Archives de catégorie : Révolutions et Monothéisme

Après Nahel.

/ par COLLECTIFANASTASIS

La CRCF (Conférence des responsables de culte en France) a publié un communiqué en réaction au meurtre du jeune Nahel – paix à son âme. Ce texte (accessible ici) qui appelle « au dialogue et à la paix » n’est pas blâmable dans ses intentions mais paraît toutefois problématique à plusieurs titres.  

Tout d’abord, il est porteur d’une logique spiritualiste en ceci qu’il n’avance que « la prière » en réponse à ce qui s’est passé. Celle-ci est certes indispensable et nul doute que les religieux sont dans leur rôle lorsqu’ils promeuvent des formes de prière qui intègrent les finalités de paix, d’amour et de pardon. Cependant, la prière doit être pensée en lien avec des réformes très concrètes, matérielles, notamment le fonctionnement de la police et l’existence même de certaines de ses fractions. Les violences policières ne sont ni nouvelles ni anecdotiques. Ce qui est nouveau, c’est que les victimes ne se laissent plus faire et qu’elles ont la possibilité, grâce aux moyens de communication modernes, de contredire les récits officiels des institutions. Personne de raisonnable ne prétend que les destructions et violences sont une solution à la situation. Elles ne prétendent d’ailleurs pas l’être. Elles sont à comprendre comme une conséquence produite mécaniquement et malheureusement par la situation. Leur aspect parfois nihiliste est un miroir tendu à notre société, vulgaire à outrance dans ses injonctions matérialistes et ses divertissements absurdes, et non la preuve de « la barbarie » irrémédiable des descendants d’immigrés, ainsi que certains esprits dangereux, avides de guerre civile, s’ingénient à nous le faire croire. En revanche, la raison ne peut consister à ignorer une priorité commandée par l’événement : une réforme urgente et en profondeur de l’institution policière, couplée à une réflexion sincère sur la nature de l’ordre social que nous demandons à la police de garantir. Il est hypocrite d’exiger que la police change tout en refusant de voir en nous, dans notre histoire nationale aussi bien que dans notre politique étatique ou dans nos réflexes culturels, ce qui a façonné l’ordre social que la police a pour fonction de préserver. Nahel a certes été tué par un policier mais nous ne sommes pour autant innocents, en tant que peuple, de son sang versé. En n’évoquant pas de débouchés politiques à la situation, le communiqué du CRCF se retrouve inévitablement du côté du maintien en état de l’existant. 

Ensuite, n’oublions pas la justice dans la critique de la violence. La seule critique de « la violence », aussi bien intentionnée soit-elle, a un aspect abstrait dans la mesure où elle empêche de se poser la question de la justice. Ce n’est pas parce que la non-violence doit être recherchée que l’on peut limiter sa parole publique à une critique de la violence, seulement au moment où un ordre social injuste est ébranlé. La critique de la violence ne peut être l’alpha et l’oméga de la réflexion politique car la crise politique que nous vivons n’est pas épisodique : l’institution chargée d’assurer la sécurité tue périodiquement, notamment des corps de garçons noirs et arabes, et maintient les populations précarisées dans l’insécurité. Ce fait très documenté ne peut être négligé car alors l’esprit de non-violence serait perverti dans son essence. Ce n’est pas parce que, dans les Etats-nations moderne, la police a le monopole de la violence légale que le mot « police » doit servir à légitimer des crimes racistes. 

Enfin, ce texte ne mentionne « la justice » que pour affirmer qu’il faut la « ramener ». Ce terme n’est pas anodin, il porte la trace de l’imaginaire du retour à l’ordre. Or il semble bien que l’enjeu ne soit pas de « ramener » la justice – ce qui supposerait que la situation antérieure à la crise serait juste et légitime – mais bien plutôt de la créer ou en tout cas de l’améliorer. À bien des égards, notre société n’est pas juste. Le phénomène social bien documenté du contrôle au faciès, par exemple, devrait suffire à le savoir. Faire comme si la violence qu’on voit se manifester ces derniers soirs n’était qu’une conséquence irrationnelle à une injustice isolée est faux. Il faut voir que cet événement est un appel à faire de la justice une réalité sociale plus palpable, un appel à concrétiser une égalité réelle entre les citoyens. Cela passe notamment par la refonte du cadre de contrôle administratif et juridictionnel de l’institution policière. Une telle mesure n’est pas exigée contre les policiers mais bien pour l’ensemble de la société, policiers compris. Les policiers eux-mêmes n’ont rien à gagner d’un cadre légal défaillant qui favorise les abus de pouvoir. L’absence d’une autorité indépendante de contrôle de la police, si elle peut être vue subjectivement par beaucoup de policiers comme un rouage institutionnel à conserver, est en réalité une mauvaise manière d’organiser les rapports police-société en ce qu’elle fait prospérer des sentiments d’injustice dans la population.  

Pour nous, catholiques, il est temps d’ajouter un chapitre sur la police dans la Doctrine Sociale de l’Eglise.

Communiqué publié par les camarades du collectif Anastasis ici: https://collectif-anastasis.org/2023/07/03/apres-nahel/

C’est quoi la théologie de la libération ? par Regards Protestants

Paulo Barbosa da Silva, théologien brésilien, retrace le parcours de ces hommes d’Église qui ont revisité le message évangélique avec cette idée de l’ « option préférentielle de Dieu pour les pauvres ». Une expérience plus spirituelle et émotionnelle que politique. Extrait de la conférence de Paulo Barbosa da Silva issue du colloque « La nouvelle théologie verte » organisé le 6 et 7 février 2020, à Strasbourg.

Le « socialisme islamique » : rouvrir une perspective

Youssef GIRARD

La crise que connaît le capitalisme repose une nouvelle fois la question de la sortie de ce système socio-économique apparu il y a plus de cinq cent ans en Europe de l’Ouest. Construit sur le pillage et l’exploitation des périphéries par le centre occidental, sur l’exploitation des masses populaires de ces mêmes centres, durant plus de cinq siècles le capitalisme n’a profité qu’à une minorité de privilégiés. La crise, qui aiguise les contradictions portées en lui-même par le capitalisme, rend de plus en plus insupportable ce système intrinsèquement mortifère transformant, par un processus de réification, l’homme, la matière et l’esprit en marchandise. De fait, cela rouvre les champs du possible d’une contestation qui, si elle souhaite véritablement être globale, ne pourra se faire uniquement sur un mode symphonique entre tous ceux qui veulent construire un monde répondant à l’exigence éthique d’une justice globale.

Au sein de l’islam cette crise, dont le discours dominant cherche avant tout à mettre en avant l’aspect « financier », a permis de promouvoir la « finance islamique » qui s’était développée depuis plusieurs décennies. Mais cette « finance islamique » s’apparente à une version « halal » du capitalisme financier classique. Les centres impérialistes en crise encouragent cette finance car, en manque de liquidité, ils espèrent, grâce à elle, attirer les mannes financières des pays pétroliers musulmans. Côté musulman, faisant une lecture purement formelle et juridique de l’islam, la majorité des ouléma et des intellectuels ne posent pas la question des maqsid – des finalités – de cette « finance islamique » dont les objectifs ne diffèrent en rien de la finance classique. Comme l’ensemble de l’économie capitaliste, celle-ci est gouvernée par le désir rationnel de maximiser l’accumulation du capital.

Toutefois, les musulmans ne sont pas isolés du reste du monde et, n’en déplaise aux apologètes de la « finance islamique », la question de la sortie du capitalisme se pose à eux comme à l’ensemble de la planète. Evidement, les sociétés musulmanes sont en proies à des contradictions de classes et, comme ailleurs dans le monde, les classes dominantes s’opposent à la remise en cause du capitalisme dont elles retirent les dividendes. Au cours des dernières décennies, cette opposition à la remise en cause du capitalisme s’est souvent appuyée sur une lecture résolument conservatrice de l’islam servant à légitimer un ordre inique. Face à cette lecture conservatrice s’est développé une lecture socialisante visant à la libération nationale et sociale des masses populaires des nations musulmanes. Cela produit une véritable contradiction de classes entre deux lectures de l’islam ayant des finalités sociales opposées. Pour reprendre un terme coranique, l’islam des moustakabirin – des orgueilleux, des dominants – s’opposa à l’islam des moustadhafin – des opprimés – à propos desquels le Coran affirme : « Nous voulions favoriser ceux qui avaient été humiliés sur la terre ; nous voulions en faire des chefs, des héritiers ; nous voulions les établir sur la terre » [1].

Partisans de la seconde perspective, certains intellectuels et certains responsables politiques posèrent les jalons d’une réflexion sur une voie possible de sortie du capitalisme qu’ils appelèrent « socialisme islamique ». Dans la seconde moitié du XIXème siècle, le théologien et leader politique, Djamal ed-Din al-Afghani, qui parlait déjà de la « fonction sociale des Prophètes », posa les jalons d’une réforme sociale radicale dans une perspective socialisante. Poursuivant les réflexions d’al-Afghani, pour les partisans du « socialisme islamique », l’islam est une religion ontologiquement égalitariste qui porte en elle les germes du socialisme. Ce socialisme était directement issu des principes coraniques, de la geste prophétique et de celle de ses compagnons.

Les intellectuels et les responsables politiques s’appuyèrent sur ces références théologiques et historiques pour défendre les thèses d’un « socialisme islamique ». En 1964, Gamal Abdel-Nasser expliquait : « nous avons déclaré que notre religion était une religion socialiste et que l’Islam a, au Moyen-à‚ge, réussi la première expérience socialiste dans le monde » [2]. Pour le théologien syrien, Moustapha Siba’i, « le socialisme de l’islam a réussi, au cours du Moyen-à‚ge, à établir une société socialiste, la première société socialiste du monde » [3]. Le leader pakistanais, Zulfikar Ali Bhutto n’avait de cesse de répéter, dans ses discours, que l’islam était une religion reposant sur le principe d’égalité qui fondait le « socialisme islamique » dont il était l’un des plus ardents défenseurs. Face à ces contradicteurs, en mars 1970, Zulfikar Ali Bhutto affirmait : « l’égalité est un principe cardinal de l’islam. L’égalité est le message de notre prophète. Les Khulafa-e-Rashedeen [4] ont fondé leurs gouvernements sur ce principe. Les gens qui sont opposés à l’égalité ne défendent pas la cause de l’islam » [5].

Si ces déclarations peuvent être critiquées à un niveau formel, il faut les comprendre comme une volonté de légitimation d’une certaine idée du socialisme dans l’univers de référence de l’islam. Il s’agissait de poser les jalons d’une relecture de l’islam allant dans le sens d’une théologie politique socialisante par opposition à une théologie politique capitaliste qui, bien souvent, ne dit pas son nom. Le « socialisme islamique », idée qui fut à l’origine de nombreuses publications, voulait faire face à un double défi :

1- Ce socialisme spécifique se voulait spécifique et différent des socialismes occidentaux car il se définissait à partir de l’identité spirituelle et civilisationnelle de l’islam et non à partir de référence purement exogène à cette civilisation. Ce socialisme spécifique était intrinsèquement lié aux luttes de libérations nationales et à la dynamique de renaissance nationale-culturelle des pays arabes et musulmans car il était à la fois un moyen d’établir la justice sociale et un moyen d’assurer la souveraineté économique de nations dominées et dépendantes.

2- Le « socialisme islamique » se voulait une réponse aux forces sociales conservatrices, liées à l’impérialisme occidental, qui, dans le monde musulman, cherchaient à disqualifier toute idée de socialisme en l’attaquant comme étant une « idée importée » ou en associant socialisme et athéisme. Centre de la réaction arabe et musulmane, l’Arabie Saoudite joua un rôle particulièrement important dans la lutte contre la diffusion de ce « socialisme islamique » en finançant tous ceux qui lui étaient opposés. L’hégémonie états-unienne sur le royaume n’était, évidement, pas étrangère à cette politique.

L’opposition à toute idée de socialisme dans les mondes arabo-musulmans connut de nombreuses victoires après l’amère défaite de juin 1967 qui ouvrit la porte à une véritable « révolution conservatrice » dans nombre de pays arabes et musulmans. Les conservateurs accusaient les défenseurs du socialisme d’être les premiers responsables de cette tragique défaite. Après la mort de Gamal Abdel-Nasser, en septembre 1970, Anouar as-Sadate mit en place sa politique d’infitah – d’ouverture aux capitaux occidentaux – liquidant les acquis sociaux de la période nassérienne et hypothéquant l’indépendance nationale égyptienne en se plaçant sous tutelle états-unienne. Au Pakistan, Zulfikar Ali Bhutto, qui défendait l’idée de la mise en place d’une forme de « socialisme islamique » dans son pays, fut renversé, juillet 1977, par le général Mohammed Zia-ul-Haq avec le soutien actif des Etats-Unis et de l’Arabie Saoudite. Le 4 avril 1979, Zulfikar Ali Buttho était pendu et avec lui c’était l’idée même de « socialisme islamique » que le général Zia-ul-Haq, et ses puissants alliés, cherchaient à assassiner.

Ces revers, liés aux reculs des mouvements de libération sociaux et nationaux à travers le monde, permirent de mettre entre parenthèses les idées socialistes dans la majorité des pays arabes et musulmans durant les années 1980-1990. Les idées libérales s’imposèrent avec leurs cohortes de privatisations, notamment dans le secteur stratégique de l’énergie, et de reculs des droits sociaux dont les classes populaires furent les premières victimes. Toutefois, comme l’expliquait le défenseur du « socialisme islamique », Moustapha Siba’i : « Le socialisme n’est pas une mode qui passera, c’est une tendance humaine qui s’exprime dans les enseignements des Prophètes, dans les réformes des Justes, depuis les premiers siècles de l’histoire. Les peuples du monde présent – surtout ceux qui son en retard – cherchent à le réaliser effectivement afin de se libérer des sédiments d’injustice sociale et d’inégalité de classe. […] Le but du socialisme, toujours, dans toutes ses écoles, à consisté à empêcher l’individu d’exploiter les capitaux de riches sur le dos des masses humiliés et brutalisées, à confier à l’Etat la surveillance et le contrôle de l’activité économique individuelle, à réaliser enfin la solidarité sociale entre les citoyens de manière à effacer l’indigence, la frustration, l’inégalité excessive des fortunes » [6].

La crise du capitalisme mondial et les expériences en cours en Amérique du Sud, dans des pays comme le Venezuela ou la Bolivie, devraient interroger les musulmans sur le modèle économique qu’ils veulent défendre et adopter. De même, expérience de la Théologie de la Libération dans les nouvelles dynamiques de la gauche sud-américaine, devraient leur poser des questions sur l’éthique anticapitaliste que les « chrétiens de la libération » développent à partir de leur référence religieuse. Cela devrait amener à une nouvelle réflexion sur les finalités de l’économie capitaliste et non plus uniquement à des arguties juridiques formelles visant, par exemple, à contourner l’interdit coranique de l’intérêt. Dans ce cadre, reposer la problématique du « socialisme islamique » pourrait ouvrir de nouvelles perspectives. Loin des slogans démagogiques et les exclusivistes affirmant que « l’islam est la solution », le « socialisme islamique » pourrait être l’un des apports spécifiques des musulmans au débat global sur les voies de sortie du capitalisme.

Youssef Girard

[1] Sourate 28 – verset 5-6

[2] Balta Paul, Rulleau Claudine, La vision nassérienne, Paris, Ed. Sindbad, 1982, page 131

[3] Siba’i Moustapha, Le socialisme de l’islam, in. Carré Olivier, Seurat Michel, Les Frères Musulmans, (1928-1982), Paris, L’Harmattan, 2001, page 87

[4] Les califes « bien guidés » : dans la tradition sunnite cela désigne les quatre premiers successeurs du Prophète Mohammed c’est-à -dire Abou Bakr as-Sidiq (632-634), Omar ibn al-Khattab (634-644), Othmam ibn Affan (644-656), Ali ibn Abou Taleb (656-661).

[5] Bhutto Zulfikar Ali, « Socialism is Islamic Equality », URL :
http://www.bhutto.org/70Speeches/Speech-5.htm

[6] Siba’i Moustapha, Le socialisme de l’islam, in. Carré Olivier, Seurat Michel, Les Frères Musulmans, (1928-1982), op. cit., page 86-87

Article publié initialement sur Le Grand Soir : https://www.legrandsoir.info/le-socialisme-islamique-rouvrir-une-perspective.html

Le prophète Muhammad était-il vraiment capitaliste?

Non la question n’est pas si farfelue. D’abord car à bien y regarder qui n’a jamais entendu dans une discussion après le joumou’a (prière du vendredi) ou dans un débat entre amis quelqu’un défendre bec et ongles que l’islam est bien plus compatible avec le capitalisme qu’avec le socialisme ou le marxisme? Ces derniers étant anticléricaux, antireligieux, athées, contre la propriété et alliés de forces de dépravation morale ? On a tous déjà entendu ce genre d’arguments.

Qui n’a jamais entendu quelqu’un dire qu’il valait mieux s’allier avec les conservateurs d’extrême droite et les capitalistes qu’avec la gauche athée qui détruit la famille, la société et les valeurs morales qui structureraient une société saine?

“Le prophète Muhammad était un commerçant qui faisait de l’argent, s’est enrichi et a prôné la réussite sociale. C’était un entrepreneur, un capitaliste”

Examinons cette affirmation. Tout d’abord, le prophète (asws) a travaillé toute sa vie. à la Mecque, dans les caravanes, au service de Khadija ou à Médine où il participait à la vie collective. En prenant simplement les sources classiques on peut souligner quelques traits fondamentaux. On peut commencer par dire que le prophète Mouhammad est issu de la noblesse. Il est membre de la tribu des Banou Hachim eux-mêmes intégrés au clan plus large des Qouraysh qui contrôlent la Mecque. Dans ce concert de tribu, les banou Hachim ne sont pas les plus riches ni les plus forts militairement. Mais ils ont un prestige particulier celui d’avoir une autorité sur le pélerinage annuel à la Mecque (cf. article Hilf al Fudul). Muhammad naît donc dans ce contexte où il perd ses deux parents très jeune et va être recueilli par son grand-père Abd El Moutallib et son oncle Abou Talib, lui même jouissant d’une autorité morale et d’un grand prestige au sein de l’assemblée tribale. Il y a peu d’informations sur la très jeune enfance de Mouhammad mais nous savons qu’il aurait été recueilli suivant une habitude des notables de la Mecque par Halimah al-Sa’diyah et son mari de la tribu bédouine des Hawazin. Son instruction est importante, Mouhammad apprend les rudiments de la vie dans le désert et les différents métiers ou rôles de membres d’une caravane. Il participe aux voyages vers le Yémen et vers la Syrie et la Palestine en fonction de la saison. C’est d’ailleurs à la faveur de voyages nombreux vers la Syrie que Mouhammad épousera en 596 environ Khadija bint Kuwaylid, une artistocrate qourayshite membre des Banou Asad pour qui il travaillait régulièrement.

Mouhammad, en tant que commerçant donc, participait à de nombreux voyages commerciaux avant sa mission prophétique. Il était reconnu pour son intégrité et son honnêteté dans ses transactions commerciales, gagnant ainsi le surnom d’al-Amin, “le digne de confiance”. Il était respecté par sa communauté pour sa loyauté et ses compétences.

Cependant, il est important de souligner que Mouhammad n’a jamais utilisé ces voyages commerciaux pour s’enrichir personnellement. Au contraire, il était connu pour sa générosité envers les pauvres et les nécessiteux. Il partageait ses bénéfices avec les moins fortunés et participait activement à la promotion de la justice sociale.

Toutes ces précisions préalables sont importantes. Mouhammad n’est pas en bas de l’échelle sociale qourayshite. Il va certes être fragilisé par sa condition d’orphelin mais en tant que membre des Banou Hachim il a toute sa place dans l’assemblée tribale. Il est donc en l’année 610 – date probable de la première révélation coranique – un homme de bonne condition qui a toute sa place dans la société mecquoise. Il a alors environ quarante ans.

Tout va alors basculer pour lui et ses partisans. Réunis en secret chez Arqam ibn Abi al-Arqam, ses premiers partisans et sa famille le soutiennent. Mais ils vont subir brimades, persécutions, violences, spoliations et ostracisations. Mouhammad lui-même, ne pourra plus guère continuer ses activités de commerce. Il donnera désormais toute sa vie à la prédication et l’organisation de la révolte des opprimés. Et ce jusqu’à sa mort. Que ce soit à la Mecque ou lors de l’expérience unique d’Al Madinah (Médine), Mouhammad oeuvrera pour les démunis et organisera en pratique le partage des richesses en prenant aux riches pour redistribuer aux miséreux et aux démunis plutôt que de compter sur la charité éventuelle de généreux donateurs.

Mouhammad (saws) est ainsi souvent associé à une vie de modestie et de désintéressement, et il existe des arguments solides en faveur de son non-enrichissement personnel. Il a dû quitter La Mecque avec ses partisans lors de l’Hégire vers Médine (Al Madinah). Il va y établir un système de gouvernance collectif basé sur la justice et l’égalité, et a travaillé à améliorer les conditions de vie des membres d’Al Madinah qui regroupait des musulmans, des juifs, des chrétiens et même des païens.

Un hadith rapporté par Anas ibn Malik indique ainsi : “Le Messager de Dieu n’a jamais stocké de provisions pour le lendemain, sauf pour ce qui était absolument nécessaire.” (Sahih al-Bukhari, 1996) Cette rencension ext un de smultiples exemples qui semblent attester du fait que Mouhammad ne cherchait pas à accumuler des richesses pour lui-même, mais se contentait de ce qui était essentiel à sa subsistance ainsi qu’à sa famille.

Et son train de vie était loin du faste que certains veulent bien lui prêter à tort. Un autre hadith rapporté par Abu Huraira mentionne en effet : “Le Messager de Dieu n’a jamais rempli son ventre avec du pain d’orge deux jours consécutifs.” (Sahih al-Bukhari, 1996) dans un contexte où les musulmans ne sont plus en position de faiblesse face à Qouraysh. Cette déclaration et les autres du même acabit mettent en évidence le fait que Mouhammad ne recherchait pas les plaisirs matériels et était satisfait de repas simples et modestes en période de disette ou non.

De plus, Mouhammad était connu pour sa générosité envers les autres. Un hadith rapporté par Abdullah ibn Umar relate : “Le Messager de Dieu était la personne la plus généreuse, et il l’était encore plus pendant le mois de Ramadan.” (Sunan al-Tirmidhi, 1991) Cela souligne l’engagement de Mouhammad à partager avec les autres, même dans les moments où les ressources étaient limitées.

Il faut souligner à ce stade que la société bédouine est déjà anthropologiquement une société qui tend vers une forme de solidarité et de justice sociale. Les normes sociales et les valeurs de l’époque étaient également en accord avec cette modestie. Ce qui n’enlève en rien la spécificité de Mouhammad qui prônait le partage des richesses et la mise en commun des biens plutôt que l’accumulation individuelle des richesses qui commençait à corrompre sa société.

Mort dans le dénuement et la simplicité.

Et pour se convaincre de l’absence totale d’enrichissement personnel chez Mouhammad il faut se pencher sur les derniers instants de sa vie selon les principales sources musulmanes. Au moment de sa mort en l’an 632, il n’avait accumulé aucune richesse personnelle. Malgré son rôle de chef de la communauté musulmane et de dirigeant politique, il vivait une vie modeste et frugale, se consacrant principalement à son devoir et à la promotion des enseignements du Coran.

Un hadith rapporté par Ibn Abbas indique que Muhammad a dit : “Celui qui abandonne sa propriété aux héritiers légaux, c’est comme s’il l’avait donnée en aumône.” (Rapporté par al-Bukhari et Muslim). .

Une autre narration rapporte que lorsqu’il est décédé, il ne laissa aucun bien matériel derrière lui, à l’exception de quelques armes, des chevaux et une parcelle de terre connue sous le nom de Fadak. Ce qui provoquera par ailleurs un incident entre Fatima, sa fille et Abou Bakr le premier Calife mandaté par l’assemblée des musulmans pour fédérer les partisans du Coran et sauver les acquis de la révolution mouhammadienne. Abou Bakr refusera en effet de donner des privilèges à Fatima, prônant ainsi une égalité radicale dans les rangs des musulmans et éviter les risques de création d’une nouvelle aristocratie. Il refusera donc à Fatima cet héritage et collectivisera cette terre qu’il mettra au service du Kanz (littéralement le Trésor).

Ainsi, Muhammad ne cherchait pas à s’enrichir personnellement au delà du raisonnable et bien au contraire considérait tout au long de sa vie et des ses engagements l’entraide, la mise en commun des biens, la générosité et l’aide aux autres comme des valeurs cardinales. Son héritage repose davantage sur les principes moraux, éthiques et spirituels qu’il a transmis à ses partisans et qui continuent d’influencer la vie des musulmans à ce jour.

Il est donc globalement fallacieux et incorrect du point de vue de la Sira et des sources historiques disponibles de prétendre que Mouhammad s’est enrichi personnellement grâce à ses voyages commerciaux, qu’il était un “capitaliste” et que son exemple est compatible avec une vision marchande de la société. Il était comme tous les hommes de son extraction : susceptible de vivre de la vente de marchandises sans pour autant avoir spécifiquement une appétence pour cette activité économique comme fin en soi. Au contraire, il a utilisé ses ressources pour soutenir les plus démunis et promouvoir les valeurs de justice et d’égalité. Sa vie et ses enseignements sont un exemple de désintéressement et de préoccupation pour le bien-être collectif et on peut dire que Mouhammad a quitté un confort et un certain statut social pour se mettre au service de son idéal de justice et propager son message. Il a refusé les prestiges et les richesses des gens de son rang pour préférer une lutte difficile et douloureuse sur le sentier de Dieu.

Il nous reste aujourd’hui des bribes de cette politique radicale de redistribution des richesses et de partage des premières générations de musulmans. Parmi cet héritage on peut citer la zakat qui prend différentes formes. Et même si aujourd’hui elle est perçue comme venant du bon vouloir de chacun, elle correspond initialement à une obligation individuelle et permet de financer les solidarités des sociétés musulmanes. La zakat constitue en cela un impôt fondamental qui vise à réaliser une forme de justice sociale par la redistribution directe ou par la construction et la mise en commun de biens utiles à tous. Plus généralement les politiques de collectivisations des terres prises aux grands propriétaires par Omar ibn al Khattab et la multiplication du système de waqf qui sont des oeuvres impossibles à privatiser (sources d’eau, mosquées, bibliothèques, terrains communaux , etc) ont laissé des traces encore aujourd’hui dans les sociétés musulmanes. Elles sont les marques indélébiles de la volonté de Mouhammad de combattre l’accumulation des richesses et la domination au profit de quelques uns contre la majorité.

POURQUOI LES IDEES DE LA CLASSE DOMINANTE S’IMPOSENT ELLES ?

Il reste de nos jours la préconceptions que les idées sont deconnectées du réel. L’exemple fort, sur laquelle la classe dominanté insiste durablement, est celui des religions, qui sont présentées comme de pures croyances, inutiles, spirituelles. Or l’on sait que, en pratique, les attaques contemporaines sur le religieux sont l’avant garde des attaques sur les resistances.

Il existe deux façons de voir la chose. Soit d’un point de vue néo platonicien, où le monde lui même est illusion, et le ciel des idées est la réalité. Seul la subjectivité humaine est réelle, puisque l’on vit dedans. Soit d’un point de vu positiviste, ou le ciel des idées est faux par principe, et seule la partie positivement attesté du réel existe. Ce qui est aussi enfermement dans la subjectivité humaine, puisque seul ce qui nous parvient du monde est considéré réel.

Ce débat est pourtant réglé définitivement, le ciel des idées est produit par l’humanité à partir du réel, comme formalisation de son interaction avec le monde, la praxis. Et pour envisager sa condition réelle. Ces représentations du monde sont toutes fausses dans l’absolue, Hartmann parle de la dureté du réel, sa resistance à notre comprehension (ghayb). Mais ces représentations ont une utilité pratique, elles nous permettent de comprendre le monde et d’agir sur lui. C’est cette direction qui va nous interesser, la passable performativité du ciel des idées, la retro action de la pensée sur le réel.

Prenont un débat connu, savoir si la concurence où la solidarité sont le plus efficace. Le monde sera demain différent, selon les réponses choisies par le plus grand nombre. Il ne s’agit pas seulement de savoir ce qui est vrai par le passé. Il convient de s’interroger quel monde nous produiront suivant que nous sommes convaincu que la competition ou la cooperation sont le plus efficace.

Dans un monde construit autour de la mise en compétition des individus, la pensée de la classe dominante, qui a construit ce monde, est que la compétition est le moteur de l’histoire. C’est la critique que Marx et Engels font à Darwin. Transposer les valeurs de la classe dominante anglaise dans le savoir. Le trucage est invisible, parceque si quelqu’un cherche à vérifier dans le monde moderne, capitaliste, cette idée, il va inévitablement la vérifier. La compétition donne du résultat quand la coopération est hasardeuse. Ainsi la pensée de la classe dominante, qui produit l’idéologie, se vérifie empiriquement dans le monde où elle est dominante.

Précisons quand même que toute société est coopération, les entreprises “régits par la concurence” sont une forme de cooperation (parmi d’autres possibles). L’état au sens large, y compris oles services publiques, est une forme évoluée de coopération, qui légifère les formes de coopération. Occulté cela, c’est faire disparaitre que ces formes sont choisies, construites, et pas “naturelles”.

On remarquera que la solidarité s’impose pourtant où les moyens manquent. La pauvreté renforce la nécessité de cooperation. Les quartiers populaire et les zones rurales sont marquées par la solidarité comme necessité et la compétition comme réalité. Il y a ainsi une idéologie de classe qui différe. L’opposition de classe dans le réel produit un conflit de classe dans le ciel des idées. On reposera ici la question du religieux. Quel choix font les religions, y compris monothéistes, entre competition et cooperation ? Donc quelles situations ont produit le monothéisme ? Les textes sont clairs : la situation d’immigration en egypte, les guerres judéo-romaines, le conflit contre les marchands quraysh. Y-a-t-il un conflit en france entre l’egyptologie et le monothéisme ? de quel côté des barricades sont ils aujourd’hui ? Fermons la parenthèse religieuse.

Attaquons nous à la question du coaching et de la vulgarisation de la psychologie. La résolution des problèmes est abordée de façon quasi unilaterale sous le prisme de l’individualisme, qui est la pensée dominante. On peut accepter que l’individu est une echelle passablement autonome, à laquelle la pensée se fait et les décisions sont prises. Les religions, et l’ensemble des idéologies, sont des phénomènes collectifs qui s’adressent à l’individu. Le ciel des idées est une réalité collective à l’echelle de l’humanité, mais a comme principal ancrage pratique l’individu. Avec également les relations interpersonelles, les bibliothèques, les productions culturelles, les réseaux, etc. Autres produits de l’humanité.

Le problème du coaching c’est qu’il va s’adresser à l’individu d’un point de vue individualiste, en faisant abstraction de la réalité collective comme produit modifiable et ayant pouvoir sur l’individu. Le coaching intègre que le monde moderne, capitaliste, (dunya) est une réalité intangible, naturelle. Ce qui est vrai à son echelle. C’est un des points où la pensée dominante se vérifie en pratique. Il va donner des conseils d’actions sur ce postulat, et ces conseils fonctionnent immédiatement, donnent un résultat, améliorent la condition immédiate. Le coaching résoud les problèmes psychologiques d’une dissonance d’avec le monde, de choix individuels en décalage avec la réalité capitaliste. Ou de liens sociaux empathiques, sympathiques, de relations sociales sans mediation tarifées ou technique, dont le maintien pose des contradictions dans notre réalité. Le discours est clair : abandonne ce qui ne marche pas, fait fonctionner selon les codes imposés. La pensée dominante s’impose en pratique.

A courte vue, la pensée de la classe dominante fonctionne dans un monde fait pour elle. Elle améliore l’intégration individuelle. Elle possède les mêmes points aveugles, et donc n’entre pas à première vue avec le réel, du moins avec la perception du réel. Il suffit d’ignorer tous les echecs, ou de remettre ces echecs sur la faute individuelle. Faisant abstraction du choix d’organisation des réalités sociales. Malheur necessaire, survie des plus aptes, donc pensée circulaire.

De fait, l’autre alternative, la solidarité, peut donner lieu à des dissonances cognitives : je nage à contre courant, je travail contre moi même. Un humain qui choisit la solidarité dans un monde qui fonctionne sur la compétition va créer des problemes psyhologiques. La psychologie resulte en grande partie des relations sociales. De l’interaction, des conflits. Un humain pacifié par une société visiblement sécurisée, mais réellement conflictuelle, se prépare des nervous breakdown. Nous sommes traversés par des contradictions, entre tissu social, solidarités populaires et competition capitaliste. Et ces contradictions, males comprises, males vécues, provoquent des nevroses. Or il existe un choix alternatif au coaching individualiste, la solidarité interpersonnelle et le conflit de classe assumé. Plus ce choix est partagé, donc rendu possible, plus il existe une solution pratique alternative au coaching. C’est le dilemne du prisonnier, un choix collectif.

Qu’est-ce qu’une pensée qui resiste à la pensée dominante ? Alors que le choix proposé par la pensée dominante est intégration ou conflit, civilisé ou barbare (hanif), la proposition collective est solidarité ET conflit. Prenons l’exemple d’un bateau qui se dirige vers sa destination. Imaginer des desinations autres sont des fantasmes, ou des yakafokons sans qu’on voit comment. La normalité est claire, le coaching de chacun fait sa tache au mieux pour lui même parait évident. Maintenant s’il apparait que le capitaine a décider d’emmener le navire dans le triangle des bermudes, parcequ’il est fou, ou que c’est l’interet de l’état ou la commande de la compagnie. Rentrer au port, s’arreter à Santiago de Cuba ou trouver une ile deserte deviennent des réalités concretes, et il devient de plus en plus évident que les ordres du capitaine sont l’obstacle à ce qu’il faudra faire inévitablement. Dans la tempête, la solidarité redevient une necessité et s’occuper de soi devient immédiatement un enjeu collectif. Partir à la nage est une illusion, il faut prendre le controle du navire. Ceux qui s’accrochent à la normalité sont devenus les fous, et sont dangereux pour les autres. D’où l’importance du groupe humain, d’une communauté qui donne sens à l’individu, qui voit des enjeux supérieures à ceux de l’état et accepte le conflit avec une organisation sociale néfaste. La mosquée, la maison de quartier, le rond point, le syndicat, où la solidarité prevaut sur la concurence et l’intégration. “Le communisme n’est pas pour nous un état de choses à créer, ni un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui dépasse l’état actuel des choses.” qu’on pourrait traduire par “L’Islam n’est pas une organisation fixe du lien social, ni un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons Islam l’ethique qui mise en pratique rétabli la fitra, permet le rôle d’Adam, l’humanité, sur la surface terrestre”.

L’existence d’une idéologie populaire repose sur le combat contre l’injustice, qui passe par le maintien de structures collectives, de lieux de vie irl, qui sont une réponse alternative à la dissoncance cognitive d’un monde qui fonctionne contre nous.

Approche hyper-critique de l’Islam, un usage politique et relativiste des sources ?

En réponse à « Pendant les premiers siècles de l’islam, il existait plusieurs versions du Coran »

Commençons par dire, que comme pour l’étude du christianisme et pour l’histoire des fils d’Israel, l’affirmation auto proclamée par une seule école d’historiens parmi d’autres d’être les nouveaux historiens, qui ont le droit de définir ce qu’est l’Islam, est un double tour de passe passe. En premier lieu parcequ’il y a plusieurs écoles d’historiens modernes, et que le courant franco français autour de Dye-Mozzi est une particularité hyper critique dans le monde des historiens et nous allons le situer dans le rappport français actuel à l’Islam. Avec du retard en érudution et en travail même sur les historiens hyper critiques anglo saxons, plus complexes, et dont la tête de file P. Crone a déjà admis qu’elle était aller trop loin, que finalement la réalité obligeait à plus de concessions sur les données traditionelles1. Et en faisant totalement abstraction des éminents chercheurs que sont Montgomery Watt en Angleterre, Angelika Neuwirth en Allemagne et François Déroche en France. En second lieu parce qu’il profite d’une position de vulagrisateur pour se présenter gratuitement comme la science contre l’obscurantisme, s’autojustifiant, plutot que comme des historiens qui apportent une théorie soumise à la confrontation avec ses pairs. Nous allons voir que son rapport à la tradition est plus ambivalent que ce qui est affirmé.

Pour l’écriture du Coran, le spécialiste français de la question est François Deroche2. Il mène une étude sérieuse et précise, appuyée sur l’ensemble des connaissances disponibles sur lesquelles des recherches sont constemment menées et présentées au public. F. Deroche dit autre chose, lisez le et comparez.

Certes, il y a un conflit connu depuis toujours dans la tradition sur la mise en place d’unification du texte du Coran, successivement par Abu Bakr, Othman et Abd el-Malik. Cette histoire, où la politique est liée à la mise en écrit du Coran, reflète le drame fondateur de l’Islam, la fitna sa division profonde qui persiste jusqu’à nous. Nous savons tous, et nous allons expliquer pourquoi, il n’est pas possible de dire qu’ Abd al Malik ai inventé la fitna, au contraire il doit l’atténuer comme naissance de la dynastie Omeyyade, pour être en mesure de proposer une réconciliation. Si Moezzi voulait comme il le dit restaurer l’histoire contre la tradition, c’est là qu’il appuirait. Or comme elle, nous allons voir qu’il fait disparaitre le combat contre le proto-capitalisme marchand mecquois que les Omeyyades représentent et contre lequel est né l’Islam3. Donnons juste un nom qui conjugue version ancienne du Coran et réécriture de l’histoire : Ibn Mas’ud, son recueil du Coran, sa mort. Les érudits le savent, Moezzi le sait. Mais l’histoire impériale française n’enseigne que l’histoire impériale du passé, et certainement pas celle de ses opposants bédouins, hébreux ou arabes, qui restent un impensé notable de l’orientalisme.

Continuons avec le christianisme. On nous refait le coup du receuil syriaque, et cela a déjà fait long feu par le passé4. Le passage sur les influences bibliques n’est pas catastrophique, sur ce point c’est plutot la tradition et son rejet des textes chrétiens pourtant cités par le Coran qui est pris en défaut. Mais affirmer sans contexte que “Le mot « Coran » lui-même viendrait de qiriyâna, qui désigne un « livre de prières » en syriaque.” fait références aux vulgarisations très médiatisées et très contestées par les chercheurs des thèses de Luxemberg, qu’il passe discrètement, sans note critique. Or, il n’y a pas que le syriaque et un seul christianisme, toutes les variations du christianisme sont présentes en Arabie : monophysites, nestoriens, jacobites, aryens, eunomiens, probablement nazaréens et ebionites, dont l’oncle de Khadija qui traduit l’évangile depuis l’hébreu (peut etre le syriaque). On devrait mentionner aussi les références coraniques au manichéisme et au zoroastrisme. Le Coran fait des références croisées sur toutes les religions présentes à la fin du monde antique. Rappellons une église insuffisemment évoquée, qui garde des traditions anciennes du christianisme, l’Eglise Ethiopienne du royaume d’Aksoum, avec ses répercussions au Yemen, avec un canon et des traditions très proche de l’Islam5. Le Ge’ez au moins autant que le syriaque doit être étrudié pour les emprunts.

Il n’est donc pas possible de le situer dans un seul de tous ces corants juifs ou chrétiens : le texte opère une reprise, une synthèse et une correction ORIGINALE, en deux temps. Dans un premier temps à La Mecque la reprise du monothéisme (déjà iconoclaste comme le montre l’histoire de Zayd ibn Haritha, le fils adoptif du prophète Muhammad) comme principe de justice contre le proto capitalisme mecquois qui avait précédemment détruit l’ethique et les solidarité tribale3, éthique bédouine que le Coran intègre également dans sa synthèse7. Dans un second temps à Médine dans la formation d’une synthèse nouvelle du monothéisme qui confronte et rassemble les traditions monothéistes, ainsi que des références au zoroastrisme. Donc il est vain de présenter une filiation supposée avec le passé qui oublierait le travail de synthèse, et les réponses nouvelles apportées par Muhammad. Rappellons qu’une influence est toujours un choix parmi toutes les influences possibles, et que quand le Coran reprend le terme nazarène pour désigner l’ensemble du christianisme, il prend à contrepied les courants majoritaires auxquels il est exposé. C’est donc un choix volontaire, une prise de parti. En particulier en Coran 5.82-83, dans un contexte ou la primauté de l’Ecriture s’oppose au clergé, les larmes des “nazarènes” accompagnent la reconnaissance du discours coranique et témoignent de siècle d’oppressions et d’attentes de la résolution du dilemne entre la loi et la conscience que le Coran propose enfin.

L’Islam traditionel fait une évidente impasse sur le sujet, mais nos auteurs syriacisant aussi, semblant relever un sujet, l’hypothèse judéo chrétienne, ils inversent ses conséquences. Rappellons que le judéo-christianisme que l’on dit “hérétique” est une survivance du christianisme “primitif”. En le défendant, le Coran prend à contrepied juifs et chrétiens de leur époque. Ce judéo-christianisme est malheureusement le grand absent de l’histoire moderne : les trois guerres judéo romaines puis les tribues ariennes qui trois siècles plus tard mettent à bas l’empire romain d’occident alors en déclin. Ayant pour conséquence le passage du centre du monde vers Constantinople puis Baghdad, qui représente au bas mot les lumières du moyen age. C’est donc un plaisir que l’on retrouve son histoire à travers l’islamologie. Notons que le “judéo christianisme”, raison d’être de l’antisémitisme chrétien par le passé, reste dans son acception moderne, cette base commune du monothéisme, oubliée mais culturellement persistante dans son iconoclasme et désir de justice. Elle sera traduite en philosophie par la “morale des esclaves”, l’une des raisons d’être de l’antisémitisme moderne, qui l’inclut dans le même sac que le socialisme et les lumières de la révolution française6. C’est évidemment un raccourci, mais il révéle un conflit non dit qui persiste de manière savante dans l’orientalisme et l’islamologie, et nous allons voir, dans un passage de l’article. Surtout, les auteurs qui proposent une filiation judéo chrétienne de l’Islam, n’arrivent jamais jusqu’à dire que c’est un choix qui permet à l’auteur du Coran de confronter ce que sont deux devenus Judaisme et Christianisme à leur dernier ancêtre commun, Jésus et la première église, qui est une synagogue (ekklesia, synago et jama’a ont le même sens, rassembler).

Enfin sur le Coran lui même, Moezzi se reserve le droit de faire une sélection sur ce qui ferait ou non parti du Coran, en se centrant grosso modo sur la partie mecquoise. Attribuant de façon peremptoire un rôle purement spirituel au Prophète, il fait disparaitre le discours sur la justice et les solidarités, ainsi que la critique coranique du discours religieux, cad les conséquences concrètes sur le monde réel. L’Islam selon Moezzi est une dimension purement spirituelle qui n’intervient pas dans la société (d’où vient ce concept ? des références ?). Or les toutes premières sourates sur lesquelles il s’appuit sont celles qui rentrent directement en conflit avec l’injustice de la société mecquoise. Aucune biographie moderne ne loupe ce point. Paiement de la zakat, partage de la nourriture, défense du droit, défense des démunis, respect des liens de solidarités, c’est le propos du conflit mecquois qui aboutira plus tard à l’interdiction de l’intérêt. Il est impossible de le passer sous silence et dire que Muhammad pronnait une reflexion spirituelle désincarnée. L’auteur esquive l’essentiel de la sira mecquoise, la violence des marchands mecquois contre le discours du Prophète qui les interroge dans la sphère publique.

Et cela, il est impossible que ce soit le discours impérial des Omeyyades qui l’ait rajouté. Dans la période mecquoise les puissants Banu Omeyya, Abu Sufyan ibn Harb et Uqba ibn Abi Mu’ayt, font partis des clans dominants en conflit avec Muhammad et la première communauté musulmane. Le fait que ces thèmes soient plus présents dans le Coran que dans la tradition interroge la position de la tradition omeyyade, et pourrait être justement ce qui a poussé l’auteur à éloigner le Coran mecquois d’une retouche omeyyade. Mais alors pourquoi l’occulter ? En oubliant le conflit social initial, l’auteur peut reformuler le jihad comme conquêtes militaires. Or les persécutions puis la guerre contre Quraysh qui aboutira à la conquête de La Mecque, sont la raison du jihad selon la lecture traditionnel de la chronologie du Quran. Le jihad du Coran est réponse proportionnée contre l’injustice quand elle se fait violente, et non conquête. Comment alors faire coexister tradition et écriture du Coran par Abd el-Malik ?

Abd el-Malik aurait selon l’auteur transféré sa refonte du Coran sur Othman. Or cela signifirait rappeler un des arguments du conflit de succession d’Othman, comme lui Banu Omeyya. Il a au contraire du les atténuer pour légitimer et son pouvoir, car le califat d’Othman est le point de rupture de l’histoire musulmane. Toutes les différences entre les différentes traditions musulmanes prennent leur origine dans le conflit de succession, la Fitna, qui continue violemment à cette époque. Abd el-Malik n’a pas pu écrire une tradition qui dit que les soldats d’Othman se sont introduits par la force chez Ibn Mas’ud pour bruler sa recension du Coran. A fortiori pour légitimer ses réformes du Coran imposées par la force par al Hajjaj. Au contraire il devait tout faire pour rendre Othman légitime.

Alors pourquoi l’auteur le choisit ? Parceque la découverte des nouveaux manuscrits et leur connaissance grandissante par le public rend impossible les spéculations passées sur des ré écritures tardives du Coran. Pour se conformer aux datation au carbonne 14 des premiers manuscrits complets du Coran8, utiliser comme dates 685 à 705, avec un pouvoir reconnu par la tradition (qui tout d’un coup devient valable comme source historique), c’est inespéré. Et permet de choquer le sunnisme sur le Coran en respectant ses fondements historiques, le califat Omeyyade.

Toutes les recherches viennent au contraire à montrer qu’il n’y a eu que de très faibles variations du texte. A savoir : un verset sur l’envie, l’ordre des sourates, deux sourates en remplacement des deux dernières sourates du corpus8, ainsi que les propositions chiites visant à souvent lire Ali. Les différentes lectures, y compris Hamza comme survivance de la lecture d’Ibn Mas’ud confirment le texte. Ce qui aurait été rajouté à l’époque d’Abd al Malik par Al Hajjaj et Hassan al Basri sont les points de séparations des versets.

S’il faut faire la critique de l’écriture de l’histoire, l’hermeneutique franco française autour de la laïcité, qui vise à prevenir l’intervention des discours critique des grands récits dans la vie publique, explique les propositions historiques des hyper critiques français, qui nie à l’Islam son rôle social de critique des injustices. Nous rappelons alors cette filiation avec le passé orientaliste, et une époque, la fin du XIXe et son rejet des monothéismes, des lumières et de la Révolution Française pourtant cadre toujours proclamé mais constemment remanié de notre république, et le socialisme, auquels on oppose le cadre economique et politique présenté comme “naturel” et bastion de la “nature humaine”, inchangeable et qui serait responsable de tout les maux actuels. L’orientalisme aime donc les Omeyyades et comme eux occulte la critique sociale de l’Islam.

On pourra donc légitimement s’étonner qu’un courant semblant si fortement positiviste dans son approche ne propose que de la sépculation fondée sur elle même, relisant à sa guise et selon sa propre hermenteutique les données disponibles. Nous laissons le lecteur estimer à quel point il s’oppose de façon progressiste à la tradition.


Notes et références
1. Quraysh and the Roman army: Making sense of the Meccan leather trade, Cambridge University Press: 26 March 2007
2. Voir La voix et le calame. Les chemins de la canonisation du Coran (5) – François Deroche (2014-2015) et Recherches actuelles sur les manuscrits coraniques (12) – François Déroche (2021-2022)
3. Le dernier évenement pre Islam connu dans l’hsitoire de Muhammad est le Hilf al-Fudul. Lire aussi Le capitalisme mecquois et la révolution de l’Islam, et ses références, en particulier Wolf, The Social Organization of Mecca and the Orgins of Islam, et Ibrahim, « Social and Economic Conditons in Pre-Islamic Mecca », International Journal of Middle East Studies, dont le livre, Merchant Capital and Islam, est le fil conducteur de l’article sur Oumma.
4. Pour une lecture érudite et intelligente des références coraniques au judéo christianisme et aux révélations précentes, lire :
– Emran El Badawe, “The Qur’an and the Aramaic Gospel Traditions” (Routledge, 2013), la seule introduction vaut bibliographie sur le sujet.
Holger Zellentin, The Qurʾān’s Legal Culture: The Didascalia Apostolorum as a Point of Departure (Tübingen: Mohr Siebeck, 2013), ainsi que ses écrits disponibles en ligne.
– Catherine Pennaccio, Les emprunts à l’hébreu et au judéo-araméen dans le Coran, Collection « Itinéraire poétique, Itinéraire critique », Librairie d’Amérique et d’Orient, Jean Maisonneuve, Paris, 2014.
5. Le Canon éthiopien contient des textes anciens et apocryphes dont le rapport au Coran est souvent cité, entre autre des versions eunomiennes de la Didaché et la consitution apostolique, Enoch, 4Esdras, le livre des Jubilés, etc. Les pratiques de l’Eglise Ethiopienne témoignent aussi ancienneté et proximité avec l’Islam, les ablutions, les interdits alimentaires, le voile, le sabbat. L’impasse sur ce sujet est incomprehensible et mérite des recherches nouvelles.
6. On en trouvera une critique magistrale, partisane et sans finesse (à coup de marteau ?) chez Luckacs. Voir l’excellente recension de Nicolas Tertulien, La destruction de la raison trente ans après. Notons à sa suite et trop rapidement l’importance d’Aristote dans le réalisme. Que l’on retrouve dans l’eunomianisme.
7. En particulier dans la préservation des liens sociaux et familiaux, malgré le rejet monothéiste du culte des ancêtres, également présent dans le Coran. Pour l’importance de l’Islam comme survivance des pratiques bédouines pour les tribues qui rejoignent le mouvement, voir Marco Demichelis, Kharijites and Qarmatians: Islamic Pre-Democratic Thought, a Political-Theological Analysis, p.109-110 et les références qu’il fournit.
8. Voir l’ensemble évoqué dans Sadeghi, B., Goudarzi, M., Ṣan‘ā’ 1 and the Origins of the Qur’ān, Sadeghi, , Behnam / Goudarzi, , Mohsen, Der Islam. Et la compilation importante d’A. Jeffery, Materials for the History of the Text of the Qur’?n, Leyde, 1937, p. V-VI. Rappelons que l’on parle de mushafs complet possédés par les compagnons, qui manquent de variation significatives hormis celles évoquées plus haut. A ce propos il serait interessant de rappeler le gros effort de la première communauté musulmane, qui enseigne à ses membres la lecture et l’écriture. Ainsi, à Dar al-Suffa, annexe de la mosquée de Médine où les compagnons apprennent la récitation du Coran, ils apprennent aussi à l’écrire.