Miracles du Coran, ou approche critique ?

Plutôt qu’ un traité scientifique, il conviendrait de regarder le Coran comme une relecture critique des textes religieux, c’est-à-dire métaphysique, mais aussi politique, éthique, philosophique selon les catégories actuelles. Cette approche permet à mon sens de mieux en saisir le sens et la portée : la transformation du rapport au réel, déjà amorcée par le judaïsme et rafraichie dans l’Islam.

En effet, elle s’inscrit dans une œuvre de démystification déjà entamée par le judaïsme. Parler de “luminaires” au lieu de dieux ou d’astres avec leur volontés propre à l’époque de Moïse, proposer une cosmogonie débarrassée du fantastique au profit d’un Dieu unique, c’est au IIe millénaire avant JC un progrès important. La lecture de Jacques Ellul qui voit dans l’Ancien Testament un détournement critique (et humoristique !) des cultures environnantes, babyloniennes et égyptiennes en particulier, est rafraichissante et permet une approche rationnelle des miracles scientifiques dans le Coran. Ainsi que de commencer à aborder le sens de sa métaphysique.

Jacques Ellul, La Subversion du Christianisme, extrait :

Les sept cieux

Le terme « shidadân » dans la sourate Al Naba désigne d’évidence les cieux. Il est issu de la racine SHDD qui signifie « renforcer ». Ce sens renvoi à tous les termes utilisés dans l’antiquité pour traduire l’hébreu רָקִיעַ, l’étendue des cieux qui supporte les astres. Ainsi du grec στερέωμα de la septante  (support, fondation, ferme) et du latin firmamento de la vulgate (de firmāre renforcer et mentum, suffixe indiquant un instrument, un moyen) qui donnera « firmament » en français.

Comme le remarque Tommaso Tesei, le Coran reprend à la fois l’idée biblique de firmament qui supporte les astres et sépare la terre des eaux primordiales, et l’idée des 7 sphères concentriques des mondes gréco romain et babyloniens, dans chacune desquels un astre évolue . Ces « sept cieux » du monde gréco-romain s’étaient imposés dans les textes apocryphes, par exemple les apocalypses de Baruch et d’Enoch. On les retrouvera également dans la sunna, en particulier dans l’épisode du voyage de nuit de Muhammad. Ces 7 sphères ont donné lieu dans l’empire romain, aux sept jours de la semaine, nommés en fonction des divinités associées à leurs astres respectifs. « Le nom de la ziggurat de Borsippa, « Maison des sept Sages du Ciel » fait référence à ses sept étages qui renvoient peut-être eux-mêmes aux sept corps astraux « errants » connus par les Mésopotamiens. »

Le Dieu du Coran fait disparaitre les dieux associés à ces astres au profit d’une simple semaine de 7 jours. Ceux-ci sont terminés par as-sabt, repos commémorant non pas les astres mais un Dieu qui est cause première du réel. Les deux conceptions, en débat sous le ciel byzantin, sont corrigées l’une par l’autre dans le Coran : le dôme éloignant les eaux du dessus est remplacé par des sphères concentriques, qui se sont imposés tant dans la littérature que dans la compréhension du monde de l’époque. Tandis que, mise en regard du Dieu biblique, les planètes ne sont plus des divinités, mais des objets placés dans le ciel inférieur. Ils ne sont associés à aucune divinité, et sont dépourvus de tout aspect mystique.

Approche métaphysique des jinns

Si nous lisons ces trois versets de la sourate As Saffat (6-8) :

إِنَّا زَيَّنَّا السَّمَاءَ الدُّنْيَا بِزِينَةٍ الْكَوَاكِبِ

وَحِفْظًا مِّن كُلِّ شَيْطَانٍ مَّارِدٍ

لَا يَسَّمَّعُونَ إِلَى الْمَلَإِ الْأَعْلَىٰ وَيُقْذَفُونَ مِنْ كُلِّ جَانِبٍ

Ainsi Nous avons décoré le ciel du monde de la décoration des planètes

Et Nous l’avons protégé de tout shaytan rebelle.

Ils n’écoutent pas l’assemblée supérieure, mais sont attaqués de tous côtés.


Ainsi les planètes semblent assignées au premier ciel. Il n’y a plus les histoires d’un ciel par planète qui fonde les mythes astrologiques de l’époque, et les divinités associées aux jours de la semaine. C’est seulement en comparaison avec cet aspect métaphysique de l’antiquité que les versets suivants prennent sens : quand ils affirment que le ciel est dégagé de tous les satans. Il s’agit dorénavant du ciel réel, avec des objets observables, non plus des divinités dirigeant la destiné humaine.

Lactance, que signale G. Gobillot comme une première étape intertextuelle régulièrement pertinente, synthétise la littérature judéo chrétienne sur les jinns (genii en latin) de manière intéressante. Dans sa tentative encore naïve de proposer une herméneutique rationnalisante du monothéisme contre le paganisme, il pose que ce sont ces genii (les anges de Genèse 6 :1-4) qui ont orienté les hommes vers l’adoration des astres, la divination et la magie. Leurs pratiques terrestres les rendent, les empêchant d’accéder au ciel, qui est dans son apologétique un monothéisme rationnellement défendable. Mais qui reste une reconstruction sur mesure  

La sourate As Saffat reprend le même thème mais les jinns qui n’ont plus accès au ciel. On y lit qu’ils  apprenaient aux hommes ce qui les accable – les recouvre, c’est-à-dire le contraire de rushd (v. 13, ceux qui sont droits, guidés. Mais il y a l’idée nouvelle que les jinns ne puissent plus y monter chercher des informations à transmettre aux magiciens ou devins, comme ils le font dans la littérature énochienne, les astres -réels- leur barrant désormais le passage. De plus la thématique des jinn est profondément revue et synthétisée. Dans le Coran, l’idée que le shaytan vienne des hommes et des jinns donne une réalité plus concrète et moins spirituelle au mal. Tandis que la possibilité d’une conversion des jinns brise l’aspect manichéen encore très présent chez Lactance. Plus encore que chez Lactance, on note une disparition de toute l’angéologie, la nomenclature des anges et des démons. Le Coran opère une rupture épistémologique. Ce n’est plus tellement le jinn qui détourne l’homme, mais toute la littérature énochienne commence à trouver son aboutissement métaphysique : le jinn est ce qui détourne l’homme de Dieu, par exemple le choix de l’astrologie plutôt que l’astronomie. En démystifiant le jinn lui-même, le texte pose la question : qu’est-ce qui détourne l’homme de la réalité.

Les astres ne sont plus des divinités, mais des objets célestes placés dans le ciel inférieur, dépourvus de tout aspect mystique. Je pense, et c’est mon interprétation ici, que le lien est fait avec l’affirmation que tous les satans sont descendus. Le Coran démystifie l’astronomie, et descend les idoles du ciel. Ce n’est pas un traité d’astronomie, mais un rétablissement de la démarche monothéiste lancée par les fils d’Israël, démarche rationnelle figurée par le prophète Abraham.  

Approche dynamique des astres et de leurs conséquences

Nous concluons ainsi notre étude de la structure du troisième passage de la sourate YaSin, et de son intertextualité : « Le Coran reprend les enjeux évoqués dans les institutions divines. Pour expliquer les mouvements célestes et leurs effets, jusqu’à la vie qui sort de terre, le texte opère une synthèse entre les positions de Lucilius et Lactance. Comme chez Lactance, l’objet est dépourvu de toute divinité, cependant, le texte ne part pas d’une existence de Dieu a priori qui suffirait à expliquer l’inexplicable. Le Coran reprend la quête de Lucilius, mais propose une autre démarche : comme pour Abraham s’interrogeant sur la divinité des étoiles, les choses ne sont pas des divinités en elle-même, la divinité ne peut en être que leur origine. Dieu pour Abraham est Le Créateur des astres, et ici l’origine de leur mise en mouvement. Le texte part des effets (l’alternance du jours et de la nuit), remonte aux cause (les mouvements des astres). Toute divinité ou téléologie est alors repoussée hors de l’univers réel jusqu’à l’acte premier, décret de Dieu. Celui-ci poursuit pourtant son action par l’émergence continue de la vie, action allégorisée ailleurs dans le texte par la descente de l’eau. Cette théologie, toujours anthropocentrique, est néanmoins plus fine en ce qu’elle n’articule plus grossièrement le monde vers l’homme, mais reprend comme chez le philosophe, la remontée déductive des phénomènes observés, qu’elle repousse à une cause première. Le texte coranique enfin la superpose à une éthique : il y a pour l’homme dans l’observation des phénomènes naturels une invitation à remercier pour ce qu’il a reçu de la nature et, ayant trouvé Dieu comme origine de toute chose, à prolonger le travail, tout en s’inquiétant des conséquences de son comportement. Le texte coranique propose un monothéisme strict articulant l’observation des phénomènes naturels à la constitution d’une éthique. Renvoyant discrètement aux thèmes de la sourate, la réception du messager, le partage des richesses reçues de la nature et la possibilité d’une fin terrible. »

Une vision historique de l’humanité

La structure de la sourate Al Naba nous amenait à une surprise de taille : le Coran inscrit le monde dans une dynamique historique portée par l’action humaine. La structure permet au texte d’articuler l’évolution historique du monde de la terre vers un jardin avec l’activité humaine et ses choix spirituels, ancrés dans une pratique et des relations intersubjectives.

La dynamique de la première partie présente la transformation de la terre à un jardin. Au centre de cette dynamique l’alternance du jour et de la nuit, générée par la course des astres, participe à structurer l’activité humaine. On retrouve, en raccorci, la relation développée dans la sourate Yasin vu plus haut. La dynamique de la seconde partie aboutit en désert ou en jardin, selon l’action humaine, qui est mise en lumière, révélée, par « les versets » au centre. Le monde est désormais conséquence de l’action humaine et l’Ecriture permet de la connaitre. La dynamique de la troisième partie est spirituelle. Elle met en opposition, si l’on suit le parallèle avec les psaumes, la parole du juste persécuté (la parole prophétique dans le récit coranique) et la violence de ses adversaires. Prises ensembles ces dynamiques articulent un grand récit, dans lequel l’action humaine s’inscrit dans le prolongement de la nature et transforme le monde. Le moteur de cette action se trouve dans les relations humaines. Prendre refuge en Dieu, c’est prendre la responsabilité sur l’avenir.

Le « miracle » du Coran tient pour nous dans cette structure et la façon dont elle permet d’articuler les idées. Au lieu d’une catégorisation trop rigide qui aurait figé les rapports et tenter de préciser chaque sens, le texte présente une articulation des dynamiques historiques qui mobilisent l’homme, qui lient les relations sociales, l’idéologie et la pratique comme moteur de transformation de la terre. Orientant vers un des avenir possibles, le verger ou le désert. Ces rapports entre l’homme et son monde résistent assez bien à l’épreuve du temps. Ainsi des rapports entre les astres et leurs conséquences sur terre, qui donnent le jardin : le lien, déjà fait pendant l’antiquité, en particulier pour les saisons, subi un profond travail de démystification. Cette vision historique présente même une étonnante modernité en plaçant l’action humaine au centre du devenir du monde.

Conclusion

Un texte à vocation prophétique, que l’on qualifierai aujourd’hui de religieux, propose d’ancrer l’action humaine individuelle dans un choix ethique Le récit développe sa propre philosophie, basée sur une lecture de la culture de son époque, et de sa société. C’est l’approche critique, démystifiant la culture et la pensée de l’époque, qui donne au texte sa capacité à survivre aux découvertes modernes. Poursuivant la démarche du judaïsme, la ré-appliquant même à la culture monothéiste teintée de néo platonisme et ré introduisant les divinités par toute une angéologie qui ramenaient le fantastique par la fenêtre, le Coran, par sa démarche monothéiste stricte, qui dépouille le réel de toute divinité et pose Dieu comme pivot et transcendance de la culture humaine, fonde la possibilité philosophique qu’il n’y ai pas d’age sombre au moyen age. De 750 a 1250, peendant 500 ans, le monde islamique, la ville de Baghdad et le califat de Cordoue, avec une histoire économique, politique, scientifique et culturelle immensément riche qui rassemble la moitié de l’humanité à son époque. Le texte ne suffit pas à expliquer tout cela, mais sa démarche philosophique y participe.

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