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De la hallalisation de l’abattage industriel

Que penser de l’abattage hallal ? Posons la question autrement. Que pensez-vous de la marque « le gaulois » à côté des poulets hallal ? Est-ce que le poulet Le Gaulois transforme celui qui le mange en Asterix ? Y aurait-il un sens à faire tourner des mp3 avec des chansons d’Abraracourcix ? Qui n’a pensé que c’est du fétichisme ? En effet on attribue à un objet un sens, une image, qui occulte sa réalité concrète, la production et l’abattage des animaux.

Dieu nous demande de prononcer Son Nom lorsque l’on tue l’animal. Il demande aussi de tuer l’animal avec une lame effilée pour ne pas qu’il souffre. Voilà pourtant qui nous sort de l’imagerie publicitaire : la responsabilité humaine des êtres vivants devant Dieu. Aucune des deux conditions n’est respectée aujourd’hui, puisque le nom n’est prononcé par personne et que l’animal est abattu dans des conditions indignes et abominables.

Deux questions doivent être posées. Quelle est le sens du commandement divin et Que faisons-nous ? Car c’est bien le sens de la parole divine que de nous interroger sur nos actes et de nous interroger en tant que société. Dieu nous demande de respecter l’animal comme un être vivant et de ne pas rajouter la souffrance à sa mort. Il nous demande de prononcer Son Nom lorsque l’on tue, c’est un engagement, une responsabilité du boucher devant Dieu. Dieu avait interdit aux fils d’Israël de prononcer Son Nom pour la destruction, interdit semble-t-il repris par l’absence du nom divin au début de la 9e sourate. La mort n’est acceptable que parce qu’elle donne la vie. Or dans l’abattage personne n’est présent pour prendre la responsabilité devant Dieu, et le bétail est tué sans égard pour sa souffrance. Le sens du commandement divin est qu’il nous interroge encore aujourd’hui. Il nous fait savoir qu’il y a des abattoirs industriels, il nous fait savoir que le poulet n’est pas un produit de consommation qui pousse dans les supermarchés. Il nous révèle le mensonge idolâtre de l’emballage.

Si nous n’intervenons pas dans l’abattage, que faisons-nous ? Nous consommons les produits qui nous sont fournies. Le sheikh est devenu expert, certificateur de poulet conforme pour un emballage musulman. Le sheikh est maintenant salarié de l’industrie agroalimentaire comme expert emballage. Il nous valide consommateurs de produits génétiquement modifiés, ayant vécu sur des tapis roulant, gavés, déchiquetés, étiquetés (tout parallèle avec la transformation de la vie humaine est de la responsabilité du lecteur). Au prix d’un partage raisonnables des emplois salariés de vendeurs de frites, et d’une taxe sur l’abattage, nous sommes intégrés dans la production capitaliste (on se souvient que l’intérêt est haram ?) et industriel. Et certifiés conformes.

Si l’on ne peut se satisfaire du commerce du hallal, nous pouvons cependant remarquer que nous avons désormais un poids économique reconnu et avons obtenu le passage de cassettes et le ralentissement de la chaine alimentaire. Ô combien dérisoire. Nous pourrions être conséquents et obtenir un meilleur compromis. Des webcams dans les abattoirs, des conditions de morts dignes. Il y aura cependant une ligne de rupture, et devenus clergé assermenté, nos experts salariés n’iront pas jusqu’à s’affranchir de la dime sur l’abattage pour une victimisation boboïsante et gauchiste.

Nous inspire plus le trafic de l’aïd et le lien économique qu’établie de fait, entre l’éleveur raciste et l’islamiste égorgeur, l’échange de mouton de nuit dans les arrière-cours du bled français et autres ruelles mal éclairées. Ou dans des abattoirs ad hoc, construit pour la journée en bordure de ferme, bypassant de fait l’industrie et sa prise d’intérêt. A l’heure des bondieuseries bobos et autres circuit cours, il est légitime de penser des bouchers musulmans achetant et égorgeant sur place, en présence de l’éleveur, des bêtes préalablement auscultées et certifiées par le vétérinaire lors de visites habituelles. Au lieu de payer la riba et un clergé, éléments étrangers à l’Islam, l’agent irait à ceux qui travaillent, élèvent, soignent et tuent les bêtes. Ramenant de fait des bêtes à l’étable, et des médecins dans les campagnes, tout en fournissant du travail à la communauté. Les camions ne transportant plus les bêtes vers des abattoirs ignobles, mais leur viande directement vers les boucheries et les marchés. De consommateurs d’emballages communautaires, nous deviendrions un poids dans l’élevage du bétail et sa distribution. En établissant des relations économiques autonomes entre le quart monde des banlieues et le tiers monde des campagnes.

Nous entendons par ce court papier critiquer l’impuissance entretenue du commandement de Dieu, sa marchandisation, et l’intégration du musulman dans le fétichisme de la marchandise, le masque idolâtre de la consommation, qui nous masque au quotidien notre intégration dans le processus industriel, et par là, notre incapacité à agir de manière adulte et responsable. La souffrance du bétail est de toute façon haram et devrait alerter sur les process en cours. Nous espérons par cet exemple donner des pistes pour rétablir l’Islam comme sujet actif de l’histoire humaine, et le musulman comme acteur conscient de sa propre vie. Le monothéisme s’est pensé comme mouvement critique de la conscience humaine, critique du phénomène religieux, idolâtrie et fétichisme, critique de la société humaine dans sa violence et son injustice. Toujours dans le pardon de la nécessité, jamais dans sa validation.  Quelle praxis l’Islam peut-il mettre en oeuvre, comment se manifeste-t-il ?

Réification, aliénation, le capital comme ordre supérieur

Ce texte, visant à présenter notre lecture de l’aliénation prend la forme d’une réponse à un article de critique de la valeur, proposé par Palim Psao sur Facebook, et intitulé “UN CONCEPT TRONQUÉ DE CAPITALOCÈNE Critique de Jason Moore, Christophe Bonneuil, Hervé Kempf et Andreas Malm”

L’article s’ouvre sur une question un peu décentrée de son objet principal, et demande un petit détour. L’anthropocene est effectivement assez proche d’être un occidentalocene. il y a de facto une correlation entre les centres, le capitalisme et l’occident, exprimée par exemple dans l’OTAN ou le supremacisme blanc. Il ne s’agit donc pas de culture, ou pas dans un premier temps, mais d’une construction historique, d’abord parfaitement contingente, mais qui s’est imposée dans le réel et fait son chemin dans la superstructure. Quand on parle d’extension du capitalisme, de réification, on pensera par exemple au tourisme, comme épiphénomène de cet occidentalocene.

Il convient de le relever, la lutte des classes pourrait – théoriquement – suffire à catégoriser les groupes humains. Mais le fait qu’elle soit également occultée amène à se demander pourquoi rejeter d’emblée comme culturalisante un rapprochement entre l’occident et la destruction du vivant. L’édification d’une hierarchie humaine dans la distribution des marchandises (par l’accès différencié aux possibilités réelles du système économique) fait partie de la manipulation de l’humanité, donc de la réification et a des conséquences concrètes en terme d’aliénation. Elle fait partie également des concepts ressentis et dont les hommes s’emparent dans leurs luttes concrètes. Si la critique de la valeur escompte sortir de la critique du capitalisme abstrait, elle devra bien s’appuyer sur les réalités concrètes de l’expérience humaine.

Il y a de facto encore une macrostructure élaborée à travers les rapports sociaux économiques. Il ne s’agit plus simplement de la sédimentation de notre mode de vie dans des villes, ou l’élaboration de monuments exprimant et structurant l’ordre social. L’industrie développée par l’extension capitaliste reconfigure maintenant le monde, dont la société qui la produit. Continuer à l’appeler valeur ou fétichisme occulte le fait qu’il s’agit d’une macrostructure très concrete.

Il n’est même pas sûr qu’il s’agisse d’un monde à l’envers. La macrostructure du capital peut-être considérée comme un ordre supérieur qui reconfigure l’humanité en même temps que la nature. Ainsi la citation du Capital « Nous verrons d’une manière générale dans le cours du développement que les masques économiques dont se couvrent les personnes ne sont pas autre chose que la personnification des rapports économiques, et que c’est en tant que porteurs de ces rapports qu’elles se rencontrent. » montre bien que les hommes ont désormais une place dans des structures d’ordre supérieur qui leur affetce des fonctions, non seulement qu’il représente devant les autres, mais qu’il accomplit quotitiennement. Au même titre que les molécules reconfigurent la matière et que les mondes végétales puis animales reconfigurent les ordres inférieurs, l’ordre capital reconfigure le réel de la surface terrestre depuis l’humanité jusqu’à la matière. Il parait inadéquat de continuer à paerle “d’un « sujet automate » qui ne vit, ne se produit et ne se reproduit qu’au travers de nos milliers d’agissements individuels quand on travaille et consomme” tellement le capital est devenu réel, tellement le réel de la surface terrestre a été capitalisé. La valeur elle même, autrefois déjà matérialisée dans les coffres et les livres de compte, est désormais intégrée dans le même système informatique que tout le reste. On aurait du mal à en faire une pure abstraction, tellement les spasmes de ses crises se font sentir à la vitesse de l’éléctricité sur l’ensemble du globe.

Ainsi les termes de la critique de la valeur elle même restent dans le cadre de la société humaine, sans atteindre le point de vue ontologique dans lequel Lukacs avait ancré le marxisme. Nicolas Tertulian présente assez bien l’effort du philosophe hongrois pour trouver une forme philosophique adequate à la pensée marxiste. « Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Lukács a non seulement trouvé dans « l’ontologie critique » de Hartmann le principal stimulant pour sa tentative de reconstruire la pensée de Marx sur une base ontologique, mais aussi une puissante confirmation de la justesse de certaines thèses à caractère ontologique et gnoséologique défendues par Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme (1907).” Et encore “Ce constat nous donne le droit de soulever une question incongrue : comment Lénine défend-t-il son matérialisme sinon en affirmant sans cesse tout au long de son livre la transcendance du réel par rapport à sa représentation (d’où sa proposition de distinguer un concept philosophique de la matière, qui signifierait précisément l’autonomie ontologique du réel, des concepts scientifiques de la matière, soumis inévitablement à variation historique), le caractère second du reflet de la chose par rapport à la primauté de la chose en elle-même, le caractère absolu du contenu objectif de la représentation, distinct du caractère relatif de ses contours et de sa forme ?”(Nicolai Hartmann et Georg Lukács, Une alliance féconde, N. Tertulian) En terme ontologique, l’aliénation désigne le fait que l’homme n’est pas/plus maitre de lui-même travail et vit dans un système qui, devenu autonome, n’est plus adéquat au développement de l’homme ni même à celui du vivant. Au delà du monde professionnel, ses rapports humains sont détérminés par sa place dans le système, d’autant plus qu’ils sont de plus en plus médiés techniquement. Le fétichisme ne peut pas être “l’inversion réelle entre l’abstrait et le concret” mais décrit l’attitude de l’homme, qui voit dans le produit fini la réponse à ses besoins et l’objet de ses désirs, en se masquant la réalité sociale de la macrostructure qui produit ces objets. La valeur est la logique intrinséque autonome du macrosysteme, son principe d’auto accroissement.

La macrostructure regroupe le capital comme mode d’organisation économique et l’industrie, de même que la KulturIndustrie qui distribue l’idéologie de la structure, la novlangue ou corp globish qui ré écrit le monde selon sa comprehension dans les termes de la strcuture, la restrcturation néo libérale des états-nation de plus en plus absorbés, le neo management-developpement personnel, véritable religion théorique et pratique de l’homme capitalisé, et ce qu’il faut bien considérer comme le système nerveux de l’ensemble, tellement fort semble l’isomorphisme entre les systèmes d’information et les systemes nerveux ganglionnaires.

Le moment de la lutte de classe, est effectivement intégrée dans le système comme une confrontation entre gestionnaire et gestionné, elle n’en continue pas moins de désigner à travers les centres de décisions/gestions (pouvoir executif, conseils d’adminisatration) le rapport de production entre un système qui décide et des hommes qui font. Et donc de pointer l’autodetermination du genre humain, comme critique, but et moyen de la lutte des classes.

Cependant l’aspect inaccessible des structures de décision, la complexité des systèmes et leur intégration dans l’ensemble peut interroger sur la possibilité pour un mouvement insurectionnel de nous livrer clé en main la direction d’un pays. Bien que l’idée ne doive pas être abandonnée telle quelle, c’est-à-dire rejetée par principe, la necessité théorique et pratique de sortir de l’aliénation et de créer des moyens collectifs de survie à la catastrophe écologique en cours, pousse à adopter immédiatement des comportements autonomes, collectifs et matériels d’une vie en dehors du capital. Si le rétablissement de la pensée marxiste nous apparait indispensable, elle ne permettra pas à elle seule de rétablir la contestation. La pensée ne peut pas avancer quand l’humanité recule. Ce sont avant tout les réalisations concrètes des anarchistes autonomes, ZAD, squats, ateliers autogérés, montrent des formes possibles de ré-organisation collective.

Pour revenir sur ses pieds, le marxisme devrait accompagner ce mouvement déjà entamé et contribuer à lui fournir les munitions nécessaires. Pour commencer il convient de commencer à situer le point de levier, appuyé sur la réalité, où peut se situer la lutte des classes pour renverser le système. Un en dehors qui soit lui aussi critique, but et moyen. Autonome contre l’intégration et la gestion de la superstructure, capable de détourner et récupérer les pièces et mains d’oeuvre de l’infrastructure, de vivre et faire vivre la nature et de créer des solidarités avec le reste de l’humanité, qu’elle soit dans et en dehors du système.

On pourra terminer sur une citation ad hoc de l’ouvrage remarquable, comme toujours, de René Riesel et Jame Semrpun, “Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable”, disponible en ligne, et qui fera bientôt l’objet d’une revue à part entière.

Personne ne sait au juste ce qui va jaillir de la jungle du présent, descombinaisons imprévisibles d’un chaos inouï. Les théoriciens se distinguent néanmoins,et plus ils sont « radicaux » plus cela est marqué, par la satisfaction non dissimulée aveclaquelle ils parlent de crise, d’effondrement, d’agonie, comme s’ils possédaient quelqueassurance spéciale sur l’issue d’un processus dont tout le monde attend qu’il en vienneenfin à un résultat décisif, à un événement qui éluciderait une fois pour toutesl’obsédante énigme de l’époque, que ce soit en abattant l’humanité ou en l’obligeant à seredresser. Pourtant cette attente dépossédée fait elle-même partie intégrante de lacatastrophe, qui est déjà là, et la première tâche d’une théorie critique serait de rompreavec elle, de se refuser à entretenir on ne sait quelle espérance contemplative en pariantpar exemple, comme Jappe, du « vide » propice à « l’émergence d’une autre forme devie sociale » que va créer l’implosion du capitalisme, ou comme Billeter de« l’événement », du « moment imprévisible où quelque chose de nouveau devientsoudain possible » et où les raisonnements critiques ont enfin un usage ; ou encorecomme Vidal, donc plusieurs degrés au-dessous, du « travail de plusieurs générations »que nous aurions tout loisir d’envisager pour que le « mouvement del’antimondialisation » en vienne à « définir, de façon plus ou moins libertaire (sic), lestermes d’un nouveau contrat social » (un délai beaucoup plus long encore ne suffiraitassurément pas à un tel « mouvement », parti comme il est, pour développer quoi que cesoit qui ait à voir avec une conscience critique ; et s’il s’agit de servir leur pâtéeidéologique aux anti-mondialistes les plus gauchistes, Negri fait ça très bien). On peuttoujours tenir pour essentiellement vrai, aujourd’hui encore, l’aphorisme selon lequel,en rupture avec toute philosophie de l’histoire et avec la contemplation d’un agentsuprême extérieur, quel qu’il soit – développement des forces productives ou, enremplacement, autodestruction du capitalisme –, « la théorie n’a plus à connaître que cequ’elle fait» (La Société du spectacle). Cependant, comme beaucoup d’autresaffirmations de la théorie révolutionnaire ancienne, celle-ci s’est trouvée confirméed’une façon bien différente de ce qui était prévu : le cours catastrophique de l’histoireprésente (la « réaction en chaîne ») échappant, pour un temps dont il est impossible deprévoir la durée, à notre action, on ne peut théoriser à son sujet qu’en restaurant d’unemanière ou d’une autre la position séparée et contemplative de la philosophie del’histoire. Il reste donc à pratiquer là aussi une « ascèse barbare », à l’encontre de lafausse richesse des théories prolongées ou reconstituées. Quand le bateau coule, il n’estplus temps de disserter savamment sur la théorie de la navigation : il faut apprendre viteà construire un radeau, même très rudimentaire. C’est cette nécessité de se restreindre àdes choses très simples, certes indignes de la « grande théorie » mais désormais vitales,de se concentrer sur ce dont on a impérativement besoin en sacrifiant tout le reste, queWalter Benjamin a excellemment exprimée dans une lettre à propos du livre d’ErnstBloch, Héritage de ce temps :

“Le grave reproche que je fais à l’ouvrage (quand bien même je ne le ferais pas àl’auteur) est qu’il ne correspond en aucune manière à la situation de sa parution, maissurgit aussi déplacé qu’un grand seigneur qui, venu inspecter une région dévastée par untremblement de terre, n’aurait pour commencer rien à faire de plus pressé que dedemander à ses gens de dérouler les tapis de Perse qu’il a apportés – ici et là un peumités déjà –, d’exposer ses vases d’or et d’argent – ici et là un peu ternis déjà –,d’étendre, ici et là déjà décolorés, les brocarts et tissus damassés. Il va de soi que Bloch ad’excellentes intentions et de grandes idées. Mais il se refuse à les mettre en œuvre enles pensant. En pareille situation – dans un lieu frappé par la misère –, il ne reste plusau grand seigneur qu’à livrer ses tapis comme couvertures, à faire couper des manteauxdans ses riches étoffes et envoyer à la fonte sa vaisselle somptueuse.”

Les Maos du Fatah

Document publié originellement sur https://www.religion.info/2008/12/14/etude-conversion-islamisme-des-maos-du-fatah/ disponible à la fin de l’article.

La Brigade étudiante du Fatah naît en 1974, de deux tendances. D’une part, de jeunes étudiants libanais sortis de l’Organisation d’action communiste au Liban (OACL), qui fondent, en décembre 1972, une petite formation maoïste, le Noyau du peuple révolutionnaire ( Nouwat ash-Sha’ab ath-Thaouri). La politique d’implantation populaire, sur la ligne de masse, se joue dans les camps palestiniens du Fatah, dans l’usine Ghandour, près de Saïda, dans la banlieue populaire de Naba’a, près de Beyrouth. D’autre part, des dirigeants politiques palestiniens, opposés au nouveau cours politique du Fatah palestinien de Yasser Arafat : en 1973-1974, le Fatah réoriente peu à peu son projet stratégique en acceptant tacitement, sous le vocable « d’autorité nationale » sur l’ensemble ou la partie libérée des territoires palestiniens, le principe des deux états palestiniens et israéliens, à l’encontre de la Charte de l’OLP de 1969, et du principe d’un seul état démocratique sur l’entièreté de la Palestine historique. La Brigade étudiante sera donc le fruit d’une rencontre palestino-libanaise, d’un maoïsme inspiré des expériences d’implantation populaire de la Gauche Prolétarienne et de la Révolution culturelle chinoise, et de cadres palestiniens désireux de réorienter le Fatah sur une ligne de gauche nationaliste. La Brigade étudiante s’alliera à d’autres mouvements : la Résistance populaire (al Mouqawama ash-Sha’abiya) de Khalil Akkaoui notamment, elle aussi inspirée, en partie, des expériences tiers-mondistes maoïstes, vietnamiennes et latino-américaines. Leader charismatique d’un quartier populaire de Tripoli, Bab at-Tabbané, Libanais d’origine palestinienne, Khalil Akkaoui symbolisera, a posteriori, les interrogations et les chemins complexes de militants palestiniens et libanais ayant eu à cœur de faire émerger, dans les pas de la Révolution iranienne, et dans l’héritage d’un marxisme radical, un islam à la fois populaire, tiers-mondiste et anti-impérialiste. Jeune leader de l’OACL, proche amie à l’époque de Khalil Akkaoui, Nahla Chahal rapporte que « la quête de Khalil, pendant toutes ces années, était de trouver une idéologie qui soit, comme il le disait, évidente et populaire. Il est parti du marxisme pour arriver à l’islam. Mais cet islam était proche de son marxisme : Khalil me disait toujours que l’islam, dans cette région, est l’idéologie évidente, celle qui parle aux plus pauvres. C’était le projet de Khalil : un islam des pauvres, un islam des déshérités, un islam qui soit retiré des mains des pouvoirs en place, et un islam qui ne soit pas intégriste. C’était cela, la véritable utopie de Khalil.11»

Ivan Illich

Ivan Illich La crise actuelle et la technique

La convivialité p26-28 trouvée sur http://1libertaire.free.fr/IvanIllich24.html

“Les symptômes d’une crise planétaire qui va s ‘accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J’avance pour ma part l’explication suivante la crise s’enracine dans l’échec de l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur. La relation de l’homme à l’outil est devenue une relation de l’outil à l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne “marche” pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L’échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l’hypothèse. La solution de la crise exige une radicale volte-face : n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.

Je crois qu’il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu’il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule de base conjuguent de façon Optimale l’efficacité et l’autonomie : c’est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable. Qu’il se déplace ou qu’il demeure, l’homme a besoin d’outils. Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner. L’homme qui chemine et prend des simples n’est pas l’homme qui fait du cent sur l’autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel. L’outil et donc la fourniture d’objets et de services varient d’une civilisation à l’autre. L’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers disposent souvent de plus de biens et de services que leur propre famille, mais ils n’ont pas voix au chapitre sur la façon dont les choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu’on en fait. Dégradés au rang de consommateurs-usagers à l’état pur, ils sont privés de convivialité. J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l’outil dominant et l’outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l’individu aux messages émis par un autre usager, qu’il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu’il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c’est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces. Lorsqu’une société, n’importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d’un certain niveau, elle devient la proie du manque; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l’envi.

ÉNERGIE ET EQUITÉ http://1libertaire.free.fr/IvanIllich17.html

CHAPITRE I

La crise de l’énergie

Aujourd’hui il est devenu inévitable de parler d’une crise de l’énergie qui nous menace. Cet euphémisme cache une contradiction et consacre une illusion. Il masque la contradiction inhérente au fait de vouloir atteindre à la fois un état social fondé sur l’équité et un niveau toujours plus élevé de croissance industrielle. Il consacre l’illusion que la machine peut absolument remplacer l’homme. Pour élucider cette con­tradiction et démasquer cette illusion, il faut recon­sidérer la réalité que dissimulent les lamentations sur la crise : en fait, l’utilisation de hauts quanta d’énergie a des effets aussi destructeurs pour la structure sociale que pour le milieu physique. Un tel emploi de l’énergie viole la société et détruit la nature.

Les avocats de la crise de l’énergie défendent et répandent une singulière image de l’homme. D’après leur conception, l’homme doit se soumettre à une continuelle dépendance à l’égard d’esclaves produc­teurs d’énergie qu’il lui faut à grand-peine apprendre à dominer. Car, à moins d’employer des prisonniers pour ce faire, l’homme a besoin de moteurs auxiliaires pour exécuter la plus grande partie de son propre travail. Ainsi le bien-être d’une société devrait se mesurer au nombre de tels esclaves que chaque citoyen sait commander. Cette conviction est commune aux idéologies opposées qui sont en vogue à présent. Mia sa justesse est mise en doute par l’inéquité, les tourments et l’impuissance partout manifestes, dès lors que cest hordes voraces d’escalves dépassent d’un certain degré le nombre des hommes. Les propagandistes de la crise de l’énergie soulignent le problème de la péurie de nourriture pour ces esclaves. Moi, je me demande si des hommes libres ont vraiment besoin de tels esclaves.

Les politiques de l’énergie qui seront appliquées dans les dix prochaines années décideront de la marge de liberté don’t jouira une société en l’an 2000. Une politique de basse consommation d’énergie permet une grande variété de modes de vie et de cultures. La technique moderne peut être économe en matière d’énergie, elle laisse la porte ouverte à différentes options politiques. Si, au contraire, une société se prononce pour une forte consommation d’énergie, alors elle sera obligatoirement dominée dans sa structure par la technocratie et, sous l’étiquette capitaliste ou socialiste, cela deviendra pareillement intolérable.

Aujourd’hui encore, la plupart des sociétés — surtout celles qui sont pauvres — sont libres d’orienter leur politique de l’énergie dans l’une de ces trois directions : elles peuvent lier leur prospérité à une forte consommation d’énergie par tête, ou à un haut rendement de la transformation de l’énergie, ou encore à la moindre utilisation possible d’énergie mécanique. La première exigerait, au profit de l’industrie, une gestion serrée des approvisionnements en carburants rares et destructeurs. La seconde placerait au premier plan la réorganisation de l’industrie, dans un souci d’économie thermodynamique. Ces deux voies appellent aussi d’énormes dépenses publiques pour renforcer le contrôle social et réaliser une immense réorganisation de l’infrastructure. Toutes deux réitèrent l’intérêt de Hobbes, elles rationalisent l’institution d’un Léviathan appuyé sur les ordinateurs. Toutes deux sont à présent l’objet de vastes discussions. Car le dirigisme rigoureux, comme le métro-express à pilotage automatique, sont des ornements bourgeois qui permettent de substituer l’ex- ploitation écologique une exploitation sociale et psychologique.

Or la troisième possibilité, la plus neuve, est à peine considérée : on prend encore pour une utopie la conjonction d’une maîtrise optimale de la nature et d’une puissance mécanique limitée. Certes, on commence à accepter une limitation écologique du maximum d’énergie consommée par personne, en y voyant une condition de survie, mais on ne reconnaît pas dans le minimum d’énergie acceptable un fondement nécessaire à tout ordre social qui soit à la fois justifiable scientifiquement et juste politiquement. Plus que la soif de carburant, c’est l’abondance d’énergie qui mené a l’exploitation. Pour que les rapports sociaux soient placés sous le signe de l’équité, il faut qu’une société limite d’elle-même la consommation d’énergie de ses plus puissants citoyens. La première condition en est une technique économe en énergie, même si celle-ci ne peut garantir le règne de l’équité. De plus, cette troisième possibilité est la seule qui s’offre à toutes les nations : aujourd’hui, aucun pays ne manque de matières premières ou de connaissances nécessaires pour réaliser une telle politique en moins d’une génération. La démocratie de participation suppose une technique de faible consommation éner­gétique et, réciproquement, seule une volonté poli­tique de décentralisation peut créer les conditions d’une technique rationnelle.

On néglige en général le fait que l’équité et l’énergie ne peuvent augmenter en harmonie l’une avec l’autre que jusqu’à un certain point. En deçà d’un seuil déterminé d’énergie par tête, les moteurs améliorent les conditions du progrès social. Au-delà de ce seuil, la consommation d’énergie augmente aux dépens de l’équité. Plus l’énergie abonde, plus le contrôle de cette énergie est mal réparti. Il ne s’agit pas ici d’une limitation de la capacité technique à mieux répartir ce contrôle de l’énergie, mais de limites inscrites dans les dimensions du corps humain, les rythmes sociaux et l’espace vital.

On croit souvent trouver un remède universel à ces maux dans l’hypothèse de carburants non polluants et disponibles en abondance, mais c’est là retourner au sophisme politique qui imagine pouvoir accorder, dans certaines conditions politiques, le règne d’une équité et d’une consommation d’énergie également illimitées. On confond bien-être et abondance énergétique, telle que l’énergie nucléaire la promet pour 1990. Si nous acceptons cette vue illusoire, alors nous tendrons à négliger toute limitation énergétique socialement motivée et à nous laisser aveugler par des considérations écologiques : nous accorderons à l’écologiste que l’emploi de forces d’origine non physiologique pollue l’environnement, et nous ne verrons pas qu’au-delà d’un certain seuil, les forces mécaniques corrompent le milieu social. Le seuil de la désintégration sociale due aux grandes quantités d’énergie est indépendant du seuil auquel la trans­formation de l’énergie se retourne en destruction physique. Ce seuil, exprimé en kwh ou en calories, est sans doute peu élevé. Le concept de quanta d’énergie socialement critiques doit d’abord être élucidé en théorie avant qu’on puisse discuter la question politique de la consommation d’énergie à laquelle une société doit limiter ses membres.

Dans des travaux antérieurs, j’ai montré qu’au-delà d’une certaine valeur du PNB, les frais du contrôle social croissent plus vite que ledit PNB et deviennent l’activité institutionnelle qui détermine toute l’économie. La thérapie que dispensent éducateurs, psychia­tres et travailleurs sociaux, doit venir s’ajouter aux programmes établis par les planificateurs, les ges­tionnaires et les directeurs de vente, et compléter l’action des services de renseignements, de l’armée et de la police. Mon analyse de l’industrie scolaire avait pour objet de le prouver dans un domaine res­treint. Ici je voudrais avancer une raison de ce que plus d’énergie consommée demande plus de domination sur autrui. Je prétends qu au-delà d’un niveau critique de consommation d’énergie par tête, dans toute société, le système politique et le contexte culturel doivent dépérir. Dès que le quantum critique d’énergie consommée par personne est dépassé, aux garanties légales qui protégeaient les initiatives indivi­duelles concrètes on substitue une éducation qui sert les visées abstraites d’une technocratie. Ce quantum marque la limite où l’ordre légal et l’organisation politique doivent s’effondrer, où la structure technique des moyens de production fait violence à la structure sociale.

Même si on découvrait une source d’énergie pro­pré et abondante, la consommation massive d’énergie aurait toujours sur le corps, social le même effet que l’intoxication par une drogue physiquement inof­fensive, mais psychiquement asservissante. Un peuple peut choisir entre la méthadone et une désintoxication volontaire dans la solitude, entre le maintien de l’intoxication et une victoire douloureuse sur le manque, mais nulle société ne peut s’appuyer là­-dessus pour que ses membres sachent en même temps agir de façon autonome et dépendre d’une consommation énergétique toujours en hausse. A mon avis, dès que le rapport entre force mécanique et énergie métabolique dépasse un seuil fixe déterminable, le règne de la technocratie s’instaure. L’ordre de grandeur où ce seuil se place est large­ment indépendant du niveau technique atteint, pour­tant dans les pays assez riches et très riches sa seule existence semble reléguée au point aveugle de l’ima­gination sociale.

Comme les États-Unis, le Mexique a dépassé ce seuil critique; dans les deux cas, tout input supplémentaire d’énergie ne fait qu’augmenter l’inégalité, l’inefficacité et l’impuissance. Bien que le revenu par habitant atteigne dans le premier pays 5 000 dollars et dans le second 500 dollars, les énormes intérêts investis dans l’infrastructure industrielle les poussent tous deux à accroître encore leur consommation d’énergie. Les idéologues américains ou mexicains donnent à leur insatisfaction le nom de crise de l’énergie, et les deux pays s’aveuglent pareillement sur le fait que ce n’est pas la pénurie de carburants, ni l’utilisation gaspilleuse, irrationnelle et nuisible à l’environnement de l’énergie disponible qui mena­cent la société, mais bien plutôt les efforts de l’indus­trie pour gaver la société de quanta d’énergie qui inévitablement dégradent, dépouillent et frustrent la plupart des gens. Un peuple peut être suralimenté par la surpuissance de ses outils tout aussi bien que par la survaleur calorique de sa nourriture, mais il s’avouera plus difficilement la sursaturation énergé­tique que la nécessité de changer de régime alimentaire.

La quantité d’énergie consommée par tête qui représente un seuil critique pour une société, se place dans un ordre de grandeur que peu de nations, sauf la Chine de la révolution culturelle, ont pris en considération. Cet ordre de grandeur dépasse largement le nombre de kwh dont disposent déjà les quatre cinquièmes de l’humanité, et il reste très inférieur à l’énergie totale que commande le conduc­teur d’une petite voiture de tourisme. Ce chiffre apparaît, aux yeux du sur-consommateur comme a ceux du sous-consommateur, comme dépourvu de sens. Pour les anciens élèves de n’importe quel collège, prétendre limiter le niveau d’énergie revient à détruire l’un des fondements de leur conception du monde. Pour la majorité des Latino-Américains, atteindre ce même niveau d’énergie signifie accéder au monde du moteur. Les uns et les autres n’y parviennent que diffi­cilement. Pour les primitifs, l’abolition de l’esclavage est subordonnée à l’introduction d’une technique moderne appropriée; pour les pays riches, le seul moyen d’éviter une exploitation encore plus dure consiste à reconnaître l’existence d’un seuil de consommation d’énergie, au-delà duquel la technique dictera ses exigences à la société. En matière biolo­gique comme en matière sociale, on peut digérer un apport calorique tant qu’il reste dans la marge étroite qui sépare assez de trop.

La soi-disant crise de l’énergie est un concept politiquement ambigu. Déterminer la juste quantité d’énergie à employer et la façon adéquate de contrôler cette même énergie, c’est se placer à la croisée des chemins. A gauche, peut-être un déblocage et une reconstruction politique d’où naîtrait une économie post-industrielle fondée sur le travail personnel, une basse consommation d’énergie et la réalisation concrète de l’equité. A droite, le souci hystérique de nourrir la machine redouble l’escalade de la crois­sance solidaire de l’institution et du capital et n’offre pas d’autre avenir qu’une apocalypse hyper-indus­trielle. Choisir la première voie, c’est retenir le postulat suivant : quand la dépense d’énergie par tête dépasse un certain seuil critique, l’énergie échappe au contrôle politique. Que des planificateurs désireux de maintenir la production industrielle à son maxi­mum promulguent une limitation écologique à la consommation d’énergie ne suffira pas à éviter l’effondrement social. Des pays riches comme les États-Unis, le Japon ou la France ne verront pas le jour de l’asphyxie sous leurs propres déchets, simplement parce qu’ils seront déjà morts dans un coma énergétique. A l’inverse, des pays comme l’Inde, la Birmanie ou, pour un temps encore, la Chine sont assez musclés pour savoir s’arrêter juste avant le collapsus. Ils pourraient dès à présent décider de maintenir leur consommation d’énergie au-dessous de ce seuil que les riches devront aussi respecter pour survivre.

Choisir un type d’économie consommant un mini­mum d’énergie demande aux pauvres de renoncer à leurs lointaines espérances et aux riches de recon­naître que la somme de leurs intérêts économiques n’est qu’une longue chaîne d’obligations. Tous devraient refuser cette image fatale de l’homme en esclavagiste qu’installe aujourd’hui la faim, entre­tenue par les idéologies, d’une quantité croissante d’énergie. Dans les pays où le développement indus­triel a fait naître l’abondance, la crainte de la crise de l’énergie suffit à augmenter les impôts bientôt nécessaires pour que des méthodes industrielles nou­velles, plus propres et davantage encore porteuses de mort remplacent celles qu’a rendues désuètes une surexpansion dépourvue d’efficacité. Aux leaders des peuples que ce même proces d’industrialisation a dépossédés, la crise de l’énergie sert d’alibi pour centraliser la production, la pollution et le pouvoir de contrôle, pour chercher, dans un sursaut désespéré, à égaler les pays mieux pourvus de moteurs. Main­tenant les pays riches exportent leur crise et prêchent aux petits et aux pauvres le nouvel évangile du culte puritain de l’énergie. En semant dans le tiers monde la nouvelle thèse de l’industrialisation économe en énergie, on apporte plus de maux aux pauvres qu’on ne leur en enlève, on leur refile les produits coûteux d’usines déjà démodées. Dès qu’un pays pauvre accepte la doctrine que plus d’énergie bien gérée four­nira toujours plus de biens à plus de gens, il est aspiré dans la course à l’esclavage par l’augmentation de la production industrielle. Quand les pauvres accep­tent de moderniser leur pauvreté en devenant dépen­dants de l’énergie, ils renoncent définitivement à la possibilité d’une technique libératrice et d’une poli­tique de participation : à leur place, ils acceptent un maximum de consommation énergétique et un maxi­mum de contrôle social sous la forme de l’éducation moderne.

A la paralysie de la société moderne, on donne le nom de crise de l’énergie; on ne peut la vaincre en augmentant l’input d’énergie. Pour la résoudre, il faut d’abord écarter l’illusion que notre prospérité dépend du nombre d’esclaves fournisseurs d’énergie dont nous disposons. A cet effet, il faut déterminer le seuil au-delà duquel l’énergie corrompt, et unir toute la communauté dans un procès politique qui atteigne ce savoir et fonde sur lui une auto-limitation. Parce que ce genre de recherche va à l’opposé des travaux actuels des experts comme des institutions, je lui donne le nom de contre-recherche. Elle compte trois étapes. D’abord la nécessité de limiter la consom­mation d’énergie par tête doit être reconnue comme un impératif théorique et social. Ensuite il faut déter­miner l’intervalle de variation où se situent ces grandeurs critiques. Enfin chaque société doit fixer le degré d’injustice, de destruction et d’endoctrine­ment que ses membres sont prêts à accepter pour le plaisir d’idolâtrer les machines puissantes et de se plier docilement aux injonctions des experts.

La nécessité de conduire une recherche politique sur la consommation d’énergie socialement optimale peut être illustrée sur l’exemple de la circulation. D’après Herendeen, les États-Unis dépensent 42 % de leur énergie totale pour les voitures : pour les fabriquer, les entretenir, chercher une place où les garer, faire un trajet ou entrer en collision. La plus large part de cette énergie est utilisée au transport des personnes. Dans cette seule intention, 250 millions d’Américains dépensent plus de carburant que n’en consomment, tous ensemble, les 1 300 millions de Chinois et d’Indiens. Presque toute cette énergie est brûlée en une immense danse d’imploration, pour se concilier les bienfaits de l’accélération mangeuse-de­-temps. Les pays pauvres dépensent moins d’énergie par personne, mais au Mexique ou au Pérou on consacre à la circulation une plus grande part de l’énergie totale qu’aux États-Unis, et cela pour le seul profit d’une plus faible minorité de la population. Le volume de cette activité la rend commode et signifi­cative pour que soit démontrée, sur l’exemple du transport des personnes, l’existence de quanta d’éner­gie socialement critiques.

Dans la circulation, l’énergie dépensée pendant un certain temps se transforme en vitesse. Aussi le quantum critique prend ici la forme d’une limite de vitesse. Chaque fois que cette limite a été dépassée, on a vu s’établir le même processus de dégradation sociale sous l’effet de hauts quanta d’énergie. Au XIXe siècle, en Occident, dès qu’un moyen de trans­port public a pu franchir plus de 25 kilomètres à l’heure, il a fait augmenter les prix, le manque d’es­pace et de temps. Le transport motorisé s’est assuré le monopole des déplacements et il a figé la mobilité personnelle. Dans tous les pays occidentaux, durant les cinquante années qui ont suivi la construction du premier chemin de fer, la distance moyenne parcourue annuellement par un passager (quel que soit le mode de transport utilisé) a presque été multipliée par cent. Quand ils produisent plus d’une certaine proportion d’énergie, les transformateurs mécaniques de carbu­rants minéraux interdisent aux hommes d’utiliser leur énergie métabolique et les transforment en consommateurs esclaves des moyens de transport. Cet effet de la vitesse sur l’autonomie de l’homme n’est affecté que marginalement par les caractéris­tiques techniques des véhicules à moteur ou par l’identité des personnes et des groupes qui détiennent la propriété légale des lignes aériennes, des autobus, des trains et des voitures. Une vitesse élevée est le facteur critique qui fait des transports un instrument d’exploitation sociale. Un véritable choix entre les systèmes politiques et l’établissement de rapports sociaux fondés sur une égale participation n’est possible que là où la vitesse est limitée. Instaurer une démocratie de participation, c’est retenir une technique économe en matière d’énergie. Entre des hommes libres, des rapports sociaux productifs vont à l’allure d’une bicyclette, et pas plus vite.

Je voudrais illustrer la question générale d’une consommation d’énergie ayant sa valeur sociale optimale avec l’exemple précis du transport. Encore ici me bornerai-je à traiter du transport des personnes, de leurs bagages et de tout ce qui est indispensable (carburants, matériaux, outils) à l’entretien des routes et des véhicules. J’omets volontairement ce qui concerne le transport des marchandises et celui des messages. Bien que le même schéma d’argumentation soit acceptable dans ces deux derniers cas, il faudrait donner à la démonstration détaillée un autre tour et je me réserve d’en traiter ultérieurement.

CHAPITRE II

L’industrie de la circulation

La circulation totale est le résultat de deux différents modes d’utilisation de l’énergie. En elle se combinent la mobilité personnelle ou transit autogène et le transport mécanique des gens. Par transit je désigne tout mode de locomotion qui se fonde sur énergie métabolique de l’homme, et par transport, toute forme de déplacement qui recourt à d’autres sources d’énergie. Désormais ces sources d’ énergie seront surtout des moteurs, puisque les animaux, dans un monde surpeuplé et dans la mesure où ils ne sont pas, tels l’âne et le chameau, des mangeurs de chardons, disputent à l’homme avec acharnement leur nourriture. Enfin je borne mon examen aux déplacements des personnes à l’extérieur de leurs habitations.

Dès que les hommes dépendent du transport non seulement pour des voyages de plusieurs jours, mais aussi pour les trajets quotidiens, les contradictions entre justice sociale et motorisation, entre mouvement effectif et vitesse élevée, entre liberté individuelle et itinéraires obligés apparaissent en toute clarté. La dépendance forcée à l’égard de l’automobile dénie à une société de vivants cette mobilité dont la méca­nisation des transports était le but premier. L’escla­vage de la circulation commence.

Vite expédié, sans cesse véhiculé, l’homme ne peut plus marcher, cheminer, vagabonder, flâner, aller à l’aventure ou en pèlerinage. Pourtant il doit être sur pied aussi longtemps que son grand-père. Aujour­d’hui un Américain parcourt en moyenne autant de kilomètres à pied que ses aïeux, mais c’est le plus souvent dans des tunnels, des couloirs sans fin, des parkings ou des grands magasins.

A pied, les hommes sont plus ou moins à égalité. Ils vont spontanément à la vitesse de 4 à 6 kilomètres à l’heure, en tout lieu et dans toute direction, dans la mesure où rien ne leur est défendu légalement ou physiquement. Améliorer cette mobilité naturelle par une nouvelle technique de transport, cela devrait lui conserver son propre degré d’efficacité et lui ajouter de nouvelles qualitées : un plus grand rayon d’action, un gain de temps, un meilleur confort, des possibilités accrues pour les handicapés. Au lieu de quoi, partout jusqu’ici, le développement de l’industrie de la circulation a eu des conséquences opposées. Dès que les machines ont consacré à chaque voyageur plus qu’une certaine puissance en chevaux-vapeur, cette industrie a diminué l’égalité entre les gens, restreint leur mobilité en leur imposant un réseau d’itinéraires obligés produits industriellement, engen­dré un manque de temps sans précédent. Dès que la vitesse de leur voiture dépasse un certain seuil, les gens deviennent prisonniers de la rotation quotidienne entre leur logement et leur travail.

Si on concède au système de transport plus d’un certain quantum d’énergie, cela signifie que plus de gens se déplacent plus vite sur de plus longues dis­tances chaque jour et consacrent au transport de plus en plus de temps. Chacun augmente son rayon quotidien en perdant la capacité d’aller son propre chemin. On constitue d’extrêmes privilèges au prix d’un asservissement général. En une vie de luxueux voyages, une élite franchit des distances illimitées, tandis que la majorité perd son temps en trajets imposes pour contourner parkings et aérodromes. La minorité s’installe sur ses tapis volants pour atteindre des lieux éloignés que sa fugitive présence rend sédui­sants et désirables, tandis que la majorité est forcée de travailler plus loin, de s’y rendre plus vite et de passer plus de temps à préparer ce trajet ou à s’en reposer.

Aux États-Unis, les quatre cinquièmes du temps passé sur les routes concernent les gens qui circulent entre leur maison, leur lieu de travail et le super­marché. Et les quatre cinquièmes des distances par­courues en avion chaque année pour des congrès ou des voyages de vacances le sont par 1,5 % de la population, c’est-à-dire par ceux que privilégient leur niveau de revenus et leur formation profession­nelle. Plus rapide est le véhicule emprunté, plus forte est la prime versée par ce mode de taxation dégressive. A peine 0,2 % de la population américaine peut choisir de prendre l’avion plus d’une fois par an, et peu d’autres pays peuvent ouvrir aussi largement l’accès aux avions à réaction.

Le banlieusard captif du trajet quotidien et le voyageur sans souci sont pareillement dépendants du transport. Tous deux ont perdu leur liberté. L’espoir d’un occasionnel voyage-éclair à Acapulco ou à un congrès du Parti fait croire au membre de la classe moyenne qu’il a « réussi » et fait partie du cercle étroit, puissant et mobile des dirigeants. Le rêve hasardeux de passer quelques heures attaché sur un siège propulsé à grande vitesse rend même l’ouvrier complice consentant de la déformation imposée àl’espace humain et le conduit à se résigner à l’aména­gement du pays non pour les hommes mais pour les voitures.

Physiquement et culturellement l’homme a lente­ment évolué en harmonie avec sa niche cosmique. De ce qui est le milieu animal, il a appris en une longue histoire à faire sa demeure. Son image de soi appelle le complément d’un espace de vie et d’un temps de vie intégrés au rythme de son propre mouvement. L’harmonie délibérée qui accorde cet espace, ce temps et ce rythme est justement ce qui le détermine comme homme. Si, dans cette correspondance, le rôle premier est donné à la vitesse d’un véfiicule, au lieu de l’être à la mobilité de l’individu, alors l’homme est rabaissé du rang d’architecte du monde au statut de simple banlieusard.

L’Américain moyen consacre plus de mille six cents heures par an à sa voiture. Il y est a ssis, qu’elle soit en marche ou à l’arrêt; il la gare ou cherche à le faire; il travaille pour payer le premier versement comptant ou les traites mensuelles, l’essence, les péages, l’assu­rance, les impôts et les contraventions. De ses seize heures de veille chaque jour, il en donne quatre à sa voiture, qu’il l’utilise ou qu’il gagne les moyens de le faire. Ce chiffre ne comprend même pas le temps absorbé par des activités secondaires imposées par la circulation : le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à étudier la publicité automobile ou à recueillir des conseils pour acheter la prochaine fois une meilleure bagnole. Presque partout on constate que le coût total des accidents de la route et celui des universités sont du même ordre et qu’ils croissent avec le produit social. Mais, plus révélatrice encore, est l’exigence de temps qui s’y ajoute. S’il exerce une activité professionnelle, l’Américain moyen dépense mille six cents heures chaque année pour parcourir dix mille kilomètres; cela représente à peine 6 kilomètres à l’heure. Dans un pays dépourvu d’industrie de la circulation, les gens atteignent la même vitesse, mais ils vont où ils veulent à pied, en y consacrant non plus 28 %, mais seulement 3 à 8 % du budget-temps social. Sur ce point, la différence entre les pays riches et les pays pauvres ne tient pas à ce que la majorité franchit plus de kilomètres en une heure de son existence, mais à ce que plus d’heures sont dévolues à consommer de fortes doses d’énergie conditionnées et inégalement réparties par l’industrie de la circulation 1.

  1. Pour des chiffres caractérisant la situation française, voir l’annexe.

CHAPITRE III

Le gel de l’imagination

Passé un certain seuil de consommation d’énergie, l’industrie du transport dicte la configuration de l’espace social. La chaussée s’élargit, elle s’enfonce comme un coin dans le coeur de la ville et sépare les anciens voisins. La route fait reculer les champs hors de portée du paysan mexicain qui voudrait s’y rendre à pied. Au Brésil, l’ambulance fait reculer le cabinet du médecin au-delà de la courte distance sur laquelle on peut porter un enfant malade. A New York, le médecin ne fait plus de visite à domicile, car la voiture a fait de l’hôpital le seul lieu où il convienne d’être malade. Dès que les poids lourds atteignent un village élevé des Andes, une partie du marché local disparaît. Puis, lorsque l’école secondaire s’installe sur la place, en même temps que s’ouvre la route goudronnée, de plus en plus de jeunes gens partent à la ville, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une seule famille qui n’espère rejoindre l’un des siens, établi là-bas, sur la côte, à des centaines de kilomètres.

Malgré la différence des apparences superficielles qu’elles suscitent, des vitesses égales ont les mêmes effets déformants sur la perception de l’espace, du temps et de la puissance personnelle dans les pays pauvres que dans les pays riches. Partout l’industrie type d’homme adapté du transport forge un nouveau aux horaires à la nouvelle géographie et aux nouveaux horaires qui sont son oeuvre.

L’industrie du transport façonne son produit : l’usager. Chassé du monde où les personnes sont douées d’autonomie, il a perdu aussi l’impression de se trouver au centre du monde. Il a conscience de manquer de plus en plus te temps, bien qu’il utilise chaque jour la voiture, le train, l’autobus, le métro et l’ascenseur, le tout pour franchir en moyenne 30 kilomètres, souvent dans un rayon de moins de 10 kilomètres. Le sol se dérobe sous ses pieds, il est cloué à la roue. Qu’il prenne le métro ou l’avion, il a toujours le sentiment d’avancer moins vite ou moins bien que les autres et il est jaloux des raccourcis qu’empruntent les privilégiés pour échapper à l’exas­pération créée par la circulation. Enchaîné à l’horaire de son train de banlieue, il rêve d’avoir une auto. Épuisé par les embouteillages aux heures de pointe, il envie le riche qui se déplace à contresens. Il paie sa voiture de sa poche, mais il sait trop bien que le PDG utilise les voitures de l’entreprise, fait rembourser son essence comme frais généraux ou se fait louer une voiture sans bourse délier. L’usager se trouve tout au bas de 1’échelle où sans cesse augmentent l’inégalité, le manque de temps et sa propre impuissance, mais pour y mettre fin il s’accroche à l’espoir fou d’obtenir plus de ia même chose : une circulation améliorée par des transports plus rapides. Il réclame des améliorations techniques des véhicules, des voies de circulation et des horaires; ou bien il appelle de ses vœux une révolution qui organise des transports publics rapides en nationalisant les moyens de trans­port. Jamais il ne calcule le prix qu’il lui en coûtera pour être ainsi véhiculé dans un avenir meilleur. Il oublie que de toute accélération supplémentaire, il payera lui-même la facture, sous forme d’impôts directs ou de taxes multiples. Il ne mesure pas le coût indirect du remplacement des voitures privées par des transports publics aussi rapides. Il est incapable d’imaginer les avantages apportés par l’abandon de l’automobile et le recours à la force musculaire de chacun.

L’usager ne voit pas l’absurdité d’une mobilité fondée sur le transport. Sa perception traditionnelle de l’espace, du temps et du rythme propre a été déformée par l’industrie. Il a perdu la liberté de s’imaginer dans un autre rôle que celui d’usager du transport. Sa manie des déplacements lui enlève le contrôle de la force physique, sociale et psychique dont ses pieds sont dotés. L’usager se voit comme un corps emporté à toute vitesse à travers l’espace inac­cessible. Automobiliste, il suit des itinéraires obligés sans rendre possession du sol, sans pouvoir y marquer son domaine. Abandonné à lui-même, il est immobile, isolé, sans lieu.

Devenu un objet qu’on achemine, l’homme parle un nouveau langage. Il va en voiture « retrouver » quelqu’un, il téléphone pour « entrer en contact ».

Pour lui, la liberté de mouvement n’est que la liberté d’être transporté. Il a perdu confiance dans le pouvoir politique qui lui vient de la capacité de pouvoir mar­cher et parler. Il croit que l’activité politique consiste à réclamer une plus large consommation de ces ser­vices qui l’assimilent à une simple marchandise. Il ne demande pas plus de liberté pour des citoyens autonomies, mais de meilleurs services pour des clients soumis. Il ne se bat pas pour garantir sa liberté de se déplacer à son gré et de parler aux autres à sa manière, mais pour asseoir son droit d’être véhiculé et informé. Il désire de meilleurs produits et ne veut pas rompre l’enchaînement à ces produits. Il est urgent qu’il comprenne que l’accélération appelée de ses vœux augmentera son emprisonnement et, qu’une fois réali­sées, ses revendications marqueront le terme de sa liberté, de ses loisirs et de son indépendance.

CHAPITRE IV

Le prix du temps

La vitesse incontrôlée est coûteuse et de moins en moins de gens peuvent se l’offrir. Tout surcroît de vitesse d’un véhicule augmente son coût de propul­sion, le prix des voies de circulation nécessaires et, ce qui est plus grave, la largeur de l’espace que son mouvement dévore. Dès qu’un certain seuil de consommation d’énergie est dépassé par les voya­geurs les plus rapides, il se crée à l’échelle du monde entier une structure de classe de capitalistes de la vitesse. La valeur d’échange du temps reprend la première place, comme le montre le langage : on parle du temps dépensé, économisé, investi, gaspillé, mis à profit. A chacun la société colle une étiquette de prix qui indique sa valeur horaire : plus on va vite, plus l’écart des prix se creuse. Entre l’égalité des chances et la vitesse, il y a corrélation inverse.

Une vitesse élevée capitalise le temps de quelques-­uns à d’énormes taux, mais paradoxalement cela coûte un énorme prix à ceux dont le temps est jugé beaucoup moins précieux. A Bombay il n’y a pas beaucoup de possesseurs de voitures : à ces derniers, il suffit d’une matinée pour se rendre à Poona. L’économie moderne les oblige à faire ce trajet une fois par semaine. Deux générations plus tôt, le voyage aurait pris une semaine, on l’aurait fait une fois par an. Mais ces rares automobiles qui stimulent en apparence les échanges économiques, en fait déran­gent la circulation normale des bicyclettes et des pousse-pousse qui traversent par milliers le centre de Bombay. Ici l’automobile paralyse toute une société. La perte de temps imposée à tous et la muti­lation d’une société augmentent plus vite que le gain de temps dont quelques-uns bénéficient pour leurs excursions. Partout la circulation augmente indéfiniment à mesure qu’on dispose de puissants moyens de transport. Plus on a la possibilité d’être transporté, plus on manque de temps. Passé un seuil critique, l’industrie du transport fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner. L’utilité marginale d’un accroissement de la vitesse de quelques-uns est acquise au prix de la désutilité marginale croissante de cette accélération pour la majorité.

Au-delà d’une vitesse critique, personne ne « gagne » du temps sans en faire « perdre » à quelqu’un d’autre. Celui qui réclame une place dans un véhicule plus rapide affirme ainsi que son temps vaut plus cher que celui du passager d’un véhicule plus lent. Au-delà d’une certaine vitesse, chaque passager se transforme en voleur qui dérobe le temps d’autrui et dépouille la masse de la société. L’accélération de sa voiture lui assure le transfert net d’une part de temps vital. L’importance de ce transfert se mesure en quanta de vitesse. Il défavorise ceux qui restent en arrière et parce que ces derniers composent la majorité, l’affaire pose des problèmes éthiques plus généraux que la dialyse rénale ou les transplantations d’organes.

Au-delà d’une vitesse critique, les véhicules à moteur engendrent des distances aliénantes qu’eux seuls peuvent surmonter. L’absence devient alors la règle, et la présence, l’exception. Une nouvelle piste à travers le sertão brésilien inscrit la grande ville à l’horizon du paysan qui a à peine de quoi survivre, mais elle ne la met pas à sa portée. La nouvelle voie express qui traverse Chicago étend la ville, mais elle aspire vers la périphérie tous ceux qui ont les moyens d’éviter un centre dégradé en ghetto. Une accéléra­tion croissante aggrave l’exploitation des plus faibles, dans l’Illinois comme en Iran.

Du temps de Cyrus à celui de la machine à vapeur, la vitesse de l’homme est restée la même. Quel que fût le porteur du message, les nouvelles ne franchis­saient pas plus de 150 kilomètres par jour. Ni le coureur inca, ni la galère vénitienne, ni le cavalier persan, ni la diligence de Louis XIV n’ont pu rompre cette barrière. Guerriers, explorateurs, marchands ou pèlerins couvraient 30 kilomètres par jour. Comme le dit Valéry : « Napoléon va à la même lenteur que César. » L’Empereur savait qu’« on mesure la prospérité publique aux comptes des diligences », mais il ne pouvait guère presser le mouvement. De Paris à Toulouse, on mettait deux cents heures à 1’époque romaine, et encore cent cinquante-huit heures avec la diligence en 1782. Le XIXe siècle a, le premier, accéléré le mouvement des hommes. En 1830, le même trajet ne demandait plus que cent dix heures, mais à condition d’y mettre le prix : cette année-là, 1 150 équipages versèrent et provoquèrent plus d’un millier de décès. Puis le chemin de fer suscita un brusque changement. En 1855 Napoléon III pouvait se vanter d’avoir franchi d’un trait la distance Paris-Marseille à la moyenne de 96 kilomètres à l’heure. Entre 1850 et 1900, la distance moyenne par­courue en un an par chaque Français a été multipliée par cent. C’est en 1893 que le réseau ferroviaire anglais atteignit son extension maximum. Alors les trains de voyageurs se trouvèrent à leur coût optimum calculé en temps nécessaire pour les entretenir et les conduire à destination.

Au degré suivant d’accélération, le transport commença à dominer la circulation, et la vitesse, à classer les destinations selon une hiérarchie. Puis le nombre de chevaux-vapeur utilisés détermina la classe de tout dirigeant en voyage, selon une pompe dont même les rois n’avaient pas osé rêver. Chacune de ces étapes a rabaissé d’autant le rang de ceux qui sont limités à un moindre kilométrage annuel. Quant à ceux qui nilont que leur propre force pour se déplacer, ils sont considérés comme des outsiders sous-développés. Dis­-moi à quelle vitesse tu te déplaces, je te dirai qui tu es. Celui qui peut profiter de l’argent des contribuables dont se nourrit Concorde, appartient sans aucun doute au gratin.

En l’espace des deux dernières générations, la voi­ture est devenue le symbole d’une carrière réussie, tout comme l’école est devenue celui d’un avantage social de départ. Une telle concentration de puissance doit produire sa propre justification. Dans les États capitalistes, on dépense les deniers publics pour permettre à un homme de parcourir chaque année plus de kilomètres en moins de temps, pour la seule raison qu’on a déjà investi encore plus d’argent pour allonger la durée de sa scolarité. Sa valeur présumée comme moyen intensif de production du capital détermine les conditions de son transport. Mais la haute valeur sociale des capitalistes du savoir n’est pas le seul motif pour estimer leur temps de manière privilégiée. D’autres étiquettes idéologiques sont aussi utiles pour ouvrir l’accès au luxe dont d’autres gens paient le prix. Si maintenant il faut répandre les idées de Mao en Chine avec des avions à réaction, cela signifie seulement que, dès à présent, deux classes sont nécessaires pour conserver les acquis de la Longue Marche, l’une qui vive au milieu des masses et l’autre, au milieu des cadres. Sans doute, dans la Chine populaire, la suppression des niveaux intermé­diaires a-t-elle permis une concentration efficace et rationnelle du pouvoir, néanmoins elle marque aussi une nouvelle différence entre le temps du conducteur de bœufs et celui du fonctionnaire qui voyage en avion à réaction. L’accélération concentre inévitablement les chevaux-vapeur sous le siège de quelques personnes et ajoute au croissant manque de temps du banlieusard le sentiment qu’il reste à la traîne.

Ordinairement on soutient par un double argument la nécessité de maintenir dans une société industrielle des privilèges disproportionnés. On tient ce privilège pour un préliminaire nécessaire pour que la prospérité de la population tout entière puisse augmenter, ou bien on y voit l’instrument de rehaussement du standing d’une minorité défavorisée. L’exemple de l’accélération révèle clairement l’hypocrisie de ce raisonnement. A long terme, l’accélération du trans­port n’apporte aucun de ces bénéfices. Elle n’engendre qu’une demande universelle de transport motorisé et qu’une séparation des groupes sociaux par niveau de privilèges en creusant des écarts inimaginables jusque-­là. Passé un certain point, plus d’énergie signifie moins d’équité. Au rythme du plus rapide moyen de transport, on voit gonfler le traitement de faveur réservé à quelques-uns aux frais des autres.

CHAPITRE V

La vitesse mangeuse de temps

Il ne faudrait pas négliger le fait que la vitesse de pointe de quelques-uns se paie d’un autre prix qu’une vitesse élevée accessible à tous. La classification sociale par degrés de vitesse impose un transfert net de puissance : les pauvres travaillent et payent pour rester à la traîne. Si les classes moyennes d’une société fondée sur la vitesse peuvent s’efforcer d’oublier cette discrimination, elles ne sauraient supporter une croissance indéfinie des coûts. Certaines dépenses sautent aux yeux actuellement, par exemple la des­truction de l’environnement ou l’exploitation, avec l’aide des militaires, de matières premières dispo­nibles en quantités limitées. Peut-être voilent-elles un prix de l’accélération encore plus lourd. Que chacun puisse se déplacer à grande vitesse, cela signifie qu’il lui restera une part de temps moindre et que toute la société dépensera une plus grande part du temps disponible à transporter les gens. Des voitures qui dépassent la vitesse critique ont tendance à imposer l’inégalité, mais elles installent aussi une industrie auto-suffisante qui cache l’inefficacité du système de transport sous une apparence de raffinement techno­logique. J’estime que limiter la vitesse ne sert pas seulement à défendre l’équité, mais à préserver l’efficacité des moyens de transport, c’est-à-dire à augmenter la distance totale parcourue en diminuant le temps total consacré à cet effet.

On n’a guère étudié les conséquences de la voiture sur le budget-temps (par 24 heures) des individus comme des sociétés. Les travaux déjà faits pour le transport fournissent des statistiques sur le temps nécessaire par kilomètre, sur la valeur de ce temps calculée en dollars ou sur la durée des trajets. Mais rien n’est dit des frais de transport cachés : comment le transport dévore le temps vital, comment la voiture multiplie le nombre des voyages nécessaires, combien de temps on passe à se préparer à un déplacement. De plus, on n’a pas de critère pour estimer la valeur de frais encore plus cachés : le sur-loyer accepté pour resider dans un quartier bien relié au réseau des transports, les dépenses engagées pour préserver un secteur du bruit, de la saleté et des dangers physiques dus aux voitures. Ce n’est pas parce qu’on ne calcule pas les dépenses en budget-temps social qu’il faut croire ce calcul impossible, encore moins faut-il négliger d’utiliser le peu d’informations recueillies. Elles montrent que partout, dès qu’une voiture dépasse la vitesse de 25 kilomètres à l’heure, elle provoque un manque de temps croissant. Ce seuil franchi par l’industrie, le transport fait de l’homme un errant d’un nouveau genre : un éternel absent toujours éloigné de son lieu de destination, incapable de l’atteindre par ses propres moyens, et pourtant obligé de s’y rendre chaque jour. Aujourd’hui les gens travaillent une bonne partie de la journée seulement pour gagner l’argent nécessaire pour aller travailler. Depuis deux générations, dans les pays industrialisés, la durée du trajet entre le logement et le lieu de travail a augmenté plus vite que n’a diminué, dans la même période, la durée de la journée de travail. Le temps qu’une société dépense en transport augmente proportionnellement à la vitesse du moyen de transport public le plus rapide. À présent, le Japon précède les États-Unis dans ces deux domai­nes. Quand la voiture brise la barrière qui protège l’homme de l’aliénation et l’espace de la destruction, le temps vital est dévoré par les activités nées du transport.

Que cette voiture qui file à toute allure sur la route soit le bien de l’État ou d’un particulier, cela ne change rien au manque de temps et à la surprogram­mation accrus par chaque accélération. Pour trans­porter un passager sur une distance donnée, un autobus a besoin de trois fois moins d’essence qu’une voiture de tourisme. Un train de banlieue est dix fois plus efficace qu’une telle voiture. Autobus et trains pourraient devenir encore plus efficaces et moins nuisibles à l’environnement. Transformés en propriété publique et gérés rationnellement, les deux pourraient être exploités et organisés de façon à considérablement rogner les privilèges que le régime de propriété privée et une organisation incompétente suscitent. Mais, tant que n’importe quel système de véhicules s’impose à nous avec une vitesse de pointe illimitée, nous sommes obligés de dépenser plus de temps pour payer le transport, porte à porte, de plus de gens, ou de verser plus d’impôts pour qu’un petit groupe voyage beaucoup plus loin et plus vite que tous les autres. La part du budget-temps social consacrée au transport est déterminée par l’ordre de grandeur de la vitesse de pointe permise par ledit système de transport.

CHAPITRE VI

Le monopole radical de l’industrie

Quand on évoque le plafond de vitesse à ne pas dépasser, il faut revenir à la distinction déjà faite entre le transit autogène et le transport motorisé et définir leur quote-part respective dans la totalité des déplacements des personnes qui constituent la circu­lation.

Le transport est un mode de circulation fondé sur l’utilisation intensive du capital, et le transit, sur un recours intensif au travail du corps. Le transport est un produit de l’industrie dont les usagers sont les clients. C’est une marchandise affectée de rareté. Toute amélioration du transport se réalise sous condition de rareté accrue, tandis que la vitesse, et donc le coût, augmentent. Les conflits suscités par l’insuffisance du transport prennent la forme d’un jeu où l’un gagne ce que l’autre perd. Au mieux, un tel conflit admet une solution à la manière du dilemme des deux prisonniers décrit par A. Rapoport : si tous deux coopèrent avec leur gardien, leur peine de prison sera écourtée.

Le transit n’est pas un produit industriel, c’est l’opération autonome de ceux qui se déplacent. Il a par définition une utilité, mais pas de valeur d’échange, car la mobilité personnelle est sans valeur marchande. La capacité de participer au transit est innée chez l’homme et plus ou moins également partagée entre des individus valides ayant le même âge. L’exercice de cette capacité peut être limité quand on refuse à une catégorie déterminée de gens le droit d’emprunter un chemin déterminé, ou encore quand une popu­lation manque de chaussures ou de chemins. Les conflits sur les conditions de transit prennent la forme d’un jeu où tous les partenaires peuvent en même temps obtenir un gain en mobilité et en espace de mouvement.

La circulation totale résulte donc de deux modes de production, l’un appuyé sur l’utilisation intensive du capital, l’autre sur le recours intensif au travail du corps. Les deux peuvent se compléter harmonieu­sement aussi longtemps que les outputs autonomes sont protégés de l’invasion du produit industriel.

Les maux de la circulation sont dus, à présent, au monopole du transport. L’attrait de la vitesse a séduit des milliers d’usagers qui croient au progrès et acceptent les promesses d’une industrie fondée sur l’utilisation intensive du capital. L’usager est persuadé que les véhicles su­rpuissants lui permettent de dépasser l’autonomie limitée don’t il a joui tant qu’il s’est déplacé par ses seuls moyens ; aussi consent-­il à la domination du transport organisé aux dépens du transit autonome. La destruction de l’environnement est encore la moindre des conséquences néfastes de ce choix. D’autres, plus graves, touchent la multi­plication des frustrations physiques, la désutilité croissante de la production continuée, la soumission à une inégale répartition du pouvoir — autant de manifestations d’une distorsion de la relation entre le temps de vie et l’espace de vie. Dans un monde aliéné par le transport, l’usager devient un consom­mateur hagard, harassé de distances qui ne cessent de s’allonger.

Toute société qui impose sa règle aux modes de déplacement opprime en fait le transit au profit du transport. Partout où non seulement l’exercice de privilèges, mais la satisfaction des plus élémentaires besoins sont liés à l’usage de véhicules surpuissants, une accélération involontaire des rythmes personnels se produit. Dès que la vie quotidienne dépend du transport motorisé, l’industrie contrôle la circulation. Cette mainmise de l’industrie du transport sur la mobilité naturelle fonde un monopole bien plus dominateur que le monopole commercial de Ford sur le marché de l’automobile ou que celui, politique, de l’industrie automobile à l’encontre des moyens de transport collectifs. Un véhicule surpuissant fait plus : il engendre lui-même la distance qui aliène. A cause de son caractère caché, de son retranchement, de son pouvoir de structurer la société, je juge ce monopole radical. Quand une industrie s’arroge le droit de satis­faire, seule, un besoin élémentaire, jusque-là l’objet d’une réponse individuelle, elle produit un tel mono­pole. La consommation obligatoire d’un bien qui consomme beaucoup d’énergie (le transport motorisé) restreint les conditions de jouissance d’une valeur d’usage surabondante (la capacité innée de transit). La circulation nous offre l’exemple d’une loi écono­mique générale : tout produit industriel dont la consom­mation par personne dépasse un niveau donné exerce un monopole radical sur la satisfaction d’un besoin. Passé un certain seuil, l’école obligatoire ferme l’accès au savoir, le système de soins médicaux détruit les sources non thérapeutiques de la santé, le transport paralyse la circulation.

D’abord le monopole radical est institué par l’adaptation de la société aux fins de ceux qui consom­ment les plus forts quanta; puis il est renforcé par l’obligation, faite à tous, de consommer le quantum minimum sous lequel se présente le produit. La consommation forcée prend des formes différentes, selon, qu’il s’agit d’objets matériels où se concrétise de l’énergie (vêtements, logement, etc.), d’actes où se communique de l’information (éducation, médecine, etc.). D’un domaine à l’autre, le conditionnement industriel des quanta atteindra son niveau critique pour des valeurs différentes, mais pour chaque grande classe de produits on peut fixer l’ordre de grandeur ou se place le seuil critique. Plus la limite de vitesse d’une société est haute, plus le monopole du transport y devient accablant. Qu’il soit possible de déterminer l’ordre de grandeur des vitesses auxquelles le transport commence à imposer son monopole radical à la circulation, cela ne suffit pas à prouver qu’il soit aussi possible de simplement déterminer en théorie quelle limite supérieure de vitesse une société devrait retenir.

Nulle théorie, mais la seule politique peut déterminer jusqu’à quel degré un monopole est tolérable dans une société donnée. Qu’il soit possible de déterminer un degré d’instruction obligatoire à partir duquel recule l’apprentissage par l’observation et par l’action, cela ne permet pas au théoricien de fixer le niveau d’indus­trialisation de la pédagogie qu’une culture peut sup­porter. Seul le recours à des procédures juridiques et, surtout, politiques peut conduire à des mesures spécifiques, malgré leur caractère provisoire, grâce auxquelles on pourra réellement imposer une limite à la vitesse ou à la scolarisation obligatoire dans une société. L’analyse sociale peut fournir un schéma théorique afin de borner la domination du monopole radical, mais seules des procédures politiques peuvent déterminer le niveau de limitation à retenir volontairement. Une industrie n’exerce pas sur toute une société un monopole radical grâce à la rareté des biens produits ou grâce à son habileté à évincer les entre­prises concurrentes, mais par son aptitude à créer le besoin qu’elle est seule à pouvoir satisfaire.

Dans toute l’Amérique latine, les chaussures sont rares et bien des gens n’en portent jamais. Ils mar­chent pieds nus ou mettent d’excellentes sandales fabriquées par les artisans les plus divers. Jamais le manque de chaussures n’a limité leur transit. Mais dans de nombreux pays sud-américains, les gens sont forcés de se chausser, dès lors que le libre accès à l’école, au travail et aux services publics est interdit aux va-nu-pieds. Les professeurs et les fonctionnaires du Parti interprètent l’absence de chaussures comme la marque d’une indifférence à l’égard du « progrès ». Sans que les promoteurs du développement national conspirent avec les industriels de la chaussure, un accord accord implicite bannit dans ces pays tout va-nu-pieds hors des services importants.

Comme les chausseurs, les écoles ont toujours été un bien rare. Mais jamais une minorité privilégiée d’élèves n’a pu à elle seule faire de l’école un empêchement à l’acquisition du savoir. Il a fallu rendre l’école obligatoire pour une période limitée (et lui adjoindre la liberté, illimitée, de lever des impôts) pour que l’éducateur ait le pouvoir d’interdire aux sous-consommateurs de thérapie éducative d’apprendre un métier sur le tas. Une fois établie la scolarisation obligatoire, on a pu imposer à la société toute une organisation sans cesse plus complexe à laquelle ne peuvent s’adapter les non-scolarisés et non-programmés.

Dans le cas de la circulation, l’éventuelle puissance d’un monopole radical est très concevable. Imagi­nons de pousser à son terme l’hypothèse d’une par­faite distribution des produits de l’industrie du trans­port. Ce serait l’utopie d’un système de transport motorisé, libre et gratuit. La circulation serait exclu­sivement réservée à un système de transport public, financé par un impôt progressif sur le revenu où il serait tenu compte de la distance du domicile à la plus proche station du réseau et au lieu de travail, conçu pour que le premier venu soit le premier servi, et sans aucun droit de priorité au médecin, au touriste ou au PDG. Dans ce paradis des fous, tous les voyageurs seraient égaux, et tous également prisonniers seraient du transport. Privé de l’usage de ses pieds, le citoyen de cette utopie motorisée serait l’esclave du réseau de transport et l’agent de sa prolifération.

Certains apprentis sorciers, déguisés en architectes, proposent une issue illusoire au paradoxe de la vitesse. A leur sens, l’accélération impose des inégalités, une perte de temps et des horaires rigides pour la seule raison que les gens ne vivent pas selon des rnodèles et dans des formes bien adaptés aux véhicules. Ces architectes futuristes voudraient que les gens vivent et travaillent dans des chapelets de tours autarciques, reliées entre elles par des cabines très rapides. Soleri, Doxiadis ou Fuller résoudraient le problème créé par le transport à grande vitesse en englobant tout l’habitat humain dans ce problème. Au lieu de se demander comment conserver aux hommes la surface de la terre, ils cherchent à créer des réserves sur une terre abandonnée aux ravages des produits industriels.

CHAPITRE VII

Le seuil insaisissable

Une vitesse de transport optimale paraît arbitraire ou autoritaire à l’usager, tandis qu’au muletier elle semble aussi rapide que le vol de l’aigle. Quatre ou six fois la vitesse d’un homme à pied, c’est un seuil trop bas pour être pris en considération par l’usager, trop élevé pour représenter une limite possible pour les deux tiers de l’humanité qui se déplacent encore par leurs propres moyens.

Ceux qui planifient le logement, le transport ou l’éducation des autres appartiennent tous à la classe des usagers. Leur revendication de pouvoir découle de la valeur que leurs employeurs, publics ou privés, attribuent à l’accélération. Sociologues et ingénieurs savent composer sur ordinateurs un modèle de la circulation à Calcutta ou à Santiago et implanter des voies pour aérotrains d’après leur conception abstraite d’un bon réseau de transport. Leur foi dans l’efficacité de la puissance les aveugle sur l’efficacité supérieure du renoncement à son utilisation. En augmentant la charge énergétique, ils ne font qu’am­plifier des problèmes qu’ils sont incapables de résoudre. Il ne leur vient pas à l’esprit de renoncer à la vitesse et de choisir un ralentissement général et une diminution de la circulation pour dénouer l’imbro­glio du transport. Ils ne songent pas à améliorer leurs programmes en interdisant de dépasser en ville la vitesse du vélo. Un préjugé mécaniste les empêche d’optimiser les deux composantes de la circulation dans le même modèle de simulation. L’expert en développement qui, dans sa Land-Rover, s’apitoie sur le paysan qui conduit ses cochons au marché, refuse ainsi de reconnaître les avantages relatifs de la marche. Il a tendance à oublier qu’ainsi, ce paysan dispense dix hommes de son village d’aller au marché et de perdre leur temps sur les chemins, alors que l’expert et tous les membres de sa famille doivent, chacun pour son compte, toujours courir les routes. Pour un tel homme, porté à concevoir la mobilité humaine en termes de progrès indéfini, il ne saurait y avoir de taux de circulation optimal, mais seule­ment une unanimité passagère à un stade donné de développement technique. L’enragé du développe­ment et son homologue africain, atteint par conta­gion, ignorent l’efficacité optimale d’une technique « pauvre ». Sans doute pour eux la limitation de la consommation d’énergie sert à protéger l’environnement, une technique « simple » apaisera provi­soirement les pauvres, et une vitesse limitée permet­tra à plus de voitures de rouler sur moins de routes. Mais l’auto-limitation pour protéger un moyen de la perte de sa propre fin, cela reste extérieur à leurs considérations.

La plupart des Mexicains, sans parler des Indiens et des Africains, sont dans une tout autre situation. Le seuil critique de vitesse se situe bien au-delà de ce qu’ils connaissent ou attendent, à quelques exceptions près. Ils appartiennent encore à la catégorie des hommes qui se déplacent par eux-mêmes. Plu­sieurs d’entre eux gardent le souvenir d’une aventure motorisée, mais la plupart n’ont jamais franchi le seuil critique de vitesse. Dans deux États mexicains caractéristiques, le Guerrero et le Chiapas, en 1970, moins de 1 % de la population avait parcouru au moins une fois plus de 15 kilomètres en une heure. Les véhicules où ces gens s’entassent parfois rendent le voyage plus facile, mais guère plus rapide qu’à bicyclette. L’autocar de troisième classe ne sépare pas le fermier de ses cochons et il les transporte tous ensemble au marché, sans leur faire perdre de poids. Ce premier contact avec le « confort » motorisé ne rend pas esclave de la vitesse destructrice.

L’ordre de grandeur où situer la limite critique de vitesse est trop bas pour être pris au sérieux par l’usager et trop élevé pour concerner le paysan. Ce chiffre est si évident qu’il en devient invisible. Toutes les études sur la circulation s’occupent seulement de servir l’avenir de l’industrie du transport. Aussi l’idée d’adopter cet ordre de grandeur pour limiter la vitesse rencontre-t-elle une résistance obstinée. L’instaurer, ce serait priver de sa drogue l’homme industrialisé, intoxiqué par de fortes doses d’énergie, et interdire aux gens sobres de goûter un jour cette ivresse inconnue.

Vouloir susciter sur ce point une contre-recherche ne constitue pas seulement un scandale, mais aussi une menace. La frugalité menace l’expert, censé savoir pourquoi le banlieusard doit prendre son train à 8hl5 et à 8h4l et pourquoi il convient d’employer tel ou tel mélange de carburants. Que par un processus politique on puisse déterminer un ordre de grandeur naturel, impossible à éluder et ayant valeur de limite, cette idée reste étrangère à l’échelle de valeurs et au monde de vérités de l’usager. Chez lui, le respect des spécialistes qu’il ne connaît même pas se transforme en aveugle soumission. Si l’on pouvait trouver une solution politique aux pro­blèmes créés par les experts de la circulation, alors on pourrait appliquer le même traitement aux pro­blèmes d’éducation, de santé ou d’urbanisme. Si des profanes, participant activement à une procédure politique, pouvaient déterminer l’ordre de grandeur d’une vitesse optimale de circulation, alors les fonda­tions sur lesquelles repose la charpente des sociétés industrielles seraient ébranlées. La recherche que je propose est subversive. Elle remet en question l’accord général sur la nécessité de développer le transport et la fausse opposition politique entre tenants du trans­port public et partisans du transport privé.

CHAPITRE VIII

Les degrés de la mobilité

Le roulement à billes a été inventé il y a un siècle. Grâce à lui le coefficient de frottement est devenu mille fois plus faible. En ajustant convenablement un roulement à billes entre deux meules néolithiques, un Indien peut moudre à présent autant de grain en une journée que ses ancêtres en une semaine. Le roulement à billes a aussi rendu possible l’invention de la bicyclette, c’est-à-dire l’utilisation de la roue, — la dernière, sans doute, des grandes inventions néolithiques —, au service de la mobilité obtenue par la force musculaire humaine. Le roulement à billes est ici le symbole d’une rupture définitive avec la tradition et des directions opposées que peut prendre le développement. L’homme peut se déplacer sans l’aide d’aucun outil. Pour transporter chaque gramme de son corps sur un kilomètre en dix minutes, il dépense 0,75 calorie. Il forme une machine thermo­dynamique plus rentable que n’importe quel véhicule à moteur et plus efficace que la plupart des animaux. Proportionnellement à son poids, quand il se déplace, il produit plus de travail que le rat ou le bœuf, et moins que le cheval ou l’esturgeon. Avec ce rende­ment, il a peuplé la terre et fait son histoire. A ce même niveau, les sociétés agraires consacrent moins de 5 % et les nomades moins de 8 % de leur budget-temps à circuler hors des habitations ou des campe­ments.

A bicyclette, l’homme va de trois à quatre fois plus vite qu’à pied, tout en dépensant cinq fois moins d’énergie. En terrain plat, il lui suffit alors de dépenser 0,15 calorie pour transporter un gramme de son corps sur un kilomètre. La bicyclette est un outil parfait qui permet à l’homme d’utiliser au mieux son énergie métabolique pour se mouvoir : ainsi outillé, l’homme dépasse le rendement de toutes les machines et celui de tous les animaux.

Si l’on ajoute à l’invention du roulement à billes celles de la roue à rayons et du pneu, cette conjonction a pour 1’histoire du transport plus d’importance que tous les autres événements, à l’exception de trois d’entre eux. D’abord, à 1’aube de la civilisation, l’invention de la roue transféra les fardeaux des épau­les des hommes à la brouette. Puis au Moyen Age, en Europe, les inventions du bridon, du collier d’épaules et du fer à cheval multiplièrent par cinq le rendement thermodynamique du cheval et transformèrent l’éco­nomie en permettant de fréquents labourages et la rotation des assolements. De plus, elles mirent à la portée des paysans des champs éloignés : ainsi on vit la population rurale passer de hameaux de six familles à des villages de cent feux, groupés autour de l’église, du marché, de la prison et, plus tard, de l’école. Cela rendit possible la mise en culture de terres situées plus au nord et déplaça le centre du pouvoir vers des régions plus froides. Enfin, la construction par les Portugais au XVe siècle des premiers vaisseaux de haute mer posa, sous 1’égide du capitalisme européen naissant, les fondements d’une économie de marché mondiale et de l’impérialisme moderne.

L’invention du roulement à billes marqua une qua­trième révolution. Elle permit de choisir entre plus de liberté et d’équité d’une part et une vitesse et une exploitation accrues d’autre part. Le roulement à billes est un élément fondamental dans deux formes de déplacement, respectivement symbolisées par le vélo et par l’automobile. Le vélo élève la mobilité autogène de l’homme jusqu’à un nouveau degré, au-delà duquel il n’y a plus en théorie de progrès possible. A l’opposé, la cabine individuelle accélérée a rendu les sociétés capables de s’engager dans un rituel de la vitesse qui progressivement les paralyse.

Que s’établisse un monopole d’emploi rituel d’un outil potentiellement utile n’est pas un phénomène nouveau. Il y a des millénaires, la roue déchargea le porteur esclave de son fardeau, mais seulement dans les pays d’Eurasie. Au Mexique, bien que très connue, la roue ne fut jamais utilisée pour le transport, mais exclusivement pour fabriquer de petites voitures des­tinées à des dieux en miniature. Que la charrette ait été un objet tabou dans l’Amérique d’avant Cortès ne doit pas nous étonner davantage que le fait que le vélo soit tabou dans la circulation moderne.

Il n’est absolument pas nécessaire que l’invention du roulement à billes serve, à l’avenir, à augmenter encore la consommation d’énergie et engendre ainsi le manque de temps, le gaspillage de l’espace et des privilèges de classe. Si le nouveau degré de mobilité autogène offert par le vélo était protégé de la dévalua­tion, de la paralysie et des risques corporels pour le cycliste, alors il serait possible de garantir à tout le monde une mobilité optimale et d’en finir avec un système qui privilégie les uns et exploite les autres au maximum. On pourrait contrôler les formes d’urba­nisation, si la structuration de l’espace était liée à l’aptitude des honnnes à s’y déplacer. Limiter abso­lument la vitesse, c’est retenir la forme la plus décisive d’aménagement et d’organisation de l’espace. Selon qu’on l’utilise dans une technique vaine ou profitable, le roulement à billes change de valeur.

Un vélo n’est pas seulement un outil thermodynamique efficace, il ne coûte pas cher. Malgré son très bas salaire, un Chinois consacre moins d’heures de travail à l’achat d’une bicyclette qui durera longtemps qu’un Américain à l’achat d’une voiture bientôt hors d’usage. Les aménagements publics nécessaires pour les bicyclettes sont comparativement moins chers que la réalisation d’une infrastructure adaptée à des véhi­cules rapides. Pour les vélos, il ne faut de routes goudronnées que dans les zones de circulation dense, et les gens qui vivent loin d’une telle route ne sont pas isolés, comme ils le seraient s’ils dépendaient de trains ou de voitures. La bicyclette élargit le rayon d’action personnel sans interdire de passer où l’on ne peut rouler : il suffit alors de pousser son vélo.

Le vélo nécessite une moindre place. Là où se gare une seule voiture, on peut ranger dix-huit vélos, et l’espace qu’il faut pour faire passer une voiture livre a passage à trente vélos. Pour faire franchir un pont à 40 000 personnes en une heure, il faut deux voies d’une certaine largeur si l’on utilise des trains, quatre si l’on utilise des autobus, douze pour des voitures, et une seule si tous traversent à bicyclette. Le vélo est le seul véhicule qui conduise l’homme de porte à porte, à n’importe quelle heure, et par l’itinéraire de son choix. Le cycliste peut atteindre de nouveaux endroits sans que son vélo désorganise un espace qui pourrait mieux servir à la vie.

La bicyclette permet de se déplacer plus vite, sans pour autant consommer des quantités élevées d’un espace, d’un temps ou d’une énergie devenus égale­ment rares. Chaque kilomètre de trajet est parcouru plus rapidement, et la distance totale franchie annuel­lement est aussi plus élevée. Avec un vélo, l’homme peut partager les bienfaits d’une conquête technique, sans prétendre régenter les horaires, l’espace, ou l’énergie d’autrui. Un cycliste est maître de sa propre mobilité sans empiéter sur celle des autres. Ce nouvel outil ne crée que des besoins qu’il peut satisfaire, au lieu que chaque accroissement de l’accélération pro­duit par des véhicules à moteur crée de nouvelles exigences de temps et d’espace.

Le roulement à billes et les pneus permettent à l’homme d’instaurer un nouveau rapport entre son temps de vie et son espace de vie, entre son propre territoire et le rythme de son être, sans usurper l’espace-temps et le rythme biologique d’autrui. Ces avantages d’un mode de déplacement moderne, fondé sur la force individuelle, sont évidents, pourtant en général on les ignore. On ne se sert du roulement à billes que pour produire des machines plus puissantes ; on avance toujours l’idée qu’un moyen de transport est d’autant meilleur qu’il roule plus vite, mais on se dispense de la prouver. La raison en est que si l’on cherchait à démontrer la chose, on découvrirait qu’il n’en est rien aujourd’hui. La proposition contraire est, en vérité, facile à établir : à présent, on accepte son contenu avec réticence, demain elle deviendra évidente.

Un combat acharné entre vélos et moteurs vient à peine de s’achever. Au Vietnam, une armée sur-indus­trialisée n’a pu défaire un petit peuple qui se déplaçait à la vitesse de ses bicyclettes. La leçon est claire. Des armées dotées d’un gros potentiel d’énergie peuvent supprimer des hommes — à la fois ceux qu’elles défendent et ceux qu’elles combattent —, mais elles ne peuvent pas grand-chose contre un peuple qui se défend lui-même. Il reste à savoir si les Vietnamiens utiliseront dans une économie de paix ce que leur a appris la guerre et s’ils sont prêts à garder les valeurs mêmes qui leur ont permis de vaincre. Il est à craindre qu’au nom du développement industriel et de la consommation croissante d’énergie, les Vietnamiens ne s’infligent à eux-mêmes une défaite en brisant de leurs mains ce système équitable, rationnel et auto­nome, imposé par les bombardiers américains à mesure qu’ils les privaient d’essence, de moteurs et de routes.

CHAPITRE IX

Moteurs dominants et moteurs auxiliaires

Les hommes naissent dotés d’une mobilité presque égale. Cette capacité innée plaide en faveur d’une égale liberté d’aller où bon leur semble. Les citoyens d’une société fondée sur des principes de liberté, d’égalité et de fraternité défendront de toute dimi­nution ce droit fondamental. Peu importe la nature de la menace, que ce soit la prison, l’assignement à résidence, le retrait du passeport ou l’enfermement dans un milieu qui nuit à la mobilité naturelle à seule fin de transformer la personne en usager du transport. Ce droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à la joie de se déplacer ne tombe pas en désuétude du simple fait que la plupart de nos contemporains sont attachés à leur siège par leur ceinture de sécurité idéo­logique. La capacité naturelle de transit est le seul critère utile pour évaluer la contribution réelle du transport à la circulation globale. Il n’y a pas plus de transport que la circulation ne peut en supporter. Il reste à souligner comment se distinguent les formes de transport qui mutilent le droit de mobilité et celles qui l’élargissent.

Le transport peut imposer une triple entrave à la cir­culation : en brisant son flot, en isolant des catégories hiérarchisées de destinations, en augmentant le temps perdu à circuler. On a déjà vu que la clé de la relation entre le transport et la circulation se trouve dans la vitesse maximale du véhicule. On a vu aussi que, passé un certain seuil de vitesse, le transport gêne la circu­lation. Il bloque la mobilité en saturant l’espace de routes et de voitures, il transforme le territoire en un lacis de circuits fermés définis par les degrés d’accélé­ration correspondants, il vole à chacun son temps de vie pour le donner en pâture à la vitesse.

L’inverse vaut aussi. En deçà d’un certain seuil de vitesse, les véhicules à moteur sont un facteur d’ap­point ou d’amélioration en rendant possibles ou plus faciles certaines tâches. Des véhicules à moteur peu­vent transporter les vieillards, les infirmes, les malades et les simples paresseux. Ascenseurs et tapis roulants peuvent hisser sur une colline cyclistes et engins. Des trains peuvent servir aux rotations quotidiennes, mais à la seule condition de ne pas engendrer au terme des besoins qu’ils ne sauraient satisfaire. Et le danger demeure que ces moyens de transport distancent les vélos pour les trajets de chaque jour.

Bien sûr l’avantage d’une voiture est évident pour celui que ne va pas à son lieu de travail, mais part en voyage. Jusqu’à l’époque de la machine à vapeur, le voyageur était ravi de pouvoir franchir 50 kilomètres par jour, que ce fût en bateau, à cheval ou en calèche, soit 3 kilomètres par heure d’un pénible voyage. Le mot anglais travel rappelle encore combien il était dur de voyager : il vient du latin trepalium, ce pal formé de trois épieux, instrument de supplice ayant remplacé la croix dans le haut Moyen Age chrétien. On oublie trop facilement que franchir 25 kilomètres à 1’heure dans une voiture bien suspendue représente un « progrès » longtemps inconcevable.

Un système moderne de transport qui se fixerait cette vitesse d’acheminement permettrait à l’inspec­teur Fix de rattraper Phileas Fogg dans sa course autour du monde en moins de la moitié des 80 jours fatidiques. Il faut voyager à une vitesse qui laisse le temps du voyage rester celui du voyageur. Si l’on demeure en deçà de ces limites, on allège les couts temporels du voyage, pour la production comme pour le voyageur.

Limiter l’énergie consommée et, donc, la vitesse des moteurs ne suffit pas à protéger les plus faibles contre l’exploitation des riches et des puissants : eux trouve­ront encore le moyen de vivre et de travailler dans les bons quartiers, de voyager régulièrement dans des wagons capitonnés et de réserver une voie spéciale pour leurs médecins ou les membres de leur comité central. Avec une vitesse maximale limitée, on pourra réduire ces inégalités à l’aide d’un ensemble d’impôts et de moyens techniques. Avec des vitesses de pointe illimitées, ni l’appropriation publique des moyens de transport ni l’amélioration technique du contrôle n’aboliront l’exploitation et l’inégalité croissantes. L’industrie du transport est la clé de la production optimale de la circulation tant qu’elle n’exerce pas de monopole radical sur la productivité de chacun.

CHAPITRE X

Sous-équipement, sur-développement et maturité technique

La combinaison du transport et du transit qui compose la circulation nous offre un exemple de consom­mation d’énergie socialement optimale, avec la néces­sité d’imposer à cette consommation des limites poli­tiquement définies. La circulation fournit aussi un modèle de la convergence des intentions de développe­ment dans le monde entier et un critère de distinction entre pays sous-équipés et pays surindustrialisés.

Un pays est sous-équipé s’il ne peut fournir à chaque acheteur la bicyclette qui lui conviendrait. Il en est de même s’il ne dispose pas d’un réseau de bonnes pistes cyclables et de nombreux moteurs auxiliaires à faible consommation, utilisables sans frais. En 1975, il n’y a aucune raison technique, économique ou écologique de tolérer où que ce soit un tel retard. Ce serait une honte si la mobilité naturelle de l’homme devait, contre son gré, stagner plus bas que le degré optimal.

Un pays est surindustrialisé lorsque sa vie sociale est dominée par l’industrie du transport qui détermine les privilèges de classe, accentue la pénurie de temps, enchaîne les gens à des réseaux et à des horaires. Sous­équipement et surindustrialisation semblent être au­jourd’hui les deux pôles du développement potentiel. Mais hors de ce champ de tension, se trouve le monde de la maturité technique, de l’efficacité post-indus­trielle où un faible apport technique triomphe du contingentement des marchandises rares qui résulte de l’hybris technique. La maturité technique consiste à maintenir l’usage du moteur dans ces limites au-delà desquelles il se transforme en maître. La maturité économique consiste à maintenir la production indus­trielle dans ces limites en deçà desquelles elle fortifie et complète les formes autonomes de production. C’est le royaume du vélo et des grands voyages, de l’efficacité souple et moderne, un monde ouvert de rencontres libres.

Pour les hommes d’aujourd’hui, le sous-équipement est ressenti comme une impuissance face à la nature et à la société. La surindustrialisation leur enlève la force de choisir réellement d’autres modes de production et de politique, elle dicte aux rapports sociaux leurs caractéristiques techniques. Au contraire, le monde de la maturité technique respecte la multiplicité des choix politiques et des cultures. Évidem­ment, cette diversité décroît dès que la société indus­trielle choisit la croissance aux dépens de la production autonome.

La théorie ne peut fournir aucune mesure précise du degré d’efficacité post-industrielle ou de maturité technique dans une société donnée. Elle se borne à indiquer l’ordre de grandeur où doivent se situer ces caractéristiques techniques. Chaque communauté dotée d’une histoire doit, selon ses procédures politiques propres, décider à quel degré lui deviennent intoléra­bles la programmation, la destruction de l’espace, le manque de temps et l’injustice. La théorie peut souligner que la vitesse est le facteur critique en ma­tière de circulation, elle peut prouver la nécessité d’une technique à faible consommation d’énergie, mais elle ne peut fixer les limites politiquement réalisables. Le roulement à billes peut provoquer une nouvelle prise de conscience politique qui conserve aux masses le pouvoir sur les outils de la société, ou bien il peut susciter une dictature techno-fasciste.

Il est deux moyens d’atteindre la maturité technique : par la libération de l’abondance ou par la libé­ration du manque. Les deux conduisent au même terme : la reconstruction sociale de l’espace, chacun faisant alors l’expérience toujours neuve de vivre et de se mouvoir là où se trouve le centre du monde.

La libération de l’abondance doit commencer dans les îlots de surcirculation dans les grandes villes, là où les sur-développés trébuchent les uns sur les autres, se laissant catapulter à grande vitesse d’un rendezvous à l’autre, vivant à côté d’inconnus qui se hâtent chacun autre part. Dans ces pays, les pauvres sont sans cesse expédiés d’un bout à l’autre de la ville, perdant ainsi leurs loisirs et leur propre vie sociale. Chaque groupe social (le Noir, le PDG, l’ouvrier, le commissaire) est isolé par la spécificité de sa consommation de transport. Cette solitude au cœur de l’abondance, dont tous ont à souffrir, éclatera si les îlots de surcirculation dans les grandes villes s’étalent et s’il s’ouvre des zones libres de tout transport où les hommes redécouvrent leur mobilité naturelle. Ainsi, dans cet espace dégradé des villes industrielles, pourraient se développer les commencements d’une reconstruction sociale ; les gens qui se disent aujourd’hui riches rompront leurs liens avec le trans­port surefficace dès qu’ils sauront apprécier l’horizon de leurs îlots de circulation et redouter d’avoir à s’éloigner de chez eux.

La libération du manque naît à l’opposé. Elle brise le resserrement du village dans la vallée et débarrasse de l’ennui d’un horizon étroit, de l’oppression d’un monde isolé sur lui-même. Élargir la vie au-delà du cercle des traditions est un but atteignable en quelques années pour les pays pauvres, mais seulement pour qui saura écarter la soumission au développement indus­triel incontrôlé, soumission qu’impose l’idéologie de la consommation énergétique sans limite.

La libération du monopole radical de l’industrie, le choix joyeux d’une technique « pauvre » sont possibles là où les gens participent à des procédures politiques fondées sur la garantie d’une circulation optimale. Cela exige qu’on reconnaisse l’existence de quanta d’énergie socialement critiques, dont l’igno­rance a permis la constitution de la société indus­trielle. Ces quanta d’énergie conduiront ceux qui consomment autant, mais pas plus, à l’âge post-industriel de la maturité technique.

Cette libération ne coûtera guère aux pauvres, mais les riches payeront cher. Il faudra bien qu’ils en payent le prix si l’accélération du système de trans­port paralyse la circulation. Ainsi une analyse concrète de la circulation révèle la vérité cachée de la crise de l’énergie : les quanta d’énergie conditionnés par l’industrie ont pour effets l’usure et la dégradation du milieu, l’asservissement des hommes. Ces effets entrent en jeu avant même que se réalisent les menaces d’épuisement des ressources naturelles, de pollution du milieu physique et d’extinction de la race. Si l’accélération était démystifiée, alors on pourrait choisir à l’est comme à l’ouest, au nord comme au sud, en ville comme à la campagne, d’imposer des limites à l’outil moderne, ces limites en deçà desquelles il est un instrument de libération.

Questionnements sur « Juifs et anarchistes » – Pierre SOMMERMEYER

Ce texte est une revue du livre Juifs et anarchistes – Histoire d’une rencontre, consultable sur https://www.cairn.info/juifs-et-anarchistes–9782841621613.htm#

Texte lu sur le site http://www.socialisme-libertaire.fr/2017/12/questionnements-sur-juifs-et-anarchistes.html

Nous apprecions la sensibilité de l’auteur, et son soucis de justice. Sans toutefois toujours le suivre, quand il s’inquiète, légitimement, mais peut-être un peu trop, sur le risque d’antisémitisme dans les mouvements de lutte pour la Palestine.

C’est pour nous dans ces mouvements et dans la pratique que se dégrossissent les perceptions faussées de l’antisémitisme par la compréhension des enjeux réels de l’occupation. En particulier les dangers idéologiques nationalisme, et la violence du colonialisme. Qui permettent de saisir que rien ne lie le judaïsme ni les juifs à l’occupation, mais que l’état sionisme tend plutot vers un fascisme de type européen.

Les assemblées juives sont toujours pleines à craquer – d’hommes, de femmes, d’enfants et de landaus. L’instinct grégaire de ma race lui a permis de survivre à toutes les horreurs qu’elle a pu endurer. Par ailleurs, qu’adviendrait-il du progrès si les juifs n’étaient pas là ?

Emma Goldman, « The Joy of Touring », Mother Earth, vol. 3, 1906

Dans les années qui précédèrent la Grande Guerre, les anarchistes juifs formèrent, à Montréal comme à Londres, le gros des groupes libertaires. En témoignent les écrits d’Emma Goldman et de Rudolf Rocker.

Chevauchant les sphères du politique, du culturel, du religieux et de l’ethnique, la conjonction de ces deux termes – anarchiste et juif – ne va pas, on l’imagine, sans poser question. De qui parle-t-on, en fait : des juifs anarchistes ou des anarchistes d’origine juive ? On peut constater qu’il n’existe plus, aujourd’hui, de groupes se réclamant à la fois de ces deux dimensions. En Israël, par exemple, lesdits « Anarchistes contre le mur » ne le sont que par défaut. Désignés ainsi par les médias dans un but évident de les discréditer, ces militants radicalement engagés contre ce mur ont accepté le qualificatif sans vraiment savoir, semble-t-il, ce qu’il recouvrait. En ce sens, on ne peut que saluer la publication en français des actes du colloque « Anarchistes et juifs » tenu à Venise en mai 2000 -– même amputés des témoignages relatifs à la « double identité » .

J’avoue d’emblée que la lecture de ce livre a provoqué en moi un certain nombre de questionnements à propos des liens existant entre anarchisme et judaïsme, et donc entre politique, culture, religion et ethnie [1]. Pourquoi ? Certainement parce que je suis personnellement – et profondément – impliqué par cette thématique [2]. Anarchiste depuis quelques décennies, je cherche, en effet, à détecter, à mettre à jour et à comprendre ce qui fait lien – ou, selon les moments historiques, absence de lien – entre ces deux domaines apparemment si différents que sont l’anarchisme et le judaïsme.

Si ces questionnements tiennent bien évidemment à l’existence même de ce livre, ils naissent également des nombreuses béances qui m’apparaissent à sa lecture. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici d’instruire un quelconque procès, mais plutôt de tenter de combler des trous ou de pallier des manques. Ces manques, je sais qu’ils se manifestent dans le milieu anarchiste, dont ce colloque – et donc ce livre – est une projection.

Il est, par exemple, significatif que les dimensions tant sociale que politique de la religion juive – par ailleurs quasiment caricaturale du point de vue du respect des rites – soient ici complètement passées sous silence. Au même titre que l’étroite parenté qu’on peut constater entre la conception révolutionnaire anarchiste traditionnelle et le messianisme juif, cet aspect du lien religieux possible entre anarchisme et judéité méritait d’être examiné à partir de certains textes bibliques. Par ailleurs, des questions aussi importantes que celle des femmes, des juifs séfarades, des Arabes, du nazisme et de la Shoah sont, pour certaines, à peine ébauchées et, pour d’autres, carrément absentes. Sans parler de la question de l’antisémitisme en milieu anarchiste, tout juste effleurée, et de celle du monothéisme, jamais traitée.

Je ne sais s’il me sera possible de combler ces béances, mais j’ai besoin de le tenter. Pour mettre à nu certaines questions que je juge essentielles. Si l’époque de symbiose entre anarchistes et juifs est passée, les liens qui structurèrent cette « double identité » continuent de susciter, au présent, de nombreuses interrogations. Sur les juifs se définissant comme libertaires, mais aussi sur les libertaires dans leurs rapports aux juifs.

Ce questionnement, qu’il faut affronter dans toutes ses dimensions, n’est évidemment pas simple. Il peut même être douloureux.

De la Torah à l’anarchie : vers la société idéale

Nous partirons d’une double constatation : non seulement cette symbiose entre judaïsme et anarchisme a existé, mais il existe encore une certaine fascination du courant anarchiste pour l’univers juif. Comment expliquer, alors, que des tenants d’un anticléricalisme parfois forcené, d’un athéisme affirmé, d’une philosophie si ouvertement opposée à tout substrat ethnique aient pu maintenir des relations si privilégiées avec une catégorie d’individus qui, nolens volens, se réclamaient, à la fois, d’une origine ethnique et d’une religion ?

Pour tenter de répondre à cette question, il faut sans doute en revenir aux origines. Dans une des contributions de cet ouvrage, consacrée à la communauté juive anarchiste en Argentine [3], les auteurs rapportent l’opinion de Higinio Chalcoff : « Nombre d’entre nous ont eu une formation anarchiste par l’intermédiaire de l’éducation religieuse, en tant que nous trouvions dans l’anarchisme une vision plus large de l’humanisme de la tradition juive » (p. 177). Il y aurait donc un arrière-fond anarchiste dans la Torah [4]. Pour incongrue qu’elle soit, cette hypothèse mérite d’être vérifiée à partir des textes bibliques, en particulier pour ce qu’ils disent de l’organisation sociale et de l’État.

Dans une des rares mentions que cet ouvrage fait de cette importante question, Furio Biagini [5] évoque – sans trop s’y arrêter, cependant – cette année « sabbatique » qui contribuera à conférer au judaïsme un évident caractère émancipateur. Pour Furio Biagini, cette année « sabbatique » annonce la libération du travail, de la même façon, ajoute-t-il, que le « jubilé » [6] de la tradition chrétienne – « tout autant révolutionnaire », d’après Biagini – « rétablit l’égalité sociale » (p. 21). C’est évidemment trop court pour être compris.

Récit des origines et loi de base d’une religion ritualisée à l’excès, la Torah consacre une grande partie de ses textes à l’organisation sociale du peuple juif. La Bible juive – ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament – a été rassemblée et publiée probablement vers 480 avant notre ère. Il s’agit d’une collation de différents écrits provenant de diverses traditions et, évidemment, d’une multiplicité d’auteurs. Parmi ces textes, le chapitre 25 du Lévitique pose, en termes précis, les bases de l’organisation sociale du groupe qui se reconnaît comme étant le peuple juif.

On y trouve ceci : «  Tu ensemenceras ton champ, pendant six ans tu tailleras ta vigne et tu en récolteras les produits [Lv 25:3-].  » Et les versets suivants précisent : « Mais en la septième année la terre aura son repos sabbatique, un sabbat pour Yahvé : tu n’ensemenceras pas ton champ et tu ne tailleras pas ta vigne [Lv 25:4-], tu ne moissonneras pas tes épis, qui ne seront pas mis en gerbe, et tu ne vendangeras pas tes raisins, qui ne seront pas émondés. Ce sera pour la terre une année de repos. [Lv 25:5-] » En cette septième année, dite « sabbatique », il faudra donc se nourrir sur les récoltes des années précédentes. Au bout de sept fois sept ans, quarante-neuf ans donc, viendra l’année des Expiations, proclamée sainte et saluée par le son du chofar, cet instrument à vent fabriqué dans la corne d’un bélier. Le Lévitique précise alors  : « Vous déclarerez sainte cette cinquantième année et proclamerez l’affranchissement de tous les habitants du pays. [Lv 25:10-] »

En cette année-là, les esclaves redeviennent libres, les terres acquises reviennent à leur propriétaire originel – Dieu – et on n’achète que les récoltes [7]. Comme toute parole divine, celle-ci exige d’être observée sous peine de sanction. Pour le cas, énoncée au chapitre 26 du Lévitique, elle n’est pas mince : «  Si vous rejetez mes lois [Lv 26:15-] […] je me tournerai contre vous et vous serez battus par vos ennemis. Vos adversaires domineront sur vous et vous fuirez alors même que personne ne vous poursuivra. [Lv 26:17-]. […] Vous mangerez la chair de vos fils et vous mangerez la chair de vos filles. [Lv 26:29-]  » Et ainsi de suite. Cette menace est récurrente tout au long de ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament.

Dans la pensée rabbinique postérieure à la grande dispersion du premier siècle de notre ère, la portée concrète de ce texte se vit minimisée par les exégètes du fait que les juifs étaient alors un peuple sans territoire. Lorsqu’il accéda à la territorialité, avec la fondation de l’État d’Israël, on souligna son anachronisme au prétexte que les juifs n’étaient plus une communauté d’agriculteurs et de bergers. Il n’empêche que ce texte est porteur d’une authentique promesse de libération sociale dont la force d’évocation perdure et qu’on ne peut évacuer aussi facilement. 

De l’État, du messianisme, de la révolution

L’abandon progressif de ces préceptes va s’accompagner d’un changement de statut du peuple juif, originellement organisé en tribus placées sous l’autorité de juges : les anciens. Les textes racontent que, ne supportant plus cet état de fait, les juifs cherchèrent à devenir – déjà ! – un peuple comme les autres, régi par un roi. Si l’on ne peut parler de désir d’État au vrai sens du terme, la différence est mince. Saül, premier roi d’Israël, fut désigné par Samuel, prophète et dernier juge, qui s’adressa au peuple en ces termes [8] : (IS fait référence à Isaïe, donc cela s’écrit 1S) « Voici quel sera le droit du roi qui régnera sur vous. Il prendra vos fils, et il les mettra sur ses chars et parmi ses cavaliers, afin qu’ils courent devant son char [1S 8 :11-] ; il s’en fera des chefs de mille et des chefs de cinquante, et il les emploiera à labourer ses terres, à récolter ses moissons, à fabriquer ses armes de guerre et l’attirail de ses chars [1S 8 :12-]. Il prendra vos filles, pour en faire des parfumeuses, des cuisinières et des boulangères [1S 8 :13-]. Il prendra la meilleure partie de vos champs, de vos vignes et de vos oliviers, et la donnera à ses serviteurs [1S 8 :14-]. Il prendra la dîme du produit de vos semences et de vos vignes, et la donnera à ses serviteurs [1S 8 :15-]. Il prendra vos serviteurs et vos servantes, vos meilleurs bœufs et vos ânes, et s’en servira pour ses travaux [1S 8 :16]. Il prendra la dîme de vos troupeaux, et vous-mêmes serez ses esclaves [1S 8 :17-]. »

Cette prophétie, qui aurait pu être énoncée par n’importe quel anarchiste, préfigure exactement ce qu’il en adviendra du devenir du peuple juif. Mais, parallèlement à ce rejet de l’organisation traditionnelle et à l’instauration de la royauté –dont la Bible, que d’aucuns finiront par prendre pour un livre d’histoire, sera la mémoire événementielle –, se fera jour une autre tradition, de contestation de l’ordre établi. Montant de ces périodes troublées, la longue plainte des prophètes – prédisant, de façon répétée, les malheurs qui s’abattront sur le peuple élu s’il ne change pas – ouvrira, paradoxalement, la perspective de possibles temps meilleurs et donnera naissance à ce messianisme juif si caractéristique [9].

«  L’esprit du Seigneur Yahvé est sur moi, car Yahvé m’a donné l’onction ; il m’a envoyé porter la nouvelle aux pauvres, panser les cœurs meurtris, annoncer aux captifs la libération et aux prisonniers la délivrance [Is 61 :1-], proclamer une année de grâce de la part de Yahvé et un jour de vengeance pour notre Dieu, pour consoler tous les affligés [Is 61 :2-]. » Le messianisme juif trouve son origine textuelle dans ces versets d’Isaïe [10], qui font référence à cette « année de grâce » déjà évoquée. Il s’agit là d’un message prophétique en direction des pauvres. Si le mot Messie n’apparaît pas littéralement dans cette traduction française de la Bible de Jérusalem, il est contenu dans l’idée d’« onction » [11]. Parallèlement à l’affirmation du retour du messie apparaît l’autre face du discours prophétique, sa dimension révolutionnaire : l’appel à la repentance d’Israël.

L’imprécation d’Osée – « Le pays se prostitue, il abandonne l’Éternel [Os 1:3 -]  » [12] – ou celle de Jérémie – «  Mon héritage, vous l’avez changé en abomination. [Jr 2:7 ]  » [13] – reviennent, en effet, comme antiennes, dans tous les discours prophétiques, qui dénoncent l’injustice – et l’incroyance – des royaumes de Juda et d’Israël, en même temps qu’ils en appellent à la justice sociale et à cette « année de grâce », annoncée par Isaïe. Bien plus tard, Jésus de Nazareth fera de cette année jubilaire un des axes de sa prédication itinérante. C’est d’ailleurs dans une synagogue qu’il reprendra à son compte la prophétie d’Isaïe et, ce faisant, qu’il signera son arrêt de mort pour avoir, en citant ces paroles, demandé des comptes aux riches. Devenu Jésus-Christ par la grâce de ses disciples et successeurs, cette figure prophétique irriguera, de la fin de la domination romaine jusqu’au Moyen Âge tardif, bien des révoltes contre l’injustice sociale.

Le messianisme [14] n’est donc pas seulement l’annonce d’un retour, la croyance en un changement à venir, il est aussi l’affirmation que, ce jour-là, tout sera radicalement changé. En ce sens, il est indissociable de la dimension apocalyptique de l’eschatologie juive. Si pour une partie de la tradition juive, le Messie est le roi à venir, le fils de David, pour une autre, il semble bien que ce soit le Pauvre. De la même façon, les interprétations sur le moment de sa venue sont diverses et contradictoires. Pour les uns, elle n’interviendra que lorsque le monde sera bon et pacifié ; pour les autres, elle ponctuera une longue période où Gog et Magog se livreront, dans un monde en proie aux pires déferlements, une bataille sans merci. C’est à travers ce grand bouleversement que s’accomplira la transformation de l’homme. Dans cette perspective, le parallélisme est évident entre le messianisme juif et un certain catastrophisme révolutionnaire qui fait de la « lutte finale » la condition indispensable à l’éclosion d’une société nouvelle.

Convergence d’imaginaires et points de passage

Il faut donc en convenir : sur divers points – l’aspiration à une société égalitaire, le refus de l’État [15], le renversement radical de l’ordre du monde –, il existe bel et bien une convergence d’imaginaires entre les textes fondamentaux du judaïsme et la tradition anarchiste. S’ils permettent de comprendre pourquoi tant de juifs ayant baigné dans cette parole biblique ont opéré ce passage, ils n’expliquent pas, en revanche, l’intérêt – indiscutable – que nombre d’anarchistes ont manifesté pour cette étrange communauté d’hommes. On pourrait, bien sûr, trouver quelque explication dans le statut de minorité opprimée qui était la sienne et dans cette particulière prédisposition qu’ont les anarchistes à accorder leur soutien aux damnés de la terre.

Il existe, par ailleurs, dans Juifs et anarchistes, quelques références à la séduction que le hassidisme [16] aurait exercée sur certains anarchistes. Ainsi, dans une contribution déjà citée, Furio Biagini, pour qui le hassidisme fut « une explosion d’énergie religieuse créatrice contre les anciennes valeurs devenues inopérantes » (p. 26), n’hésite pas à qualifier ce mouvement de « libertaire » (p. 30) – même s’il précise qu’il est, par la suite, devenu « despotique » (p. 30). Daniel Grinberg [17], quant à lui, précise que « le potentiel révolutionnaire des juifs de Pologne s’affirme pour la première fois au XVIIIe siècle, lorsque le mouvement messianique des hassidim trouva auprès d’eux ses partisans les plus nombreux et les plus zélés » (p. 164). Au nombre des raisons susceptibles d’expliquer cette particulière – et mystérieuse – séduction que des libertaires éprouvèrent pour le hassidisme, il est probable que joua sa dimension « utopique » [18], mais aussi le fait que celui-ci se développa parmi les couches les plus pauvres de la population juive de l’Est européen, entre Russie et Pologne, en pleine période de pogroms. Ce mouvement revivaliste se caractérisa également par une forte propension au retour sur soi – on le qualifia souvent de secte juive – et au refus de l’assimilation [19].

Les anarchistes et le sionisme

« Mais il y a des Arabes en Palestine ! Je ne le savais pas ! » 
Un proche collaborateur de Herzl [20].

« Nous avons la nostalgie d’un Canaan qui ne nous a jamais vraiment appartenu. C’est pourquoi nous sommes toujours à l’avant-garde des utopies et des révolutions messianiques, toujours à la poursuite d’un Paradis Perdu » 
Arthur Koestler, La Tour d’Ezra  [21].

Pour un libertaire soucieux de ne cautionner aucun dérapage antisémite, la critique du sionisme comme idéologie nationaliste n’est jamais simple. Elle l’est d’autant moins que la confusion des genres existe bel et bien entre antisionisme et antisémitisme. Elle existe d’autant que les organisations de soutien à la cause palestinienne n’ont pas toujours été claires sur cette question et que, désormais travaillées au corps par les fondamentalistes, elles le sont chaque fois moins. Autrement dit, l’antisémitisme réel de certains antisionistes continue de faire obstacle à une nécessaire réflexion critique sur le sionisme.
C’est précisément pour répondre à cette récurrence de l’antisémitisme dans la société occidentale, et comme son contrepoint, qu’est né le sionisme. L’idée de créer un État propre aux juifs [22] prit forme à Bâle, en août 1897, avec le premier congrès sioniste mondial. Ce faisant, se mettaient en place les conditions d’un conflit dont le monde n’est toujours pas sorti . 

Évoquée dans plusieurs contributions, la question des relations entre les anarchistes et le sionisme constitue un des aspects centraux de cet ouvrage. Ainsi, s’intéressant à la position de Gershom Scholem, Eric Jacobson [23] insiste sur ce « lien étroit » (p. 58) que le penseur établissait entre anarchisme et sionisme. Pour Scholem, en effet, de même qu’il ne pouvait subsister « aucune distinction entre l’idée prophétique de Sion dans la Torah et le retour à la Palestine du XXe siècle » (p. 58), de même l’autodétermination du peuple juif devait se fonder sur une synthèse entre sionisme et anarchisme. Au risque, comme le signale justement Jacobson, de rester « à mi-chemin » de l’un et de l’autre. Car c’est bien cette impression qui domine chez Scholem d’un éternel partage – ou va-et-vient – entre les idéaux anarchistes et le pragmatisme du sionisme. Jacobson, qui rappelle que Scholem voyait dans l’anarchisme « l’unique théorie sociale qui ait un sens – un sens religieux » [24], précise que, chez lui, ce « choix de l’anarchie » (p. 72) ne réglait pas tout. C’est sans doute ainsi qu’il faut entendre cette parole énigmatique de Scholem, cité par Jacobson : « Peut-être sommes-nous anarchistes, mais nous nous opposons à l’anarchie » [25].

Cette évidente contradiction qu’il y a, pour un anarchiste, à s’inscrire dans un mouvement clairement nationaliste de revendication territoriale traverse plusieurs contributions, mais elle fait l’objet d’un traitement minimal. Au point qu’il est frappant de ne trouver, dans cet ouvrage, aucune trace d’une opposition, fondée sur l’affirmation des valeurs a-patriotiques propres aux anarchistes, à l’établissement d’un État juif en Palestine.

C’est ainsi que Mina Graur [26] rappelle que Moses Hess préconisait, dès 1862, « la création d’un Commonwealth juif en Palestine, dans lequel les juifs auraient pu concrétiser leurs aspirations nationales en donnant vie, en même temps, à une société socialiste » (p. 127). Elle revient également sur le débat qui confronta, en 1907, Mark Yarblum, un anarchiste juif, à Pierre Kropotkine, sur la question de la constitution d’un État juif en Palestine, en précisant que Kropotkine, bien qu’hostile au sionisme par conviction politique, lui opposa surtout des arguments géographiques liés « aux inconvénients climatiques du lieu » (p. 134). Curieusement, il n’est fait aucune référence à l’existence d’une population arabe vivant déjà en Palestine. Ni ici ni ailleurs. Comme si ce problème n’existait pas. Et de fait, à lire Mina Graur, il ne semblait pas exister. Pas plus qu’il n’existait pour Gershom Scholem, à lire Éric Jacobson. Que la présence de cette population – qui n’était en rien responsable des vagues antisémites qui s’abattirent, en Occident, sur la Diaspora – fût, du fait même qu’elle était là, contradictoire avec la constitution d’un État juif, est une donnée qui n’apparaît pas.

Dans ce dispositif d’occultation, les kibboutz vont jouer un rôle essentiel. Augustin Souchy, anarchiste de premier plan qui fit deux séjours en Israël en 1951 et 1962, affichera un bel enthousiasme pour ces réalisations communautaires : « Le kibboutz est ancré dans le sentiment commun de personnes qui se réunissent volontairement pour que la justice sociale devienne une réalité. […] Les établissements de ce type resteront dans l’avenir les prototypes de la justice sociale » [27].

Outre l’influence des conceptions de Kropotkine, Yaacov Oved insiste, en effet, sur le rôle que joua Martin Buber dans « la pénétration des idées de Gustav Landauer au sein des milieux engagés dans la construction des kibboutz » (p. 198). De Buber, « ami intime de Landauer » (p. 198), il dit qu’il « avait une affinité philosophique profonde avec l’anarchisme, en particulier dans ses aspects messianiques et dans sa théorie de l’individu en société, bien qu’il soit difficile de le définir comme un anarchiste dans le sens classique du terme » (p. 198). Jusque-là, l’exposé est juste, mais là où le bât blesse, c’est lorsque Yaacov Oved reprend à son compte, sans l’étayer, l’opinion de Buber selon laquelle Landauer aurait été, dans ses dernières années, « très proche des milieux sionistes » (p. 198). Car il est osé, en effet, d’avancer une telle thèse à partir du seul fait qu’il aurait été invité « à une conférence sur Eretz-Israël qui devait se tenir à Munich en 1919 » (p. 198). Outre le fait qu’il ne put honorer cette invitation pour avoir été assassiné, le 2 mai de cette année-là, lors de l’écrasement de la République des conseils de Munich, son acceptation de s’y rendre ne prouverait rien. Si l’on sait, par Buber et par Scholem [28], que Landauer donna, sur des sujets philosophiques et politiques variés, de nombreuses conférences dans les cercles sionistes de son époque, rien n’indique qu’il eût manifesté, à la fin de sa vie, une particulière sympathie pour le sionisme. À la vérité, il semble plutôt que Landauer ne trancha pas. Comme si, vingt ans après la conférence de Bâle, cette question du sionisme continuait de l’embarrasser. À ce silence, qui reflète plutôt la gêne que tout anarchiste – même singulier, comme Landauer – éprouve forcément devant une revendication de type nationaliste, Buber donna valeur d’approbation. Sans apporter la moindre confirmation historique sur le sujet, c’est cette thèse que reprend Yaacov Oved [29]. Beaucoup plus prudente, la contribution de Siegbert Wolf [30] offre, quant à elle, une vision différente. Concernant la participation de Landauer aux activités des cercles sionistes, Siegbert Wolf indique, en effet : « Landauer jugeait ces réunions fructueuses, tout en étant opposé aux sionistes : il ne pouvait se représenter un judaïsme vivant que dans la Diaspora, et ni en Palestine ni dans un État juif il ne voyait de moment utopique […] » (p. 83). La différence avec Buber – qui, lui, adhérait au sionisme, même de manière tout à fait originale – n’est pas mince. Il est donc difficilement contestable de nier que Buber, dont l’admiration pour le socialisme communautaire de Landauer était en effet totale, se réappropria l’héritage intellectuel de Landauer pour l’adapter à sa propre vision – au vrai sens du terme utopique – d’une « communauté fédérale bi-nationale » (p. 84) en Palestine où, égaux en droit, Juifs et Arabes participeraient d’un même mouvement de « renouveau pour l’humanité tout entière » (p. 84) [31].

Si le sionisme est né de la séculaire persécution antisémite – dont la Shoah a constitué le point de non-retour, rendant humainement incontestables les arguments en faveur de l’existence d’un foyer protecteur pour les survivants –, le projet qu’il portait [32] ne pouvait que glisser vers une revendication nationaliste et étatiste, ce qui, du point de vue anarchiste, était difficilement justifiable. Dans La Tour d’Ezra, Arhur Koestler témoigne de son aventure sioniste. Il y raconte comment cet établissement fut en fait la conquête d’un territoire et comment, la seule identité religieuse étant inopérante pour le cas, cette conquête eut besoin d’une justification raciale. Pour lourd de sens qu’il soit, ce glissement vers une ré-appropriation par le sionisme du concept antisémite de race juive n’est évoqué dans aucune contribution de cet ouvrage. Serait-ce ce qu’avaient compris ces rabbins ultra-orthodoxes qui refusèrent cette « délivrance artificielle » offerte par les sionistes, mais jugée contraire « au chapitre 30 du Deutéronome » [33] ? L’anarchiste athée que je prétends être se gardera bien de trancher un tel débat.

En revanche, le débat sur la manière dont a été perçu l’antisémitisme et analysée la Shoah au sein du mouvement anarchiste, francophone en particulier, mérite, lui, sinon d’être tranché, du moins d’être examiné de près. Poser ce problème n’est pas, à mes yeux, sacrifier à une moderne tendance à la repentance, mais simplement constater que, dès ses origines, le mouvement anarchiste a été confronté à cette question et qu’il ne l’a pas toujours traitée comme il aurait dû.

Les deux formes de l’antisémitisme

Avant d’aller plus avant, il convient de s’entendre sur ce que recouvre le terme d’antisémitisme, en précisant que cette plaie a pris deux formes : l’une, traditionnelle, dont les premières manifestations remontent à avant l’ère chrétienne ; l’autre, idéologique, qui date, elle, du milieu du XIXe siècle.

Habité d’une même curiosité malsaine pour les juifs que Hécatée d’Abdère (IVe siècle avant J.-C.), philosophe grec ayant vécu en Égypte, et Manéthon (IIIe siècle avant J.-C.), prêtre égyptien, Posidonius d’Apamée (135-51 avant J.-C.), philosophe stoïcien vivant à Rhodes, en parla en ces termes : « Les Juifs impies et haïs ont été chassés d’Égypte couverts de lèpre et de dartres, puis ils avaient conquis Jérusalem et avaient perpétué la haine des hommes » [34]. L’intérêt de ce texte, c’est qu’il infirme l’idée d’une concordance mécanique entre l’antisémitisme et l’accusation de déicide, dont le christianisme fit son fonds de commerce. La lèpre antisémite a, en réalité, des racines bien plus anciennes et semble tenir au fait que, cinq cents ans avant l’ère chrétienne, l’irruption du premier monothéisme créa une authentique rupture dans l’imaginaire de l’époque. En opposant la vérité révélée et le Dieu unique aux mensonges et aux idoles, le judaïsme se mit à dos l’ensemble du monde antique méditerranéen [35].

Il faudra plusieurs siècles, en effet, au monothéisme chrétien pour qu’il s’impose à son tour. Sous l’empereur Constantin, l’édit de Milan de l’an 313 garantit à ses adeptes une tolérance qui équivaut à la reconnaissance du christianisme comme religion d’État. Les juifs profiteront de cette reconnaissance, leur monothéisme étant d’autant plus acceptable qu’il n’a pas de visée universelle, contrairement à celui de Rome. Au cours des siècles obscurs du haut Moyen Âge, alors que s’effondrent les structures de l’Empire romain, les seuls points de repère qui demeurent sont les monastères chrétiens et les communautés juives. Ces dernières vont jouer un rôle économique important en favorisant la circulation de l’argent et des esclaves à travers l’Empire carolingien et l’Empire abbasside. En effet, en cette époque où les deux empires sont en guerre, les juifs jouissent de relais communautaires nombreux et fiables dans les deux entités. Musulmans et chrétiens leur accordant leur confiance, ils jouissent d’une situation privilégiée dans le système commercial international de l’époque, exportant armes, esclaves et fourrures de l’Empire carolingien vers l’Empire byzantin [36].

C’est dans ce tréfonds de l’histoire que résident les soubassements de cet antisémitisme traditionnel. Enfouie dans l’inconscient populaire depuis les origines, cette mémoire cachée resurgit, à dates régulières, comme un geyser jamais éteint. Des croisades aux pogroms, en passant par les grandes vagues d’expulsion.

Avec l’affaire Dreyfus (1894) apparaît une autre forme d’antisémitisme, plus idéologique, adaptant l’anti-judaïsme traditionnel à l’esprit du temps, ce temps qui conduira, au lendemain de la Grande Boucherie de 1914, à l’éclosion des fascismes – dont l’antisémitisme obsessionnel du nazisme fut la plus folle expression et la Shoah la plus atroce mise en pratique.

Anarchisme et antisémitisme

Si l’on fait remonter la naissance organique de l’anarchisme au congrès de Saint-Imier (1872), il faudra donc une vingtaine d’années pour que les anarchistes soient directement -– et concrètement – confrontés au problème juif [37]. « Il y avait avant l’affaire Dreyfus, écrit Jean-Marc Izrine, une pensée antisémite prononcée à l’intérieur des mouvements socialistes. C’était dû à plusieurs facteurs : une méconnaissance du judaïsme doublée d’une vision péjorative du juif vivant en Occident ; une critique non contenue de la religion hébraïque sous couvert d’anticléricalisme ; une dénonciation sans nuance du “capital juif ” sous prétexte d’anti-capitalisme » [38]. S’il ne s’agit pas de revenir sur le cas de Proudhon, dont la haine du juif fut récurrente, ou, dans un tout autre ordre d’idée, sur les dérives langagières de Bakounine contre « le juif Marx », on peut néanmoins constater que, comme les autres écoles socialistes, le mouvement anarchiste se laissa parfois aller à certaines connivences malsaines avec cet antisémitisme populaire aux racines aussi vieilles que l’histoire humaine. En ce sens, il lui arriva aussi de participer de ce « socialisme des imbéciles », si justement pointé par August Bebel. Avec l’affaire Dreyfus, ajoute Jean-Marc Izrine, « les libertaires situeront définitivement l’antisémitisme idéologiquement à droite » [39], affirmation qui peut s’admettre si l’on considère que, très majoritairement, les anarchistes s’impliquèrent alors – et parfois les premiers, comme Bernard Lazare [40], et en première ligne – dans le combat dreyfusard, mais qui mérite tout de même d’être nuancée. Ainsi, Sylvain Boulouque [41] atteste de la présence, sinon d’une récurrence antisémite, du moins d’une « conflictualité » potentielle, parfois exprimée, entre anarchisme et judaïsme, au sein du mouvement anarchiste français, et ce bien au-delà de l’affaire Dreyfus. 

Ainsi, une fois la Seconde Guerre mondiale venue, les anarchistes la subirent. Dans l’attente de jours meilleurs et recroquevillés sur eux-mêmes. Si quelques-uns cédèrent à l’infamie, d’autres résistèrent à leur façon, privés de tout car peu enclins à rejoindre les maquis gaullistes ou communistes [42]. Sans gloire, en somme. Pourtant une histoire reste à écrire, celle des réseaux que quelques-uns de ces anarchistes ou syndicalistes révolutionnaires mirent sur pied, et dont l’une des activités fut de porter assistance à des juifs plus traqués qu’eux-mêmes. Il en alla ainsi de Roger Hagnauer, lui-même d’origine juive et membre du noyau de La Révolution prolétarienne, et de sa femme Yvonne Hagnauer, pédagogue et syndicaliste, qui jouèrent un rôle considérable dans le sauvetage de gamins juifs, accueillis et cachés, en 1942 et 1943, dans leur Maison d’enfants de Sèvres [43]. Il en alla encore ainsi des anarchistes espagnols du réseau d’évasion du groupe Ponzán [44], qui, au risque de leurs propres vies, passèrent de nombreux juifs en Espagne pour les tirer des griffes des autorités de Vichy et de la Gestapo.

Si l’on peut comprendre que, comme tant d’autres, les anarchistes ne saisirent pas la spécificité de la « solution finale », une interrogation demeure ouverte, du moins pour moi. Même passé l’effroi provoqué par la découverte de l’horreur concentrationnaire, le mouvement anarchiste français d’après-guerre n’eut non seulement rien à dire – ou si peu – sur un événement aussi considérable que la Shoah, mais il fit preuve d’une rare tolérance vis-à-vis d’un personnage au parcours sinueux qui fréquenta assidûment ses rangs, durant les années 1950, et y trouva quelques complicités suspectes. Comme justification a posteriori d’une telle attitude, on a laissé entendre, sotto voce, qu’en cette période de grande conflictualité interne, le mouvement anarchiste était sans doute trop occupé à régler ses problèmes d’intendance pour que ses militants se posent des questions autrement plus vastes, ni même pour qu’ils s’intéressent de près à qui les fréquentait. On a également dit qu’à l’orée des années 1960, la guerre d’Algérie occupant toutes les attentions, une réflexion proprement anarchiste sur la Shoah ne répondait pas aux priorités du temps. En revanche, il ne semble pas qu’on se soit interrogé sur une possible corrélation entre cette attitude pour le moins discrète et l’ancienne complaisance pour l’antisémitisme que manifestèrent, même très minoritairement, avant guerre, certains anarchistes. 

Cet étrange Rassinier

Natif du Territoire de Belfort et instituteur de profession, Paul Rassinier – 1906-1967 – [45] navigua, avant guerre, du PC -– dont il fut exclu pour « gauchisme » en 1922 – aux groupes oppositionnels communistes, puis à la SFIO. Pacifiste intégral dans les années d’avant-guerre, il participa, sous l’Occupation, à la création du mouvement de résistance Libération-Nord, tout en s’y déclarant hostile aux actions armées. Arrêté en 1943, il fut déporté au camp de Dora. Déclaré invalide à son retour d’Allemagne, il dut renoncer à sa carrière d’enseignant. Député SFIO de la seconde Constituante – en remplacement de René Naegelen, qui s’était démis de son mandat en sa faveur en septembre 1946 –, il fut battu, deux mois plus tard, aux législatives de novembre, par son ennemi de toujours, le radical Pierre Dreyfus-Schmidt, allié, pour l’occasion, aux communistes belfortins.

C’est alors que Rassinier entame une nouvelle phase de son existence et que son parcours va croiser celui des anarchistes. En 1950, il fait paraître, préfacé par Albert Paraz [46], Le Mensonge d’Ulysse. Séjournant à Mâcon depuis sa mésaventure électorale, il fréquente le groupe local des Citoyens du monde et adhère, en 1954, à la Fédération anarchiste (FA), tout juste reconstituée. À Nice, où il habitera par la suite, il entre au groupe « Élisée Reclus » et se fait nommer « gérant-directeur » de son journal, L’Ordre social. Installé à Asnières en 1958, il devient un collaborateur assidu de la presse libertaire – Le Monde libertaire, Contre-courant et Défense de l’homme, notamment -–, où il se taille une réputation d’expert en questions économiques.

Ce qui fit, plus que tout, la sulfureuse réputation de Rassinier, fut donc la publication du Mensonge d’Ulysse, libelle devenu, au gré du temps, le livre phare des négationnistes de toutes obédiences, mais particulièrement de ceux procédant d’une « ultra-gauche » aussi doctrinaire que délirante. Si le sujet de ce livre n’est pas la négation des chambres à gaz, mais la dénonciation du rôle des kapos – communistes – à l’intérieur des camps, et, conséquemment, la remise en cause de ce que Rassinier appelle le « mensonge d’Ulysse », à savoir le mythe – communiste – de la solidarité entre détenus, une phrase sibylline, à peine murmurée, ouvre les vannes du doute : « Mon opinion sur les chambres à gaz ? Il y en eut : pas tant qu’on le croit. Des exterminations par ce moyen, il y en eut aussi : pas tant qu’on l’a dit » [47].

Cette phrase, pourtant lourde de sens, n’a pas éveillé chez les libertaires de l’époque, du moins publiquement, la moindre réserve sur les véritables intentions de l’auteur – intentions qui furent, en revanche, clairement décelées, approuvées, recyclées et développées, quelque trente ans plus tard, par les négationnistes. Cette phrase ne fit aucun scandale dans le Landernau anarchiste, et c’est bien là que le bât blesse. Pour obscène qu’elle fût, elle passa au second plan. Au nom du combat pour la seule vérité qui semblait mobiliser, alors, les libertaires : la juste dénonciation des infamies staliniennes. Même André Prudhommeaux, dont l’œuvre écrite prouve pourtant une particulière aptitude à la sagacité, s’y laissa prendre quand – cinq ans après la publication du Mensonge d’Ulysse  ! – il évoqua les procès intentés à Rassinier par d’anciens déportés en lâchant une pitoyable allusion au « crime “virtuel” (non prouvé, semble-t-il) de l’anéantissement par les gaz » [48].

Il fallut attendre 1961 pour que la Fédération anarchiste se décide enfin à ouvrir les yeux sur Rassinier. Pour cela, elle dut être informée, par des anarchistes allemands, que cet encombrant personnage venait de faire publier une traduction du Mensonge d’Ulysse chez Karl Heinz Priester, ex-SS et éditeur néonazi notoire. En défense, Rassinier chargea ces « soi-disant anarchistes allemands » du pire péché qui fût : « Ils sont cul et chemise avec les communistes » [49]. L’argument, cette fois-ci, ne convainquit personne [50]. 

Retour sur un génocide

Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire au mouvement anarchiste français de cette époque un procès a posteriori. Après tout, au prétexte que les cendres ne devaient pas être remuées trop tôt, il fallut que passe du temps, beaucoup de temps, et ce dans tous les milieux, pour que l’incontournable de la Shoah – son caractère génocidaire massif et industriel [51] – ne soit plus contourné. Il convient de se souvenir, par exemple, que vingt ans passèrent pour voir apparaître la première traduction française du grand œuvre de Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme [52]], dont l’édition américaine datait de 1951. De la même façon, les expériences du sociologue américain Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité du « petit monde », menées au début des années 1960 aux États-Unis, mettront dix bonnes années pour être connues en France [53].

Si le film Nuit et brouillard (1955), d’Alain Resnais, contribua, indiscutablement et largement, dix ans après la libération des camps, à raviver la mémoire de « l’univers concentrationnaire » – pour reprendre l’expression de David Rousset –, il le fit à la manière de son temps, confuse, sans opérer de distinction entre camps de concentration et d’extermination. En minorant, par conséquent, la spécificité du génocide et la place des juifs dans ce dispositif de liquidation. On sait, aujourd’hui, que cette lecture – partielle et partiale – de l’histoire des camps répondait pour beaucoup, en ces temps de guerre froide, à un impératif politique précis : légitimer les communistes – le PCF séduisait, alors, un gros tiers de l’électorat français – comme principal pôle de résistance au nazisme. S’il était le « parti des fusillés », il fallait bien que le bilan des victimes le prouve. En outre, toute la société française – et particulièrement les réseaux dominant son establishment culturel et politique – prit prétexte de la difficulté éprouvée par les rescapés juifs à exprimer leur singularité de victimes pour gommer l’innommable de la « solution finale ». Sur ce plan, et contrairement à leur penchant pour la dissidence, les anarchistes ne brisèrent aucun consensus, sauf celui de démythifier, Rassinier aidant, le mythe communiste résistancialiste. On constatera simplement que, disposant, dans les années 1920 et 1930, de beaucoup moins d’informations sur le Goulag qu’ils n’en avaient, dans les années 1950, sur l’ampleur du génocide de masse perpétré par les nazis contre les juifs, les anarchistes comprirent et analysèrent la spécificité du totalitarisme soviétique, alors qu’ils restèrent relativement muets devant la spécificité du totalitarisme nazi.

Si le temps n’était pas encore venu de se livrer, en anarchiste, à une réflexion sur la Shoah et sur ce que cet événement – considérable – pouvait induire, pour un anarchiste, dans la perception de son lien avec la condition juive, il est étrange, voire problématique, que, soixante ans plus tard, un colloque réuni, par des anarchistes, autour du thème « Anarchistes et juifs », lui accorde si peu d’espace.

L’être juif, l’anarchiste et la Shoah

Qui est juif ? À cette question, Rudolf de Jong [54] répond gentiment : « Pour moi est juif toute personne qui considère une partie de la tradition juive ou de la culture juive comme un aspect de son identité » [55]. Cette définition est heureusement nuancée, quelques lignes plus loin : « C’est l’antisémite qui décide de qui est juif » [56]. On se rappelle, en effet, comment les nazis ou les autorités de Vichy firent la chasse à ceux qui n’étaient pas aryens à moins de « x » générations. Et, ce faisant, on approche ce que représente d’antagonisme ou d’ambivalence le fait d’être juif. Je suis juif parce que ma mère est juive, et que j’aime ma mère. Je suis juif parce que lui, l’autre, dit ou pense – ouvertement ou honteusement – que je suis juif ou que je pourrais l’être, et je n’aime pas cela. Pour autant un autre juif, croyant, dira de moi que je ne le suis pas et, dans ce cas, je serais content de ne pas l’être comme il l’est lui-même tout en sachant que, du point de vue de l’antisémite, nous sommes lui et moi pareils, c’est-à-dire de trop. Cette sensation d’être d’ailleurs est, là, en arrière-plan, toujours. C’est elle qui permet au juif Arnold Mandel de s’identifier, un temps, aux anarchistes, parce qu’ils les voient comme « un monde à part », si proche du « milieu juif archaïque » [57]. C’est encore cette sensation qui monte des propos d’Ida Mett, tels que les rapporte Sylvain Boulouque, quand une polémique fait rage, en 1938, au sein de La Révolution prolétarienne. Comment appeler les juifs qui arrivent en Palestine ? Pour Robert Louzon, ce sont des colons ; pour Ida Mett, ce sont des réfugiés. Et elle précise sa pensée dans une lettre adressée à un membre du noyau de la revue : « À l’heure actuelle, quand dans le monde sévit un énorme incendie dirigé contre le peuple juif, je pense qu’il est criminel de jeter de l’huile sur le feu » [58]. Plus qu’une prophétie qui – hélas ! – va se réaliser, on peut voir là l’effet d’une réminiscence, celle d’une douleur vieille comme l’histoire juive. Parfois, cette ancienne douleur fait irruption et, avec elle, monte une terreur tout aussi ancienne, celle-là même qui peut nous [me] conduire à prendre des positions – électorales, en l’occurrence –, qu’on

[je]

sera incapable d’expliquer aux autres, surtout aux compagnons [59]]. Parce qu’elle excède la raison. C’est pour cela que je cherche à comprendre le génocide et pourquoi il s’est passé. C’est aussi pour cela qu’une grande tristesse me prend quand je constate que la pensée dont je me sens le plus proche –- l’anarchisme – est, semble-t-il, incapable de produire la moindre réflexion originale sur la Shoah.

Car ce livre pose, indubitablement, un problème de taille. La Shoah y est totalement absente, si l’on fait exception des sept lignes que lui consacre Rudolf de Jong dans sa contribution déjà citée. Sept lignes pour évoquer un événement considérable, une extrême abomination ayant conduit plus de six millions de personnes vers l’horreur. Sept lignes quand le sujet a suscité des myriades de livres. Sept lignes, c’est décidément court pour traiter de la Shoah quand son existence même remit en cause – et pour l’humanité entière, auquel s’accorde le projet libertaire – la possibilité de vivre debout.
Dans un fort beau texte, mon ami René Fugler écrit : « C’est surtout la férocité rationalisée des camps de concentration et d’extermination qui a tracé un seuil sans retour. La prise de conscience ne s’est faite que par étapes : de la déportation à la prise en compte du phénomène concentrationnaire, puis à la reconnaissance de la réalité du génocide en tant que tel » [60]. Mais il ajoute plus avant qu’avec « l’irruption de nouveaux massacres ethniques […], une illusion s’est défaite : l’idée que cette terreur était un produit spécifique du nazisme et que, puisqu’on en avait fini avec lui, elle ne se renouvellerait pas » [61]. Et d’insister : « La civilisation industrielle a produit un décalage de plus en plus large entre nos possibilités de réalisation et notre capacité de ressentir, de percevoir, d’imaginer même le résultat final de nos fabrications. Cette incapacité est encore accrue par la “division du travail” qui, dans le génocide déjà, a permis à d’innombrables exécutants de poursuivre leur tâche “consciencieusement” mais sans conscience » [62]. À ma connaissance, René Fugler constitue l’un des rares exemples – le seul probablement – à avoir abordé, soixante ans après l’événement, cette problématique d’un point de vue anarchiste.

La question demeure, donc, de cette longue impensée libertaire sur la Shoah. S’il fallait lui trouver une explication – et il le faut –, je dirais qu’elle est multiple. Elle devrait tenir compte de l’hypothèse, avancée par Sylvain Boulouque, d’une rémanence antisémite au sein de l’imaginaire libertaire, antisémitisme larvaire resurgissant périodiquement, le plus souvent sous sa forme cachée -– anti-impérialiste et antisioniste – dans les manifestations de solidarité à la cause palestinienne. En deuxième lieu, il faut bien reconnaître que le mouvement libertaire maintient un rapport privilégié à sa propre mémoire – celle de ses défaites, et particulièrement celle qui, d’avoir été évitée en terre d’Espagne, aurait pu mettre un terme à l’avancée des fascismes. Ce combat pour la mémoire libertaire, titanesque au vu des faibles forces et des pauvres moyens de celles et ceux qui le portent, conforte, à coup sûr, dans la galaxie anarchiste, le sentiment justifié que, sans cet effort constant de remémoration, la chape de plomb se serait abattue depuis longtemps sur son histoire qui, pour le coup, témoigne, en Espagne notamment, que le seul mouvement populaire et massif de résistance au fascisme fut, à l’origine du moins, impulsé par des libertaires. Le revers de la médaille, c’est que l’indispensable revendication de cette mémoire particulière ne va pas sans un certain auto-enfermement. Enfin, la place accordée à la dénonciation, permanente et argumentée, du totalitarisme soviétique occupa longtemps, et dans les conditions les plus difficiles qui soient, une grande partie de l’espace intellectuel des libertaires. Il fallut bien ça pour échapper à son emprise et maintenir vivante une alternative au « socialisme réel ». 

D’autres absences, en guise de conclusion

Ce colloque – et donc ce livre – n’avait pas, comme c’est normal, vocation à l’exhaustivité. Il n’en demeure pas moins qu’il fait totalement l’impasse sur trois aspects de première importance : les juifs séfarades, les Arabes palestiniens et les femmes.

Concernant les juifs séfarades, il eût été intéressant, par exemple, de s’interroger sur les raisons qui les maintinrent, globalement, en marge du courant anarchiste ou, plus précisément, sur le pourquoi l’anarchisme ne les a pas séduits [63]. La question est d’autant plus intéressante que l’empreinte de cette branche du judaïsme fut très forte, des siècles durant, tout autour du bassin méditerranéen, tant en nombre qu’en spiritualité. À titre d’hypothèse, et compte tenu de la très ancienne implantation des séfarades dans les territoires où ils vivaient – elle datait, en effet, de la fin de l’Empire romain –, cette non-rencontre pourrait s’expliquer par leur meilleure intégration à des types de sociétés archaïques industriellement sous-développées. Une autre hypothèse pourrait tenir au fait que le hassidisme n’ait eu aucune influence sur leur perception du judaïsme.

Qu’ils soient chrétiens ou musulmans, les Arabes palestiniens sont les autres grands absents de ce recueil. Ce qui est grave, au moins pour deux raisons. D’abord, parce qu’il est difficile de contester qu’ils ont été les principales victimes du sionisme triomphant. Ensuite, parce que la façon dont les organisations se réclamant de la cause palestinienne ont décidé, au lendemain de la guerre des Six-Jours, de s’appuyer sur des méthodes terroristes pour reconquérir leur terre, a fortement contribué, sous couvert d’antisionisme, à un regain de l’antisémitisme. La solidarité qu’elles rencontrent, notamment dans les mouvements politiques d’extrême gauche, est à l’origine de bien des glissements, pas seulement sémantiques, de l’un à l’autre.

Les dernières absentes de ce livre sont, comme de juste, c’est-à-dire comme d’habitude, les femmes. Heureusement, le livre se conclut par une courte, mais percutante, contribution de Birgit Seeman [64] sur trois d’entre elles : Emma Goldman, Milly Witkop et Hedwig Lachmann. On eût aimé que le parcours, remarquable, de ces trois anarchistes juives, fasse l’objet d’une évocation plus poussée. Ne serait-ce que parce qu’aucune de ces trois femmes, qui revendiquèrent pourtant leur judéité, ne s’est jamais sentie attirée, ni même concernée, par le nationalisme juif, auquel ce colloque accorda décidément beaucoup trop de place. Au point que, pages refermées, on se demande si ces trois femmes ne sont pas, après tout, les seules anarchistes de ce livre. D’indispensable lecture, malgré ses manques.

Pierre SOMMERMEYER

[1] Merci à René Fugler pour son aide et sa complicité. Sans lui, cet article aurait été fort différent.

[2] Fils de mère juive de la minorité allemande de Pologne et de père allemand d’origine protestante, je suis né en 1942. Cachés à Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), nous avons pu échapper aux rafles.

[3] Gregorio Rawin et Antonio López, « Anarchisme et judaïsme en Argentine. L’Asociación Racionalista Judía », pp. 173 à 180.

[4] Dans la tradition judaïque, nom donné aux textes bibliques faisant Loi. Elle comprend la Torah écrite (Pentateuque, Prophètes et Hagiographe) et la Torah orale (Mishna, Talmud, Midrash ainsi que les commentaires et les applications pratiques).

[5] Furio Biagini, « Utopie sociale et spiritualité juive », pp. 17 à 31.

[6] Le « jubilé » représente, dans la Bible, cette année exceptionnelle revenant tous les cinquante ans et marquant la redistribution égalitaire des terres et la libération des esclaves.

[7] Il est indiqué que les maisons en ville deviennent la propriété inaliénable de leur acheteur, alors que celles qui se situent en dehors des murailles reviennent, tous les cinquante ans, à Dieu, leur propriétaire originel. Cette séparation entre la ville et la campagne repose sur le fait que la terre est considérée comme un moyen de production.

[8] Traduction de la Bible de Jérusalem, Samuel, Premier Livre, chapitre 8.

[9] La première mention de l’idée d’un messianisme juif se situe au chapitre 9 du livre d’Isaïe (traduction de la Bible de Jérusalem) : « Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné, il a reçu le pouvoir sur ses épaules et on lui a donné ce nom : Conseiller-merveilleux, Dieu-fort, Père-éternel, Prince-de-paix [Is 9:5-], pour que s’étende le pouvoir dans une paix sans fin sur le trône de David et sur son royaume, pour l’établir et pour l’affermir dans le droit et la justice. Dès maintenant et à jamais, l’amour jaloux de Yahvé Sabaot fera cela. [Is 9:6-] »

[10] Traduction de la Bible de Jérusalem, Isaïe, chapitre 61.

[11] Si cette notion d’« onction » fait évidemment penser aux rois thaumaturges et à la tradition postérieure du couronnement des rois français, le terme constitue, dans le cas qui nous occupe, une traduction fidèle de l’hébreu, langue dans laquelle messie signifie « roi oint ».

[12] Traduction de la Bible de Jérusalem, Osée, chapitre 1.

[13] Traduction de la Bible de Jérusalem, Jérémie, chapitre 2.

[14] Pour approfondir cette question, le lecteur devra se reporter aux textes qui fondent le messianisme juif, et particulièrement au chapitre 25 du Lévitique Sur le messiannisme, voir Frédérique Leichter-Flack, entrée « Messianisme », in Nouveau dictionnaire international des termes littéraires, Paris, Université Paris III-Sorbonne.

[15] Dans un livre paru en 1969, Judaïsme contre sionisme – Paris, Éditions Cujas –, le rabbin et kabbaliste de renom Emmanuel Lévyne (1928-1989) intitulait un courrier adressé à la revue libertaire Défense de l’homme : « L’hébraïsme est un anarchisme ». Il y déclarait : « Nous, enfants d’Abraham, nous ne voulons d’aucun État, ni d’un État français, ni d’un État juif, ni d’un État arabe. » Sur cette thématique de l’anti-sionisme judaïque, on lira avec profit l’ouvrage de Yakov M. Rabkin, Au nom de la Torah. Une histoire de l’opposition juive au sionisme, Montréal, Les Presses de l’Université Laval, 2005.

[16] En réaction contre le judaïsme « académique » de son époque, ce mouvement mystique de renouveau juif fut fondé, au XVIIIe siècle, en Biélorussie et en Ukraine, par Israël ben Eliezer (1700-1760), plus connu sous le nom de Baal Shem Tov (le Maître du Bon Nom). Accusé d’être davantage une manière d’être ou une éthique qu’un courant religieux, le hassidisme fut sévèrement condamné par Rabbi Eliyahou ben Shlomo Zalman (1720-1797) et les principales autorités rabbiniques de cette époque.

[17] Daniel Grinberg, « Formes de la militance radicale en Pologne », pp. 159 à 171.

[18] « Il représentait, nous dit Chaïm Seeligmann , une protestation de la part de ceux qui aspiraient au salut ou à la libération d’une situation difficile », « une tension vers une utopie lointaine » (p. 50), in Chaïm Seeligmann, « Apocalypse, messianisme laïque et utopie », pp. 45 à 52.

[19] Il faut noter que les trois religions monothéistes – judaïsme, christianisme et islam – connurent, au cours de leur histoire, des mouvements mystiques à connotation puritaine de même type prônant le retour aux origines.

[20] Cité sur
www.lapaixmaintenant.org/article337

[21] Arthur Koestler, La Tour d’Ezra, traduit de l’anglais par Hélène Claireau, Paris, Calmann-Lévy, 1948, p. 410.

[22] Ce désir d’État séparé ou de territoire propre est, par ailleurs, intimement lié à la culture occidentale du XIXe siècle, pour laquelle les concepts de peuple et de nation se confondent avec celui de territoire. C’est, de manière inversée, la même idée qu’exprima le comte de Clermont-Tonnerre, partisan de l’émancipation des juifs, lorsqu’il déclara à la tribune de l’Assemblée, en décembre 1789 : « Il faut tout refuser aux juifs comme nation et tout leur accorder comme individus. » Pour d’autres peuples ou nations nomades, en revanche, cette idée de territoire est parfaitement inopérante (cf. articles sur les Roms et les Touaregs dans Réfractions, n° 21, « Territoires multiples, identités nomades », novembre 2008).

[23] Eric Jacobson, « Gerschom Scholem, entre anarchisme et tradition juive », pp. 53 à 75.

[24] Gershom Scholem, « Entretien avec Muki Tsur », in Fidélité et utopie, Paris, Calmann-Lévy, 1978.

[25] Paul Mendes-Flor, Divided Passions, Detroit, 1991.

[26] Mina Graur, « Anarchisme et sionisme : le débat sur le nationalisme juif », pp. 125 à 142.

[27] Cette laudative impression – extraite des mémoires d’Augustin Souchy : Attention anarchiste ! Une vie pour la liberté, Paris, Éditions du Monde libertaire, 2006 – est reprise, page 202, par Yaacov Oved, « L’anarchisme dans le mouvement des kibboutz », pp. 195 à 205.

[28] Dans son autobiographie – De Berlin à Jérusalem, Paris, Albin Michel, « Présences du judaïsme », 1984 –, Gershom Scholem se garde bien, d’ailleurs, de faire de Landauer un rallié au sionisme.

[29] En revanche, Yaacov Oved ne dit pas un mot sur Rudolf Rocker – qui pour être « goy » n’en fut pas moins très proche du monde juif. Il eût été pourtant intéressant de se demander pourquoi Rocker resta si discret sur le sionisme, mais aussi sur l’antisémitisme, dans son grand œuvre, Nationalisme et culture – Paris, Éditions CNT-RP/Éditions libertaires, 2008. Discrétion que confirme, sans lui donner d’explication, Rudolf de Jong dans sa contribution : « Réflexions sur l’antisémitisme dans le débat anarchiste », pp. 143 à 158.

[30] Siegbert Wolf, « “Le vrai lieu de sa réalisation est la communauté”. L’amitié intellectuelle entre Landauer et Buber », pp. 75 à 89.

[31] Comme l’indique Siegbert Wolf, « Buber voyait certes dans la Palestine le centre culturel du judaïsme et le lieu de sa renaissance, mais il ne croyait pas en la nécessité d’un État juif » (p. 85). Sa vie durant, il lutta -– notamment au sein de Berit Shalom (association de la paix), groupe né à Jérusalem en 1925 – pour la constitution d’un État laïque reposant sur la parité entre Juifs et Arabes. Inutile de préciser que cette position fut toujours très minoritaire au sein du camp sioniste.

[32] Rappelons que ce projet eut des variantes ougandaise et argentine.

[33] Emmanuel Lévyne, Judaïsme contre sionisme, p. 46, op. cit.

[34] Théodore Reinach, Textes d’auteurs grecs et romains relatifs au judaïsme, Paris, 1895, réédition Les Belles Lettres 2007. On peut lire un compte rendu de lecture de cet ouvrage essentiel sur la page http://plusloin.org/plusloin/spip.php?rubrique4.

[35] Il est intéressant de noter qu’au même moment s’inventait, au nord de la Palestine, la démocratie athénienne.

[36] Le concile de Meaux-Paris – vers 850 – interdira, entre autres choses, aux juifs de posséder des esclaves chrétiens et, plus généralement, de faire commerce des esclaves.

[37] Sur la perception de l’affaire Dreyfus par les anarchistes, on lira avec profit : Sébastien Faure, Les Anarchistes et l’affaire Dreyfus, présentation de Philippe Oriol, Paris, Éditions CNT-Région parisienne, 2002 ; Jean-Marc Izrine, Les Libertaires dans l’affaire Dreyfus, Toulouse, Le Coquelicot, 2004.

[38] Jean-Marc Izrine, « Il y a cent ans la réhabilitation de Dreyfus. L’apport méconnu des libertaires », Réfractions, n° 17, hiver 2006-printemps 2007, pp. 153-157. 
Consultable sur http://refractions.plusloin.org/spip.php?article179

[39] Ibid.

[40] Sur Bernard Lazare, indispensable est la lecture de l’ouvrage de Philippe Oriol, Bernard Lazare, Paris, Stock, 2003.

[41] Sylvain Boulouque, « Anarchisme et judaïsme dans le mouvement libertaire en France. Réflexions sur quelques itinéraires », pp. 113-124.

[42] Michel Sahuc, Un regard noir. La mouvance anarchiste française au seuil de la Seconde Guerre mondiale et sous l’occupation nazie (1936-1939), Paris, Éditions du Monde libertaire, 2008.

[43] Pour en savoir plus sur les activités du couple Hagnauer, on se reportera au site http://lamaisondesevres.org/

[44] Antonio Téllez Solà, Le Réseau d’évasion du groupe Ponzán. Anarchistes dans la guerre secrète contre le franquisme et le nazisme, Toulouse, Le Coquelicot, 2008.

[45] À propos de Rassinier, on lira : Nadine Fresco, Fabrication d’un antisémite, Paris, Seuil, « La librairie du XXe siècle », 1999, et Florent Brayard, Comment l’idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Fayard, 1996. À propos du négationnisme, on se reportera à Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987 ; Valérie Igounet, Histoire du négationnisme en France, Paris, Seuil, 2000 ; Louis Janover, Nuit et brouillard du révisionnisme, Paris, Éditions Paris-Méditerranée, 1996.

[46] Cette préface valut au « citoyen Rassinier » d’être exclu de la SFIO pour « atteinte intolérable à l’honneur des résistants » (19 avril 1951). Albert Paraz (1899-1957), romancier et journaliste, se disait volontiers « anarchiste de droite ». Sur son anarchisme, on peut avoir des doutes. De droite, et plutôt extrême, Paraz – collaborateur de Rivarol et défenseur fanatique du « martyr » Louis-Ferdinand Céline – le fut totalement.

[47] Paul Rassinier, Le Mensonge d’Ulysse. Regard sur la littérature concentrationnaire, Bourg-en-Bresse, Éditions bressanes, 1950, p. 171.

[48] André Prudhommeaux, recension du Mensonge d’Ulysse, Témoins, n° 8, printemps 1955. Consultable sur le site La Presse anarchiste : –

[49] Lettre de Paul Rassinier, Bulletin de la Fédération anarchiste, n° 39, octobre 1961, pp 6-10. Citée par Nadine Fresco, op. cit. En 1964, lors d’un procès en diffamation intenté par Rassinier à la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), qui l’avait accusé d’être un « agent de l’internationale néonazie », les débats révélèrent, par ailleurs, qu’il appointait à Rivarol pour des collaborations signées du pseudonyme Bermont.

[50] Ou presque, puisqu’il adhéra par la suite, semble-t-il, à une curieuse et confuse secte de la galaxie libertaire : l’Alliance ouvrière anarchiste.

[51] Le génocide des Tsiganes demeure encore largement occulté. Lire, à ce sujet : Claire Auzias, Samudaripen. Le génocide des Tsiganes, Paris, L’Esprit frappeur, 1999.

[52] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, suivi de Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard/Quarto, 2002.

[53] Stanley Milgram, La Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1974. Les expériences de Milgram ont été portées à la connaissance du grand public à travers le film I comme Icare, de Henri Verneuil, sorti en 1979.

[54] Rudolf de Jong, « Réflexions sur l’antisémitisme dans le débat anarchiste », op. cit.

[55] Ibid., p. 144.

[56] Ibidem.

[57] Arnold Mandel, Nous autres Juifs, Paris, Hachette, 1978. Cité par Sylvain Boulouque, p. 113.

[58] Ida Mett, lettre à Finidori, 13 novembre 1938, cité par Sylvain Boulouque, p. 119.

[59] L’auteur fait ici allusion au fait qu’il ait appelé à voter contre Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de mai 2002. [NdlR.

[60] René Fugler, « Cruauté du monde, cruauté de l’homme », Réfractions, « Ni Dieu ni maître. Religions valeurs, identités », n° 14, printemps 2005, p. 22.

[61] Ibidem.

[62] Ibid., p. 23.

[63] Dans un même ordre d’idée, les juifs britanniques issus de l’immigration juive espagnole d’après la Reconquista ont été, semble-t-il, totalement absents du mouvement anarchiste juif, exclusivement ashkénaze, à l’époque où Rocker était à Londres.

[64] Birgit Seemann, « Anarcha-féminisme et judaïsme. Quelques questions », pp. 207 à 212.

Réponse à Rachid Benzine : Trois découpages possibles

Le principe de la rhétorique sémitique est que le texte est construit, au-delà de sa grammaire, par une structure qu’il s’agit alors de révéler. L’observation de nombreux textes a permis de montrer que cette mise en forme structurelle obéit à des règles, constatées d’abord de manière empirique par de nombreux chercheurs, puis systématisées par Roland Meynet, et Michel Cuypers plus spécifiquement pour le Coran. Cette systématisation, sa régularité et sa capacité à expliquer un texte de bout à bout ont montré que ce mode de construction est intrinsèque au texte et qu’il n’y a qu’une seule structure pour un seul texte.

Les bases de la structure rhétorique sont la parataxe et la binarité : l’apposition côte à côte de deux mots ou de deux phrases construit un sens par leur mise en relation et forme une unité supérieure. La structure rhétorique est ainsi faite de mise en relation binaires ou ternaires, construites les unes sur les autres. Ce sont ces rapports d’analogie, de parallélisme ou d’opposition entre des unités de même taille qui construisent les unités de taille supérieure. Comme dans une fractale, ces appositions se font sur plusieurs niveaux successifs : deux mots ensembles (des termes dans le langage de la rhétorique sémitique), puis deux propositions (des membres), deux paragraphes (des morceaux) ou deux chapitres, … Peu importe, ce sont toujours des structures comparables dont la juxtaposition construit le texte sur des rapports logiques, qui in fine lui donnent sens. L’étude du texte ne consiste donc pas à mettre en relation des parallélismes entre des unités de sens, mais à observer les briques de constructions, qui, mise côte à côte, forment les différentes unités du texte et en produisent le sens. Pour résumé, ce qui a été observé jusqu’à présent, c’est que chaque niveau de construction, du simple terme jusqu’au livre entier, est constitué d’unités plus petites mises ensemble selon les mêmes règles, formant des structures composites régulières.

Cette construction qui sous-tend le texte est invisible au lecteur, mais il fera de lui-même certains liens subjectivement lors de sa lecture. Selon le chemin qu’il parcourt dans la structure, de nombreuses lectures sont ainsi possibles. En revanche celui qui pratique la rhétorique sémitique va chercher à systématiser tous les parallèles et s’attacher à dégager l’ensemble des unités du texte. Il s’approche de la structure du texte par des tentatives intermédiaires et notes des indices de construction qui vont s’accumuler, jusqu’à ce qu’il découvre ce qui est pour lui la structure finale, la construction du texte élaborée par l’auteur. Jusqu’à présent, nous avons toujours observé des unités régulières et cohérentes et des relations fixes entre celles-ci, de manière à ce qu’il y ait une et une seule construction sous-jacente, qu’il s’agit de découvrir.

D’expérience les approches sont multiples et les tentatives sont nombreuses jusqu’à finalement arriver à cette forme sous-jacente, ce qui peut donner lieu à plusieurs constructions que l’on compare entre elles pour avancer dans la découverte de la structure. D’expérience, donc, on compare parfois différentes tentatives de reconstitution, mais on n’observe jamais deux structures également possibles. En revanche, en revenant sur un texte, ou en relisant une structure, on note parfois des ré ajustements possibles, qui révèlent un peu plus de la structure sous-jacente du texte. Ces ré ajustements, s’ils dégagent de nouvelles symétries et révèlent des marqueurs (termes initiaux, termes finaux, …) qui n’avaient pas été remarqués, corrigent la compréhension de la structure. Comme un puzzle, dont les morceaux déjà bien en place prendraient des couleurs plus nettes. On remarquera d’une telle correction qu’elle ne permet plus de retour arrière, si ce n’est de nouvelles corrections jusqu’à une forme stable, c’est-à-dire dont on ne puisse bouger la structure sans détruire les symétries.

Rachid Benzine, en relisant Le Festin, propose 3 structures, dont celle de Michel Cuypers, pour la séquence que forment les versets 87-96. Les structures proposées, ainsi que ses remarques, sont particulièrement intéressantes. Cependant, comme il l’affirme de lui-même, son travail est porté par et pour le sens. Surtout, il affirme que ces trois structures sont trois lectures possibles de la structure du texte. A partir des remarques qu’il propose, nous reprenons ci-dessous l’analyse de la séquence et voir que que ces relectures, ces mouvements effectués sur la forme du texte, vont permettre d’améliorer la structure observée. Et permettre de dégager une construction du texte et de ses unités plus proche de la structure finale car solidement arrimée par des marqueurs précis.

Notre démarche s’inscrit en sens inverse de la sienne, nous pensons que c’est d’abord l’étude de la forme qui permet de dégager la structure. Par l’étude de ses parallélismes, c’est-à-dire dans la mise en relation des mots puis des unités plus grandes. Ce qui progressivement révèlera le sens du texte, qu’on ne peut déduire avec précision qu’à la fin du travail. Même si la compréhension nous accompagne dans le travail de lecture.

On remarquera tout d’abord que Rachid Benzine ne donne que peu d’éléments de construction, et que ceux qu’il donne fonctionnent aussi avec la construction de M. Cuypers. Nous avons néanmoins testé ses propositions et il est possible qu’elles permettent de réajuster la structure observée vers une forme plus aboutie. Nous nous intéresserons uniquement à sa première proposition, qu’il semble préférer parmi les trois. La principale modification qu’il apporte par rapport au livre Le Festin, c’est qu’il marque une séparation à la fin du verset 89, et déplace les versets 90-92 vers le verset 93, pour ne former qu’une seule partie, au centre. On obtient alors 5 parties concentriques, décrites dans son article. Cela lui permet de repérer que le découpage du Festin pouvait lui aussi être présenté sous une forme concentrique.

Il utilise principalement les termes suivants pour repères : « hallal, haram » puis « expiation, nourrir, jeune » que l’on retrouve en miroir de l’autre côté du morceau central, puis de nouveau « hallal, haram » qui encadre donc la séquence (voir encadré ci-contre). Ce sont globalement les mêmes indices utilisés par Michel Cuypers, ce qui lui laisse penser qu’avec ces mêmes indices, plusieurs constructions sont possibles. Il faudra donc mettre en œuvre plus que le parallélisme de ces termes pour départager les deux propositions. Lui même va au-delà du parallélisme et note la reprise en 88 et 96 de la même clôture : « et craignez Allah, Celui qui ». C’est un indice plus fort que de simples termes, car ce sont déjà des expressions complètes, qui de plus reviennent à la même place dans des unités similaires : en fin de partie (noté F par la suite). Elles notent la symétrie en les parties 1 et 5 de sa construction. Ainsi, en plus des parallèles de termes, la place dans les unités respectives joue un rôle dans les symétries.

La construction observée par Michel Cuypers est plus détaillée, et n’a pas originellement la forme absolument concentrique que lui prête R. Benzine. C’est une structure avec deux passages externes similaires sans être organisés en mirroir, et un passage central. Les explications détaillées de la structure se trouvent p.298-299 du Festin. Nous en posons les principaux éléments ci-dessous, à savoir la répétition de « ceux qui croient » en début de sous parties, le retour de « Craindre Dieu » et « croire » aux extrémités et au centre du passage, les nourritures interdites en fin des parties externes, l’autorisation de la nourriture au début et au centre du texte.

Le centre est ici pensé comme une vérité à valeur générale, opposée aux contingences particulières que sont les interdictions, qui lui sont subordonnés, dans les parties extérieures.

Les indices de symétrie

En prenant bonne note de tout le travail accompli et des nombreuses observations sur la construction, nous allons tester la principale modification proposée par R. Benzine et effectuer le glissement de 90-92 vers un passage central 90-93. La structure qu’il propose, faite de 5 parties concentriques va mettre à jour plusieurs symétries.

Une fois ce décalage effectué, nous pouvons que les trois passages de la séquence commencent par le même membre, l’interpellation « ô ceux qui croient » (versets 87, 90 et 94, répétée également en 95). Cela semble valider les trois passages observés par Michel Cuypers, ainsi que le décalage proposé par Rachid Benzine :  87-89 puis 90-93 et 94-96. Ces trois passages commenceraient alors par une expression identique, le verset 90 semble donc mieux convenir que le verset 93 pour le passage central. De plus, chacune des 5 parties ainsi délimitées se termine par un segment contenant le terme Allah :

On remarquera que 3 de ces segments ont l’expression « Préservez Allah », ceux placés aux extrémités et au centre de la séquence.

Le terme Allah n’apparait que dans ces 5 segments, et dans trois autres, au début des passages externes (87, 94) et dans le passage central (90). Les deux parties externes sont ainsi encadrées par le nom divin Allah, qui clôture les deux morceaux externes du passage central. Par ailleurs la partie centrale est maintenant construite sur une opposition entre satan et Allah, qui donne alors sens aux notions de hallal et haram dans les parties externes, comme le remarque très justement R. Benzine.

Nous listerons ci-dessous les indices supplémentaires que révèle la forme de la structure proposée par R. Benzine. Ce que nous tenons à observer, qui est objectivement une amélioration, c’est qu’il ne s’agit plus de simples parallèles de termes, mais de membres entiers voir de segments, à des places précises dans la structure, la plupart du temps en début ou fin de partie (termes initiaux (I), termes finaux (F), termes extrêmes). Laissant entrevoir une construction similaire des unités de la séquences, les 5 parties organisées en 3 passages. Ce sont bien des briques semblables qui assemblées forment le tout.

Nous voyons déjà que les 3 unités obtenues sont comparables entre elles. Les deux passages externes forment un chiasme AB B’A’, dont les parties A et A’ ne sont formées que d’un seul morceau, tandis que B et B’ sont composées chacune de trois morceaux. Le passage central est une seule grande partie de 3 morceaux. Ensuite, les unités commencent et terminent par des termes similaires : on observe une symétrie et une logique dans la répétition de ceux-ci. Au niveau de la forme d’abord : l’interpellation en début de passage, les sentences impliquant la divinité en fin de chaque partie. La structure ainsi déterminée révèle le sens des symétries : l’opposition entre Satan et Allah au centre vient éclairer l’opposition entre le licite et l’illicite dans les parties externes, et le jeune et l’aumône comme expiation, intermédiaire entre la loi aux extrémités, et l’opposition centrale, déterminante pour l’ensemble.

Les passages externes

La cohérence interne du premier passage est assurée par la répétition de la racine ’MN (sûr, croire) entre les deux parties, et la transgression de la parole donnée : la parole divine dans la première partie (« ne déclarez pas illicites les bonnes choses qu’Allah vous a rendues licites », v.87), humaine dans la seconde (« Il vous sanctionne pour les serments que vous aviez l’intention d’exécuter », v.89). Le dernier passage, lui, est construit autour de la nourriture, le gibier et la chasse. En miroir vis à vis de la première : la loi divine (licite, illicite) n’est donnée que dans la dernière partie alors que son application ou sa transgression par l’homme arrive dans la première.

Les deux passages externes sont ainsi liés en A et A’ par les termes hallal et haram et B et B’ par la reprise du terme « expiation » en compensation de la transgression, compensation déterminée de la même manière dans les deux cas : nourrir une famille pauvre ou jeuner. Dans ce cadre, l’opposition entre : « Allah n’aime pas les transgresseurs »(87) et « pour qu’Allah sache qui le craint en secret »(94) détermine des membres initiaux des deux passages.

Tout ceci étant posé, on peut dégager que 87-89 et 94-96 sont deux passages construits sur des formes semblables, avec des sens communs. Leurs 4 parties forment un chiasme ABB’A’. Le parallèle entre les deux exprime un discours sur le licite et l’illicite, le respect de l’engagement pris envers Dieu, et le jeune ou l’aumône en tant que peine pour « recouvrir » la transgression. Tout ceci semble construit et cohérent. Comme le note Benzine, le premier passage prend place dans le domaine quotidien, le second dans le domaine de la sacralisation, où l’engagement spirituel est délimité par un ensemble de restriction plus stricte. La chasse est proscrite au pèlerin, ne lui reste licite que la pêche.

Le passage central


Nous avons ensuite considéré le passage 90-93 que propose R. Benzine. En s’éloignant du sens proposé, et en s’attachant à la forme, on trouve plusieurs indices de construction. La reprise de « ceux qui croient », déjà notée par M. Cuypers, trouve un meilleur agencement. Dans le verset 90 en début de passage, elle fait exactement echo à celles de 87 et 94, et dans ce passage, le parallèle avec 93a, délimite le début des deux morceaux externes. Tandis que la fin de ces mêmes morceaux est délimitée par la reprise du terme Allah en 91 et 93 dans des membres antithétiques (« vous éloigner du souvenir de Dieu et de la prière » / « et certes Dieu aime ceux qui font du mieux »). Les deux morceaux externes sont opposés : 90-91 évoque les pièges introduits par satan pour créer l’inimitié entre les gens et détourner du rappel d’Allah et de la prière, tandis que 93 évoque les croyants pratiquent les bonnes actions. On notera que cette délimitations des morceaux (ceux qui croient / Allah) délimite également les deux passages externes et leurs premières parties respective.

Le premier membre du morceau central incite à « obéir à Allah » en opposition avec « se détourner » dans le second. Les deux membres du morceau central renvoient aux deux morceaux externes (اتَّقَوْا, “préservez”, avec le dernier ; la reprise de ‘’ أَنَّمَا’’ (ainsi) qui articulait la construction des membres du premier morceau), mais dans l’ordre opposé, ce que l’on appel “un retournement au centre”.

La structure étant posée, on peut s’intéresser au parallèle entre les derniers membres du premier morceau « écartez-vous en » puis « mettez-y un terme » et la répétition de « préservez » qui revient trois fois dans le dernier morceau. Ce parallèle semble être repris également et trouver son centre dans la répétition du morceau central : « Obéissez à Allah, obéissez à l’envoyé et prenez garde (اتَّقَوْا à nouveau)». Le sens du terme « Préserver », dont le rapport entre le sens premier, matériel, préserver et son sens supposé « craindre » n’est pas évident, apparait de sa mise en relation avec les autres expressions : « Préserver » c’est se tenir à l’écart des pièges de satan, qui sème la discorde, autrement dit « prendre garde ». Il s’agit alors de préférer Allah et son messager et de préserver ce choix, cette relation, des pièges de satan. On remarquera alors la construction concentrique du membre suivant : ‘’ اتَّقَوْا وَآمَنُوا وَعَمِلُوا الصَّالِحَاتِ’’ S’éloigner du mal, croire et accomplir de bonnes actions. Le rapport entre s’écarter des pièges et accomplir les actions salutaires encadre le verbe « croire ».  Ainsi la traduction de «اتَّقَوْا » se trouve quelque part entre les verbes (se) préserver (93, trois fois) et respecter Allah (88,96). Le mouvement est double : se préserver du mal, c’est préserver sa relation avec Allah, c’est Le respecter. Dans ce morceau, comme dans la séquence, choisir Allah c’est choisir ce qui est bon pour l’homme. D’où à notre avis la pertinence de la traduction « se prémunir » de Jacques Berque par rapport à celle plus courante de « craindre », liée à l’abstraction « piétée », qui correspond au sens figuratif, mais perd le sens matériel contenu dans « écartez-vous en » et « prenez garde ».   

Ce passage est le centre de toute la séquence. On pourra remarquer qu’il reprend à plus petite échelle la forme de celle-ci :

  • Les deux expressions « préservez Allah » qui encadrent la séquence se retrouvent dans le parallèle entre s’écarter et préserver.
  • Les deux morceaux externes commencent par « ô ceux qui croient ».
  • Ces deux morceaux sont clôturés par le terme Allah.
  • Le morceau central articule le choix à opérer par l’homme entre les deux propositions.

Construction de l’ensemble de la séquence

Le passage central est relié au premier par la reprise de la racine ‘MN dans son troisième morceau et la reprise de la nourriture licite déjà exprimée en 87, ainsi pour les croyants toutes les bonnes choses sont licites, c’est la provision que leur attribue Allah, il ne s’agit pas d’en interdire. A contrario, parmi les choses interdites, « Les flèches divinatoires » du premier morceau, reprises par la « lance » du dernier passage, semblent indiquer que ce n’est pas le hasard, ni l’occasion, qui doivent décider de l’action humaine. L’homme ne doit pas prendre tout ce qui vient à lui, mais respecter son engagement envers Allah et l’ordre divin. Ainsi il doit de lui-même s’écarter de ce qui sème la discorde.

Le licite et l’illicite représentent deux domaines distincts et articulent la différence entre ce qui est utile pour l’homme et ce qui provoque la haine et la discorde. Ce qui pourrait expliquer “qu’il n’y a pas de contraintes pour ceux qui croient”, qui a choisit de vivre dans ce qui est bon pour tous. Ce n’est pas la forme qui est importante, c’est le fond, ce qu’il met en jeu, comme M. Cuypers le note. Comme le licite et l’illicite s’excluent mutuellement : ainsi des bonnes actions chassent les mauvaises, et des mauvaises qui font oublier les bonnes. Au-delà de simples actions, que l’aide aux plus pauvres permet de recouvrir, c’est la direction que prend l’homme, connue d’Allah dans le secret, qui est en jeu. Il n’est pas indifférent qu’à la discorde et l’animosité provoquée par l’action satanique au centre soit opposées, non seulement la pratique religieuse au centre, mais aussi la solidarité dans les parties externes, pratique qui semble ramener l’homme dans la bonne direction en le forçant à œuvrer contre les effets de cette discorde, pour reconstruire la communauté humaine.

Conclusion

L’étude de la structure rhétorique se fait par un examen minutieux du texte à la recherche de symétries, qui sont des indices de la construction. Il est recommandé de partir des premiers niveaux, les termes et les membres pour constitués les unités de base du texte. Puis de retrouver pas à pas la construction des unités plus grandes, par leurs rapports entre elles. Une fois les unités délimitées, on peut alors observer les symétries dégagées par les ensembles plus grands. L’apparition d’indices de constructions est consolidée par leurs places précises dans les unités, qui permettent de valider la construction des unités et des rapports entre elles. En relisant les structures dégagées, en déplaçant des unités, il arrive fréquemment qu’on trouve de meilleurs arrangements, qui font apparaitre de nouveaux indices de construction. Le temps qui passe, la familiarisation progressive avec le texte, ou tout simplement le regard d’un autre, frais des résidus structurels laissés par les étapes de la découverte, permettent d’améliorer la compréhension de la structure interne. Pour paraphraser un texte célèbre, il n‘y a pas d’avis définitif en rhétorique, la vérité se distingue progressivement de son élaboration.

Nous avons vu que les recherches de Michel Cuypers ont permis de mettre à jour la composition rhétorique du Coran, et la construction générale de la sourate Le Festin. Tel un nain sur les épaules d’un géant, le lecteur peut alors parcourir la construction et suivre du regard les chemins entre les symétries du texte. En remarquant qu’il pouvait déplacer quelques vers, Rachid Benzine a proposé de nouvelles structures possibles. A notre tour, nous pensons avoir démontré, à la suite de leurs travaux, qu’il a plutôt participé à affiner la lecture de la construction. En mettant à jour le passage central, il a révélé de nouveaux indices de constructions, qui ont fini par trouver leurs places à des endroits précis de la structure, formant des unités désormais difficilement déplaçables.

La structure dégagée du passage central, et les relations qu’elle propose entre les termes, tisse un réseau autour du terme ‘’ اتَّقَوْا’’, terme clé de la séquence puisqu’il en occupe les places importantes, les extrémités et le centre. La place du mot dans la structure, comparé à ses vis-à-vis, nous a permis d’en éclairer le sens. Nous montrerons dans un autre article le rôle que peut jouer la rhétorique sémitique dans l’examen du lexique.

Nous laisserons au lecteur le plaisir de continuer à parcourir les structures de la rhétorique sémitique. Et l’encourageons vivement à s’y essayer de façon pratique. Nous pensons d’ailleurs que la longueur du travail restant pour achever la découverte de la structure du livre et la fraicheur que procure un regard neuf sur les constructions observées font de la rhétorique sémitique un lieu de rêve pour le travail collectif, comme le montrent ces relectures successives.

L’Histoire de la communauté chrétienne / nazoréenne de jérusalem des origines à 135 — Simon C. Mimouni

Voici une étude sur les débuts du christianisme, donnée en guise d’introduction. Il s’agit de décrire rapidement la première communauté chrétienne, fondée par Jésus selon l’auteur, donnant ainsi un cadre historique à la formation du christianisme. Texte publié sur https://journals.openedition.org/asr/230 .


1Cette recherche n’a jusqu’à présent fait l’objet que d’introductions : ainsi, l’introduction générale a été suivie l’an passé d’une introduction géographique ainsi que d’une introduction historique.

  • 1  S. C. Mimouni, « Jérusalem dans les consciences juives (y compris les mouvances chrétiennes) aux i(…)

2Cette année, on a commencé par se pencher, dans des prolégomènes, sur l’image de Jérusalem dans les consciences judéennes (y compris les mouvances chrétiennes) aux ier‑iie siècles de notre ère à partir d’éléments qui ont déjà été publiés dans un article mais qui ont été complétés et remaniés1. On a ensuite essayé d’épuiser la matière de trois préliminaires consacrés (1) à l’examen des documents, (2) à l’examen des recherches et (3) à la présentation de la figure de Pierre entre Jérusalem et la Galilée.

3La question des documents relatifs à la communauté chrétienne de Jérusalem posant de nombreux et épineux problèmes, ils ont demandé, par conséquent, dans des présentations générales, des appréciations critiques en fonction de points de vue très spécifiques. Les Actes des Apôtres, qui représentent la principale et souvent l’unique source d’informations, ont donc fait l’objet d’une évaluation critique sur le plan de leur valeur historique. Il en a été de même pour l’œuvre d’Hégésippe et pour celle de Jules l’Africain dont les apports ne sont guère à négliger – même si, au fond, elles n’apportent rien de plus pour la période antérieure à Jacques le Juste. Il a été aussi question de l’Épître de Jacques et de l’Épître de Jude qui, si l’authenticité de leurs auteurs respectifs était reconnue, seraient originaires de Jérusalem. Il a été encore question de la littérature canonico‑liturgique, des littératures pseudo‑clémentine et pseudo‑jacobienne ainsi que des littératures arménienne et géorgienne, moins connues mais dont l’intérêt n’est pas moindre.

4La question des recherches relatives à la communauté chrétienne de Jérusalem a demandé l’établissement d’une distinction entre approches historiques et approches théologiques : une distinction difficile car peu de critiques, dans leurs travaux, se sont strictement limités aux unes ou aux autres.

5Toujours dans ces préliminaires, la figure de Pierre entre Jérusalem et la Galilée a été présentée non pas pour la maintenir dans la recherche mais pour l’éliminer – par manque de temps, il n’a cependant pas été possible de traiter de cette question au cours de l’année.

6Outre des introductions, des prolégomènes et des préliminaires, cette recherche sur la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux ier‑iie siècles a été répartie en treize parties et non pas en douze comme cela avait été initialement prévu. Il ne paraît pas inutile de donner, dans ses grandes lignes, un aperçu global du parcours de la recherche qui sera conduite au cours des deux prochaines années.

7Dans une première partie, il s’agira d’examiner les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem à partir des sources évangéliques d’ordre canonique, qui sont, apparemment, les plus anciennes. Elles seront analysées autant du point de vue littéraire que du point de vue topologique, c’est‑à‑dire sur le plan de leur localisation dans Jérusalem et ses environs. On donnera aussi un status quaestionis sur la tradition du dernier repas de Jésus avec ses disciples qui paraît être l’action fondatrice primordiale de la communauté de Jérusalem.

8Dans une deuxième partie, il s’agira d’aborder les traditions relatives à la mort de Jésus à Jérusalem à partir des sources évangéliques d’ordre canonique, sans doute les plus anciennes, et d’ordre apocryphe. L’examen, là encore, sera mené tant du point de vue littéraire que du point de vue topologique avec la localisation du Prétoire de Pilate, du Golgotha et du Calvaire.

9Dans une troisième partie, on présentera les traditions relatives à la famille de Jésus à travers (1) la question des parents de Jésus, (2) la question des frères et sœurs de Jésus, (3) la question de Judas Thomas l’hypothétique frère jumeau de Jésus et (4) la question de Jésus premier-né de Marie.

  • 2  S. C. Mimouni, « La tradition de la succession “dynastique” de Jésus », dans B. Caseau – J.‑C. Che (…)

10Dans une quatrième partie, on analysera la tradition de la succession de Jésus, notamment le cas de la tradition sur Conan le Martyr – à partir d’un article déjà publié2. On se demandera comment les apôtres de Jésus à travers Pierre – ont abandonné leur primauté aux parents de Jésus – à travers Jacques. En d’autres termes : comment et pourquoi le pouvoir de la communauté est‑il passé, comme le montrent les sources en dehors des Actes des Apôtres, à Jacques le frère du Seigneur et non pas à Pierre l’apôtre du Seigneur ?

  • 3  S. C. Mimouni, « La tradition des évêques chrétiens d’origine juive de Jérusalem », Studia Patrist (…)

11Dans une cinquième partie, on examinera la tradition des évêques judéo‑chrétiens de Jérusalem – à partir d’un article déjà publié3.

12Dans les sixième et septième parties, on abordera les traditions sur Jacques le frère de Jésus (avec le Martyre) et sur Siméon le cousin de Jacques (avec le Martyre). Dans le cadre de la septième partie, il sera question, à titre d’hypothèse, du cas de l’énigmatique Théboutis de Jérusalem, qui serait à l’origine de la formation du groupe des ébionites issu d’une scission d’avec le groupe des nazoréens.

13Dans une huitième partie consacrée aux débuts de la communauté de Jérusalem, l’attention se portera sur son organisation (les apôtres et les parents de Jésus), sur sa composition (les Hébreux et les Hellénistes) et sur son développement (notamment avec une étude de l’affaire d’Ananie et de Saphire). On jettera aussi un éclairage sur les institutions de la communauté telles qu’elles se font jour dans les Actes des Apôtres mais aussi dans la littérature canonico‑liturgique : principalement sur le ministère des apôtres, des prophètes, des docteurs, des presbytres, des diacres et des épiscopes. On abordera également les informations sur la communauté, toujours selon les Actes des Apôtres avec une présentation de son origine (l’ascension) et une présentation de son évolution (les sommaires).

14Dans les neuvième et dixième parties, on examinera les conflits – externes et internes – auxquels a été confrontée la communauté de Jérusalem, principalement entre les années 30 et 50. Parmi les conflits externes, on distinguera entre, d’une part, les arrestations de Pierre et Jean, puis des apôtres et, d’autre part, la persécution des Hellénistes à travers l’exécution d’Étienne ainsi que la persécution des Hébreux à travers l’exécution de Jacques et la fuite de Pierre. Parmi les conflits internes, la distinction sera établie entre, d’une part, la mission de Pierre en Palestine et les suites de la conversion de Corneille et, d’autre part, le conflit d’Antioche et l’assemblée de Jérusalem qui lui a fait suite.

  • 4  S. C. Mimouni, « La tradition de la migration de la communauté chrétienne d’origine juive de Jérus (…)

15Une onzième partie sera consacrée à la tradition de la fuite de la communauté de Jérusalem à Pella – à partir d’un article en cours de publication4.

16Une douzième partie sera consacrée à certaines doctrines de la communauté de Jérusalem dans ses réactions face à des scissions qui se sont produites après son retour de Pella, notamment à partir des épîtres canoniques de Jacques et de Jude. La doctrine des « Deux Voies » sera notamment présentée, car elle est caractéristique des doctrines chrétiennes d’origine judéenne originaires de la Ville Sainte.

17Dans une treizième et dernière partie, on se penchera sur certaines traditions de Jérusalem au ive siècle et sur leur caractère éventuellement judéo‑chrétien, notamment sur l’Invention des Reliques d’Étienne, l’Invention des Reliques de Jacques et l’Invention des Reliques de la Croix.

18Dans la conclusion générale, il sera question des évêques pagano‑chrétiens de Jérusalem au iie siècle dont la liste, transmise par Eusèbe de Césarée, n’est pas sans soulever des problèmes insolubles.

19On peut discuter de l’ordre des parties qui n’est pas nécessairement chronologique : il se peut d’ailleurs qu’il change au cours de la recherche.

20Dans l’ensemble, les problématiques seront plutôt posées et pensées, la plupart du temps, d’un point de vue historique mais sans négliger pour autant le point de vue doctrinal, même si ce dernier est somme toute secondaire dans l’approche envisagée.

21Le sujet n’a jamais fait l’objet d’une recherche systématique d’un point de vue historique.

  • 5  J. Vermeylen, Jérusalem, centre du monde. Développements et contestations d’une tradition biblique(…)

22Le livre récemment publié par Jacques Vermeylen5 montre assez quelles sont les limites proposées par un point de vue théologique, lequel doit nécessairement déboucher sur une herméneutique. Dans ce travail, l’auteur, professeur à la faculté de théologie de l’Université catholique de Lille, propose un parcours dans les textes bibliques, Ancien et Nouveau Testaments, qui traitent cette tradition à travers ses partisans et ses opposants. Dans une première partie, sont examinés le monde du Temple et la pratique des pèlerinages, le motif littéraire de l’assaut de tous les peuples contre Sion et celui, symétrique, de la montée pacifique des mêmes peuples au même lieu – apparaît aussi la figure antagoniste de Babylone, centre d’un monde hostile, et la question de la réforme centralisatrice du roi Josias. Dans une seconde partie, sont présentés les prophètes qui dénoncent les illusions liées à l’idéologie du Temple – illusions qui occultent les exigences de la justice sociale et d’une croyance qui doit s’incarner dans le politique et non pas dans le divin. Pour l’auteur, la Bible apparaît comme le livre d’un débat qui porte sur les questions les plus fondamentales : l’image du Dieu d’Israël, le rapport au pouvoir, les relations entre nations ou groupes religieux. C’est une étude d’exégèse qui est ici posée sur la table de travail : aussi excellente soit‑elle, elle demeure nécessairement celle d’un théologien et non pas celle d’un historien.

23J. Vermeylen rappelle que Jérusalem est le point focal du conflit israélo-palestinien et, plus largement, du contentieux proche‑oriental, et il souligne que, consciemment ou non, les parties en présence mettent en œuvre un imaginaire traditionnel, qui s’exprime déjà dans bon nombre de textes bibliques. Jérusalem et son sanctuaire forment le centre d’un immense système symbolique qui donne sens à des pratiques cultuelles, légitime la hiérarchie sociale et correspond à un désir de pouvoir et de puissance.

24J. Vermeylen formule un message d’espoir pour tous les hommes de Jérusalem et de Terre Sainte, Palestiniens comme Israéliens, qui aspirent à la paix. Il est évident que l’objectif de l’historien est tout autre, même s’il peut être d’accord avec ce message : mais cela relève, pour lui, d’un registre totalement différent !

25L’historien fait l’histoire de la mémoire sur Jérusalem, il ne doit surtout pas poursuivre le tracé et ajouter une pierre… L’historien doit au contraire déconstruire les échafaudages qui reposent nécessairement sur des présupposés idéologiques : il doit dire ce qui a été et non pas présenter ce qui a servi tel ou tel engagement.

26Dans l’introduction à la recherche de cette année, on a proposé un panorama des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine afin de résumer un certain nombre de points qui la conditionnent que l’on reprend ici.

Les communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine au cours des deux premiers siècles de notre ère

27Dresser l’histoire des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine, c’est toucher à la naissance du christianisme, ce qui n’est pas chose aisée, étant donné l’état parcellaire de la documentation : de ce fait, on est obligé de procéder par touches successives, sans pouvoir tenter une réelle synthèse.

28Jésus n’est pas le fondateur du christianisme en tant que religiosité indépendante. Il est tout au plus le fondateur de la communauté chrétienne de Jérusalem dans le cadre du judaïsme de son temps, lequel apparaît comme relativement éclaté étant donné les divers groupes de pensée et de pression qui le traversent (esséniens, pharisiens, sadducéens et autres). C’est pourquoi, parler des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine implique de se pencher sur les disciples de Jésus, les grandes figures comme Jacques le Juste, Pierre et Paul, qui ont diffusé progressivement son message à travers les milieux judéens comme à travers les milieux grecs.

29En 30 de notre ère, à Jérusalem, Jésus de Nazareth, qui est depuis deux ans prédicateur itinérant originaire de Galilée prophétisant l’annonce de l’imminence du Règne de Dieu, est arrêté, jugé et exécuté pour des raisons politico‑religieuses – Ponce Pilate étant préfet de la province romaine de Judée. Au lendemain de la mort de leur maître, ses disciples, dans un premier moment, paraissent s’être dispersés à travers toute la Palestine. Toutefois, on les retrouve, dans un second moment, à Jérusalem, proclamant qu’a été ressuscité « celui » qui a été crucifié. Ils annoncent un temps nouveau et l’imminence, lors du retour de Jésus, de la réalisation de l’antique promesse de salut faite par le Dieu d’Israël aux ancêtres de son peuple. Un mouvement religieux aux origines prophétiques et aux tendances de plus en plus messianiques est en train de naître. Il est constitué par des Judéens qui, disciples de Jésus, vivent de son Esprit, dont ils héritent la puissance créatrice, guérissant les malades et expulsant les démons comme leur maître l’a fait avant eux.

30On est à Jérusalem, la ville sainte du judaïsme, alors sous domination romaine depuis près d’un siècle. La nouvelle communauté des disciples de Jésus est relativement peu homogène puisque constituée par des Judéens venus d’horizons extrêmement divers dont certains sont de culture et de langue hébraïques (les Hébreux) et d’autres de culture et de langue grecques (les Hellénistes). Elle subsiste grâce à la mise en commun des biens vendus pour satisfaire aux besoins de tous, et semble avoir comme centre une « synagogue » située sur le Mont Sion, dans le lieu même où Jésus a pris son dernier repas avec ses disciples les plus proches (désignés par le terme technique d’apôtres).

31Les nouveaux adeptes sont admis dans le groupe des « saints », appellation qu’ils se donnent, par une initiation sous forme d’une ablution lustrale – un baptême au nom de Jésus le Messie. Ses membres fréquentent le Temple avec assiduité, comme c’est le cas, par exemple, pour son premier responsable, Jacques le Juste, le frère de Jésus.

32Cette communauté est parfois persécutée par les autorités religieuses judéennes : ce qui obligera certains de ses membres à la dispersion, laquelle conduira à la diffusion du message du Règne de Dieu parmi les communautés judéennes de la Diaspora.

33Un chrétien d’origine judéenne de langue grecque, Étienne, est condamné, en 33, à la lapidation pour blasphème contre le Temple. Sans doute la même année, Paul de Tarse, un Judéen de culture et de langue grecques originaire de la Diaspora, devient membre du mouvement des disciples de Jésus : il sera un des plus grands missionnaires chrétiens connus. Ces mêmes chrétiens répandent alors ce qu’ils considèrent comme la « bonne nouvelle » (c’est‑à‑dire l’Évangile de Jésus le Messie) : c’est ainsi, par exemple, qu’en 33, Philippe, un des Sept choisis par les Hellénistes pour le « service des tables » (= l’intendance de leur communauté), la propage en Samarie ; c’est ainsi, autre exemple, que des chrétiens d’origine judéenne, de culture et de langue grecques, sont amenés, en 34, à créer une communauté à Antioche où les croyants recevront pour la première fois le nom de « chrétiens », c’est‑à‑dire « messianistes ».

34Des chrétiens d’origine judéenne de langue hébraïque comme Pierre et Jacques, le frère de Jean et non pas de Jésus, sont également persécutés en 43‑44 : le second est exécuté par décapitation sur ordre d’Hérode Agrippa Ier, tandis que le premier est contraint à la fuite dans des conditions présentées comme miraculeuses. Pierre est alors amené à propager cette même « bonne nouvelle » de la croyance messianique en Jésus jusqu’à Rome, la capitale impériale.

35Jacques le Juste est aussi exécuté par lapidation, en 62, sur ordre du grand prêtre alors en exercice (Anan), pour violation de la Loi de Moïse, lors d’une vacance de la procuratèle romaine (entre Festus et Albinus). La communauté de Jérusalem paraît alors désorganisée et contrainte à se réfugier à Pella (Transjordanie) en 68, durant le siège de la ville par les légions romaines : elle n’y reviendra partiellement qu’après 70.

36La diffusion du message chrétien a été réalisée dans un premier temps en milieu judéen, puis dans un second temps en milieu grec. Mais il convient de préciser que la plupart des non Judéens touchés par ce message ont été en réalité des Grecs déjà sympathisants au judaïsme, relativement nombreux à cette époque dans les communautés judéennes de l’Empire romain, et non pas de Grecs méconnaissant le judaïsme et adhérant directement au christianisme – comme on le dit souvent.

37Des années 30 à 135, l’entrée des Grecs dans les communautés sera cause de difficultés puis d’affrontements entre les différentes tendances traversant le mouvement chrétien.

38Jacques, Pierre et Paul se trouvent au centre des conflits dont les enjeux peuvent se résumer en ces termes : la nouvelle croyance messianique doit‑elle imposer les observances judéennes aux Grecs, et notamment la circoncision ? Les réponses semblent avoir été diverses et graduées : les observances demeurent pour les Judéens mais ne sont pas nécessairement à imposer aux Grecs – les uns et les autres devant toutefois partager la même table, au moins durant l’eucharistie.

  • 6  Pour une autre perspective, moins classique, voir S. C. Mimouni, La circoncision dans le monde jud (…)

39Avant le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem, en 49‑50, où Jacques et Pierre d’une part et Paul d’autre part se sont affrontés sur cette question, à Césarée, Pierre a fait entrer parmi les « saints » un incirconcis et toute sa maison, ce qui l’a obligé à fournir une explication auprès de la communauté de Jérusalem : il s’agit de Corneille, un centurion déjà sympathisant du judaïsme6.

40La répartition des champs de mission entre Pierre et Paul est une idée qui apparaît tardivement dans la littérature chrétienne : de fait, entre ces deux grandes figures, il y a concurrence dans la propagation du message chrétien – on peut le constater en Anatolie et en Grèce, mais aussi à Rome. Sans compter que des envoyés de Jacques le Juste ont joué un rôle non négligeable dans cette concurrence. Dans la réalité, il y a conflit des interprétations entre les uns et les autres : certains considérant que la croyance seule au Messie suffit au salut – c’est le cas pour Paul, en ce qui concerne uniquement les chrétiens d’origine grecque –, d’autres estimant, au contraire, que l’observance et la croyance conjointes à la Loi et au Messie sont nécessaires – c’est le cas pour Jacques et dans une mesure apparemment moindre pour Pierre.

41Quoi qu’il en soit, dans les années 60 de notre ère, on trouve partout des chrétiens dans le monde de l’Orient romain, mais aussi dans la ville de Rome et sans doute ailleurs en Occident. Ils ne sont probablement pas nombreux et pratiquent le secret pour se protéger de toutes parts. Mais s’ils constituent des communautés dispersées, ils partagent essentiellement d’une manière ou d’une autre la croyance que Jésus est le Messie ou Christ envoyé par le Dieu d’Israël et que nonobstant sa mise à mort il a été arraché aux puissances des ténèbres pour siéger à la droite de son Père, envoyant son Esprit capable de transformer les cœurs et de pardonner les péchés dans l’attente de son retour prochain.

42Ces communautés sont encore dans le judaïsme, et ce malgré la présence en leur sein de chrétiens d’origine grecque.

43Durant une période difficile à déterminer avec précision, elles resteront dans le giron du judaïsme, malgré les conséquences des révoltes judéennes contre Rome de 66‑74, de 115‑117 et de 132‑135. De fait, il devient de plus en plus difficile de parler de christianisme, en tant que religiosité constituée et plus ou moins acceptée si ce n’est reconnue, avant la seconde moitié du iie siècle – et ce dans le meilleur des cas. Auparavant, le christianisme est soit dans le judaïsme, soit hors du judaïsme, mais sans constituer pour autant une religiosité déliée de ses racines judéennes.

44Au milieu du iie siècle, le christianisme acquiert son autonomie relative à l’égard du judaïsme, sans même avoir à couper les ponts : cette religiosité n’a pas vraiment de date de naissance, car son édification a duré plus d’un siècle, jusqu’à cet essai d’émancipation un divorce – qui ne sera jamais prononcé, malgré les excommunications réciproques.

45La séparation ou la rupture (?) d’avec le judaïsme sera le résultat d’un parcours semé de conflits qui prendront d’abord une forme interjudéenne (entre Judéens chrétiens et Judéens non chrétiens) avant de revêtir ensuite une forme antijudéenne (entre « chrétiens » de toutes origines et Judéens non chrétiens).

46Au cours du iie siècle, on assiste à la marginalisation des communautés chrétiennes d’origine judéenne (formant ce que l’on appelle le judéo‑christianisme) au profit des communautés chrétiennes d’origine grecque (formant ce que l’on appelle le pagano‑christianisme) : ce seront ces dernières qui s’érigeront progressivement en « Grande Église ».

47Durant les années 30‑150/180, les chrétiens n’ont pas encore réalisé l’utopie de l’unité, même si les sources transmises par ceux qui déclarent appartenir à la « Grande Église » affirment évidemment le contraire. De fait, le christianisme de la « Grande Église » s’est construit, tout au long des iie et iiie siècles, en élaborant des concepts nouveaux comme ceux de l’hérésie et du dogme. Ces derniers lui ont permis de se construire aux dépens des autres tendances renvoyées alors dans l’ombre de la marginalité, aussi bien judaïsantes (nazoréens, ébionites, elkasaïtes…) que gnosticisantes (basilidiens, valentiniens…) ou marcionites (Marcion), montanistes (Montan) qu’encratites (Tatien).

48C’est dans ce cadre, dont on n’a fait que brosser un panorama substantiel mais rapide, qu’il convient de placer l’histoire de la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem.

49En particulier c’est par rapport aux groupes des nazoréens et des ébionites que doit être située cette première communauté. En effet, il est assez vraisemblable que c’est à Jérusalem que se sont constitués ces deux groupes alors qu’ils sont encore unis sous l’étiquette de « croyants », ma’aminim en hébreu et pistoi en grec, et sous la houlette de Jacques le Juste. Une rupture est cependant intervenue dans ce groupe lors des événements qui ont entouré la destruction du Temple de Jérusalem, et une partie est entrée en sécession, prenant ou recevant alors l’étiquette d’« ébionites », ce qui signifie les « pauvres ».

50C’est pourquoi, il convient de situer les orientations doctrinales de cette communauté de Jérusalem non loin de celles qui ont été attribuées postérieurement aux nazoréens et aux ébionites. Il est certain que ces deux groupes ont par la suite évolué de manière divergente.

51Il y a cependant de fortes chances pour que le groupe ébionite ait conservé des formes doctrinales plus anciennes que celles qu’on retrouve dans le groupe nazoréen : ces dernières paraissent en effet avoir fortement évolué, notamment sur la manière de se représenter la messianité de Jésus puisqu’elle n’est pas tellement différente de celle que l’on rencontre dans l’Évangile selon les Hébreux ou dans l’Évangile selon Matthieu – des textes qui proviennent plus ou moins de ce groupe, à la différence près que le premier est une composition des nazoréens de Palestine (Jérusalem) et le second une composition des nazoréens de la Diaspora (Antioche) – du moins si l’on suit les acquis les plus récents de la recherche.

52Autrement dit, lors de la scission d’avec les nazoréens, ce qu’il convient maintenant d’appeler les ébionites ont emporté et conservé les orientations doctrinales qu’ils ont précédemment partagées avec le groupe dont ils sont issus.

53On peut évidemment douter que les ébionites aient conservé intactes les orientations doctrinales de l’époque de leur scission avec les nazoréens, mais rien ne permet réellement de penser le contraire.

  • 7  Voir S. C. Mimouni, Les fragments évangéliques judéo-chrétiens « apocryphisés ». Recherches et per (…)

54Quoi qu’il en soit, afin d’éclaircir ces points qui sont fondamentaux pour comprendre l’insertion de la communauté chrétienne de Jérusalem dans le mouvement des disciples de Jésus en pleine évolution, il conviendra de se pencher de manière succincte sur l’Évangile selon les Hébreux et sur l’Évangile selon les Ébionites, qui semblent représenter, contrairement à ce qui est souvent avancé par les exégètes, des formes du message chrétien qui sont au moins contemporaines des formes transmises par les évangiles synoptiques, si ce n’est antérieures7 à celles-ci.

55Ce panorama montre un certain nombre d’avancées par rapport aux recherches engagées dans ce séminaire depuis des années. On pourrait pointer ces avancées qui sont autant de différences par rapport à des publications personnelles dont certaines sont récentes.

56Les chrétiens d’origine judéenne ont profondément marqué la pensée
chrétienne, y compris celle qui se donne comme opposée au judaïsme. Il est de plus en plus clair que les chrétiens de la tendance gnosticisante, qu’ils aient été d’origine judéenne ou grecque, ont été assez proches des pharisiens/tannaïtes mystiques aux opinions plus ou moins antinomistes de la même époque – l’Évangile de Judas, récemment mis au jour, le montre assez.

57Par delà les difficultés que cela suscite, c’est le signe d’une vitalité dans un domaine qui a peu bougé durant longtemps.

58De ce fait, un principe a été mis au jour récemment : toute tradition ou toute doctrine, qu’on retrouve dans les textes, doit être contextualisée dans l’espace et dans le temps – et ce, de manière précise – autant que faire se peut.

59Il ne sert à rien, pour l’historien, d’étudier un texte d’un point de vue littéraire et d’un point de vue doctrinal s’il n’est pas possible de le situer dans l’espace et dans le temps car ses motivations ne relèvent d’aucune herméneutique.

60C’est ainsi, par exemple, qu’il faut se prononcer de manière précise sur des textes comme l’Épître de Jacques ou l’Épître de Jude que l’on situe de plus en plus à Jérusalem – peu avant l’an 70 pour le premier, peu après pour le second – et dont l’attribution à Jacques ou à Jude, de la famille de Jésus, est de moins en moins contestée.

61En matière d’histoire des textes et des idées, il faut sortir des sentiers battus balisés par les a priori d’ordre théologique. Les textes canonisés ne sont sans doute pas les plus anciens de la littérature chrétienne, même s’ils sont les mieux transmis. Ils sont devenus normatifs pour de tout autres raisons, notamment la détermination d’une orthodoxie face à des hétérodoxies.

Notes

1  S. C. Mimouni, « Jérusalem dans les consciences juives (y compris les mouvances chrétiennes) aux ier‑iie siècles de notre ère », dans A. Le Boulluec (éd.), À la recherche des villes saintes, (actes du colloque franco‑néerlandais “Les villes saintes”, Collège de France, 10‑11 mai 2001), Brepols (“Bibliothèque de l’école pratique des hautes études, sciences religieuses” 122), Turnhout 2004, p. 63‑81.

2  S. C. Mimouni, « La tradition de la succession “dynastique” de Jésus », dans B. Caseau – J.‑C. Cheynet – V. Déroche (éd.), Pèlerinages et lieux saints dans l’Antiquité et le Moyen Âge. Mélanges offerts à Pierre Maraval, AHCHCB, Paris 2006, p. 291‑304.

3  S. C. Mimouni, « La tradition des évêques chrétiens d’origine juive de Jérusalem », Studia Patristica XL, Fourteenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford 2003, Louvain 2006, p. 447‑446.

4  S. C. Mimouni, « La tradition de la migration de la communauté chrétienne d’origine juive de Jérusalem à Pella », pour les Mélanges Laperroussaz (à paraître).

5  J. Vermeylen, Jérusalem, centre du monde. Développements et contestations d’une tradition biblique, Le Cerf (“Lectio divina”), Paris 2007.

6  Pour une autre perspective, moins classique, voir S. C. Mimouni, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d’un conflit interne au judaïsme, Peeters, Paris/Louvain 2007, p. 161‑174.

7  Voir S. C. Mimouni, Les fragments évangéliques judéo-chrétiens « apocryphisés ». Recherches et perspectives, Gabalda, Paris 2006.

A la recherche d’une définition pratique de la liberté.

A la recherche d’une définition pratique de la liberté.

Les captures d’écran ci-dessous sont des extraits de l’article de Giuseppe Prestipino trouvé dans ce magasine sur Luckas et Bloch : https://www.persee.fr/issue/homso_0018-4306_1986_num_79_1.

L’articulation de sa formulation de l’être social permet déjà d’entrevoir le “nous” et quelques pistes sur ce qu’il reste ontologiquement du concept métaphysique de liberté.  

Le texte pose l’unité dialectique de la causalité de l’action humaine et d’une position téléologique à partir de sa représentation subjective du monde. A la différence de la nature qui ne souhaite pas, et à la différence de la pensée utopique qui ne cherche pas sa réalisation. L’ensembles des relations humaines, que l’on étudiera en particulier à travers l’économie, forme un être social, dont l’aboutissement est mis en question.

La dynamique interne des structures issues du capital provoque une polarisation des positions téléologiques individuelles qui va nous intéresser. Ce “deuxième règne de la nécessité” d’après les termes de Prestipino, impose quand même ses propres volontés. On pensera à une entreprise. La finalité de celle-ci en tant que corps constitué induit des causalités sur les corps et les esprits qui la composent. D’où l’a propos des nouvelles formes religieuses new-age pour ses cadres, déclinées en développement personnel ( comment exister dans la structure, adopter son système de valeur, et surtout former une téléologie individuelle dont les objectifs coïncident avec ceux de la structure : comment se mettre en harmonie avec l’univers ou comment utiliser la structure en la servant ) et néo management ( comment créer les conditions objectives pour que la structure puisse révéler et éliminer les comportements “déviant” des autres, principalement des “subalternes”).

Cela constitue une contradiction interne entre nécessité du travail à accomplir et nécessité de sa gestion, souffrance amenant des salariés au suicide, et appelant plus de management pour continuer à gérer. Se forme un tout et sa dynamique d’auto-affirmation intérieure de plus en plus marquée. On peut parler de totalitarisme au niveau de l’entreprise et de réification progressive des intentionnalités. Aliénation. Sur la base d’une polarité entre, soit alignement des téléologies individuelles sur celle du tout, soit confrontation pénible des téléologies individuelles avec l’ensemble. Si en haut de la hiérarchie il y a unité entre gestion et objectifs, en bas il y a une division entre la gestion subie et les objectifs du travail dans sa finalité propre. Qui fait porter les contradictions du modèle sur les subalternes. (on pourra a profit rechercher les qqs pages de 1libertaire sur le neo management, dont http://1libertaire.free.fr/PostGauchismeManagement.html ).

Ce cours exposé basé sur des faits vécus, permet de poser cette trivialité : face à la constitution d’un être social, fortement marqué par le capital et la réification technique qu’il opère sur le monde, il y a des polarisation des téléologies individuelles qui vont avoir tendance à s’aligner ou s’opposer à la téléologie de l’être sociale en gestation. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. Première définition ontologique de la liberté : l’indépendance de choix en fonction des positions téléologiques de l’ensemble. A défaut un choix contraire ou transversal, porté par des conditions sociales, on parlera alors d’un vecteur de liberté.

On remarquera que toutes les fonctionnalités en mouvement n’existent que parce qu’elles sont effectuées. “la base irrévocable de l’objectivité spécifique et des lois de la réalité économique est qu’elles sont, comme Marx le souligne à plusieurs reprises, un processus historique que les hommes qui les exécutent réalisent eux-mêmes, et qui constitue leur propre histoire, faite par eux-mêmes.” C’est là tout le paradoxe. Et toute possibilité d’intervention porte ici : au-delà de toute entropie commune, le monde est ce que les hommes individuellement en font.

Exemple impertinent révélé par Gunter Grass sur son passé pendant la guerre : dans toute la caserne, un homme refusait de porter le fusil. Et cela posait un problème à tous, au point qu’il fut fusillé. Ce que raconte Grass, c’est le soulagement de tous après sa mort. Le simple refus qu’il opposait révélait non seulement le problème de porter le fusil, mais également la possibilité de le refuser. Processus christique, très girardien. 

On notera que l’unité reconstituée par sa mort se fait sur l’élimination d’une décision alternative et la constitution d’une culture commune d’où cette possibilité est bannie. Ainsi la pression structurelle de l’être social sur les individus, bloque un certain nombre de décisions alternatives, portant en elle les choix historiques qui l’ont constitué. Pression accrue voire par la suite verrouillée par la technique. Comme un corps entravé par des fers et des œillères, l’être social est privé d’une grande partie de son dynamisme interne. Ainsi l’on peut entrevoir ici une première liberté qui est une liberté interne de mouvement, le corps tordu par les chaines, le muscle bloqué par une position forcée et un usage répété, la souffrance appele à une reconfiguration de la dynamique interne, à la possibilité de refaire vivre des décisions alternatives oubliées. Voilà une seconde définition ontologique de la liberté, nécessaire pour notre projet de recherche de l’auto-détermination du genre humain, la souplesse des dynamiques internes. Probablement pourquoi le sport est un élément important de l’émancipation chez Clouscard. Agrandissement des possibles par la pratique corporelle libre, nécessaire à l’accomplissement futur d’une téléologie personnelle. 


De notre réunion sortait la question du monothéisme comme possibilité d’un changement sur la structure économique, technique et politique. De la possibilité de l’Islam comme une plateforme d’élaboration pédagogique. Je noterai que celui-ci semble intervenir principalement sur le comportement individuel, et que c’est via la science de la complexité, qu’on pourrait étudier en quoi le changement de fonctionnement individuels pourrait provoquer des changements micro et macro. En quoi ne jamais mentir et tuer a des répercussions sur l’ensemble de l’être social. On notera aussi que légiférer semble le moyen d’orienter l’être. On avait déjà évoqué la pratique du jeune ou du sabbat comme moyen pratique de révéler et de s’extraire des contingences. Ne pas fêter noël est un sport extrême très révélateur de l’ensemble. Pourrait être un premier objectif. Il y a aussi des dimensions positives, pratiques et plus collectives, sur lesquelles chacun semble engagé de son côté, et qu’il faudra sans doute partager. 

Autre choix révélateur de l’importance de la composition humaine de l’être sociale, la négation de leur rôle par tous les accusés de Nuremberg : je ne faisais que suivre des ordres. variantes : le système informatique est prévu comme ça, c’est la loi, je suis libre de fumer, tout le monde fait ça, c’est normal. abdication volontaire de l’être humain dans sa capacité de percevoir, ressentir et choisir.

à l’inverse nous proposons 4 possibilités ontologiques de liberté :

liberté intérieure de l’être de reconfigurer ses dynamismes internes et maintenir possibles les décisions alternatives qui l’ont constitué.

liberté d’évoluer et d’en choisir l’orientation.

liberté extérieure de l’être d’opposer sa propre téléologie à des téléologies d’êtres d’ordre supérieur

liberté agissante de l’être pour penser et changer en commun les êtres supérieures, d’en choisir l’évolution, et d’en garantir les deux précédentes.

Quelles perspectives alors ? Clouscard pointe du doigt le manager et l’animateur comme vecteur du capital sur l’humanité (gérants de la production et de la consommation). On pensera cependant à l’ingénieur, à l’educ spé, au paysan, au chercheur, comme métiers dont la fonction est l’intelligence de mettre en œuvre. dont le travail pourrait se faire autrement de manière autonome et ayant l’objet de leur travail comme finalité. Les directeurs de centre à tendance anarchiste, qui font de leur lieu des possibilités d’épanouissement en commun. N’est-il pas possible de ré formuler d’autres modèles de ce type dans des centres sociaux, des troupes scoutes, des ateliers auto gérés ? Est-ce que l’homme restauré dans ses capacités, capable de mettre en œuvre la nature et l’autre, capable d’adapter son système d’extériorisation entre ce but collectif et les siens propres, n’est-il pas un homme capable d’être particulier ? Tandis que l’homme inscrit dans une division du travail subie et dont les objectifs lui échappe, n’est-il pas l’homme façonné, identique, fonctionnel ?

Comment alors penser des groupes humains qui soient l’expression de cette capacité, qui la nourrissent, et dont la généricité, le service collectif, articulent l’épanouissement individuel et la construction de l’ensemble ?

Approches modernistes et approches littéralistes du Coran, même faille méthodologique ?

Approches modernistes et approches littéralistes du Coran, même faille méthodologique ?

Au moment où on reproche aux adeptes de l’interprétation littéraliste du Coran d’enfermer le texte dans une historicité “passée” idéalisée (la communauté arabe du Prophète et des Compagnons du VIIe siècle), certains penseurs musulmans de notre époque que l’on peut qualifier de “réformistes modernes” vont, quant à eux, aborder le texte coranique à travers le prisme de la modernité et l’enfermer ainsi dans une autre historicité idéalisée : le “présent” avec sa pensée hégémonique dite moderne.

Certains vont alors puiser dans les réserves sémantiques de la langue arabe (ou dans les langues sémitiques en général) afin de tenter de le rendre conforme à cette modernité… d’autres vont reléguer en arrière-plan le sens apparent des passages qui poseraient problème pour ne retenir que le sens “finaliste” (finalités voulues par Dieu) à la suite d’une analyse méthodique qui se veut être “objective” et conforme aux intentions divines. D’autres vont carrément se détacher d’une partie plus au moins large du texte sous prétexte de remaniements humains du discours divin original… ou alors le réduire à un discours mi-humain mi-divin (formulation prophétique d’inspiration divine) inscrit dans une temporalité, ce qui limite/annule sa porté universelle. Plus récemment encore, une nouvelle conception théorique (Cyrille Moreno al-Ajamî) remet carrément en question le phénomène interprétatif et soutient que le texte coranique possède un “sens littéral objectif” que l’on peut déterminer grâce à une méthodologie “scientifique” pragmatique que propose l’auteur de cette thèse…Parmi les travaux académiques critiques qui se sont intéressés aux méthodes réformistes modernes : celui de Selami Varlik dont la thèse a porté sur Fazlur Rahman, l’une des principales figures réformistes du XXe siècle, dont le projet herméneutique consistait à « proposer une nouvelle méthode d’interprétation du Coran qui entend connaître avec certitude le sens objectif du texte »

Introduction de l’article portant sur l’analyse détaillée du travail de Fazlur Rahman :

Le sens objectif du Coran à l’épreuve de l’historicité‪” par Selami Varlik (Maitre de conférence en philosophie à l’Université d’Istanbul, chercheur associé au Fonds Ricœur – Paris)

https://journals.openedition.org/assr/26962

« Peu connu en France, Fazlur Rahman est l’une des principales figures du réformisme islamique du ‪xx‪‪e‪ siècle‪. Exclusivement rédigée en anglais, son œuvre a été traduite dans de nombreux pays musulmans, où il contribua grandement à la diffusion de l’approche historiciste du Coran. Le projet herméneutique de cet intellectuel indo-pakistanais est de proposer une nouvelle méthode d’interprétation du Coran qui entend connaître avec certitude le sens objectif du texte. Pour Rahman, ce dernier ne saurait être confondu avec le sens littéral, étant donné que la lettre qui a une dimension historique est aujourd’hui parfois dépassée. Or, le sens véritable du Coran, correspondant à l’intention divine, est lui en accord avec les valeurs universelles du monde moderne. Ayant enseigné la pensée islamique à l’université de Chicago de 1969 à sa mort en 1988, Rahman se pose donc avant tout la question du sens du Coran aujourd’hui. Et celui-ci est principalement pensé dans le cadre de l’idée d’objectivité, car il entend remédier aux projets ratés de modernisme islamique, qui échouèrent dans la mise au point d’une véritable méthodologie. C’est la critique explicite que Rahman adresse au philosophe allemand Hans-Georg Gadamer qui nous invite à poser la question du sens objectif du Coran à la croisée de leurs herméneutiques respectives. Dans le débat que Gadamer eut avec le juriste italien Emilio Betti, Rahman se range du côté de ce dernier en affirmant que la tâche de l’herméneutique doit précisément être de trouver le sens objectif du Coran afin de ne pas projeter sur le texte la subjectivité du lecteur. Il critique ainsi la place primordiale qu’accorde Gadamer à l’historicité du sujet – et aux préjugés qui en découlent nécessairement – dans le processus d’interprétation. Pour Gadamer, l’historicité indépassable du lecteur l’empêche de connaître objectivement les intentions de l’auteur, si bien qu’il n’y a pas de sens en soi qui serait derrière le texte et qu’il suffirait de découvrir définitivement à travers la bonne méthode. L’illusion du sens objectif risque ainsi d’arrêter le mouvement de réinterprétation du texte, enfermé dans le temps du lecteur.

Plusieurs intellectuels musulmans contemporains ont ainsi critiqué le projet rahmanien en lui reprochant de minimiser l’impact de son regard d’homme moderne sur son interprétation du Coran. Car le risque que prend son herméneutique est de présenter la subjectivité du lecteur comme objective et universelle. On aboutit ainsi à une rivalité entre des interprétations, qui, traditionnelles ou modernes, prétendent chacune pleinement coïncider au sens véritable du texte. Notre réflexion veillera à poser les termes de ce débat entre deux conceptions de l’herméneutique, en attachant une importance particulière à la réponse que chacune apporte ou peut apporter aux critiques de l’autre. L’enjeu ici est de soulever la question de la possibilité de préserver le mouvement de relecture perpétuelle du texte, dont le lecteur ne pourra prétendre maîtriser le sens, tel un objet en sa possession. »

Le Coran et l’éthique du décentrement” – Selami Varlik

Quelle alternative herméneutique alors selon Selami Varlik ?

Ce dernier propose de « voir le texte plus comme une question que comme une réponse » ce qui permettrait de penser une « éthique du décentrement » :

« Aussi légitime et riche en perspectives cette approche puisse-t-elle être (l’approche de Fazlur Rahman), notamment dans un contexte où le normatif est incontestablement trop (et mal) présent, il n’en demeure pas moins qu’elle soulève un certain nombre de difficultés. L’intention divine est-elle si facilement connaissable ? Comment le lecteur moderne, lui-même historiquement déterminé, situé dans un contexte socio-politique ayant des enjeux et des stratégies propres de lecture, peut-il prétendre connaitre avec une totale objectivité quel a toujours été le message moral du Coran. Autrement dit, le problème ici ne touche pas le fait de penser que le vouloir-dire de l’auteur dépasse le dire du texte, mais de prétendre connaitre avec certitude et une fois pour toute en quoi consisterait cette intention. D’autant que, même s’il ne fait aucun doute que l’intention de ces penseurs est bonne, ce terme même d’« intention » nous invite à questionner les finalités mêmes du modèle de lecture qu’ils proposent. Dans un contexte tendu où l’on se demande si l’islam est compatible avec ceci ou cela (démocratie, droits de la femme, République, tolérance, égalité, Occident…), la réponse qui semblait la meilleure aux yeux de ces intellectuels était de répondre de façon affirmative – ce qui est légitime – en réduisant le Coran à un discours de confirmation, d’approbation – ce qui l’est moins… Le désir de construction d’un islam moderne risque alors de faire du Coran un réservoir de solutions venant systématiquement accréditer des conclusions obtenues ailleurs. La lecture scientifique du texte sacré fonctionne de la même façon. On lit toujours le texte de façon pour y trouver la confirmation a posteriori de quelque chose.

Or, ces lectures ne voient pas à quel point elles sont elles-mêmes historiques et dans quelle mesure le contenu qu’elles donnent au message moral du Coran est tributaire d’un contexte bien spécifique. Lisant le passé à travers les grilles de lecture du présent (à l’inverse du littéraliste qui fait la même erreur dans l’autre sens), elles ne voient le texte que comme un moyen de justifier un certain nombre de valeurs morales, dont la légitimité et la primauté ne pose d’ailleurs, bien évidemment, absolument pas question. Ici, encore le texte est enfermé dans une période, sauf que celle-ci a la particularité d’être celle dans laquelle nous vivons, et non celle dans laquelle vivaient les musulmans il y a plus de dix siècles. Il ne s’agit donc ni de dire que le Coran n’a pas de message moral dépassant la dimension juridique, ni de refuser que ce message moral soit en accord avec une morale universelle, mais de pointer le risque de réduire cette dernière à une éthique particulière propre à un temps donné en restant déterminer par des stratégies inconscientes de lecture. Le danger est dès lors de stopper le potentiel de signification éthique du texte, sous prétexte que le véritable message moral du Coran, parfaitement en accord avec le monde dans lequel nous vivons, a enfin été trouvé une bonne fois pour toute. Ainsi, la réduction du texte à un simple « oui » au monde ne pose pas moins de difficultés que sa réduction à un « non », propre au discours conservateur et réactionnaire. Il s’agit là de deux attitudes extrêmes où le religieux sert de faire-valoir au politique et où le texte est considéré comme un stock de réponses aux questions qu’on lui pose. Dès lors, le Coran est vu comme ayant enfin apporté les bonnes réponses aux questions qu’on lui avait posées.

Alors que le texte lui-même devrait poser question, et préserver, par ce biais, autant son sens de l’approbation que sa capacité à la contestation. Mais cette contestation peut tout toucher, y compris le croyant dans ses certitudes les plus solides. Autrement dit, le texte sacré questionne, bouscule, décentre le lecteur en l’invitant sans cesse à voir les choses autrement. Et, le geste éthique fondamental du Coran se trouve précisément dans ce décentrement de soi, qui libère un espace dans lequel l’autre lecteur peut trouver une place. Car la violence de l’interprétation ne se situe pas uniquement dans le fait de parler de violence ou de la prôner, mais également dans l’arrogance d’une interprétation qui, aussi légitime et pertinente puisse-t-elle être dans son contenu, se présente comme la meilleure et la dernière. Tandis que l’éthique du décentrement, nourrie par une dialectique entre le oui et le non au monde, enseigne la remise en question du soi narcissique, grâce à laquelle l’autre peut enfin pleinement exister. L’autre trouve une place dans l’espace qui s’ouvre dans un soi qui se distancie de ses certitudes, permettant l’émergence d’une véritable éthique de l’altérité. » https://www.lescahiersdelislam.fr/Le-Coran-et-l-ethique-du-decentrement_a473.html

Sidqi :

“L’enjeu ici est de soulever la question de la possibilité de préserver le mouvement de relecture perpétuelle du texte, dont le lecteur ne pourra prétendre maîtriser le sens, tel un objet en sa possession.” J’aime beaucoup cette idée de relecture perpétuelle, et nous commentions aujourd’hui le Coran en s’attachant à son inépuisabilité.

On se demandait un peu pourquoi, et un des arguments étaient la connaissance anthropologique très forte, qui fait qu’en le lisant on en arrive à mieux se comprendre soi même et la façon dont on pense. Ainsi le texte semble opérer comme un miroir, et c’est sa propre subjectivité qui est révélée au lecteur plus que celle de l’auteur, qui demeure plutôt inatteignable, du moins dans les premières approches. C’est aussi ce qui rend possible et valable la séparation opérée par le texte entre ceux qui acceptent une certaine remise en cause personnelle et ceux qui la rejettent.

Cependant, le texte qui semble inatteignable est loin d’être inaccessible. Il existe des approches du texte, qui permettent d’avancer assez loin dans la compréhension. Je partage beaucoup de l’impulsion première de la démarche de Cyril Moreno. Le texte possède semble-t-il sa propre herméneutique, et il est important de se défaire de tout le métatexte religieux et/ou orientaliste qui l’accompagne. Cependant comme le post le présente très bien, on retrouve chez Moreno comme chez les autres des résultats interprétatifs trop reconnaissables et marqués pour être ceux du texte original. A moins que l’on soit rentré dans une ère coranique sans s’en rendre compte.

Pourtant, pourtant, trois approches me semblent porter des fruits pour le lecteur, qui sans épuiser les sens possibles, permettent une compréhension accrue.

D’abord le travail sur le vocabulaire, que Moreno présente bien, mais qu’il ne poursuit pas jusqu’au bout. Il faut absolument s’interroger sur le sens de tous les mots du texte, et la recherche des occurrences permet très souvent d’en délimiter une approximation satisfaisante. [un outil très utile à cela est le site corpus.quran, qui permet d’avoir rapidement toutes les occurrences d’une même racine]. Attention cependant à ne pas se perdre dans ses propres interprétations, utiliser en parallèle les deux méthodes suivantes !

Ensuite le travail sur la construction du texte. L’analyse de la rhétorique coranique par M. Cuypers est un outil indispensable pour comprendre non seulement la syntaxe, mais à partir de là, comment le texte articule ses raisonnements. Je recommande fortement non seulement de lire des textes sur le sujet, mais surtout de pratiquer soi-même cette méthode d’analyse sur papier crayon. Ce sont des moments de confrontation au corps à corps avec le texte, et l’on y trouve beaucoup.

Enfin, l’intertextualité. Lire les évangiles. Lire Lactance, lire les apocryphes, en fait chercher à connaitre tout texte cité par le Coran. Chercher d’abord les points communs, les référents communs, délimiter l’édifice culturel qui a précédé le Coran. Et ensuite dérouler point par point ces morceaux de textes et suivre leur raisonnement et celui du Coran. Et comprendre ainsi comment le Coran intervient, corrige, ré articule cette culture antique et produit une pensée nouvelle. Trouver cette continuité et la rupture qui l’accompagne, pour dégager toute une partie du sens coranique. Comment Il intervient et reformule les termes du débat. C’est dans cette différence entre le Coran et ce qui le précède que se trouve une grande partie du sens.

quelle que soit la subjectivité du lecteur et son sitz im leben, il sera à mon sens interpellé par une pensée supérieure. et plus que le travail interprétatif lui-même, le résultat est le travail sur soi qui accompagne la compréhension du texte et sa mise en pratique.