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Mahdi Amel, marxiste libanais


Traduction d’un article de Frontline pour Ballast

« Après la chute de l’URSS, les échecs des mouvements de libération nationale et de l’unité arabe, les populations ont perdu leurs idéaux, elles se sont ruées sur l’islamisme, y voyant une alternative, un nouvel espoir. Sur le plan politique, cette montée en puissance de l’islamisme constitue une régression », déclarait George Habbache, leader socialiste du Front populaire de libération de la Palestine, dans les années 2000. Mahdi Amel a été l’un des grands noms du marxisme et de l’anticolonialisme : théoricien et membre actif du Parti communiste libanais, il fut assassiné en 1987, en pleine guerre civile libanaise. De retour de son pays natal, l’historien indien Vijay Prashad, auteur cette année de Struggle Makes Us Human: Learning from Movements for Socialism, avait brossé son portrait.


Le 18 mai 1987, Hassan Hamdan, professeur à l’Université libanaise et membre du comité central du Parti communiste libanais (PCL), quittait son appartement situé dans l’ouest de Beyrouth. Hamdan tourna à droite — il allait faire des courses. Dans la rue d’Algérie, non loin de son domicile, deux hommes l’accostèrent. Ils crièrent son nom ; il se retourna ; ils lui tirèrent dessus. Blessé, il fut conduit par un passant à l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth, où il mourut. Il avait 51 ans. Le Liban était alors en pleine guerre civile, « les événements » (al-ahdath), qui a duré de 1975 à 1990. Ses multiples phases ont vu s’affronter les différentes catégories de la société libanaise ainsi que ses milices — qui ont souvent agi par procuration pour des puissances étrangères.

Les Palestiniens et la gauche se sont unis pour combattre la droite chrétienne : cette lutte s’est muée, via l’intervention militaire syrienne et israélienne, en une guerre brutale visant à supprimer les bases palestiniennes au Liban. Lorsque les Palestiniens ont été expulsés vers la Tunisie en 1982, la guerre s’est métastasée en une attaque contre la gauche. Les milices islamistes ont ainsi déclenché une guerre contre les communistes, lesquels disposaient de bastions puissants dans le Liban tout entier. En 1984, leurs militants ont capturé cinquante-deux communistes avant de les forcer à abjurer leur athéisme et de les tuer, puis, selon le Parti communiste, de jeter leurs corps dans la Méditerranée.

« Les milices islamistes ont ainsi déclenché une guerre contre les communistes, lesquels disposaient de bastions puissants dans le Liban tout entier. »

Le 17 février 1987, Hussain Muruwwa était allongé dans son lit. Muruwwa était lui aussi un intellectuel du PCL ; il s’était blessé à la jambe. Il était le rédacteur en chef du journal du parti, Al-Tariq, et avait écrit une série de livres qui, tous, rappelaient que la culture arabe ne se bornait pas à la religion et aux sentiments : elle était aussi profondément enracinée dans les champs de la science et de la raison. Mais ce sillon de culture matérialiste — manifeste chez des penseurs du Xe siècle comme Fârâbî et Ibn Sina (Avicenne) — avait été nié par l’érudition islamiste. Des hommes sont entrés dans la maison de Muruwwa et l’ont abattu ; il avait 78 ans.

L’assassinat de Muruwwa eut lieu dans un contexte de lutte entre le parti et les islamistes. Selon Jamil Nahmi, directeur général de la Sûreté générale du Liban, ce combat a opposé « le fondamentalisme religieux et la doctrine communiste » : deux idéologies irréconciliables qui se sont affrontées pour la première fois dans le sud du Liban. D’après le Parti communiste libanais, dans les dix jours qui ont suivi, plus de quarante de ses membres ont été tués et dix-sept autres enlevés. Un cheikh de la ville de Nabatiye avait émis une fatwa, laquelle déclarait : « Aucun communiste ne doit être autorisé à rester dans le sud du Liban. » C’était une condamnation à mort. Les anciens villages communistes ont alors été attaqués. Adham al-Sayed, l’actuel secrétaire de la section de jeunesse du parti, les qualifie de « villes martyres » — à l’instar de Srifa, Kafr Rumman et Houla, elles étaient autrefois des « forteresses du parti ». Ses membres y perdirent la vie ou durent fuir, quand ils n’abandonnèrent pas tout simplement la politique. Même si rien de concluant ne saurait être affirmé, l’assassinat de Hassan Hamdan fait partie de cette bataille. Des officiers de police de haut rang se plaignent du manque de renseignements : « Après tout, avance l’un d’eux, nous sommes au Liban. » Comme pour le meurtre de Muruwwa, les théories abondent mais nous ne disposons de rien de concret. Les rapports de police n’existent tout simplement pas.

[Combattante palestinienne à Beyrouth, 1976 | Catherine Leroy]

Peu de gens connaissent Hassan Hamdan de son vrai nom : il est aujourd’hui connu sous celui de Mahdi Amel. Il représente, dans le monde arabe, l’un des théoriciens marxistes les plus respectés et les plus appréciés de sa génération. Hamdan a beaucoup écrit ; il a laissé derrière lui une vingtaine de livres importants, de la théorie révolutionnaire à la poésie. Dans son appartement, son fils Redha me dit que la famille et le centre culturel Mahdi Amel continuent de recevoir des témoignages sur la portée inspiratrice de son œuvre. Durant le soulèvement en Tunisie [2010–2011], des étudiants ont peint une fresque de Mahdi Amel sur les murs de leur campus. Son portrait les observait d’en haut, avec son regard bienveillant. Ses livres — tous en arabe — sont toujours imprimés et ses travaux continuent d’être mobilisés par les intellectuels arabes. Vingt-six ans se sont écoulés depuis sa mort mais peu de choses semblent avoir disparu de son œuvre.

Dans un coin de son bureau se trouve sa table de travail. Y siège désormais son portrait. C’est là qu’il s’asseyait et travaillait la nuit tandis que sa famille dormait. Il était habité par un problème simple : comment produire des concepts marxistes fidèles à la réalité arabe ? Cette question n’a cessé de tourmenter les penseurs du tiers-monde depuis qu’ils ont rencontré ce courant de pensée. Les Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne (1928) du marxiste péruvien José Carlos Mariátegui cherchaient à comprendre l’histoire et les luttes des peuples indigènes des Andes, parallèlement à leur domination par les conquistadors espagnols et à la création de nouveaux systèmes fonciers et d’organisation du travail. Nos devoirs et les tâches des pays étrangers (1930), du socialiste égyptien Salama Moussa, s’employait à présenter un récit de la société égyptienne à l’aide des concepts socialistes. L’histoire du Kerala [État du sud de l’Inde, ndlr] d’E.M.S. Namboodiripad [communiste indien mort en 1998, ndlr] et son rapport sur le projet de loi sur le fermage des terres de 1938 font partie de cette tentative. Dans l’un des premiers essais de Mahdi Amel, Colonialisme et sous-développement, publié dans Al-Tariq en 1968, il écrivait : « Si vous voulez vraiment que notre propre et véritable pensée marxiste voit la lumière et soit capable de voir la réalité d’un point de vue scientifique, nous ne devrions pas partir de la pensée marxiste pour l’appliquer à notre réalité mais, plutôt, partir de notre réalité comme mouvement fondateur. » Si l’on part du développement historique d’une société et de ses propres ressources culturelles, « ce n’est qu’alors que notre pensée peut véritablement devenir marxiste1 ». Cette pensée ne pouvait être appliquée telle quelle. La réalité du « retard » colonial (takhalluf) devait être explorée et l’élaboration du marxisme devait en tenir compte.

« La guerre d’Algérie battait son plein et de Gaulle n’autorisait pas la moindre dissidence dans le pays. Hamdan quitta donc la France pour l’Algérie en 1963. »

Les Arabes portaient le stigmate d’être « sous-développés », écrit Mahdi Amel — comme s’ils n’étaient capables que d’échouer. La ruine des Arabes n’était cependant pas due à leur culture mais à ce qui leur était arrivé : la domination coloniale, longue de cent ans, avait modifié les structures de la politique, de l’économie et de la société. Les notables arabes avaient été mis sur la touche ou absorbés dans ce nouveau monde, réduits à n’être que les représentants de forces vivant ailleurs. Les nouvelles élites émergentes incarnaient des forces extérieures et non celles de leurs propres populations : quand Paris éternuait, ils s’enrhumaient. L’ambassadeur des États-Unis devint ainsi plus important que les élus. (Une vieille blague circulait : « Pourquoi n’y a‑t-il pas de révolution aux États-Unis ? Parce qu’il n’y a pas d’ambassade des États-Unis »). L’expérience du « sous-développement » n’incombe pas aux Arabes, avançait Mahdi Amel, mais procède de cette restructuration de leur existence ; le marxisme devait sérieusement en tenir compte. À la même époque, l’universitaire pakistanais Hamza Alavi proposait sa théorie du mode de production colonial ; en Inde, on débattait sur les modes de production ; le marxiste égyptien Samir Amin avait produit des travaux sur le même thème. Comme eux, Mahdi Amel analysait le « sous-développement » non pas en termes culturels mais en termes de structure de l’ordre mondial : le Sud fournit les matières premières tandis que le Nord produit les biens finis et accumule l’essentiel de la richesse sociale. Ce sentiment de « sous-développement » reflétait cet ordre ; le désordre politique du Sud était également lié à cette subordination économique. Tous ces penseurs ont — avec plus ou moins de succès — tenté d’en fournir la théorie.

Le chêne rouge

Né en 1936, Hassan Hamdan a quitté le Liban vingt ans plus tard pour étudier la philosophie à Lyon, en France. Tout espoir de possibilité progressiste s’était éteint dans son pays natal. Le nationalisme arabe et le communisme avaient commencé à s’ancrer au Liban mais un soulèvement armé conduit par ces deux forces avait été écrasé par l’élite libanaise, épaulée par une intervention militaire américaine. En France, Hamdan a alors rejoint un groupe clandestin de communistes arabes. La guerre d’Algérie battait son plein et de Gaulle n’autorisait pas la moindre dissidence dans le pays. Hamdan quitta donc la France pour l’Algérie en 1963, où, avec sa femme Évelyne Brun, ils aidèrent à bâtir la nation nouvellement indépendante. Dans la ville provinciale d’Al-Qustantiniyah (Constantine), Évelyne Brun enseignait le français et Hamdan donnait des cours du soir sur Frantz Fanon, récemment décédé. Hamdan publia d’ailleurs son premier article sur Fanon dans la revue Révolution africaine.

[Combattants palestiniens à Beyrouth, 1976 | Catherine Leroy]

L’effervescence politique qui se développait de nouveau au Liban provoqua le retour de Hamdan dans son pays natal. Le Parti communiste libanais y avait tenu son deuxième congrès en 1968 où, comme le souligne aujourd’hui le leader de la jeunesse Adham al-Sayed, « nous avons mis nos propres concepts, notre propre théorie au premier plan ». Le parti prenait ses distances avec l’approche soviétique de la question palestinienne et s’engageait pleinement dans la résistance à Israël ainsi que dans la construction du mouvement national arabe. Suite à ce congrès, le ministre de l’Intérieur Kamal Joumblatt, du Parti socialiste progressiste, sanctionna officiellement le PCL. Entre 1970 et 1975, tandis que la gauche émergeait de la répression, l’activité syndicale augmentait : on comptait alors trente-cinq grèves par an. La forte implication militante au cours de la grève des travailleurs de l’alimentation de Ghandour, en 1972, s’est accompagnée d’un renouveau du mouvement étudiant. En 1974, cinquante mille personnes ont manifesté contre la privatisation de l’enseignement — le vétéran Elias Habr, leader syndical du Parti communiste libanais, déclarera qu’il n’avait jamais vu une telle manifestation de sa vie. Dans les champs de tabac du sud du Liban, les agriculteurs avaient également suivi le mouvement : l’Union des producteurs de tabac du Sud-Liban tentait de s’extraire de la tutelle des anciens notables.

Hamdan emprunta son nom de plume — Mahdi Amel — aux montagnes du Sud-Liban : le Jabal Amel, foyer chiite du pays. C’était une zone de grande misère économique. Le tabac est une culture hostile : il est difficile à cultiver et ses effets sont plus redoutables encore pour le fumeur, mais il permet de vivre. Les paysans de la région avaient progressivement abandonné leurs cultures de subsistance afin de cultiver cette plante plus rémunératrice ; mais l’argent qu’ils recevaient était peu important car le monopole d’État semblait toujours avoir la meilleure part du marché. Tandis que les luttes émergeaient du mouvement communiste, Mahdi Amel voyagea à travers les régions dans lesquelles on cultivait le tabac, donnant des conférences sur le marxisme et sa pertinence quant aux problèmes contemporains du Liban. Il parlait dans les maisons et les mosquées, se souviendra Évelyne Brun, et était écouté « avec un silence religieux ». Il expliquait comment fonctionnait le « sous-développement » et quelles étaient les intentions de la droite libanaise (les Phalanges) en tant que représentante des forces extérieures. Évelyne Brun le dira des années plus tard : Amel était connu comme « l’homme à la barbe verte » et avait atteint un statut légendaire parmi les agriculteurs. Elle rappellera l’un des thèmes majeurs de son œuvre : « Être marxiste, c’est être une personne capable d’apporter des réponses aux problèmes de la vie quotidienne. » Durant l’occupation israélienne de Beyrouth en 1982, Mahdi Amel s’est ainsi jeté dans l’organisation de la distribution de l’eau avec autant d’énergie qu’il en avait déployée pour aider à construire la résistance armée. Nulle hiérarchie entre ces différents problèmes : on ne peut renverser la condition de « sous-développement » si l’on ignore les souffrances quotidiennes des gens.

Quand un arbre tombe

« Ces deux dernières décennies, la gauche du monde arabe a terriblement souffert. Les partis communistes ont été largement détruits par les régimes nationalistes arabes. »

Mahdi Amel a été tué en 1987, deux ans avant que l’expérience soviétique ne s’effondre. Le PCL avait alors déjà subi d’importants revers. Son entrée dans la guerre civile libanaise signifiait qu’il devait céder à la rhétorique du sectarisme, à la guerre entre chrétiens et musulmans : il était impossible de ne pas être aspiré dans cette spirale, avait-il noté dans ses livres à ce propos. Il lui devenait difficile de soutenir le parti dans ce contexte ; il commença à s’essouffler.

Ces deux dernières décennies, la gauche du monde arabe a terriblement souffert.

Les partis communistes ont été largement détruits par les régimes nationalistes arabes. La possibilité de se développer a paru limitée et l’activité syndicale s’est avérée plus difficile qu’auparavant — la délocalisation des entreprises rompant les liens avec les anciennes traditions syndicales et l’importation de travailleurs migrants, pourvus de visas restrictifs, rendant le syndicalisme pratiquement impossible. L’essor de la religion en politique et l’augmentation du sectarisme ont rendu l’univers sévèrement rationnel du marxisme visiblement étranger à la vie quotidienne. Des mouvements politiques dynamiques ont toutefois émergé dans les années 1990 et 2000 — en solidarité avec la Palestine, dans les courageux secteurs syndicaux des mines de Tunisie et des usines d’Égypte, au sein de nouveaux mouvements sociaux autour des droits des femmes et des travailleurs migrants. L’agrégation de ces efforts a conduit directement à l’irruption survenue en 2011 : le Printemps arabe. L’expression de ces nouvelles initiatives de gauche sont visibles encore de nos jours dans tout le monde arabe. En Égypte, par exemple, le mouvement Eish we Horria (Pain et liberté) s’est tourné vers la tradition socialiste et imagine un nouveau type de politique pour lutter contre un État dominé par les militaires et l’islam politique2. Tout, cependant, n’est pas rose. En Tunisie, la gauche semblait la mieux placée pour prendre en charge l’avenir du pays via le Mouvement des patriotes démocrates mais l’un de ses leaders, Chokri Belaïd, a été assassiné devant son domicile le 6 février 20133 [par un membre de Daech, ndlr] : il avait 48 ans. Belaïd, comme Mahdi Amel, écrivait des poèmes ; l’un d’eux portait sur l’assassinat de Hussain Muruwwa.

La roue tourne et, parfois, se répète.


Article original disponible sur https://www.revue-ballast.fr/mahdi-amel-marxiste-libanais/

Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Vijay Prashad, « The Arab Gramsci », Frontline, 21 mars 2014


  1. Traduit par Hisham Ghassan Tohme.
  2. Avant que l’arrivée au pouvoir du général al-Sissi, en 2014, ne plonge l’Égypte dans un nouveau régime autoritaire où toute contestation est sévèrement réprimée [ndlr].
  3. Le 17 décembre 2014, Boubaker El Hakim (sous le nom de guerre d’Abou Mouqatil) a revendiqué, en Syrie, son assassinat : « Oui, tyrans, c’est nous qui avons tué Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. […] Nous allons revenir et tuer plusieurs d’entre vous. Vous ne vivrez pas en paix tant que la Tunisie n’appliquera pas la loi islamique. » [ndlr]

Slimane KIOUANE, ANARCHISTE KABYLE ET MUSULMAN

Né à Alger le 14 juillet 1896, mort à Saint-Affrique (Aveyron) le 19 avril 1971 ; militant de l’UA et de la FA

Militant d’origine kabyle, Slimane Kiouane était en 1923 l’animateur avec Mohamed Saïl* du Comité d’action pour la défense des indigènes algériens fondé par la Fédération anarchiste de la région parisienne. En 1925 il était membre de la commission administrative de l’Union anarchiste (UA) et le 3 avril 1932 fut le délégué d’Ermont au congrès de la FA parisienne. En mars 1935, il participait en tant que “comique” à la grande fête artistique organisée salle de la FNCR (16 rue des Apennins) au profit du journal La Clameur.

Après la Seconde Guerre mondiale, Slimane Kiouane, qui habitait 60 route de Saint Leu à Ermont et était père de deux enfants, milita à la Fédération anarchiste. Dans les années 1950 il participa aux souscriptions en faveur du journal Contre Courant (Paris) de L. Louvet. Lors de sa retraite il se retira avec sa femme en Aveyron. Son nom apparaissait toujours dans les années 1960 dans les listes de souscripteurs au Monde Libertaire, organe de la Fédération anarchiste.

Slimane Kiouane est mort à l’hôpital de Saint-Affrique (Aveyron) le 19 avril 1971.
Contrairement à ce que disent certaines sources, Kiouane n’était pas un pseudonyme de Mohamed Saïl, un autre militant algérien.

article original : https://maitron.fr/spip.php?article154173

Elisée Reclus sur la civilisation musulmane

“Si les Arabes ont facilement triomphé, c’est que, vis-à-vis des mondes bysantin, persan et autres, ils représentaient un principe supérieur. À tous les esclaves qui proclamaient avec eux la gloire du Dieu unique, ils apportaient la liberté et, de plus, une égalité religieuse complète et la ferveur fraternelle que donne une foi commune”.

La question de la propriété se mêla aussi à ces grands événements. N’y avait-il pas dans la fureur de l’Arabe contre le monde chrétien quelque chose de la haine du nomade, ignorant la barrière des domaines privés, contre les propriétaires individualistes qui posent des dieux termes aux quatre coins de leur sol[2] ? Sans doute, il n’est pas une différence entre peuples qui ne soit une cause d’aversion. Les Arabes devaient haïr les Bysantins et tous les peuples à civilisation romaine qui se partageaient le sol en qualité de propriétaires particuliers, possédant le droit personnel d’user et d’abuser. D’ailleurs, ils apportaient une autre forme de propriété : le régime communautaire de la tribu, et c’est à ce régime qu’il faut certainement attribuer les raisons majeures de la prodigieuse rapidité des conquêtes arabes. Au fond de toute révolution politique durable, il faut chercher l’évolution sociale : c’est aux bases mêmes de la société que l’équilibre se modifie. Si les Arabes ont facilement triomphé, c’est que, vis-à-vis des mondes bysantin, persan et autres, ils représentaient un principe supérieur. À tous les esclaves qui proclamaient avec eux la gloire du Dieu unique, ils apportaient la liberté et, de plus, une égalité religieuse complète et la ferveur fraternelle que donne une foi commune. Aux travailleurs de la terre, privés de leur part légitime du sol cultivable, opprimés par les grands feudataires, pressurés par le fisc, ils octroyaient le droit à la culture et à la récolte. Les bornes disparaissaient devant eux : le sol devenait le patrimoine commun de la tribu dont les membres étaient désormais frères et affiliés par la foi. Sans doute, cette attribution de la terre à la communauté des fidèles constituait un grand danger pour l’avenir, puisque des chefs et maîtres absolus pouvaient se substituer un jour à leurs sujets ; mais aussi longtemps que dura la ferveur religieuse, la forme nouvelle de la tenure du sol fut vraiment la délivrance pour toutes les foules asservies, et c’est avec une explosion d’enthousiasme qu’elles accueillirent le vainqueur qui leur assurait à la fois la dignité d’homme et le pain.

L’unité, la simplicité de la foi musulmane : « Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète, » fut pour beaucoup dans les victoires des Arabes qui ne trouvaient devant eux que des adversaires indécis, sans élan, sans force surnaturelle qui les portât. Toutefois, l’islam lui-même n’était pas aussi franc d’allures qu’on pourrait se l’imaginer d’après sa doctrine. L’impossibilité de gouverner le monde selon de pures abstractions ne fut jamais mieux constatée que par les conditions matérielles du lieu d’origine dans lequel le mahométisme s’est premièrement cristallisé. La religion du vrai, de l’unique dieu qui règne dans l’immensité, contemplant toutes choses du haut des cieux, ne semblait pas devoir se rattacher à un endroit précis, comme le temple de La Mecque. Au contraire, l’infini du désert monotone, avec ses sables qui se déroulent d’un horizon à l’autre, parle mieux de la toute-puissance d’Allah qu’un lieu déterminé où de misérables hommes se livrent aux occupations banales de la vie et aux transactions du commerce. Et pourtant Allah, abaissé par les fidèles, fut bien obligé de descendre sur La Mecque et de la choisir comme son sanctuaire préféré. Mahomet le prophète, si pénétré qu’il fût de l’omniprésence de son Dieu, n’en transféra point héroïquement le culte sur quelque âpre montagne du désert ; mais, obéissant quand même aux anciennes divinités locales, aux hallucinations de tout un passé maudit, il dut se borner à détruire les idoles de La Mecque, et c’est encore devant la source jaillissante de Zemzem qu’il vint 
la mecque
la prière devant la kaaba dans la grande mosquée.
(D’après une photographie de M. Gervais Courtellemont.)se prosterner, c’est la pierre de la Kaaba qu’il baisa de ses lèvres : doublement païen, adorateur des fontaines, adorateur des pierres, il commença par vicier, dès son premier mouvement, le culte du Dieu pur esprit, et, naturellement, il fut imité par tout son peuple de fidèles.

Les anciens cultes se fondent graduellement dans les formes nouvelles, mais ils ne périssent point : sous le plus strict monothéisme vit encore le fétiche, de même chez l’ancien naturiste ou polythéiste. L’Arabe était déjà quelque peu monothéiste bien avant Mahomet[3], le Coran lui-même le déclare expressément : « Dans les moments de grand danger, les païens invoquaient toujours Allah et non les faux dieux. » À l’intérieur de chaque cerveau se disposent en strates toutes les religions du passé. La Kaaba fut le panthéon arabe où vinrent se confondre tous les dieux de la Péninsule, les trois cent soixante idoles qu’avaient autrefois érigées autant de tribus[4], et le monothéiste le plus ardent fut, parmi les fidèles, celui chez lequel toutes les divinités de famille, de clan, de tribu se confondirent le plus intimement en une seule personnalité souveraine.

Pendant les premiers temps de l’expansion arabe, aussi longtemps que les combattants de l’Islam, animés par la ferveur primitive, furent également d’origine assez pure pour que l’hérédité persistât dans le caractère et les mœurs de la plupart d’entre eux, on remarqua chez les plus nobles de leurs chefs une fière simplicité qui rappelait la vie du désert sous la tente hospitalière, et que les pieux musulmans d’aujourd’hui essaient d’imiter de leur mieux. Encore maintenant, les fidèles, à quelque rang qu’ils appartiennent, doivent avoir soin de se débarrasser de tout objet précieux, de toute monnaie d’or, avant de se prosterner dans la prière. Ils doivent redevenir pauvres à leurs propres yeux et à ceux d’Allah, du moins pendant le moment de l’entretien sacré. En outre, il faut se garder du « mauvais œil » en présence d’Allah, et rien plus que l’or n’attire l’envie, source de la haine et de tout mal[5]. Dans le temple, aucune préséance, aucune place réservée : pauvres et riches, noirs et blancs se rangent côte à côte dans une même adoration.

Chez les purs Arabes, la victoire ne pouvait suivre les croyants que pendant la période de la grande ferveur religieuse, les unissant en une seule masse irrésistible, car, par nature, le fils du désert, habitué à la vie libre dans l’espace immense, s’accommode mal de l’autorité : aussi a-t-on pu le qualifier d’ « anarchiste », dans le sens rigoureux d’homme sans maître. Dès que la foi l’abandonne, il se débande, reprenant sa volonté, suivant le chemin de son choix. Et, chose curieuse, ce fut un Arabe, Ibn-Khaldun, qui semble avoir formulé le premier la théorie d’une société anarchique, débarrassée de tout gouvernement. D’après le savant historien du quatorzième siècle, la cité « parfaite », c’est-à-dire idéale, est constituée en dehors de toute domination matérielle, de toute loi, par l’accord des sages qui recherchent uniquement la perfection et que laissent indifférents les mesquines considérations d’intérêt politique ou national[6].

Source :https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Homme_et_la_Terre/III/04

Mohamed Saïl

Né en Kabylie en 1894 et mort à Bobigny en 1953, Mohamed Saïl fut un militant anarchiste et internationaliste singulier généralement décrit comme courageux et cru par ses compagnons. Nous connaissons de lui son engagement sur le front antifasciste espagnol au sein de la colonne Durutti, où il nous fit part de sa contribution aux débats sur la militarisation des milices et dont il revint lourdement blessé, ou encore pour sa défense de Marguerite Aspès, cette militante anarcho-syndicaliste qui tira sur un flic (sans succès) le 18 décembre 1931, alors qu’il s’introduisait sans mandat à l’intérieur d’un bureau de la Bourse du travail. Alors que le secrétaire du Parti communiste d’Alger émit le communiqué suivant : « Notre parti et aucun de ses militants n’ont rien à voir avec de pareilles gens contre lesquels nous luttons au même titre que contre les ennemis de la classe ouvrière. Nous désapprouvons complètement le geste de cette femme, geste qui ne peut être que celui d’une malade », Saïl et d’autres organisèrent la défense de leur compagnonne. Mais nous connaissons surtout de lui son parcours ainsi que ses écrits en rapport avec le colonialisme français en Algérie, dont il fut un féroce opposant et critique. Cette brochure entend restituer quelques-uns des textes de ce militant anarchiste méconnu et sans concession sur ces quelques sujets toujours d’intérêts.

Brochure consacrée à Mohamed Saïl éditée par Ravage éditions est disponible à ce lien  :

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Source : https://ravageeditions.noblogs.org/post/2019/03/27/leur-civilisation-mohammed-sail/#respond

CES ARABES, HÉROS PERDUS DE LA GUERRE D’ESPAGNE.

Même si les historiens ont préféré insister sur les Maures qui ontservi Franco, des centaines de volontaires arabes ont combattu aux côtés des républicains espagnols entre 1936 et 1938. On a commencé à le dire à Lausanne, lors d’un colloque consacré aux Brigades internationales (1).

PORTRAITS DE COMBATTANTS RÉPUBLICAINS QUI ONT SOUFFERT DU RACISME DE LEUR PROPRE CAMP.

Ce dossier, Abdelatif Ben Salem, sociologue de formation, Tunisien hispanophile, Parisien passionné d’histoire, le connaît bien. Voilà des années qu’il est sur les traces de ces combattants inconnus. Et qu’il est certain que Sail Mohamed, l’ouvrier anar de la banlieue parisienne devenu le responsable politique des étrangers de la colonne Durruti, n’était pas le seul Arabe à se battre au côté des antifranquistes.

Dans une première intervention sur ce sujet à Valence en 1988, il a montré que de nombreux Algériens et Tunisiens et que des Palestiniens avaient rejoint les Brigades internationales. Ils l’avaient fait, parfois, pour prouver que, contrairement à ce que proclamait la propagande républicaine, les Arabes n’étaient pas tous des fascistes. Et parfois par devoir militant.

Belaïdi et l’escadre España. Depuis, Ben Salem a approfondi ses recherches. Jean Belaïdi est toujours en tête de sa liste. Le vrai prénom de ce brigadiste, connu des lecteurs de l’Espoir d’André Malraux sous le nom de Saïdi, est Mohamed. Dans la véritable histoire, Mohamed Belaïdi, ouvrier mécanicien, s’engage pour montrer qu’on peut vaincre le fascisme les armes à la main. A 25 ans, ce volontaire d’origine algérienne arrive à Albacete, lieu de rassemblement et de formation des interbrigadistes. C’est là que Malraux, qui a besoin de mécaniciens pour l’escadre aérienne Espana, le recrute. Ben Salem explique que Malraux était très attaché à Belaïdi, qu’il considérait comme l’exemple même du volontaire courageux et convaincu.

Au début, Belaïdi n’est qu’un «rampant»: son travail est au sol. Mais, le 27 décembre 1936, il embarque à bord d’un Potez 540 comme mitrailleur. Au retour de mission, l’avion est intercepté et abattu par des Heinkel allemands près de Teruel. La plupart des membres de l’équipage s’en sortent, mais pas Belaïdi, qui a été criblé de balles. Quand la nouvelle parvient à Malraux, il organise les secours. Cet épisode, il l’a raconté, notamment, dans la dernière séquence de son film Espoir, Sierra de Teruel. Où l’on voit passer un cercueil surmonté d’une mitrailleuse tordue, comme l’était celui de Belaïdi.

Autre personnage emblématique: Rabah Oussidhum. D’après sa biographie officielle, sans doute un peu arrangée pour la bolcheviser, ce soldat français né en Algérie a participé, dans les années 20, à la guerre du Rif (2) et il a déserté pour rejoindre les Rifains. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est qu’il est ensuite revenu en France, où il a adhéré au Parti communiste. Il a ensuite appartenu au comité «affaires coloniales» de ce parti. C’est en tant que cadre militaire qu’il rejoint les Brigades internationales en Espagne. Bombardé capitaine, il commande la compagnie Ralph Fox, qui dépend de la 14e brigade. Il est mort au combat le 17 mars 1938, à Rio Guadalupe, en Aragon.

Sidqi, du PC palestinien. Parmi tous ces volontaires, le Palestinien Nadjati Sidqi est l’un des personnages les plus passionnants. Né en 1905 à Jérusalem d’un père turc et d’une mère arabe, Sidqi adhère, dans les années 20, à la Histadrout, le syndicat fondé par les juifs, et au Poalé Zion, un groupe sioniste d’extrême gauche. Il participe ensuite à la fondation du Parti communiste palestinien, où cohabitent militants juifs et arabes. Activiste remarqué, il est appelé à suivre une formation politique à Moscou. Il revient en 1929 à Jérusalem et participe au travail d’arabisation du PCP. En 1930, il est arrêté par les Anglais et condamné à trois ans de prison. Après quoi il part en France.

Ben Salem explique que c’est sur la suggestion de Manouilski, président de la section orientale de l’Internationale communiste, que Sidqi passe en Espagne en août 1936. Dans ses mémoires, malheureusement non publiées, Sidqi décrit son séjour en Espagne. Il commence par être enthousiasmé par le courage du peuple espagnol. Prenant contact avec la direction du PSUC (le Parti socialiste unifié de Catalogne, union des socialistes et des staliniens mais contrôlée par ces derniers), il décide de s’occuper de la propagande dirigée vers les soldats marocains de Franco. Il part pour Madrid, rencontre les leaders du PCE et commence à rédiger des appels dans Mundo Obrero, qu’il signe du pseudo de «Mustapha Ibnu Jala». Il anime aussi l’association hispano-marocaine fraîchement créée.

Mais, rapidement, il se trouve face à une double contradiction. D’une part il a du mal à faire comprendre à la gauche espagnole (sauf aux indépendantistes catalans, aux anarchistes et aux poumistes, tous favorables aux autonomies) la nécessité de la décolonisation. Ensuite, il appelle les Marocains à la désertion, leur promet un bon accueil, mais s’aperçoit vite que, s’ils sont pris par les troupes républicaines, ces mêmes Marocains risquent leur vie.

Racisme côté républicain. Il découvre aussi que la propagande gouvernementale et celle du PCE ne s’embarrassent pas de nuances. Ce sont tous les Marocains qui sont dénoncés comme envahisseurs. Dolores Ibarruri, dirigeante stalinienne plus connue sous son surnom de Pasionaria, n’a-t-elle pas qualifié les soldats marocains de Franco de «horde mauresque, sauvage, ivre de sensualité, qui se répand en violant atrocement [les] filles et [les] femmes»?

«Le mythe du Moro assoiffé de sang devint un abcès de fixation, explique Ben Salem. Jusqu’à nos jours, il a détourné l’opinion des erreurs tragiques que la République a commises en rejetant l’alliance avec un mouvement nationaliste marocain qui aurait pu soulever le Rif sur les arrières de Franco.»

Sidqi, lassé par les mots d’ordre racistes de ses camarades, se révolte quand il entend parler d’assassinats de prisonniers marocains. La coupe déborde lorsque, pendant la bataille de Madrid en novembre 1936, la junte de défense fait rafler des musulmans dans les rues pour les incorporer de force dans l’armée et les jeter en première ligne. Pratiquement tous périssent dans ces combats, à l’exception de quelques-uns qui sont fusillés pour abandon de poste. En décembre 1936, Sidqi quitte l’Espagne: «Je sentais au fond de mon coeur que ma mission était en train d’échouer, écrira-t-il. Je devais chercher un autre chemin plus utile »»

Il tente de partir pour l’Algérie afin de monter une radio en dialecte marocain. Il échoue. Il veut retourner en Espagne, mais le PCF, en raison des désaccords politiques que désormais il ne cache plus, le lui interdit. En 1940, il revient en Palestine et travaille pour une radio. En 1948, lors du conflit isarélo-arabe, il part pour Chypre. Il meurt à Athènes le 17 novembre 1979.

(1) Libération du 27 et 28 décembre 1997.

(2) Guerre menée par les Français contre Abd el-Krim, qui réclamait l’indépendance du Maroc.

Edouard WAINTROP source :  https://next.liberation.fr/culture/1998/01/13/ces-arabes-heros-perdus-de-la-guerre-d-espagne-portraits-de-combattants-republicains-qui-ont-souffer_544847laisser un commentaire

Le Bund (1897-1949) : parti ouvrier juif et universaliste [Union Communiste Libertaire]

Né le 7 octobre 1897 à Vilnius, dans la Russie tsariste avec ses lois anti-juives, le Bund mène de front le combat pour l’émancipation sociale et celui pour l’autonomie culturelle. Refusant un quelconque séparatisme juif, le Bund rejette le sionisme et fait partie intégrante du mouvement socialiste marxiste, sans pour autant accepter une assimilation culturelle des populations juives.

Vers 1900, l’écrivain juif ashkenaze  [1] Cholem Aleikhem met en scène les Juifs de Kasrilevka, ville fictive du Yiddishland  [2]. Dans l’une de ses histoires, ce défenseur de la langue yiddish raconte l’exploit d’un Juif de Kasrilevka, qui a vendu le secret de la vie éternelle à Roth­schild pour une somme faramineuse, de l’ordre des investissements nécessaires à la construction du transsibérien  : «  Venez vous installer chez nous à Kasrilevka, car jamais un Juif riche n’est encore mort là bas  !  »

À l’exception des Juifs et Juives russes très riches, autorisés depuis Alexandre II à s’installer dans toute la Russie, la majorité des sujets juifs du tsar vivent la même misère sociale atroce que les ouvriers et paysans russes, mais avec les lois racistes en plus, la haine antisémite et les pogroms  [3]. Ils sont donc exposés à une double oppression, sociale et antisémite.

AUTONOMIE OU ASSIMILATION

Beaucoup de Juifs et Juives tentent de changer leur vie et défendre leur culture en rejoignant les organisations révolutionnaires, anarchistes ou marxistes principalement. C’est dans cette atmosphère que naît à Vilnius, le Bund  [4], qui sera partie intégrante du Parti ouvrier social-démocrate de Russie  [5] dès sa création en 1897. Comme le dit alors l’un de ses fondateurs, Arkadi Kremer, «  le Parti socialiste juif ne saurait être en contradiction avec les principes internationalistes du socialisme puisqu’il n’existe pas au sein des Juifs un parti national et révolutionnaire.  »

Le Bund a été, en Russie jusqu’à la révolution de 1917 et en Pologne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, à la fois un très grand parti ouvrier et l’une des plus puissantes organisations juives laïques de gauche  [6]. Son influence a été prépondérante dans des syndicats et l’ensemble du monde ouvrier juif, grâce à ses écoles en langue yiddish avec une pédagogie d’avant garde (surtout en Pologne), à ses organisations de jeunesse, ses colonies de vacances, ses œuvres sociales, et même son sanatorium Vladimir Medem, du nom d’un des premiers leaders bundistes. [7]

Marxiste et convaincu de la nécessité de renverser le tsar, la bourgeoisie – y compris juive – et le capitalisme, le Bund plaidait pour la reconnaissance d’une «  autonomie culturelle extraterritoriale  ». Le concept était emprunté aux socialistes austro-hongrois qui cherchaient eux-mêmes une solution à l’oppression des minorités dans le cadre d’un empire multi-ethnique.

De 1898 à 1903, le Bund est pleinement intégré dans le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), affilié à la IIe Internationale. Mais des dirigeantes et dirigeants comme Lénine, Trotsky ou Rosa Luxembourg, reprochent au Bund ses revendications d’«  autonomie culturelle extraterritoriale  »  [8] et sa défense de la langue yiddish, considérée comme un jargon typique d’un esprit de ghetto, contraire à l’internationalisme prolétarien.

Comme Marx et Engels, ils considèrent les revendications culturelles juives comme le rêve d’une «  nationalité chimérique  ». Les Juifs et Juives s’émanciperont avec le socialisme certes, mais en s’assimilant aux peuples chez qui ils vivent, c’est-à-dire en cessant d’être juifs. Ces dirigeantes et dirigeants acceptent les idées de libération nationale pour un peuple colonisé sur son territoire, avec sa langue, mais pas celle d’autonomie culturelle pour les populations juives «  diasporisées  », sans territoire propre et avec des langues comme le yiddish des Ashkénazes et le ladino ou le judéo-arabe des Séfarades.

QUE FAIRE FACE À L’ANTISÉMITISME ?

Les bundistes réprouvent les attentats contre les personnalités tsaristes pratiqués par certains anarchistes ou socialistes révolutionnaires. D’une part, la condition des Juifs russo-polonais a terriblement empiré après l’assassinat d’Alexandre II  [9], et d’autre part, la vie humaine est sacrée. Chez les Juifs de l’Antiquité au Moyen-Orient, la peine de mort existait certes dans les textes, mais une série de disposition la rendait déjà inapplicable  [10].

En 1899, le Bund déclare «  La lutte des travailleurs doit être dirigée contre l’absolutisme et non contre des gendarmes, des gouverneurs, ni même contre le tsar Nicolas II en tant qu’individu.  » Mais lorsque le tsar, dès 1902, aggrave l’antisémitisme et les pogroms, et surtout après le terrible pogrom de Kichinev  [11] organisé en 1903 par le très antisémite ministre de l’Intérieur Von Plehve, le Bund s’engage dans la constitution des groupes d’autodéfense armée (avec armes à feu). Il en acquiert une extraordinaire popularité dans toute la communauté juive, et ce jusqu’à certains milieux religieux.

En 1897, Théodore Herzl, pensant que les Juifs ne seront jamais acceptés nulle part, lance le sionisme pour construire un État-nation juif, si possible en Palestine. Pour le Bund, les ouvriers et paysans russes, polonais ou au­tres, finiront bien par guérir de l’antisémitisme grâce à la solidarité de classe et à la lutte anticapitaliste. Il refuse donc le sionisme, cette humiliante fuite en avant, sous les cris des pires antisémites  : «  sales Juifs, en Palestine  !  »

Le Bund oppose son mot d’ordre  : «  Doy kayt  » («  On reste ici  »). Il analyse le sionisme comme une future oppression inévitable et inacceptable de la part des Juifs contre les Palestiniens autochtones. De même, il défend le yiddish parlé par le peuple depuis des siècles avec une riche littérature, contre la majorité des sionistes, qui veulent anéantir le yiddish et les autres langues de la diaspora à la culture bimillénaire, au profit de l’hébreu, alors utilisé uniquement dans les textes et cérémonies religieuses.

Quant au Poale Zion, du marxiste Ben Borochov  [12], ce sionisme ouvrier avec la perspective d’un État juif socialiste au Moyen Orient, le Bund ne l’analyse que comme un mouvement à la remorque du sionisme bourgeois de Théodore Herzl. Cela ne l’empêche toutefois pas de conclure des alliances ponctuelles avec les poale-zionistes qui participent aussi aux groupes d’auto-défense et qui combattrons plus tard avec les bundistes dans la guerre antifasciste espagnole de 1936-1939, puis dans la résistance contre les nazis.

ÉCARTELÉ ENTRE MENCHEVIKS ET BOLCHEVIKS

Jusqu’à la Révolution russe de 1917, le Bund est, comme le POSDR, le lieu d’intenses débats entre promencheviks et probolcheviks. Mais, contrairement aux socialistes français ou allemands, qui se rangent majoritairement dans l’Union sacrée pour la guerre avec leurs propres bourgeoisies, les bundistes sont quasiment tous pacifistes dès 1914.

En février 1917, le tsar Nicolas II est renversé. Le gouvernement démocrate qui en résulte abolit toutes les lois discriminatoires contre les Juifs dès avril 1917. Ces dispositions égalitaires pour les Juifs sont consolidées par les bolcheviks après la révolution d’octobre 1917.

Si le Bund s’est enthousiasmé pour la révolution de Février, une grande partie de ses militantes et miltants réprouvent les attitudes trop autoritaires à leur goût, du parti bolchevik de Lénine et de Trotsky, et reste de ce fait attaché au courant menchevik, tout en conservant des convictions anticapitalistes. Des Bundistes probolcheviks se rapprochent cependant très vite du parti de Lénine, devenu Parti communiste dès 1918.

Ils forment le Kombund en 1919, c’est à dire le Bund communiste, en pensant bénéficier d’un droit de tendance pour exprimer leurs idées d’autonomie culturelle et organisationnelle juive… refusé en 1921. Et bien sûr, avec la montée du stalinisme, la majorité des militantes et miltants bundistes judéo-russes finiront leur vie dans les camps staliniens aux côtés des anarchistes, de la vieille garde bolchevik, des anciens bolcheviks de l’Opposition ouvrière  [13], des trotskistes  [14] ou d’autres braves citoyennes et citoyens soviétiques arrêtés pour n’importe quoi.

Au sein de la Pologne redevenue indépendante en 1918, le Bund se développe. Le chef de l’État polonais, le maréchal socialiste et nationaliste Pilsudski, est bien vu dans les milieux juifs pour sa bienveillance envers eux, dans un pays gangrené par un antisémitisme quasi-endémique. Devant faire face à l’antisémitisme féroce du puissant parti de droite «  national démocrate  », dit Emdek, le Bund polonais resté dans la IIeInternationale socialiste, construit quand même son réseau d’écoles en langue yiddish, certes contrôlées par l’État polonais, et mène d’importantes luttes sociales, syndicales et électorales, et ce même après la mort de Pilsudski en 1935, remplacé par le très fascisant colonel Beck.

INSURRECTION DU GHETTO DE VARSOVIE

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Bund combat activement et héroïquement avec les organisations de la résistance polonaise. Il organise des actions de solidarité et de sauvetage dans les ghettos, alors même que Staline fait exécuter deux dirigeants, Henryk Erlich et Victor Alter, officiellement invités à Moscou pour constituer un soi-disant «  comité juif antifasciste  ». La grande révolte du ghetto de Varsovie en 1943, est dirigée par le sioniste Mordechaj Anielewicz, de l’Hashomer Hatzaïr  [15] et par le médecin bundiste Marek Edelman, qui gardera ses convictions antisionistes et bundistes jusqu’à sa mort en 2009, après avoir été élu député de Solidarnosc en 1989.

Après la guerre, le Bund polonais dut encore lutter contre une vague de pogroms, dont le pire, celui de Kielce, en 1946, fit 42 morts avec l’aide de l’armée et de la police, suite à des rumeurs de meurtre rituel pratiqué par les Juifs, comme au temps tsariste. Dès 1949, le Bund polonais est liquidé par les staliniens au pouvoir en Pologne. Quelques organisations bundistes survivent quelque temps en France, en Israël et aux États-Unis. Mais le Bund n’existe plus en tant que tel.

Par contre, l’histoire lui a donné raison à propos du sionisme qui opprime les Palestiniennes et les Palestiniens, et ses valeurs principales se retrouvent aujourd’hui chez les refuzniks israéliens, ou à l’Union juive française pour la paix  [16], qui comme le Bund, combat le fascisme, le sionisme et le racisme.

Armand Gorentin (AL Paris Sud)

[1] Les Ashkénazes sont les Juifs de langue germanique, parlant principalement le yiddish, proche de l’allemand mais avec des lettres hébraïques.

[2] Le Yiddishland est la zone de résidence autorisée pour les Juifs par le tsar, principalement en Russie de l’ouest, Lituanie, Biélorussie, Pologne, Bessarabie. La majorité des Juifs parlant le Yiddish se trouvaient donc dans cette zone.

[3] Les pogroms sont des massacres antijuifs commis par des foules mais organisés par des autorités.

[4] De son vrai nom l’Union générale des ouvriers juifs de Russie, de Pologne et de Lituanie.

[5] Le POSDR, marxiste et internationaliste, est divisé à partir de 1903 entre mencheviks (minoritaires) et bolcheviks (majoritaires) sur des questions d’organisation du parti.

[6] Voir Henri Minczeles, Histoire générale du Bund, Denoël, 1999.

[7] Cette dispersion a longtemps été présentée comme conséquence de la domination romaine dans l’antique Judée, mais elle serait plus ancienne et proviendrait surtout d’un prosélytisme religieux.

[8] Hélène Carrère d’Encausse, Le Grand Défi. Bolcheciks et nations (1917-1930), Flammarion, 1987.

[9] Assassiné en 1881 par des anarchistes, Alexandre II avait assoupli les lois anti-juives.

[10] Voir Lynn Gottlieb, Parcours vers la Torah de non-violence, Terre d’Espérance, 2012.

[11] Ce pogrom fit 49 morts, 500 blessés, 700 maisons et 600 boutiques détruites, 2 000 familles sans abri.

[12] Borochov voyait dans le Yiddishland une proportion de classes sociales inverse par rapport aux autres sociétés  : trop d’intellectuels, d’artisans, de colporteurs et de chômeurs, pas assez d’ouvriers et de paysans (théorie de la pyramide inversée). En trouvant un territoire pour les Juifs, il voulait remettre cette pyramide dans le bon sens pour pouvoir y développer la lutte des classes. Il n’a que très peu évoqué les Palestiniens autochtones.

[13] Aile gauche du parti bolchevik, animée notamment par Alexandra Kollontaï, engagée contre la bureaucratie montante.

[14] À cette époque, face au nazisme, Trotski nuancera ses positions de jeunesse sur le mouvement ouvrier juif. Voir Léon Trotsky, Question juive, Question noire, 2011.

[15] Fondée en 1920, cette Hashomer Hatzaïr (jeune garde) est alors influencée par les idées anarchistes et voit dans les kibboutz, communautés agricoles autogérées, les embryons d’une future société anarcho-communiste israélienne.

[16] L’association toulousaine Pitchkepoï se dit anarcho-bundiste, la bibliothèque Medem à Paris fournit des archives historiques et l’UJFP consacre une page complète à l’historique du Bund dans Une parole juive contre le racisme, Syllepse, réédition 2018.

Source : http://alternativelibertaire.org/?Le-Bund-1897-1949-parti-ouvrier-juif-et-universaliste

Le Rojava : une expérience d’autonomie municipale en temps de guerre [CITEGO]

Bien que la guerre continue contre Daesh, le Rojava (« Kurdistan de l’ouest » ou « petit Kurdistan ») se construit autour d’un projet révolutionnaire d’autogestion démocratique. Dans ce contexte de guerre, les combattantes kurdes (Unités kurdes de protection du peuple menées par la commandante kurde Rojda Felat) avancent vers la ville la plus importante stratégiquement pour Daesh : Rakka. Le fait que des femmes soient au cœur de l’action armée a beaucoup fait parler de la révolution du Rojeva. Cependant, ce qui se joue est moins une lutte politique contre le patriarcat qu’une révolution contre l’Etat-nation avec une approche d’autogestion qui dépasse ainsi la forme de l’Etat identitaire.

Quelle est la situation actuelle au Rojava et en particulier dans les villes?

Les co-dirigeants des cantons de Rojava (Cizîrê, Kobanê, Afrîn), mettent en œuvre une auto-administration de la société et un travail de micro-économie vis-à-vis de la propriété et de la terre, comme cela est stipulé dans la constitution du Rojeva, appellé le Contrat social1.

Malgré la guerre, les militants révolutionnaires continuent de questionner la société, les questions écologiques, l’économie alternative et la coopération entre les différents peuples. Ils mettent cela en œuvre grâce à une organisation sans hiérarchie ni discrimination de genre, d’ethnies, pour créer une vie commune au canton. Depuis avril 2016, le Contrat social du Rojava a décidé d’incorporer un article sur les droits des animaux et leur protection (libération animale)2, une objection de conscience contre l’appel au service militaire obligatoire (désobéissance civile et antimilitariste)3. Le Contrat social du Rojava défend les droits collectifs, la formation contre la masculinité et l’économie autogérée pour des motifs politiques d’émancipation des femmes et des sociétés. Les trois cantons continuent à « renforcer » leurs objectifs d’autonomie vis-à-vis de leurs besoins en temps de guerre. Depuis la libération de Kobanê, les cantons se sont engagés à intensifier la lutte armée contre Daesh afin de libérer les régions des djihadistes, en particulier la ligne de Kobanê vers le canton Afrîn prise au piège entre la Turquie, Daesh et El Nosra. Il faut ajouter que les frontières entre le Kurdistan de Turquie (Bakur) et de Syrie (Rojava), sont un véritable marché de la contrebande entre les familles kurdes de Turquie et de Syrie. Ceci permet de créer une relation politique entre deux Kurdistan colonisés. Enfin, cela donne un panorama de la mémoire des luttes et des relations entre des peuples divisés. La répression autoritaire au Kurdistan de Turquie et de Syrie a engendré la lutte sociopolitique actuelle. La militarisation du Kurdistan par le régime kémaliste et baasiste a poussé les habitants à fuir leur région. Cette migration forcée a donné une possibilité aux Kurdes de créer des mouvements politiques urbains comme à Istanbul où se trouve une communauté kurde de 5 millions d’habitants.Dans cette situation, il est très difficile pour les habitants du Kurdistan de Syrie

d’exprimer des velléités d’autogestion et de révolution, leur quotidien étant rythmé par les embargos et les blocages des deux côtés de la frontière du Rojava4, au cœur des conflits ethnique et religieux. Cependant, nous pouvons observer un changement de paradigme après le début de la guerre en Syrie avec la déclaration de l’autodétermination des cantons du Rojava au Kurdistan de Syrie. Le mouvement kurde a commencé à revendiquer le nom de Rojava qui fait référence à la mémoire kurde. Ainsi, lors de toutes les révoltes kurdes depuis le début du siècle, le Rojava est resté un foyer pour les Kurdes opposants, combattants et révolutionnaires Le Rojava est devenu un lieu de mémoire accumulée de la résistance Kurde, le lieu d’une économie alternative5 contre le capitalisme ainsi que le territoire où se développent concrètement des utopies comme la municipalité libertaire démocratique.

Comment se passe la gestion municipale de ces villes?

La première chose qu’il faut dire, c’est que la révolution du Rojava prône l’autogestion démocratique fondée sur certaines idées de l’anarchisme libertaire mais pas orthodoxe. Ainsi, la révolution est sous l’influence des théories de Abdullah Öcalan, l’expérience du mouvement kurde à Bakur (Kurdistan du Nord) celui du PKK (et ses expériences municipales dans la région et sa lutte armée depuis 40 ans) et de philosophes comme Murray Bookchin. Toutefois, il est possible de reconnaître l’héritage et l’histoire de l’autogestion ou des expériences de la gestion anarchiste comme en Espagne. Le Rojava est ainsi influencé par un véritable bricolage de théories d’écologie urbaine autour de la « question kurde » au Moyen-Orient.

Cette révolution propose de penser et appliquer un changement des valeurs politiques et sociétales. Il s’agit de parler d’une émancipation micropolitique au sein de l’espace kurde en Turquie et en Syrie qui prend racine dans un mouvement hétéroclite (mouvement politique kurde, LGBTI, mouvement féministe, genre, écologique etc.) et qui lutte contre le système capitaliste. J’ajoute que cette tendance de forme micro-révolutionnaire englobe des réalités hétérogènes. Elle articule une politique visant à créer un espace kurde avec des municipalités autogérées et dans lesquelles les habitants peuvent participer. Comme je le disais, cela est influencé par le « confédéralisme démocratique » d’A. Öcalan, la municipalité libertaire développée par Murray Bookchin, et d’autres penseurs tels que Foucault ou Guattari. Ces influences sont la base pour construire une politique municipale démocratique « dirigée » par le bas avec une approche écologique.

Le résultat de toutes ces influences est la nécessité de reconstruire une société démocratique plurielle, un voisinage de partage, une micro-économie alternative axée sur les bénéfices sociaux, « humanitaires », sur l’environnement et l’émancipation des femmes, pour éviter des approches « individualistes » ou étatistes. Toutes les illustres références précédemment citées ne se contentent pas de stimuler la réflexion nationale du mouvement, mais traduisent aussi une politique du dissensus (au sens de Rancière) dans l’espace kurde.

La municipalité structure la gouvernance autogérée. La population s’organise en assemblées : assemblées de quartier, de femmes, des religions (alevis, musulmans, yezidis, chrétiens, etc.) de l’écologie, de l’énergie, des jeunes, etc. La stratégie actuelle est de considérer la municipalité cantonale comme autonome du pou-voir exécutif étatique. Selon le Contrat social, l’autonomie des municipalités est structurée par le bas. Les gouvernements autogérés possèdent dans ce climat politique une double pratique du pouvoir (de sécurité à la désobéissance civile). Dans cette vision, le système confédéral démocratique proposé par Öcalan est un système qui rejette la nation, le patriarcat, le scientisme positiviste, l’hégémonie, l’administration étatique, le capitalisme et l’industrialisme fordiste ou postfordiste et constitue la place de l’autonomie démocratique, une écologie sociale et alternative dans les cantons.

On peut dire que le Rojava est un lieu de pratique de cette théorie du confédéralisme démocratique. La municipalité est un lieu où tous les peuples, les minorités et les genres sont également représentés. Le Contrat social du Rojava avance aussi grâce à l’intégration politique de toutes les composantes (les Yezidi, Alevis, Kurdes, Arabes, Asyriaques, Chrétiens, Arméniens, etc.). Le système municipal s’occupe de l’environnement via les assemblées, et résiste à l’assimilation des identités dominantes que les Kurdes ont subi depuis des siècles, en distinguant son approche de la conception habituelle de la gouvernance autocrate du territoire.

Y a t-il une (re)construction autogérée des logements par exemple? Comment les écoles et les hôpitaux sont-ils gérés ? la relation avec l’État existe?

Certains bâtiments sont construits en accord avec le projet environnemental et dirigé par la municipalité locale et les assemblées de quartier. Une réflexion libertaire est menée pour lutter contre les inégalités afin de mettre en œuvre le droit au logement de chaque individu dans les cantons. Il y a aussi un chantier mené sur l’éducation afin que l’école soit un droit comme dans toute société démocratique. La restitution des savoirs disciplinaires comporte des changements majeurs car elle inclue une vision d’égalité des genres et des classes au lieu de suivre un modèle centralisé, fondé notamment sur le sexisme. De plus, il n’y a pas de hiérarchie entre les enseignants et les étudiants.

Enfin, je voudrais expliquer la vision de l’écologie politique kurde au sein de la municipalité. Celle-ci organise les hôpitaux publics en les mettant en relation avec les acteurs des assemblées, puis en insistant sur le rôle des nouveaux acteurs qui redéfinissent la relecture libertaire de l’espace public en interrogeant l’approche institutionnalisée de l’école et de l’hôpital. L’écologie politique au Rojava constitue un nouveau défi pour une approche géopolitique se dégageant de la conception politique orthodoxe des cultures dominantes conventionnelles. C’est ainsi un moyen de mener à bien une réflexion anticapitaliste au sein du colonialisme. Selon les écologistes kurdes, l’exercice de la gouvernementalité en temps de guerre ne doit pas se borner à une question identitaire et territoriale mais au contraire se fonder sur des valeurs sociales.

Cette approche est issue de la lecture fanonienne du mouvement politique kurde. C’est l’expression du rejet de la part d’un micro-territoire contre la pratique étatique du capitalisme qui considèrent la santé, l’éducation, le logement comme des biens interchangeables. Même si la guerre continue et structure la vie quotidienne au Kurdistan du Nord (Bakur) et de l’Ouest (Rojava), il y a une farouche volonté de vivre. Cette volonté introduit une rupture totale avec la vie coloniale et l’ordre existant de l’état-nation arabe tel que sous le régime de Bassar Al Asad. Une telle mesure de dépassement radical avec le nationalisme arabe a donné lieu à un dialogue important avec les divers peuples de la région. Les habitants continuent à perfectionner le système cantonal. L’université et l’Académie des sciences sociales de la Mésopotamie (surtout dans les cantons Afrîn et Cizîrê, Kobanê ayant été totalement détruits par la guerre) poursuivent malgré tout leurs recherches et enseignements dans une perspective pédagogique libertaire, avec notamment l’enseignement des études de genre dans certains départements de sciences sociales et politiques. Les universitaires invitent des professeurs étrangers pour qu’ils viennent y donner des cours comme David Graeber ou encore autre Janet Biehl, ou nous-mêmes. De ce point de vue, les étudiant-es de l’Université de la Mésopotamie de Cezîrê (Académie de la Mésopotamie) ont une possibilité incroyable d’étudier et de pratiquer la démocratie radicale par le bas.

Malgré la guerre, de nombreuses initiatives voient le jour. Les institutions municipales des cantons autonomes organisent avec les membres de l’université et les étudiant-es une campagne pour créer une bibliothèque multilingue. Des assemblées locales des femmes sont organisées pour cultiver et communautariser la terre. Ainsi, il y a peu, une centaine de personnes (en majorité des femmes) a commencé à cultiver la terre selon les règles de l’agriculture biologique. En même temps, les activistes des jardins urbains des villes et villages du Bakur commencent à concrétiser l’écologie sociale dans certains villages. Les paysans et les villageois s’organisent pour autogérer les espaces verts et cultiver la terre de manière écologique. Les récoltes des productions locales sont partagées entre les populations des régions, selon leurs besoins.

Quelles sont les demandes et revendications des mouvements sociaux au Rojava? Y a-t-il une critique du pouvoir en place?

Actuellement, je pense que nous ne pouvons pas clairement parler de mouvement sociaux au Rojava, sauf le mouvement féministe et écologiste qui essaie de constituer les valeurs du Contrat social de la révolution. En effet, il s’agit plutôt de voir les acteurs qui questionnent la complexité de l’espace de la révolte et engendrent une nouvelle perception micropolitique par le biais du contre-pouvoir et de la reproduction contre-culturelle.

À l’heure actuelle, après la résistance autogérée des Kurdes dans différentes régions des cantons, le régime des djihadistes est toujours une menace brutale contre les gains de la révolution. Cette menace djihadiste est toujours là et pousse la population du Kurdistan de Syrie vers la diaspora ou l’exil. Il y a une cohabitation de deux approches du soulèvement sociopolitique : une résistance civile avec le mouvement écologiste, féministe et une résistance armée contre l’état-nation, les djihadistes, la violence et la domination militaire étatique.

1 Le Kurdistan syrien, doté d’une « autorité démocratique et autonome », a adopté le 6 janvier 2014 sa constitution (Contrat social), qui définit la Syrie comme un « Etat démocratique, libre et indépendant » et divise le Kurdistan en trois cantons.

2 Voir : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/3461 [en turc]

3 Voir : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/3266 [en turc]

4 D’un côté, la Turquie a totalement bloqué les passages sur la frontière après la victoire de Kobanê, de l’autre, le gouvernement fédéral régional du Kurdistan d’Irak (dirigé par le PDK) exerce un contrôle du blocage sur le passage du Rojava.

5 Sur l’analyse de l’économie alternative autogérée, voir le reportage avec Azize Aslan : www.jiyanaekolojik.org/arsivler/2682 [en turc]

Note de lecture: La dimension libertaire de l’islam

Présentation du livre «l’islam comme une mystique de l’anarchisme».

Pourquoi ce livre ? Pourquoi développer cette comparaison entre l’Islam et l’anarchisme, dont beaucoup au départ semble peu probable ? Et pourquoi justement maintenant ? Cet essai répond à un besoin interne de concilier deux passions, de clarifier dans quelle mesure on peut être à la fois musulman et anarchiste. Il répond à une démarche personnelle, mais aussi à la nécessité (internes à l’islam) pour récupérer la dimension libertaire de notre tradition. Comme il devient de plus en plus clair que la plupart des discours actuels islamiques sont à des années lumière d’avance sur son esprit et de l’initiation révolutionnaire, et plus réceptifs à la nécessité de maintenir les coutumes héritées.

Ils sont à des années lumière d’avance sur la plupart des institutions sont présentées comme des gardiens de la tradition, le Grand Mufti, le Conseil des Oulémas au service du pouvoir, le ministère des Affaires religieuses, chargé de superviser la pureté doctrinale des masses musulmanes. C’est, pour la suprématie d’une vision réactionnaire de l’Islam, piétiste et aliénant, ne conteste pas le statu quo.

Ce salafisme est à des années-lumière, avec ses médiocres, l’idolâtrie dépassées et aliénantes du passé, son obsession de la pureté de la doctrine et le rituel, son obsession du haram et halal, avec son rejet de l’innovation malsaine, de la créativité.

Cette année-lumière que «l’islam modéré» ou «libérale» des puissances occidentales qui cherchent à promouvoir, apparemment comme un antidote au fondamentalisme, mais en réalité comme un moyen de désamorcer le potentiel révolutionnaire de l’Islam, afin de ne pas interférer dans leurs plans de domaine et de l’expansion mondiale du capital.

Et il est à des années-lumière que le soufisme sucré, sans ancrage de leur environnement social immédiat, passé de la Litanie chantant la belle journée, louant Dieu et proclamant son amour infini et bla bla bla.

Mais ne soyons pas cruel, nous n’avons aucun droit. Toutes les manifestations de l’islam de répondre aux besoins collectifs et des désirs personnels. Ils font tous partie de l’islam contemporain, qu’on le veuille ou non. Qu’est-ce que je suis venu ici pour proposer n’est pas une nouvelle vision de ce que «l’islam correct» de ce que nous pensons ou croyons les musulmans, car ce serait tomber dans une vision essentialiste et en un sens autoritaire.

En écrivant cet essai, c’est la restauration d’une dimension critique de l’islam qui se sentent abandonnées, même si elles ont le plus besoin. Eh bien, si nous regardons la biographie et les paroles du Prophète, rares sont peut douter que Mahomet était un vrai révolutionnaire, qui a lancé un message égalitaire, au nom des opprimés, contre l’oligarchie de l’époque. Un message en pleine force, dans laquelle la libération collective est inséparable de la libération individuelle, le dépassement de l’égoïsme, vous pouvez donc refléter les qualités les plus nobles. Un retour message à notre profonde nature , pour retrouver la pureté de l’enfant dans un état avancé de la conscience. Un Etat qui passe par la reddition inconditionnelle à Allah, l’unique Réalité, qui commencent tous et vers lequel nous avons tous la tête, et pourquoi nous sommes appelés à vivre en harmonie avec le reste de la Création, les êtres sensibles que précarité essentielle de nos créatures, qui remercient la dette de la vie.

Pour récupérer cette dimension libertaire de l’Islam, il est très éclairante comparaison entre l’Islam et l’anarchisme. Ayant toujours été clair que la comparaison n’est pas une équivalence. La comparaison sert à enquêter à la fois la nature de l’islam comme une tradition révélée, comme dans la nature de l’anarchisme comme une idéologie politique ou contrepolítique soutenue par une éthique et une vision positive des relations humaines et naturelles, y compris les règles liés à l’économie, visant à réaliser une société juste.

Dans ce qui est de cette comparaison, on ne peut pas résumer le livre, mais à souligner quelques points :

Tout d’abord, un fait central de l’Islam et de l’anarchisme, comme c’est le rejet de la tyrannie et l’autoritarisme, et une conscience radicale de la liberté humaine. L’anarchiste s’exprime en mode négatif: absence de gouvernement:

Ne pas reconnaitre en tant que souverain de ces pouvoirs mondains qui sont motivés par des intérêts personnels et leur désir de domination, que nous pouvons passer ainsi, sans de telles structures de pouvoir. » Un musulman met les choses autrement: il n’y a de puissance qu’en Dieu:

« Je ne reconnais d’un autre souverain, sauf Allah, Créateur du ciel et la terre, la force tous les matrice existante, qui continue à créer, qui ne peuvent pas être représentés et est au-delà tous les êtres humains qui attribut.  »

Car voici ce que cela signifie d’être musulman, se soumettre à la seule Réalité, la remise à la force est à la racine de l’existence, et ne pas accepter que tout absolu de ses manifestations. L’anarchiste a des problèmes avec le mot-clé de l’islam: la soumission, la reddition. C’est que dire que n’est pas soumise à rien d’autre que Dieu, le musulman est en proclamant son insubordination aux puissances de ce monde, ce n’est pas céder à quoi que ce soit créée.

Le deuxième point : la comparaison entre la critique de la religion établie dans le Coran et dessiné par certains auteurs que les anarchistes. Tous les personnages négatifs qui apparaissent dans le Coran sont des gens religieux, le Pharaon, les magiciens, les hypocrites, les idolâtres … L’islam est né comme une réponse réactionnaire à l’institutionnalisation de la religion. En ce sens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le message coranique est plus proche de la critique anarchiste des institutions religieuses de nombreuses institutions appelé les musulmans. Le déni fait par la religion beaucoup d’athées est en réalité une négation de cette religion au service de la puissance qui caractérise l’histoire de l’Occident. Il correspond à la première partie de la chahada: la ilaha, il n’ya pas de dieu. Comme dans l’Andalousie musulmane, un athée est quelqu’un qui a commencé à dire la chahada, mais un manque complet: illa Allah, excepté Allah, l’unique Réalité, qui ne peuvent pas être couverts, ce qui est au-delà de toute représentation .

La question clé la troisième se rapporte à l’éthique économique. Un certain nombre de hadiths authentiques qui montrent une conscience sociale par Muhammad. Plus précisément, la prise de conscience de la nécessité de réglementer l’activité économique, d’empêcher le monopole, l’usure et la spéculation, l’accumulation des richesses dans les mains de quelques-uns. Dans le même temps, la dignité du travail et des travailleurs, la fraternité qui doivent régir les relations sociales.

Lié à cela est l’éthique des affaires et de conscience sociale, il existe de nombreux autres aspects qui peuvent être facilement comparés avec l’anarchisme, comme l’égalitarisme, de solidarité et d’aide mutuelle en tant que fondements de la société, la prise de décisions de réunion, de l’amour simple et spontanée, la dimension environnementale, la méfiance des prétentions absolutistes de la connaissance humaine, la méfiance des systèmes complexes … et le djihad, l’esprit combatif de la justice que la détresse cause à la fois pour les pouvoirs de ce monde.

Beaucoup d’éléments communs, qui justifient la présentation de l’islam comme une forme d’anarchisme spirituel ou mystique. Mais Allah sait mieux.

https://www.alterinfo.net/La-dimension-libertaire-de-l-Islam_a60931.html

Sultan Galiev, musulman rouge (Revue PERIODE)

par Matthieu Renault

À travers la figure du bolchévik tatar, Mirsaid Sultan Galiev, Matthieu Renault s’intéresse ici à une expérience peu connue : celle du « communisme national musulman » tel qu’il s’est développé en Russie soviétique, puis en URSS, de 1917 à la fin des années 1920. Une première version de cette contribution a été présentée à l’occasion du colloque Penser l’émancipation (Nanterre, février 2014).

En 1961, dans Les Damnés de la terre, Frantz Fanon écrit :

Les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendueschaque fois qu’on aborde le problème colonial1.

Cette idée constitue un excellent point de départ pour réexaminer la problématique postcoloniale de ce que l’historien indien Dipesh Chakrabarty a appelé la « provincialisation de l’Europe ». Il y a en effet au sein des études subalternes, postcoloniales et décoloniales deux conceptions hétérogènes et concurrentes de la provincialisation de l’Europe dont l’enchevêtrement, pour être délibéré, n’en reste pas moins source d’ambiguïtés. Il y a, d’une part, une conception selon laquelle la provincialisation est synonyme de particularisation, et par conséquent de relativisation, de la « pensée européenne-eurocentriste », et en particulier de la pensée marxiste. Il y a, d’autre part, une conception de la provincialisation en tant que distensionqui souligne la nécessité d’une extension et d’un déplacement des frontières de la théorie au-delà de l’Europe en tant que condition de possibilité d’une authentique universalisation. Les adversaires de la critique postcoloniale se sont jusqu’à présent presque exclusivement opposés à la première de ces deux formes de provincialisation, la relativisation, dans laquelle ils ont légitimement perçu une rupture avec la pensée et les luttes d’émancipation anticoloniales. Mais s’ils s’étaient montrés un peu plus attentifs à la seconde forme, la distension, ils auraient vu que celle-ci puise bel et bien de profondes racines dans la pensée anticoloniale, et en particulier dans les marxismes anticoloniaux.

Il y a plusieurs manières de retracer cette généalogie, c’est-à-dire d’élucider les continuités comme les ruptures qui sont fondatrices du passage et du partage historico-épistémiques de l’anticolonialisme à la critique postcoloniale. Je me propose ici de considérer un problème de ce point de vue capital, celui de la nationalisation du marxisme, dont l’identification usuelle à une « simple » question d’ « adaptation du marxisme à des conditions singulières » ne restitue pas la complexité dans la mesure où, comme l’ont montré Gramsci et C.L.R. James, une telle « nationalisation » engage de véritables processus de traductions théoriques et pratiques. L’exemple le plus célèbre reste celui de l’entreprise de « sinisation du marxisme » menée par Mao Zedong. En effet, comme l’écrit Arif Dirlik – qui est par ailleurs un inlassable critique des études postcoloniales – :

l’une des plus grandes forces de Mao en tant que dirigeant a été sa capacité à traduire le marxisme dans un idiome chinois », autrement dit à opérer une « vernacularisation du marxisme »2

… où l’on voit déjà que les processus de nationalisation du marxisme sont irréductibles à la formule stalinienne : « national dans la forme, socialiste dans le contenu ».

Je m’intéresserai ici à une expérience moins connue, celle du « communisme national musulman » tel qu’il s’est développé en Russie soviétique, puis en URSS, de 1917 à la fin des années 1920, et qu’il me semble essentiel de (re)mettre au jour pour au moins trois raisons :

  1. Premièrement, il s’agit, comme son nom l’indique, d’un communisme musulman qui soulève la question, plus que jamais actuelle, des relations entre, d’une part, les mouvements d’émancipation blancs ou d’ « origine blanche » (fussent-ils en l’occurrence rouge, soviétique) et, d’autre part, l’islam et les groupes qui intègrent celui-ci, de multiples manières, à leurs revendications politiques ;
  2. Deuxièmement, on est en présence d’un mouvement d’émancipation anti-impérialiste qui s’est développé de concert avec un processus révolutionnaire au cœur même de l’empire (russe), situation historique dont le précédent le plus illustre est celui du branchement des révolutions française et haïtienne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles ;
  3. Troisièmement, l’on a affaire à une « révolution coloniale » qui s’est déroulée à l’intérieur même des frontières territoriales de la « métropole », fût-ce à ses confins. Mais il ne s’agit pas tant d’une exception que d’une situation-limite qui révèle que, dans un contexte impérialiste mondial, le national(isme) extra-européen ne constitue jamais un « dehors » de l’empire : c’est en bien plutôt la limite permanente. Penser la nationalisation du marxisme, et plus spécifiquement du bolchevisme, en tant que provincialisation de l’Europe, ce n’est donc pas tant penser une altérité radicale à laquelle le marxisme-léninisme devait se confronter et qui ne pouvait manquer de l’altérer, le relativiser, que penser les marges théoriques et pratiques du bolchevisme – lui-même produit d’une traduction préalable du marxisme en Russie –, le distendre, ce qui implique aussi d’élucider les modes selon lesquels le bolchevisme a été repensé depuis les marges de l’empire.

N’ayant aucune prétention à faire un exposé d’ensemble sur le communisme national musulman, je m’intéressai ici à ce qui en reste la figure majeure, à savoir l’intellectuel et militant tatar bolchevik Mirsaid Sultan Galiev à propos de la première arrestation duquel en 1923 Trotsky allait citer ces paroles de Kamenev :

C’était la première arrestation d’un membre éminent du Parti opérée sur l’initiative de Staline. […]. Ce fut chez Staline, pour la première fois, la soif du sang3.

Mais reprenons les choses depuis le début4.

Sultan Galiev naît en 1892 en Bashkirie, au sein d’une famille très modeste. En 1907, il intègre l’École normale des instituteurs de Kazan, dont allait être issue une partie importante des futurs dirigeants nationalistes. Il mène dans les années suivantes une activité de journaliste et s’engage dans les mouvements nationalistes musulmans. Deux mois après la révolution de février 1917, il participe à Moscou au premier Congrès des musulmans de Russie et est élu secrétaire du Conseil des musulmans de Russie. En juin 1917, après sa rencontre avec Mullanur Vakhitov – qui allait être fusillé par les blancs en août 1918 –, il rejoint les rangs bolcheviks. Il s’engage en octobre 1917 dans le Comité militaire révolutionnaire de Kazan et devient, entre autres responsabilités, président du Collège militaire musulman. C’est pour lui une période de collaboration active avec Staline, alors à la tête du Commissariat du peuple aux nationalités (Narkomnatz). Se dégage déjà à cette époque du travail de Sultan Galiev et de ses camarades trois orientations stratégiques majeures :

  1. La première repose sur la formation d’une Armée rouge musulmane, ou « Armée rouge prolétarienne orientale »5, que Sultan Galiev conçoit, à l’instar de Mao après lui, « comme une véritable “classe sociale” organisée, hiérarchisée et fortement politisée, capable de remplacer le prolétariat indigène déficient comme force active de la révolution6 ».
  2. La deuxième orientation consiste dans la création, effective en juin 1918, d’un Parti communiste des musulmans de Russie à même de préserver l’autonomiedu mouvement révolutionnaire musulman que compromettrait son incorporation à des organisations dominées par les Russes, fussent-ils soviétiques.
  3. La troisième orientation – qui puise ses sources bien en deçà de la révolution de 1917 – vise à l’édification d’une grande République musulmane tataro-bachkire, laquelle fait en mars 1918 l’objet d’une « promesse formelle » de la part du Commissariat du peuple aux nationalités.

Durant la même période, Sultan Galiev jette les fondements théoriques et idéologiques du communisme national musulman, que l’on peut à leur tour diviser en trois points :

  1. Le premier est relatif aux relations de classes et, corrélativement, au rapport entre révolution sociale et révolution nationale. Soulignant l’homogénéité de la structure sociale musulmane et l’absence d’un prolétariat tatar, Sultan Galiev affirme qu’il est nécessaire, dans la première phase de la révolution, de laisser la direction du mouvement aux dirigeants musulmans d’origine petite-bourgeoise. Plus encore, rejouant l’opposition léninienne des nations oppressives et des nations opprimées, il en appelle à une « revanche des opprimés sur les oppresseurs » et déclare que « tous les peuples musulmans colonisés sont des peuples prolétariens »7.
  2. Le second point touche au rapport entre révolution socialiste et Islam. Si Sultan Galiev défend l’idée que « comme toutes les autres religions du monde », l’islam est « condamné à disparaître »8, il n’en souligne pas moins que « de toutes les “grandes religions” du monde, l’Islam est la plus jeune, donc la plus solide et la plus forte par l’influence qu’elle exerce » et que le droit musulman (la charia) présente des prescriptions réellement « positives », progressistes : le « caractère obligatoire de l’instruction », « l’obligation au commerce et au travail », « l’absence de la propriété privée de la terre, de l’eau et des forêts », etc. – des prescriptions dont Sultan Galiev suggère, sans le dire explicitement, qu’elle pourraient être incorporées et nourrir une société communiste à venir. D’autre part, la singularité de l’Islam repose sur le fait « qu’au cours du dernier siècle, l’ensemble du monde musulman fut exploité par l’impérialisme de l’Europe occidentale ». L’Islam a été et demeure une « religion opprimée, acculée à la défensive9», oppression qui a généré un profond « sentiment de solidarité » doublé d’un puissant désir d’émancipation. Il n’y a pour Sultan Galiev aucune incompatibilité entre la révolution socialiste et l’Islam : il ne faut pas œuvrer à la destruction de l’Islam, mais bien plutôt à sa déspiritualisation, à sa « marxisation ».
  3. Le troisième point concerne l’exportation de la révolution bolchevique ou, dans les termes de Sultan Galiev lui-même, le transport de l’ « énergie révolutionnaire » née en Russie au-delà de ses frontières. La révolution « doit s’élargir et s’approfondir aussi bien dans son contenu interne que dans ses manifestations extérieures10 ». Mais la question est de savoir dans quelle direction, selon quelle géographie, elle doit le faire. À l’instar d’autres marxistes non-européens, tels Manabendra Nath Roy, Sultan Galiev en appelle à renverser l’ordre des priorités et à donner le primat à la révolution sociale en Orient. Non seulement celle-ci n’est pas dépendante du succès préalable de la révolution en Europe, mais elle est susceptible de pallier l’estompement des énergies révolutionnaires en Europe après les échecs allemands et hongrois. Pour Sultan Galiev, le « foyer révolutionnaire » européen est désormais éteint, tandis que l’Orient constitue « une matière très riche et très “inflammable” »11. Dans cette perspective, la révolution anticoloniale devient la condition de possibilité de la révolution européenne et mondiale, non l’inverse : « Privé de l’Orient et coupé de l’Inde, de l’Afghanistan, de la Perse et des autres colonies asiatiques et africaines, l’impérialisme occidental périclitera et mourra de mort naturelle12.» Enfin, le tour de force de Sultan Galiev consiste à affirmer que ce sont les communistes musulmans de Russie qui sont les plus aptes à assurer cette circulation révolutionnaire, à propager la révolution soviétiquevers l’Orient. En appelant à un décentrement, contre la centralisation moscovite, Sultan Galiev enjoint les dirigeants bolcheviks à faire des confins de la Russie, de ses marges (okrainy), la source de la révolution en Orient.

Cependant, l’alliance entre les dirigeants soviétiques et les communistes musulmans, étroitement liée aux impératifs de la guerre civile, allaient tourner court. Dès novembre 1918, le Parti communiste musulman est transformé en section musulmane du Parti bolchevik. Quant à la promesse de création de la République tataro-bachkire elle s’évapore progressivement. Sultan Galiev devient persona non grata et est absent du Premier Congrès des peuples d’Orient à Bakou en septembre 1920. On a souvent dit de ce Congrès qu’il représentait le sommet de l’ « idylle » entre le pouvoir soviétique et les mouvements d’émancipation anti-impérialiste en Orient, le moment, fût-il éphémère, de tous les espoirs, symbolisés par l’injonction de Zinoviev à :

susciter une véritable guerre sainte (djihad) contre les capitalistes anglais et français13.

Il en alla pourtant autrement, du moins pour les communistes musulmans de Russie qui virent leurs prétentions à être les propagateurs de la révolution en Orient anéanties par la réaffirmation, d’une part, de la contemporanéité de la révolution sociale et de la révolution nationale dont la direction devait incomber « non à pas à la bourgeoisie radicale, mais à la paysannerie pauvre », d’autre part de la « primauté absolue de la révolution prolétarienne en Occident sur la révolution coloniale14». Pour Sultan Galiev, ces rebuffades ne signaient pas tant la victoire d’une conception de la révolution mondiale contre une autre, la sienne, que la victoire du chauvinisme grand-russe dont il s’était toujours méfié, craignant, constatant et combattant la reproduction chez les communistes russes d’une mentalité et de pratiques coloniales hérités de l’empire tsariste et qui allaient également être dénoncées par Giorgi Safarov dans un ouvrage publié en 1921 et intitulé La révolution coloniale15. La disgrâce de Sultan Galiev intervient en 1923. Quelques semaines après le XIIe Congrès du Parti communiste russe, il est arrêté à Moscou sur ordre de Staline et exclu du Parti. Il est accusé de « conspiration » du fait des relations qu’il aurait entretenues avec des dirigeants et organisations nationalistes rebelles, au premier rang desquels Ahmed Zeki Validov et le mouvement des Basmatchis en Asie Centrale16. Cette condamnation signe le début d’une vaste campagne de répression contre ce qui est dès lors dénommé le « sultangalievisme ».

Entre mai 1923 et la fin de l’année 1924 environ, date à laquelle ses derniers espoirs de réintégrer le Parti sont anéantis, Sultan Galiev est placé dans une situation par définition marginale, déjà plus « dedans » mais pas encore « en dehors » des instances révolutionnaires soviétiques. C’est en prison, où il reste un peu plus d’un mois, qu’il rédige une esquisse d’autobiographie, adressée à Staline et Trotsky, dans laquelle il approfondit ses thèses sur la révolution mondiale :

Il me semblait que le mouvement révolutionnaire des colonies et des semi-colonies et le mouvement révolutionnaire des ouvriers des métropoles étaient étroitement liés et que leur alliance harmonieuse provoquerait le succès de la révolution sociale mondiale17.

La condition de possibilité de la révolution mondiale, c’est pour Sultan Galiev la combinaison et la composition, les circulations et l’intensification mutuelle des révolutions sociales (en Europe) et des révolutions anticoloniales (en Orient), les unes restant néanmoins autonomes à l’égard des autres. Or, tel est précisément selon lui ce qui s’est produit à l’intérieurmême des frontières de la Russie :

La réussite de la révolution en Russie s’explique justement par l’alliance harmonieuse des intérêts du prolétariat russe, d’une part, et de la libération nationale et de classe sur ses marges coloniales, d’autre part. En ce sens, la Russie présente tous les traits d’un grand champ d’expérimentation de la révolution mondiale18.

Cette thèse d’une grande originalité fait écho à celle qu’allait développer C.L.R. James dans Les Jacobins noirs, ouvrage dans lequel, pour citer Edward Said :

les événements de France et d’Haïti s’entrecroisent et se répondent comme des voix dans une fugue19.

Le 14 août 1924, Sultan Galiev adresse une lettre de demande de réintégration à la Commission centrale du Parti. S’il juge alors son exclusion comme « un acte juste de châtiment », il précise également que son « crime » n’était rien d’autre qu’une « réaction » à un danger plus menaçant, celui de l’expansion du chauvinisme grand-russe. Il récuse par ailleurs toute conception « historiciste » de la révolution en Orient :

le développement de la révolution sur nos marges orientales se déroulera vraisemblablement de manière non linéaire, non pas selon un “projet préétabli”, mais par des soubresauts ; pas même suivant des lignes courbes, mais suivant des lignes brisées. Ceci s’explique par le fait que ces régions ont vécu sous le joug écrasant du tsarisme20.

Dans ces espaces que sont les marges de l’empire, la temporalité révolutionnaire ne peut être qu’une temporalité éclatée, faites de sauts et de ruptures, de périodes de latence et d’embrasements soudains – thèse qui n’est à nouveau pas sans évoquer la description qu’allait faire C.L.R. James du processus historique aux Antilles en tant que composé « d’une suite de périodes de dérives, désordonnées, ponctuées de sursauts, de bonds et de catastrophes21».

Sa requête de réintégration déboutée, Sultan Galiev allait adopter une toute autre stratégie, à présent en rupture totale avec le pouvoir soviétique – et donc « contre-révolutionnaire » de ce point de vue. Si cette période de sa vie reste largement méconnue, l’on croit savoir qu’il fut l’auteur, entre 1923 et 1928, d’un « programme » rédigé en tatar et intitulé Considérations sur les bases du développement socio-politique, économique et culturel des peuples turcs22, depuis perdu, mais cité dans plusieurs études soviétiques. La rupture opérée par Sultan Galiev s’y exprime notamment sous la forme d’un arrachement à l’Europe de la paternité du matérialisme dialectique, dès lors renommé « matérialisme énergétique » et qui puiserait ses sources en Orient, chez les Mongols. Ce décentrement épistémique n’est significatif qu’en tant qu’il participe d’une coupure idéologique et stratégique plus générale. Sultan Galiev avance en effet l’idée d’un « front commun des opprimés » unissant « tous les classes de la société musulmane, à l’exclusion de la seule grande bourgeoisie et des féodaux » et rejoignant « l’idée traditionnelle de la ‘Umma – communauté des croyants23». De manière plus radicale encore, il substitue à l’opposition « capitaliste-exploité » l’opposition « industriel-sous-développé » et déclare que l’ennemi n’est pas seulement « la bourgeoisie des puissances impérialistes, mais la société industrielle toute entière24», dont l’Union soviétique fait bien sûr partie25. Selon lui, la « liquidation de la révolution socialiste en Russie » est alors irrémédiable et s’accompagnera nécessairement d’une intensification du chauvinisme grand-russe et plus généralement de la domination des peuples musulmans par l’Occident. Afin d’éviter cela, il n’y a qu’une seule solution : « l’hégémonie du monde colonial sous-développé sur les “puissances européennes”26» ou, dans ses termes, « la dictature des pays coloniaux et semi-coloniaux sur les métropoles industrielles27». C’est pourquoi il est nécessaire d’œuvrer à la création d’une Internationale coloniale, « communiste, mais indépendante de la Troisième Internationale, voire même opposée à celle-ci28» dont le cœur sera un immense État turc à l’intérieur de la Russie, la République du Touran, dirigée par un « Parti des socialistes d’Orient ».

C’est à ces tâches que se consacre, clandestinement, Sultan Galiev jusqu’à sa seconde arrestation en novembre 1928. Condamné à mort le 28 juillet 1930, sa peine est commuée début 1931 en dix ans de réclusion. Libéré en 1934, il est à nouveau arrêté en 1937 et condamné à mort fin 1939. Il est fusillé le 28 janvier 194029, laissant un héritage dont se sont emparés nombre de ceux qui se sont attachés à penser le branchement du socialisme et des processus de décolonisation, en particulier dans le monde musulman et notamment en Algérie30 ; un héritage qui exige aujourd’hui, non moins qu’hier, d’être médité, non seulement dans les colonies et ex-colonies, mais aussi et peut-être avant tout, dans les ex-métropoles post-coloniales.

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  1. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre. Paris : Gallimard, 1991, p. 70. Nous soulignons. []
  2. Arif Dirlik, « Mao Zedong and “Chinese Marxism” » in Companion Encyclopedia of Asian Philosophy (edited by Brian Carr and Indira Mahalingam. Londres et New York : Routledge, 1997, pp. 593-601. []
  3. Léon Trotsky, « Suppléments » à Staline, « II : Kinto au pouvoir », dernière consultation le 8 février 2014 []
  4. Je prends essentiellement appui sur les quelques essais de Sultan Galiev traduits en français (in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les musulmans de Russie. * Le « sultangaliévisme » au Tatarstan. Paris et La Haye, Mouton & Co, 1960) ainsi que sur des sources secondaires, au premier rang desquelles deux ouvrages d’Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay (Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit.; Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondiste. Paris : Fayard, « Les inconnus de l’histoire », 1986 ; voir également Maxime Rodinson, « Communisme et tiers monde : sur un précurseur oublié » (1960) in Marxisme et monde musulman. Paris, Éditions du Seuil, 1972) Enfin, je me réfère occasionnellement au volume des écrits de Sultan Galiev en russe, et dans un moindre mesure en tatar, publié en Russie en 1989 et dont l’exégèse demande encore à être faite (Mirsaid Sultan Galiev, Izbrannyje troudy. Kazan, Gasyr, 1998). []
  5. « Deuxième Congrès des Organisations Communiste des Peuples d’Orient : Résolution sur la Question d’Orient » présenté par Mirsaid Sultan Galiev, Žizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), n° 46 (54), 7 (20) décembre 1919, n° 47 (55), 14 (27) décembre 1919, reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 214). []
  6. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondisteop. cit., p. 123. Voir également Mirsaid Sultan Galiev, Les Tatars et la révolution d’octobreŽizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), n° 24 (122), 5 novembre 1921, reproduit Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 219-225. []
  7. Mirsaid Sultan Galiev, cité par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 105. []
  8. Mirsaid Sultan Galiev, cité par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 106. []
  9. Mirsaid Sultan Galiev, « Les méthodes de propagande anti-religieuse parmi les musulmans », Žizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), 14 décembre 1921 et 23 décembre 1921, reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 228. []
  10. Mirsaid Sultan Galiev, « La révolution sociale et l’Orient », Žizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), n° 38 (46), 5 octobre 1919, n° 39 (47), 12 octobre 1919, n° 42 (50), 2 novembre 1919, reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 207. []
  11. Ibid., p. 211. []
  12. Ibid., p. 212. []
  13. Voir Ian Birchall, « Un moment d’espoir : le congrès de Bakou 1920 »Contretemps web, dernière consultation le 5 février 2014. []
  14. Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., pp. 139-140. []
  15. Giorgi Safarov, Kolonial’naja revolucija (La révolution coloniale). Opyt Turkestana, Gosudarstvennoe izdatel’stvo, 1921, réimprimé par Society for Central Asian Studies, Oxford, 1985. Safarov avait été envoyé en 1920 par Lénine au Kazakhstan pour liquider les inégalités entre les colons russes et les populations indigènes en restituant aux secondes les terres laissées en friche par les premiers. Peu de temps auparavant, Lénine avait fait rappeler à Moscou « tous les communistes du Turkestan infectés par la mentalité colonisatrice et le colonialisme russe » (Jean-Jacques Marie, « Quelques divagations », Les Cahiers du monde ouvrier, n° 46, avril-mai-juin 2010, p. 143)[15]. La lutte contre le chauvinisme grand-russe, désormais contre Staline et ses alliés sur la question de la Géorgie, allait constituer « le dernier combat de Lénine » (Voir Moshe Lewin, Le Dernier combat de Lénine. Paris : Édition de Minuit, 1978 ; l’essai de Lénine « Sur la question des nationalités ou “l’autonomisation” », dicté en décembre 1922 à un moment où sa santé le lui permettait, n’a été publié qu’en 1956). []
  16. « Quatrième Conférence du Comité central du Parti communiste avec les travailleurs responsables des républiques et des régions nationales (9-12 juin 1923), « Discours de Staline », reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., pp. 239-245. La sténographie de la conférence – contenant notamment les dépositions des proches de Sultan Galiev et celle de Trotsky – a été publiée en Russie en 1992 : Tajny nacional’noj politiki CK RKP. Stenografičeskij otčet sekretnogo IV soveščanija CK RKP, 1923 g. (Les secrets de la politique nationale du Comité central du Parti communiste russe : Rapports sténographiés de la quatrième réunion secrète du Comité central du Parti communiste russe, 1923). Moscou : INSAN, 1992. []
  17. Mirsaid Sultan Galiev, « Avtobiografičeskij očerk “Kto ja ?” : Pis’mo členam Central’noj kontrol’noj komissii, kopija – I.V. Stalinu i L.D. Trockomu. 23 maja 1923 » (« Essai autobiographique “Qui suis-je ?” : Lettre aux membres de la Commission centrale de contrôle du Parti, copie pour Staline et Trotski, 23 mai 1923) in Izbrannye trudyop. cit., p. 446-509. []
  18. Ibid. Nous soulignons. []
  19. Edward W. Said, Culture et impérialisme. Paris : Arthème Fayard, Le Monde diplomatique, 2000, p. 388. []
  20. Mirsaid Sultan Galiev, « Zajavlenie v Central’nuju kontrol’nuju komissiju RKP (b) s pros’boj o vosstanovlenii v partii. 8 sentjabrja 1924 g.» (« Demande de réintégration au Parti adressée à la Commission centrale de contrôle. 8 septembre 1924 ») in Izbrannye trudyop. cit., pp. 516-522. []
  21. C.L.R. James, « De Toussaint Louverture à Fidel Castro » (1963) in Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue. Paris : Éditions Amsterdam, 2008, p. 360. []
  22. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondisteop. cit., p. 221. Bennigsen et Quelquejay mentionnent également le programme du parti clandestin turkestanais Erk qui « contient plusieurs points directement inspirés des théories de Sultan Galiev » (ibid., p. 224). []
  23. Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 105. []
  24. Ibid., p. 103. []
  25. Ibid., p. 103. []
  26. Ibid., p. 180. []
  27. Sultan Galiev, cité par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 180. []
  28. Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 180. []
  29. Voir Robert Landa, « Sultan Galiev », Cahiers du mouvement ouvrier, n°19, décembre 2002-janvier 2003, p. 88. []
  30. Le premier président après l’indépendance, Ahmed Ben Bella affirmait ainsi avoir été influencé par la pensée de Sultan Galiev et, en particulier, par son idée d’ « Internationale coloniale ». Dans un autre registre, Sultan Galiev a également fait en Algérie l’objet d’une étonnante œuvre de fiction de l’écrivain Habib Tengour, Sultan Galiev ou la rupture des stocks, faisant de lui un proche du poète russe Sergueï Essenine (Habid Tenguour, Sultan Galiev ou la rupture des stocks. Paris : Sindbad, 1985). []

Matthieu Renault