick Haenni et Husam Tammam « Penser dans l’au-delà de l’islamisme » Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée n°123-juillet 2008 mis en ligne le 12 décembre 2011

(12) www.religion.info Husam Tammam, Patrick Haenni Institut Religioscope. Etudes et analyses n°20 mai 2009

Article paru initialement ici : https://nawaat.org/2013/04/08/la-conversion-des-freres-au-neo-liberalisme-partie-i/

Réponse à Rachid Benzine : Trois découpages possibles

Le principe de la rhétorique sémitique est que le texte est construit, au-delà de sa grammaire, par une structure qu’il s’agit alors de révéler. L’observation de nombreux textes a permis de montrer que cette mise en forme structurelle obéit à des règles, constatées d’abord de manière empirique par de nombreux chercheurs, puis systématisées par Roland Meynet, et Michel Cuypers plus spécifiquement pour le Coran. Cette systématisation, sa régularité et sa capacité à expliquer un texte de bout à bout ont montré que ce mode de construction est intrinsèque au texte et qu’il n’y a qu’une seule structure pour un seul texte.

Les bases de la structure rhétorique sont la parataxe et la binarité : l’apposition côte à côte de deux mots ou de deux phrases construit un sens par leur mise en relation et forme une unité supérieure. La structure rhétorique est ainsi faite de mise en relation binaires ou ternaires, construites les unes sur les autres. Ce sont ces rapports d’analogie, de parallélisme ou d’opposition entre des unités de même taille qui construisent les unités de taille supérieure. Comme dans une fractale, ces appositions se font sur plusieurs niveaux successifs : deux mots ensembles (des termes dans le langage de la rhétorique sémitique), puis deux propositions (des membres), deux paragraphes (des morceaux) ou deux chapitres, … Peu importe, ce sont toujours des structures comparables dont la juxtaposition construit le texte sur des rapports logiques, qui in fine lui donnent sens. L’étude du texte ne consiste donc pas à mettre en relation des parallélismes entre des unités de sens, mais à observer les briques de constructions, qui, mise côte à côte, forment les différentes unités du texte et en produisent le sens. Pour résumé, ce qui a été observé jusqu’à présent, c’est que chaque niveau de construction, du simple terme jusqu’au livre entier, est constitué d’unités plus petites mises ensemble selon les mêmes règles, formant des structures composites régulières.

Cette construction qui sous-tend le texte est invisible au lecteur, mais il fera de lui-même certains liens subjectivement lors de sa lecture. Selon le chemin qu’il parcourt dans la structure, de nombreuses lectures sont ainsi possibles. En revanche celui qui pratique la rhétorique sémitique va chercher à systématiser tous les parallèles et s’attacher à dégager l’ensemble des unités du texte. Il s’approche de la structure du texte par des tentatives intermédiaires et notes des indices de construction qui vont s’accumuler, jusqu’à ce qu’il découvre ce qui est pour lui la structure finale, la construction du texte élaborée par l’auteur. Jusqu’à présent, nous avons toujours observé des unités régulières et cohérentes et des relations fixes entre celles-ci, de manière à ce qu’il y ait une et une seule construction sous-jacente, qu’il s’agit de découvrir.

D’expérience les approches sont multiples et les tentatives sont nombreuses jusqu’à finalement arriver à cette forme sous-jacente, ce qui peut donner lieu à plusieurs constructions que l’on compare entre elles pour avancer dans la découverte de la structure. D’expérience, donc, on compare parfois différentes tentatives de reconstitution, mais on n’observe jamais deux structures également possibles. En revanche, en revenant sur un texte, ou en relisant une structure, on note parfois des ré ajustements possibles, qui révèlent un peu plus de la structure sous-jacente du texte. Ces ré ajustements, s’ils dégagent de nouvelles symétries et révèlent des marqueurs (termes initiaux, termes finaux, …) qui n’avaient pas été remarqués, corrigent la compréhension de la structure. Comme un puzzle, dont les morceaux déjà bien en place prendraient des couleurs plus nettes. On remarquera d’une telle correction qu’elle ne permet plus de retour arrière, si ce n’est de nouvelles corrections jusqu’à une forme stable, c’est-à-dire dont on ne puisse bouger la structure sans détruire les symétries.

Rachid Benzine, en relisant Le Festin, propose 3 structures, dont celle de Michel Cuypers, pour la séquence que forment les versets 87-96. Les structures proposées, ainsi que ses remarques, sont particulièrement intéressantes. Cependant, comme il l’affirme de lui-même, son travail est porté par et pour le sens. Surtout, il affirme que ces trois structures sont trois lectures possibles de la structure du texte. A partir des remarques qu’il propose, nous reprenons ci-dessous l’analyse de la séquence et voir que que ces relectures, ces mouvements effectués sur la forme du texte, vont permettre d’améliorer la structure observée. Et permettre de dégager une construction du texte et de ses unités plus proche de la structure finale car solidement arrimée par des marqueurs précis.

Notre démarche s’inscrit en sens inverse de la sienne, nous pensons que c’est d’abord l’étude de la forme qui permet de dégager la structure. Par l’étude de ses parallélismes, c’est-à-dire dans la mise en relation des mots puis des unités plus grandes. Ce qui progressivement révèlera le sens du texte, qu’on ne peut déduire avec précision qu’à la fin du travail. Même si la compréhension nous accompagne dans le travail de lecture.

On remarquera tout d’abord que Rachid Benzine ne donne que peu d’éléments de construction, et que ceux qu’il donne fonctionnent aussi avec la construction de M. Cuypers. Nous avons néanmoins testé ses propositions et il est possible qu’elles permettent de réajuster la structure observée vers une forme plus aboutie. Nous nous intéresserons uniquement à sa première proposition, qu’il semble préférer parmi les trois. La principale modification qu’il apporte par rapport au livre Le Festin, c’est qu’il marque une séparation à la fin du verset 89, et déplace les versets 90-92 vers le verset 93, pour ne former qu’une seule partie, au centre. On obtient alors 5 parties concentriques, décrites dans son article. Cela lui permet de repérer que le découpage du Festin pouvait lui aussi être présenté sous une forme concentrique.

Il utilise principalement les termes suivants pour repères : « hallal, haram » puis « expiation, nourrir, jeune » que l’on retrouve en miroir de l’autre côté du morceau central, puis de nouveau « hallal, haram » qui encadre donc la séquence (voir encadré ci-contre). Ce sont globalement les mêmes indices utilisés par Michel Cuypers, ce qui lui laisse penser qu’avec ces mêmes indices, plusieurs constructions sont possibles. Il faudra donc mettre en œuvre plus que le parallélisme de ces termes pour départager les deux propositions. Lui même va au-delà du parallélisme et note la reprise en 88 et 96 de la même clôture : « et craignez Allah, Celui qui ». C’est un indice plus fort que de simples termes, car ce sont déjà des expressions complètes, qui de plus reviennent à la même place dans des unités similaires : en fin de partie (noté F par la suite). Elles notent la symétrie en les parties 1 et 5 de sa construction. Ainsi, en plus des parallèles de termes, la place dans les unités respectives joue un rôle dans les symétries.

La construction observée par Michel Cuypers est plus détaillée, et n’a pas originellement la forme absolument concentrique que lui prête R. Benzine. C’est une structure avec deux passages externes similaires sans être organisés en mirroir, et un passage central. Les explications détaillées de la structure se trouvent p.298-299 du Festin. Nous en posons les principaux éléments ci-dessous, à savoir la répétition de « ceux qui croient » en début de sous parties, le retour de « Craindre Dieu » et « croire » aux extrémités et au centre du passage, les nourritures interdites en fin des parties externes, l’autorisation de la nourriture au début et au centre du texte.

Le centre est ici pensé comme une vérité à valeur générale, opposée aux contingences particulières que sont les interdictions, qui lui sont subordonnés, dans les parties extérieures.

Les indices de symétrie

En prenant bonne note de tout le travail accompli et des nombreuses observations sur la construction, nous allons tester la principale modification proposée par R. Benzine et effectuer le glissement de 90-92 vers un passage central 90-93. La structure qu’il propose, faite de 5 parties concentriques va mettre à jour plusieurs symétries.

Une fois ce décalage effectué, nous pouvons que les trois passages de la séquence commencent par le même membre, l’interpellation « ô ceux qui croient » (versets 87, 90 et 94, répétée également en 95). Cela semble valider les trois passages observés par Michel Cuypers, ainsi que le décalage proposé par Rachid Benzine :  87-89 puis 90-93 et 94-96. Ces trois passages commenceraient alors par une expression identique, le verset 90 semble donc mieux convenir que le verset 93 pour le passage central. De plus, chacune des 5 parties ainsi délimitées se termine par un segment contenant le terme Allah :

On remarquera que 3 de ces segments ont l’expression « Préservez Allah », ceux placés aux extrémités et au centre de la séquence.

Le terme Allah n’apparait que dans ces 5 segments, et dans trois autres, au début des passages externes (87, 94) et dans le passage central (90). Les deux parties externes sont ainsi encadrées par le nom divin Allah, qui clôture les deux morceaux externes du passage central. Par ailleurs la partie centrale est maintenant construite sur une opposition entre satan et Allah, qui donne alors sens aux notions de hallal et haram dans les parties externes, comme le remarque très justement R. Benzine.

Nous listerons ci-dessous les indices supplémentaires que révèle la forme de la structure proposée par R. Benzine. Ce que nous tenons à observer, qui est objectivement une amélioration, c’est qu’il ne s’agit plus de simples parallèles de termes, mais de membres entiers voir de segments, à des places précises dans la structure, la plupart du temps en début ou fin de partie (termes initiaux (I), termes finaux (F), termes extrêmes). Laissant entrevoir une construction similaire des unités de la séquences, les 5 parties organisées en 3 passages. Ce sont bien des briques semblables qui assemblées forment le tout.

Nous voyons déjà que les 3 unités obtenues sont comparables entre elles. Les deux passages externes forment un chiasme AB B’A’, dont les parties A et A’ ne sont formées que d’un seul morceau, tandis que B et B’ sont composées chacune de trois morceaux. Le passage central est une seule grande partie de 3 morceaux. Ensuite, les unités commencent et terminent par des termes similaires : on observe une symétrie et une logique dans la répétition de ceux-ci. Au niveau de la forme d’abord : l’interpellation en début de passage, les sentences impliquant la divinité en fin de chaque partie. La structure ainsi déterminée révèle le sens des symétries : l’opposition entre Satan et Allah au centre vient éclairer l’opposition entre le licite et l’illicite dans les parties externes, et le jeune et l’aumône comme expiation, intermédiaire entre la loi aux extrémités, et l’opposition centrale, déterminante pour l’ensemble.

Les passages externes

La cohérence interne du premier passage est assurée par la répétition de la racine ’MN (sûr, croire) entre les deux parties, et la transgression de la parole donnée : la parole divine dans la première partie (« ne déclarez pas illicites les bonnes choses qu’Allah vous a rendues licites », v.87), humaine dans la seconde (« Il vous sanctionne pour les serments que vous aviez l’intention d’exécuter », v.89). Le dernier passage, lui, est construit autour de la nourriture, le gibier et la chasse. En miroir vis à vis de la première : la loi divine (licite, illicite) n’est donnée que dans la dernière partie alors que son application ou sa transgression par l’homme arrive dans la première.

Les deux passages externes sont ainsi liés en A et A’ par les termes hallal et haram et B et B’ par la reprise du terme « expiation » en compensation de la transgression, compensation déterminée de la même manière dans les deux cas : nourrir une famille pauvre ou jeuner. Dans ce cadre, l’opposition entre : « Allah n’aime pas les transgresseurs »(87) et « pour qu’Allah sache qui le craint en secret »(94) détermine des membres initiaux des deux passages.

Tout ceci étant posé, on peut dégager que 87-89 et 94-96 sont deux passages construits sur des formes semblables, avec des sens communs. Leurs 4 parties forment un chiasme ABB’A’. Le parallèle entre les deux exprime un discours sur le licite et l’illicite, le respect de l’engagement pris envers Dieu, et le jeune ou l’aumône en tant que peine pour « recouvrir » la transgression. Tout ceci semble construit et cohérent. Comme le note Benzine, le premier passage prend place dans le domaine quotidien, le second dans le domaine de la sacralisation, où l’engagement spirituel est délimité par un ensemble de restriction plus stricte. La chasse est proscrite au pèlerin, ne lui reste licite que la pêche.

Le passage central


Nous avons ensuite considéré le passage 90-93 que propose R. Benzine. En s’éloignant du sens proposé, et en s’attachant à la forme, on trouve plusieurs indices de construction. La reprise de « ceux qui croient », déjà notée par M. Cuypers, trouve un meilleur agencement. Dans le verset 90 en début de passage, elle fait exactement echo à celles de 87 et 94, et dans ce passage, le parallèle avec 93a, délimite le début des deux morceaux externes. Tandis que la fin de ces mêmes morceaux est délimitée par la reprise du terme Allah en 91 et 93 dans des membres antithétiques (« vous éloigner du souvenir de Dieu et de la prière » / « et certes Dieu aime ceux qui font du mieux »). Les deux morceaux externes sont opposés : 90-91 évoque les pièges introduits par satan pour créer l’inimitié entre les gens et détourner du rappel d’Allah et de la prière, tandis que 93 évoque les croyants pratiquent les bonnes actions. On notera que cette délimitations des morceaux (ceux qui croient / Allah) délimite également les deux passages externes et leurs premières parties respective.

Le premier membre du morceau central incite à « obéir à Allah » en opposition avec « se détourner » dans le second. Les deux membres du morceau central renvoient aux deux morceaux externes (اتَّقَوْا, « préservez », avec le dernier ; la reprise de ‘’ أَنَّمَا’’ (ainsi) qui articulait la construction des membres du premier morceau), mais dans l’ordre opposé, ce que l’on appel « un retournement au centre ».

La structure étant posée, on peut s’intéresser au parallèle entre les derniers membres du premier morceau « écartez-vous en » puis « mettez-y un terme » et la répétition de « préservez » qui revient trois fois dans le dernier morceau. Ce parallèle semble être repris également et trouver son centre dans la répétition du morceau central : « Obéissez à Allah, obéissez à l’envoyé et prenez garde (اتَّقَوْا à nouveau)». Le sens du terme « Préserver », dont le rapport entre le sens premier, matériel, préserver et son sens supposé « craindre » n’est pas évident, apparait de sa mise en relation avec les autres expressions : « Préserver » c’est se tenir à l’écart des pièges de satan, qui sème la discorde, autrement dit « prendre garde ». Il s’agit alors de préférer Allah et son messager et de préserver ce choix, cette relation, des pièges de satan. On remarquera alors la construction concentrique du membre suivant : ‘’ اتَّقَوْا وَآمَنُوا وَعَمِلُوا الصَّالِحَاتِ’’ S’éloigner du mal, croire et accomplir de bonnes actions. Le rapport entre s’écarter des pièges et accomplir les actions salutaires encadre le verbe « croire ».  Ainsi la traduction de «اتَّقَوْا » se trouve quelque part entre les verbes (se) préserver (93, trois fois) et respecter Allah (88,96). Le mouvement est double : se préserver du mal, c’est préserver sa relation avec Allah, c’est Le respecter. Dans ce morceau, comme dans la séquence, choisir Allah c’est choisir ce qui est bon pour l’homme. D’où à notre avis la pertinence de la traduction « se prémunir » de Jacques Berque par rapport à celle plus courante de « craindre », liée à l’abstraction « piétée », qui correspond au sens figuratif, mais perd le sens matériel contenu dans « écartez-vous en » et « prenez garde ».   

Ce passage est le centre de toute la séquence. On pourra remarquer qu’il reprend à plus petite échelle la forme de celle-ci :

  • Les deux expressions « préservez Allah » qui encadrent la séquence se retrouvent dans le parallèle entre s’écarter et préserver.
  • Les deux morceaux externes commencent par « ô ceux qui croient ».
  • Ces deux morceaux sont clôturés par le terme Allah.
  • Le morceau central articule le choix à opérer par l’homme entre les deux propositions.

Construction de l’ensemble de la séquence

Le passage central est relié au premier par la reprise de la racine ‘MN dans son troisième morceau et la reprise de la nourriture licite déjà exprimée en 87, ainsi pour les croyants toutes les bonnes choses sont licites, c’est la provision que leur attribue Allah, il ne s’agit pas d’en interdire. A contrario, parmi les choses interdites, « Les flèches divinatoires » du premier morceau, reprises par la « lance » du dernier passage, semblent indiquer que ce n’est pas le hasard, ni l’occasion, qui doivent décider de l’action humaine. L’homme ne doit pas prendre tout ce qui vient à lui, mais respecter son engagement envers Allah et l’ordre divin. Ainsi il doit de lui-même s’écarter de ce qui sème la discorde.

Le licite et l’illicite représentent deux domaines distincts et articulent la différence entre ce qui est utile pour l’homme et ce qui provoque la haine et la discorde. Ce qui pourrait expliquer « qu’il n’y a pas de contraintes pour ceux qui croient », qui a choisit de vivre dans ce qui est bon pour tous. Ce n’est pas la forme qui est importante, c’est le fond, ce qu’il met en jeu, comme M. Cuypers le note. Comme le licite et l’illicite s’excluent mutuellement : ainsi des bonnes actions chassent les mauvaises, et des mauvaises qui font oublier les bonnes. Au-delà de simples actions, que l’aide aux plus pauvres permet de recouvrir, c’est la direction que prend l’homme, connue d’Allah dans le secret, qui est en jeu. Il n’est pas indifférent qu’à la discorde et l’animosité provoquée par l’action satanique au centre soit opposées, non seulement la pratique religieuse au centre, mais aussi la solidarité dans les parties externes, pratique qui semble ramener l’homme dans la bonne direction en le forçant à œuvrer contre les effets de cette discorde, pour reconstruire la communauté humaine.

Conclusion

L’étude de la structure rhétorique se fait par un examen minutieux du texte à la recherche de symétries, qui sont des indices de la construction. Il est recommandé de partir des premiers niveaux, les termes et les membres pour constitués les unités de base du texte. Puis de retrouver pas à pas la construction des unités plus grandes, par leurs rapports entre elles. Une fois les unités délimitées, on peut alors observer les symétries dégagées par les ensembles plus grands. L’apparition d’indices de constructions est consolidée par leurs places précises dans les unités, qui permettent de valider la construction des unités et des rapports entre elles. En relisant les structures dégagées, en déplaçant des unités, il arrive fréquemment qu’on trouve de meilleurs arrangements, qui font apparaitre de nouveaux indices de construction. Le temps qui passe, la familiarisation progressive avec le texte, ou tout simplement le regard d’un autre, frais des résidus structurels laissés par les étapes de la découverte, permettent d’améliorer la compréhension de la structure interne. Pour paraphraser un texte célèbre, il n‘y a pas d’avis définitif en rhétorique, la vérité se distingue progressivement de son élaboration.

Nous avons vu que les recherches de Michel Cuypers ont permis de mettre à jour la composition rhétorique du Coran, et la construction générale de la sourate Le Festin. Tel un nain sur les épaules d’un géant, le lecteur peut alors parcourir la construction et suivre du regard les chemins entre les symétries du texte. En remarquant qu’il pouvait déplacer quelques vers, Rachid Benzine a proposé de nouvelles structures possibles. A notre tour, nous pensons avoir démontré, à la suite de leurs travaux, qu’il a plutôt participé à affiner la lecture de la construction. En mettant à jour le passage central, il a révélé de nouveaux indices de constructions, qui ont fini par trouver leurs places à des endroits précis de la structure, formant des unités désormais difficilement déplaçables.

La structure dégagée du passage central, et les relations qu’elle propose entre les termes, tisse un réseau autour du terme ‘’ اتَّقَوْا’’, terme clé de la séquence puisqu’il en occupe les places importantes, les extrémités et le centre. La place du mot dans la structure, comparé à ses vis-à-vis, nous a permis d’en éclairer le sens. Nous montrerons dans un autre article le rôle que peut jouer la rhétorique sémitique dans l’examen du lexique.

Nous laisserons au lecteur le plaisir de continuer à parcourir les structures de la rhétorique sémitique. Et l’encourageons vivement à s’y essayer de façon pratique. Nous pensons d’ailleurs que la longueur du travail restant pour achever la découverte de la structure du livre et la fraicheur que procure un regard neuf sur les constructions observées font de la rhétorique sémitique un lieu de rêve pour le travail collectif, comme le montrent ces relectures successives.

Le Rojava : une expérience d’autonomie municipale en temps de guerre [CITEGO]

Bien que la guerre continue contre Daesh, le Rojava (« Kurdistan de l’ouest » ou « petit Kurdistan ») se construit autour d’un projet révolutionnaire d’autogestion démocratique. Dans ce contexte de guerre, les combattantes kurdes (Unités kurdes de protection du peuple menées par la commandante kurde Rojda Felat) avancent vers la ville la plus importante stratégiquement pour Daesh : Rakka. Le fait que des femmes soient au cœur de l’action armée a beaucoup fait parler de la révolution du Rojeva. Cependant, ce qui se joue est moins une lutte politique contre le patriarcat qu’une révolution contre l’Etat-nation avec une approche d’autogestion qui dépasse ainsi la forme de l’Etat identitaire.

Quelle est la situation actuelle au Rojava et en particulier dans les villes?

Les co-dirigeants des cantons de Rojava (Cizîrê, Kobanê, Afrîn), mettent en œuvre une auto-administration de la société et un travail de micro-économie vis-à-vis de la propriété et de la terre, comme cela est stipulé dans la constitution du Rojeva, appellé le Contrat social1.

Malgré la guerre, les militants révolutionnaires continuent de questionner la société, les questions écologiques, l’économie alternative et la coopération entre les différents peuples. Ils mettent cela en œuvre grâce à une organisation sans hiérarchie ni discrimination de genre, d’ethnies, pour créer une vie commune au canton. Depuis avril 2016, le Contrat social du Rojava a décidé d’incorporer un article sur les droits des animaux et leur protection (libération animale)2, une objection de conscience contre l’appel au service militaire obligatoire (désobéissance civile et antimilitariste)3. Le Contrat social du Rojava défend les droits collectifs, la formation contre la masculinité et l’économie autogérée pour des motifs politiques d’émancipation des femmes et des sociétés. Les trois cantons continuent à « renforcer » leurs objectifs d’autonomie vis-à-vis de leurs besoins en temps de guerre. Depuis la libération de Kobanê, les cantons se sont engagés à intensifier la lutte armée contre Daesh afin de libérer les régions des djihadistes, en particulier la ligne de Kobanê vers le canton Afrîn prise au piège entre la Turquie, Daesh et El Nosra. Il faut ajouter que les frontières entre le Kurdistan de Turquie (Bakur) et de Syrie (Rojava), sont un véritable marché de la contrebande entre les familles kurdes de Turquie et de Syrie. Ceci permet de créer une relation politique entre deux Kurdistan colonisés. Enfin, cela donne un panorama de la mémoire des luttes et des relations entre des peuples divisés. La répression autoritaire au Kurdistan de Turquie et de Syrie a engendré la lutte sociopolitique actuelle. La militarisation du Kurdistan par le régime kémaliste et baasiste a poussé les habitants à fuir leur région. Cette migration forcée a donné une possibilité aux Kurdes de créer des mouvements politiques urbains comme à Istanbul où se trouve une communauté kurde de 5 millions d’habitants.Dans cette situation, il est très difficile pour les habitants du Kurdistan de Syrie

d’exprimer des velléités d’autogestion et de révolution, leur quotidien étant rythmé par les embargos et les blocages des deux côtés de la frontière du Rojava4, au cœur des conflits ethnique et religieux. Cependant, nous pouvons observer un changement de paradigme après le début de la guerre en Syrie avec la déclaration de l’autodétermination des cantons du Rojava au Kurdistan de Syrie. Le mouvement kurde a commencé à revendiquer le nom de Rojava qui fait référence à la mémoire kurde. Ainsi, lors de toutes les révoltes kurdes depuis le début du siècle, le Rojava est resté un foyer pour les Kurdes opposants, combattants et révolutionnaires Le Rojava est devenu un lieu de mémoire accumulée de la résistance Kurde, le lieu d’une économie alternative5 contre le capitalisme ainsi que le territoire où se développent concrètement des utopies comme la municipalité libertaire démocratique.

Comment se passe la gestion municipale de ces villes?

La première chose qu’il faut dire, c’est que la révolution du Rojava prône l’autogestion démocratique fondée sur certaines idées de l’anarchisme libertaire mais pas orthodoxe. Ainsi, la révolution est sous l’influence des théories de Abdullah Öcalan, l’expérience du mouvement kurde à Bakur (Kurdistan du Nord) celui du PKK (et ses expériences municipales dans la région et sa lutte armée depuis 40 ans) et de philosophes comme Murray Bookchin. Toutefois, il est possible de reconnaître l’héritage et l’histoire de l’autogestion ou des expériences de la gestion anarchiste comme en Espagne. Le Rojava est ainsi influencé par un véritable bricolage de théories d’écologie urbaine autour de la « question kurde » au Moyen-Orient.

Cette révolution propose de penser et appliquer un changement des valeurs politiques et sociétales. Il s’agit de parler d’une émancipation micropolitique au sein de l’espace kurde en Turquie et en Syrie qui prend racine dans un mouvement hétéroclite (mouvement politique kurde, LGBTI, mouvement féministe, genre, écologique etc.) et qui lutte contre le système capitaliste. J’ajoute que cette tendance de forme micro-révolutionnaire englobe des réalités hétérogènes. Elle articule une politique visant à créer un espace kurde avec des municipalités autogérées et dans lesquelles les habitants peuvent participer. Comme je le disais, cela est influencé par le « confédéralisme démocratique » d’A. Öcalan, la municipalité libertaire développée par Murray Bookchin, et d’autres penseurs tels que Foucault ou Guattari. Ces influences sont la base pour construire une politique municipale démocratique « dirigée » par le bas avec une approche écologique.

Le résultat de toutes ces influences est la nécessité de reconstruire une société démocratique plurielle, un voisinage de partage, une micro-économie alternative axée sur les bénéfices sociaux, « humanitaires », sur l’environnement et l’émancipation des femmes, pour éviter des approches « individualistes » ou étatistes. Toutes les illustres références précédemment citées ne se contentent pas de stimuler la réflexion nationale du mouvement, mais traduisent aussi une politique du dissensus (au sens de Rancière) dans l’espace kurde.

La municipalité structure la gouvernance autogérée. La population s’organise en assemblées : assemblées de quartier, de femmes, des religions (alevis, musulmans, yezidis, chrétiens, etc.) de l’écologie, de l’énergie, des jeunes, etc. La stratégie actuelle est de considérer la municipalité cantonale comme autonome du pou-voir exécutif étatique. Selon le Contrat social, l’autonomie des municipalités est structurée par le bas. Les gouvernements autogérés possèdent dans ce climat politique une double pratique du pouvoir (de sécurité à la désobéissance civile). Dans cette vision, le système confédéral démocratique proposé par Öcalan est un système qui rejette la nation, le patriarcat, le scientisme positiviste, l’hégémonie, l’administration étatique, le capitalisme et l’industrialisme fordiste ou postfordiste et constitue la place de l’autonomie démocratique, une écologie sociale et alternative dans les cantons.

On peut dire que le Rojava est un lieu de pratique de cette théorie du confédéralisme démocratique. La municipalité est un lieu où tous les peuples, les minorités et les genres sont également représentés. Le Contrat social du Rojava avance aussi grâce à l’intégration politique de toutes les composantes (les Yezidi, Alevis, Kurdes, Arabes, Asyriaques, Chrétiens, Arméniens, etc.). Le système municipal s’occupe de l’environnement via les assemblées, et résiste à l’assimilation des identités dominantes que les Kurdes ont subi depuis des siècles, en distinguant son approche de la conception habituelle de la gouvernance autocrate du territoire.

Y a t-il une (re)construction autogérée des logements par exemple? Comment les écoles et les hôpitaux sont-ils gérés ? la relation avec l’État existe?

Certains bâtiments sont construits en accord avec le projet environnemental et dirigé par la municipalité locale et les assemblées de quartier. Une réflexion libertaire est menée pour lutter contre les inégalités afin de mettre en œuvre le droit au logement de chaque individu dans les cantons. Il y a aussi un chantier mené sur l’éducation afin que l’école soit un droit comme dans toute société démocratique. La restitution des savoirs disciplinaires comporte des changements majeurs car elle inclue une vision d’égalité des genres et des classes au lieu de suivre un modèle centralisé, fondé notamment sur le sexisme. De plus, il n’y a pas de hiérarchie entre les enseignants et les étudiants.

Enfin, je voudrais expliquer la vision de l’écologie politique kurde au sein de la municipalité. Celle-ci organise les hôpitaux publics en les mettant en relation avec les acteurs des assemblées, puis en insistant sur le rôle des nouveaux acteurs qui redéfinissent la relecture libertaire de l’espace public en interrogeant l’approche institutionnalisée de l’école et de l’hôpital. L’écologie politique au Rojava constitue un nouveau défi pour une approche géopolitique se dégageant de la conception politique orthodoxe des cultures dominantes conventionnelles. C’est ainsi un moyen de mener à bien une réflexion anticapitaliste au sein du colonialisme. Selon les écologistes kurdes, l’exercice de la gouvernementalité en temps de guerre ne doit pas se borner à une question identitaire et territoriale mais au contraire se fonder sur des valeurs sociales.

Cette approche est issue de la lecture fanonienne du mouvement politique kurde. C’est l’expression du rejet de la part d’un micro-territoire contre la pratique étatique du capitalisme qui considèrent la santé, l’éducation, le logement comme des biens interchangeables. Même si la guerre continue et structure la vie quotidienne au Kurdistan du Nord (Bakur) et de l’Ouest (Rojava), il y a une farouche volonté de vivre. Cette volonté introduit une rupture totale avec la vie coloniale et l’ordre existant de l’état-nation arabe tel que sous le régime de Bassar Al Asad. Une telle mesure de dépassement radical avec le nationalisme arabe a donné lieu à un dialogue important avec les divers peuples de la région. Les habitants continuent à perfectionner le système cantonal. L’université et l’Académie des sciences sociales de la Mésopotamie (surtout dans les cantons Afrîn et Cizîrê, Kobanê ayant été totalement détruits par la guerre) poursuivent malgré tout leurs recherches et enseignements dans une perspective pédagogique libertaire, avec notamment l’enseignement des études de genre dans certains départements de sciences sociales et politiques. Les universitaires invitent des professeurs étrangers pour qu’ils viennent y donner des cours comme David Graeber ou encore autre Janet Biehl, ou nous-mêmes. De ce point de vue, les étudiant-es de l’Université de la Mésopotamie de Cezîrê (Académie de la Mésopotamie) ont une possibilité incroyable d’étudier et de pratiquer la démocratie radicale par le bas.

Malgré la guerre, de nombreuses initiatives voient le jour. Les institutions municipales des cantons autonomes organisent avec les membres de l’université et les étudiant-es une campagne pour créer une bibliothèque multilingue. Des assemblées locales des femmes sont organisées pour cultiver et communautariser la terre. Ainsi, il y a peu, une centaine de personnes (en majorité des femmes) a commencé à cultiver la terre selon les règles de l’agriculture biologique. En même temps, les activistes des jardins urbains des villes et villages du Bakur commencent à concrétiser l’écologie sociale dans certains villages. Les paysans et les villageois s’organisent pour autogérer les espaces verts et cultiver la terre de manière écologique. Les récoltes des productions locales sont partagées entre les populations des régions, selon leurs besoins.

Quelles sont les demandes et revendications des mouvements sociaux au Rojava? Y a-t-il une critique du pouvoir en place?

Actuellement, je pense que nous ne pouvons pas clairement parler de mouvement sociaux au Rojava, sauf le mouvement féministe et écologiste qui essaie de constituer les valeurs du Contrat social de la révolution. En effet, il s’agit plutôt de voir les acteurs qui questionnent la complexité de l’espace de la révolte et engendrent une nouvelle perception micropolitique par le biais du contre-pouvoir et de la reproduction contre-culturelle.

À l’heure actuelle, après la résistance autogérée des Kurdes dans différentes régions des cantons, le régime des djihadistes est toujours une menace brutale contre les gains de la révolution. Cette menace djihadiste est toujours là et pousse la population du Kurdistan de Syrie vers la diaspora ou l’exil. Il y a une cohabitation de deux approches du soulèvement sociopolitique : une résistance civile avec le mouvement écologiste, féministe et une résistance armée contre l’état-nation, les djihadistes, la violence et la domination militaire étatique.

1 Le Kurdistan syrien, doté d’une « autorité démocratique et autonome », a adopté le 6 janvier 2014 sa constitution (Contrat social), qui définit la Syrie comme un « Etat démocratique, libre et indépendant » et divise le Kurdistan en trois cantons.

2 Voir : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/3461 [en turc]

3 Voir : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/3266 [en turc]

4 D’un côté, la Turquie a totalement bloqué les passages sur la frontière après la victoire de Kobanê, de l’autre, le gouvernement fédéral régional du Kurdistan d’Irak (dirigé par le PDK) exerce un contrôle du blocage sur le passage du Rojava.

5 Sur l’analyse de l’économie alternative autogérée, voir le reportage avec Azize Aslan : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/2682 [en turc]