La Tradition syriaque des Evangiles et la question du «substrat araméen» – Jan Joosten

La Tradition syriaque des Evangiles et la question du «substrat araméen» – Jan Joosten

Revue D’histoire et de Philosophie Religieuses Vol. 77, 1997/3 P. 257 A 272

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1997_num_77_3_5458

Le problème du substrat sémitique des évangiles

Un problème central de la philologie des évangiles découle du fait que d’un enseignement et d’une action qui se sont déroulés dans un milieu araméophone nous n’avons de rapport qu’en langue grecque. Jésus parlait en araméen, mais les évangiles sont écrits en grec.

La langue de Jésus fut l ‘araméen. Il s’est établi à cet égard un large consensus, que quelques contestations récentes n’ont guère pu ébran¬ ler. D’après les données historiques et épigraphiques, la situation lin¬ guistique en Palestine au premier siècle semble en effet avoir été telle que, même si le grec et l’hébreu jouaient un certain rôle, la plupart du temps la majorité des juifs palestiniens parlaient entre eux en ara-

* Leçon publique donnée à l’occasion de la séance de rentrée de la Faculté de Théologie Protestante de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, le 14 octobre, 1996.

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méen1. Le genre de discours et de conversations attribués à l’homme de Nazareth implique donc vraisemblablement l’usage de l’araméen. Le texte des évangiles lui-même vient confirmer l’information histo¬ rique : les expressions sémitiques mises dans la bouche de Jésus -telles que talitha qum ou ephphatha -représentent un dialecte araméen occidental sous sa forme parlée2. L’accord des données externes et internes sur ce point doit nous pousser à rejeter l’hypothèse selon laquelle Jésus se serait habituellement exprimé en hébreu. Il est pro¬ bable que ce rabbi, qui disputait de la loi avec les pharisiens, connais¬ sait l’hébreu3; cependant, dans la prédication, l’enseignement, l’exorcisme, Jésus a sans doute employé la langue populaire la plus répandue, sa langue maternelle, l’araméen.

De même, il est généralement admis que la plus ancienne trans¬ mission des paroles de Jésus et les premiers récits de ses actes étaient formulés en araméen. Outre la probabilité intrinsèque, une profusion d’indices révèle que derrière le texte grec des évangiles se cachent des traditions plus anciennes, sémitiques. L’indice le plus répandu est celui des aramaïsmes. En Marc 4, 8, par exemple, dans la parabole du semeur, l’expression εν τριάκοντα, littéralement «un trente », est une façon peu grecque d’exprimer «trente fois plus » ; mais elle corres¬ pond très exactement à l’expression araméenne had tlatin «un trente, trente fois plus »4. De tels écarts du bon usage grec sont nombreux dans le texte des évangiles, et lui donnent un caractère linguistique tout à fait distinct5.

Moins fréquentes, mais tout aussi frappantes, sont les variantes synoptiques dont l’explication la plus économique passe par l’hypo¬ thèse d’un prototype araméen : c’est un deuxième type d’indices. Ainsi «remets-nous nos dettes » dans le notre Père selon l’évangile de Matthieu (6,12) correspond à «pardonne-nous nos péchés » dans Luc (11,4) ; ici les termes «dette » et «péché » semblent bien refléter le même mot araméen hov, qui réunit ces deux sens6.

1. Cf. J. A. Fitzmyer, «The Languages of Palestine in the First Century AD », CBQ 32 (1970), p. 501-531 ; K. Beyer, Die aramäischen Texte vom Toten Meer , Göttingen, 1984, p. 55-58 ; J. Naveh, On Sherd and Papyrus. Aramaic and Hebrew Inscriptions from the Second Temple, Mishnaic and Talmudic Periods, Jérusalem, 1992 (en hébreu), p. 23-25.

2. Cf. les remarques intéressantes sur εφφαθα dans R. C. Steiner, «Papyrus Amherst 63 : A New Source for the Language, Literature, Religion and History of the Arameans », in M. J. Geller, et al., éds., Studio Aramaica. New Sources and New Approaches, Supplements to JSS 4, Oxford, 1995, p. 199-207, en part. p. 203. Plus généralement sur ces expressions, H. P. Rüger, «Die lexicalischen Aramaismen im Markusevangelium », in H. Cancik, éd., Markus-Philologie, WUNT 33, Tübingen 1984, 73-84.

3. Cf. H. P. Rüger, «Zum Problem der Sprache Jesu », ZNW 59 (1968), p. 113-122.

4. Cf. F. Blass, A. Debrunner, F. Rehkopf, Grammatik des neutestamentlichen Griechisch, 17e éd., Göttingen, 1990, p. 199-200, § 248.3.

5. Cf. les listes d’exemples dans W. F. Howard, «Semitisms in the New Testament », in J. H. Moulton, A Grammar of New Testament Greek, vol Π, Edinburgh, 1919, p. 411-485 ; M. Black, An Aramaic Approach to the Gospels and Acts, 3′ éd., Oxford, 1967 ; K. Beyer, Semitische syntax im Neuen Testament, Göttingen, 1962 ; P. Grelot, art. Sémitismes, in SD Β, fasc. 67 (1992), p. 333-424. Comme ces auteurs le font remarquer, il est difficile, pour certains cas précis, de faire la part entre ce qui est du grec hellénistique, ce qui est de l’influence de la Septante et ce qui est de l’aramaïsme.

6. Dans le sens de dette : Es 3, 12 Tg Jonathan ; dans le sens de péché : Gn 4, 13 Tg Onkelos ; cf.

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Mentionnons, pour terminer, les passages où le texte grec paraît être le résultat d’une erreur de traduction. «Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens » (Mt 7,6) est une recommandation assez éton¬ nante. On a avancé l’idée que «ce qui est saint », το αγιον en grec, reflète le mot araméen qodesh, tandis que l’original aurait porté qedash , un mot araméen -aux mêmes consonnes -signifiant «bague, anneau » : «ne jetez pas de bague aux chiens » 7. Le parallèle : «et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux » parle en faveur de cette hypothèse8.

Pris ensemble, ces différents indices démontrent de façon claire que nos évangiles grecs s’appuient, dans maints passages, sur des tra¬ ditions palestiniennes formulées en araméen. Malheureusement, celles-ci n’ont pas été préservées. La disparition de la communauté judéo-chrétienne en Palestine d’une part, et la naissance d’une église essentiellement pagano-chrétienne et de langue grecque d’autre part, ont signifié la perte de ces traditions archaïques.

Entre les traditions araméennes qui se laissent deviner et le texte grec qui leur est manifestement secondaire, le néotestamentaire opte, généralement, pour le second. Et avec raison : on ne peut faire d’exé¬ gèse, ni construire un développement historique ou théologique sur la base de textes perdus9. Et pourtant, on aimerait en savoir plus. C’est ainsi que d’éminents spécialistes : Julius Wellhausen, Gustav Dalman, Charles Cutler Torrey et beaucoup d’autres, se sont exercés à recons¬ truire, ne fût-ce qu’ approximativement, les formulations araméennes des actes et, surtout, des paroles de Jésus 10. Chaque chercheur a élabo¬ ré sa méthodologie, et a réalisé un certain progrès ; et chacun s’est heurté aux mêmes obstacles. En effet, de graves problèmes méthodo¬ logiques se posent à celui qui aimerait, à partir du texte grec qui nous a été transmis, reconstituer, même en partie, un substrat sémitique. Premièrement, nos connaissances de l’araméen palestinien du premier siècle après J.-C. sont extrêmement limitées. Les textes araméens contemporains -il s’agit surtout des fragments qumraniens -sont plu¬ tôt rares et probablement peu représentatifs11. Celui-là, donc, qui s’aventure à traduire en araméen une phrase ou même un mot pris dans

M. Jastrow, A Dictionary of the Targumim, The Talmud Babli and Yerushalmi, and the Midrashic Literature, New York, 1903, s.v. ; M. Sokoloff, A Dictionary of Jewish Palestinian Aramaic of the Byzantine Period, Ramat-Gan, 1990, s.v.

7. Cf. J. Fitzmyer, A Wandering Aramean. Collected Aramaic Essays, Chico, 1979, p. 14-15, avec référence à llQtgJob 38, 8, où le mot est attesté.

8. Dans une étude à paraître dans NTS («Dehors les chiens », [Apocalypse 22,16 et 4QMMT Β 58-62]), M. Philonenko propose une interprétation intéressante de la phrase «ne donnez pas ce qui est saint aux chiens », mais il n’explique pas comment la deuxième partie de la parole pourrait être comprise.

9. L’exégète devra cependant tenir compte de la possibilité que le texte des évangiles est en quelque sorte secondaire par rapport à une version plus originale, cf. J. C. O’Neill, «The Lost Written Records of Jesus’ Words and Deeds Behind our Records », JThS 42 (1991), p. 483-504, en part. p. 484.

10. Cf. l’état de la recherche dressé dans M. Black, op. cit. Les travaux plus récents de G. Schwartz sont à utiliser avec prudence.

11. Voir les remarques fondamentales de J. C. Greenfield, Compte rendu de M. Black, An Aramaic Approach to the Gospels, 3rd edition, JNES 31 (1972), p. 58-61, en part. p. 60.

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un évangile grec devra souvent recourir à des dialectes — mieux attes¬ tés — postérieurs au temps de Jésus de plusieurs siècles, ce qui est évi¬ demment un procédé peu sûr12. Deuxièmement, et c’est un problème d’un tout autre ordre, les textes grecs dont nous disposons portent déjà les marques d’une transmission longue et compliquée en langue grecque : Matthieu et Luc se sont basés sur un texte grec de Marc et sur un texte grec de la source Q 13; l’évangile de Marc lui-même a dû être retravaillé en grec14; et ainsi de suite15. Il n’est donc pas question d’une simple rétroversion des évangiles en langue araméenne. Pour chaque phrase dans le texte grec, l’aramaïsant doit d’abord s’assurer qu’elle remonte bien, ou du moins : pourrait remonter, à Jésus ou à la jeune église araméophone. Dans bien des cas, ce type d’analyse n’aboutira pas à des résultats fermes 16.

Dans ce domaine d’études, où les obstacles sont nombreux et les données difficiles d’accès, chaque brin d’information sera recueilli précieusement. Une source d’information relativement négligée dans ce type de recherches est la tradition syriaque. Les textes syriaques -traductions des évangiles, mais aussi : textes liturgiques et commen¬ taires bibliques -ont, semble-t-il, préservé un écho indépendant de ces traditions araméennes évangéliques. C’est cette possibilité qui sera explorée tant soit peu dans la présente étude.

Éléments archaïques préservés par la tradition syriaque

L’idée que l’étude des textes syriaques peut nous rapprocher des traditions araméennes de l’évangile a fait son apparition en Occident dès la publication du Nouveau Testament syriaque. En effet, on la trou¬ ve déjà exprimée dans la préface de l’édition de la Peshitta de Johan Albrecht Widmanstadt, en 1555 17 . Cette hypothèse était en partie due à une identification naïve du syriaque, un dialecte araméen, avec la langue de Jésus. Mais on avançait également des arguments plus sérieux. Ainsi on a observé dans le texte syriaque des jeux de mots absents du texte grec. En Mt 11, 17, p. ex., le proverbe «nous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé, nous avons chanté des com¬ plaintes et vous ne vous êtes pas lamentés » donne dans la version de la Peshitta :

12. Cf. la discussion sur l’emploi du Tg Neofiti dans l’approche araméenne des évangiles, Fitzmyer, op. cit. (n. 7), p. 72-73.

13. Du moins, selon l’hypothèse des deux sources.

14. Cf. l’étude remarquable de J. A. L. Lee, «Some Features of the Speech of Jesus in Mark’s Gospel », NovT 27 (1985), p. 1-26.

15. Pour l’évangile de Jean voir ci-dessous, à la η. 65.

16. Une tentative plutôt réussie est celle de M. Casey, «Culture and Historicity : The Plucking of the Grain (Mark 2. 23-28) », NTS 34 (1988), p. 1-23. En intégrant plusieurs approches, Casey parvient à montrer que Marc 2, 23-28 a de fortes chances de remonter à un stade primitif de la tradition. Par contre, sa reconstruction du texte araméen laisse beaucoup à désirer.

17. Cf. B. Metzger, The Early Versions of the New Testament, Oxford, 1977, p. 37, n. 1.

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zmarn Ikon wtâ raqqedtôn w’elayn Ikôn wlâ * arqedtbn

La paronomase entre raqqed «danser » et ‘arqed «se lamenter » est tout à fait frappante 18. De tels jeux de mots, ne sont-ils pas la preu¬ ve de ce que le texte syriaque reflète l’original, tandis que le texte grec n’est qu’une traduction, du reste assez fade ?

La découverte des manuscrits Curétonien et Sinaïtique, édités res¬ pectivement en 1858 et en 1894, a relancé le débat. Ces manuscrits représentent une traduction des évangiles plus ancienne que la Peshitta, qu’on a appelée Vêtus Syra. Ils contiennent de nombreuses leçons remarquables, dont certaines ne figurent dans aucun manuscrit grec. Prenons un exemple : dans le récit de Jésus qui marche sur les eaux (Mt 14, 26 ; Marc 6, 49), les témoins grecs nous disent que les dis¬ ciples ont pris Jésus pour une apparition (φάντασμα). Par contre, selon la Vêtus Syra les disciples auraient dit : «c’est un démon (seda) ». Puisque la notion d’«apparition » est plus abstraite, et plus intellectuelle, que celle de «démon », Cureton -l’éditeur du premier manuscrit de la Vêtus Syra — a exprimé l’opinion que la version syriaque représente ici le texte original, tandis que le texte grec serait secondaire : «le traducteur grec (c’est-à-dire celui qui aurait traduit le récit araméen original), par euphémisme, pour éviter d’attribuer le terme sedà, δαιμόνιον, à notre Seigneur, y a substitué le mot φάντασμα »19.

Assurément, les variantes de la Vêtus Syra ne sont pas toutes de la même étoffe : beaucoup sont dues à l’influence de versets parallèles, d’autres aux altérations dogmatiques, et il y a des erreurs manifestes. . . Mais après avoir éloigné toutes ces variantes, le chercheur reste avec un certain nombre de leçons qu’il ne peut pas expliquer comme étant secondaires, et qui semblent en effet remonter à une tradition archaïque, indépendante par rapport au texte grec 20.

L’étude de Paul Schwen sur les noms propres dans les versions syriaques du Nouveau Testament a confirmé à son tour la connection avec une tradition ancienne21. Il est un fait bien connu que l’alphabet

18. Voir cependant les remarques de T. C. Falla, «Questions Concerning the Content and Implications of the Lexical Work A Key to the Peshitta Gospels », in R. Lavenant, éd., VI Symposium Syriacum 1992, OCA 247, Rome, 1994, p. 85-99, en part. 96-98. Falla discute plusieurs exemples de jeux de mots dans la Peshitta des évangiles en supposant que tous relèvent du travail du traducteur.

19. «… the Greek translator, for the sake of euphemy, to avoid referring the term Èédà, δαιμονιον, to our Lord, used the word φαντασμα instead », W. Cureton, Remains of a Very Antient Recension of the Four Gospels in Syriac, London, 1858, p. lxxxii.

20. Pour quelques exemples, cf. Cureton, op. cit., p. xxv, xxxviii ; A. Smith Lewis, «The Text of the Sinai Palimpsest », The Expositor 8th series, vol. 2 (1911), p. 1-15, en part. p. 14-15. De plus, étant basées sur des manuscrits grecs aujourd’hui disparus, les versions syriaques ont pu préserver des leçons anciennes qui ne sont plus, ou presque plus, attestées dans la tradition grecque. Cf., par exemple, T. Baarda, «John 8 :57B. The Contribution of the Diatessaron of Tatian », NovT (1996), p. 336-343.

21. P. Schwen, «Die syrische Wiedergabe der neutestamentlichen Eigennamen », ZAW 31 (1911), p. 267-303.

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grec diffère sur bien des points de l’alphabet sémitique. Par consé¬ quent, la transcription en grec des noms propres hébreux ou araméens est une entreprise hasardeuse : Ισαακ ne correspond que très approxi¬ mativement à yishâq Réciproquement, il est fort difficile de restituer la forme originale, sémitique, d’un nom propre que l’on ne connaît que par une transcription grecque. Pour ces raisons, la fiabilité de la tradi¬ tion syriaque dans l’orthographe des noms propres des évangiles a de quoi nous étonner. Pour certains noms, comme Abraham ou Isaac, les traducteurs syriaques ont pu s’aider de l’Ancien Testament, dont ils ont connu une version syriaque22 ; pour d’autres noms, comme malkù -nommé MocXxoc dans le texte grec (Jean 18, 10) -c’est leur propre langue qui a pu fournir l’équivalent correct23. Mais comment ont-ils su rendre à Lazare (Luc 16 et Jean 11-12), à Salomé (Marc 15, 40 ; 16, 1), à Alphée (Marc 2, 14) les noms typiquement palestiniens qu’ils ont portés : lecàzâr, sälöm, halpày 24 ? Le phénomène s’étend également au noms géographiques. Schwen en a déduit que les traducteurs syriaques du Nouveau Testament disposaient d’une tradition ancienne, palesti¬ nienne, de la plupart des récits évangéliques grâce à laquelle ils ont pu identifier correctement les noms propres25.

Mais les versions syriaques des évangiles manifestent une caracté¬ ristique plus frappante encore. Celui qui lit attentivement ces textes, et avant tout la Vêtus Syra, constate qu’ils contiennent de nombreuses expressions non représentatives de la langue syriaque : des mots, des expressions, des formes grammaticales et des tours syntaxiques qui dérivent d’un dialecte araméen occidental (le syriaque étant un dialec¬ te araméen oriental). Prenons un exemple. En Luc 2, 14, le chant des anges contient la phrase έν άνθρωποι ευδοκία «bienveillance aux hommes »26. Le mot grec ευδοκία «bienveillance » est traduit dans la Vêtus Syra par ‘ar’ütä. Or, l’emploi de ce mot est hautement étonnant, d’abord parce qu’il s’agit d’un hapax legomenon dans toute la littéra¬ ture syriaque, ensuite parce que l’équivalent habituel de ευδοκία est sebyànà, «bienveillance, volonté ». Du point de vue linguistique, ‘ar’ütä apparaît donc ici comme un corps étranger. D’autre part, le mot ‘ar’ütä est bien connu, au sens de «bienveillance », de l’ araméen

22. L’Ancient Testament a été traduit en syriaque bien avant le Nouveau Testament, cf. J. Joosten, «La Peshitta de l’Ancien Testament dans la Recherche récente », RHPR 76 (1996), p. 385-395, en part. p. 389-392.

23. Le nom propre malkïï est attesté dans les inscriptions palmyréennes, cf. J. K. Stark, Personal Names in Palmyrene Inscriptions, Oxford, 1971, p. 95.

24. Pour Lazare cf. W. Bauer, W. F. Arndt, F. W. Gingrich, A Greek-English Lexicon of the New Testament, Chicago, 1979, s.v. ; pour Salomé et Alphée cf. G. Dalman, Grammatik des jüdisch-palästi¬ nischen Aramäisch, Leipzig, 1905, p. 155 et p. 179.

25. L’étude de Burkitt, parue à la même époque que celle de Schwen, arrive à des conclusions diffé¬ rentes, cf. F. C. Burkitt, The Syriac Forms of New Testament Proper Names, Proceedings of the British Academy, vol. V, Oxford, 1912. Les meilleurs arguments semblent être du côté de Schwen, mais le sujet demanderait un traitement plus approfondi.

26. Pour la question du cas grammatical du mot ευδοκία, génitif ou nominatif, cf. B. Metzger, A Textual Commentary on the Greek New Testament, Stuttgart, 1975, p. 133.

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palestinien. En effet, sous une forme légèrement différente (r~vtä 27) le mot est attesté à Qumran28. Devant ces données, on est amené à recon¬ naître en ‘ ar’ütä , ainsi qu’en plusieurs autres expressions, des éléments occidentaux dans un texte syriaque. Certaines de ces expressions occi¬ dentales avaient été remarquées dès la publication de la Vêtus Syra29, mais c’est Torrey qui, le premier, en dressa une liste et attira ainsi l’at¬ tention des chercheurs sur le phénomène30. Ces palestinismes linguis¬ tiques constituent l’indice le plus sûr de ce que la tradition syriaque s’appuie sur une tradition araméenne indépendante par rapport au texte grec31.

Récapitulons : dans la tradition syriaque il se trouve des jeux de mots impossibles à reproduire en grec ; des leçons variantes qui sem¬ blent ne pas dépendre d’un texte grec ; une aptitude remarquable à res¬ tituer aux noms propres leur forme sémitique ; et, finalement, des éléments linguistiques caractéristiques de l’araméen palestinien. Afin d’intégrer ces données avec ce qui est, par ailleurs, connu de la tradi¬ tion textuelle syriaque il convient de proposer un modèle de l’histoire du texte.

1 . Les évangiles selon la Peshitta remontent, dans leur état actuel, au 4e siècle 32. La Vêtus Syra est plus difficile à dater, mais une date au 3e siècle est vraisemblable33. Ces deux versions se présentent essentiel¬ lement comme des traductions des évangiles grecs. Néanmoins, elle contiennent, en proportions différentes, des variantes non attestées dans la tradition manuscrite grecque. Puisque la grande majorité de ces variantes tend à harmoniser les textes des différents évangiles, on peut supposer qu’elles découlent du fait que tant la Peshitta que la Vêtus Syra s’appuient sur un texte syriaque antérieur qui n’était pas une tra¬ duction des quatre évangiles «séparés », mais une «harmonie » évan-gélique. Un tel écrit a effectivement existé : c’est le célèbre Diatessaron de Tatien.

2. Le Diatessaron fut rédigé par Tatien autour de l’an 170 34, et semble avoir été adopté aussitôt par l’église orientale. Cette harmonie des évangiles est restée pour les syriaques la forme principale de

27. L’ajout d’un aleph prosthétique est due à une contrainte phonologique et doit être considérée nor¬ male en syriaque, cf. les exemples cités par R. Köbert, Biblica 42 (1961), p. 90-91.

28. Beyer, op. cit. (n. 1), p. 696-697 ; idem, Die aramäischen Texte vom Toten Meer. Ergänzungsband, Göttingen, 1994, p. 415.

29. Cf. Cureton, op. cit. (η. 19), p. lxx-lxxiii ; F. C. Burkitt, Evangelion da-Mepharreshe. Vol. II Introduction and Notes, Cambridge, 1904, p. 39-84 passim ; F. Schulthess, «Aramäisches », ZA 19 (1905-06), p. 126-134, en part. p. 132-133.

30. C. C. Torrey, Documents of the Primitive Church, New York, 1941, p. 245-270.

31. Cf. J. Joosten, «West Aramaic Elements in the Old Syriac and Peshitta Gospels », JBL 110 (1991), p. 271-289 ; idem, «West Aramaic Elements in the Syriac Gospels : Methodological Considerations », in R. Lavenant, éd., VI Symposium Syriacum 1992, OCA 247, Rome, 1994, p. 101-109.

32. Cf. Metzger, op. cit. (η. 17), p. 56-63.

33. Cf. Metzger, ibid., p. 45-48.

34. Cf. W. L. Petersen, Tatian’s Diatessaron. Its Creation, Dissemination, Significance and History in Scholarship, Supplements to Vigiliae Christianae 25, Leiden, 1994.

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l’évangile jusqu’au début du cinquième siècle. Nous ne possédons pas d’exemplaire de l’écrit original, mais son texte et sa séquence peuvent être en partie reconstruits à partir de traductions et de citations patris-tiques35. Tatien a tissé le texte des quatre évangiles «canoniques » en une toile harmonieuse -sans laisser un fil de côté -tout en traduisant ses sources en syriaque. Comme si ce tour de force ne suffisait pas, il a, en plus, ajouté à son œuvre des éléments d’une cinquième source soi-disant «apocryphe ». En effet, le Diatessaron contenait plusieurs leçons non attestées dans les manuscrits des évangiles grecs, mais connues d’autres sources comme l’Évangile des Hébreux ou l’Évangi¬ le de Thomas 36.

3. Avant la diffusion du Diatessaron, les évangiles grecs semblent avoir été inconnus au-delà de l’Euphrate. En effet, le succès de l’har¬ monie ne peut être expliqué qu’en supposant qu’elle fut la première «traduction » des quatre évangiles. Il est cependant hautement pro¬ bable que le christianisme mésopotamien ait possédé une forme de l’évangile avant l’an 170. Les phénomènes énumérés ci-dessus -leçons variantes, orthographe des noms propres, éléments araméens palestiniens -indiquent que la communauté syrophone avait d’abord connu l’évangile sous la forme d’une tradition araméenne d’origine palestinienne et indépendante des évangiles grecs. Cette tradition a laissé ses empreintes sur la phraséologie liturgique et confessionnelle dans la littérature syriaque.37 Mais c’est avant tout le Diatessaron lui-même qui a assuré la transmission d’éléments archaïques. En effet, plusieurs arguments permettent d’établir que la cinquième source du Diatessaron doit être identifiée avec la tradition araméenne connue de l’église syriaque depuis ses origines.38 La source supplémentaire de Tatien ne fut pas un écrit apocryphe, mais un exposé de l’évangile considéré canonique par l’église à qui était destinée l’harmonie évan-gélique.

Ni la tradition palestinienne, ni le Diatessaron ne nous sont acces¬ sibles directement. Toutefois, puisque les versions préservées jusqu’à ce jour, la Peshitta et la Vêtus Syra, ont adopté une grande partie du texte du Diatessaron, et que le Diatessaron à son tour avait incorporé la tradition araméenne, les traces de cette dernière ont pu nous parve¬ nir. Ce sont ces traces qui donnent à la tradition syriaque son caractère indépendant. Identifiées par un travail de distillation patiente et étu¬ diées de façon critique, elles nous permettent de remonter au-delà du texte grec des évangiles et d’entrevoir les contours d’une tradition ara¬ méenne primitive.

35. Cf. Petersen, op. cit., passim.

36. Cf. Petersen, op. cit., passim (cf. Index rerum p. 549, s.v. «fifth source »).

37. Pour un exemple frappant, cf. Brock, «The Lost Old Syriac at Luke 1 :35 and the Earliest Syriac Terms for the Incarnation », in W. Petersen, éd., Gospel Traditions in the Second Century, Notre Dame, 1989, 117-131.

38. Cf. Joosten, JBL 110 (n. 31), p. 286-289.

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Mais avant de nous tourner vers quelques exemples représentatifs, nous devons faire un détour par l’histoire. L’hypothèse d’une tradition araméenne explique les faits textuels de façon cohérente, mais est-elle historiquement probable ? Que savons-nous de l’origine de l’église chrétienne en Mésopotamie ? L’histoire de cette église est-elle compa¬ tible avec l’histoire du texte telle qu’elle a été esquissée ci-dessus ?

Les origines de l’église syriaque

Le centre du christianisme d’expression syriaque se trouve à Édesse, capitale de l’Osrhoène, située à l’est de l’Euphrate, sur la fameuse route de la soie. Aux deux premiers siècles de notre ère -c’est l’époque qui nous intéresse plus particulièrement -l’Osrhoène a joué le rôle d’état tampon entre les empires romain et parthe. Petit à petit, cette existence précaire s’est avérée intenable, et en 212/213 de notre ère, Édesse est devenue une colonie romaine. Ensuite, la ville et sa région sont restées incorporées dans l’empire romain jusqu’au Τ siècle. Dès sa fondation par les Séleucides, à la fin du 4e siècle avant J.-C., Édesse avait connu une forte influence grecque, tant au niveau de la langue que de la culture. Pourtant, l’élément sémitique s’est toujours maintenu, et des inscriptions employant le dialecte araméen local, le syriaque, sont attestées depuis le premier siècle après J.-C. Ce bilin¬ guisme grec-araméen est également connu, à la même époque et dans des conditions similaires, en Palestine, à Palmyre et à Doura-Europos. Pendant toute cette époque, la population d’Édesse était d’origine fort diversifiée, et contenait notamment une composante juive appréciable.

Des origines du christianisme en Mésopotamie nous ne savons pratiquement rien. Les sources contemporaines font défaut, et l’histo¬ riographie postérieure est de nature douteuse : le récit, notamment, concernant Addai -ou Thaddée, selon les sources -envoyé par Thomas l’apôtre auprès du roi Abgar d’Édesse pour le guérir de sa goutte et pour convertir sa ville, a depuis longtemps été démasqué comme une légende apologétique avec comme seul but la démonstra¬ tion du caractère apostolique du christianisme édesséen39. Il subsiste cependant un certain nombre d’indices, disparates mais concordants, qui montrent qu’à la fin du deuxième siècle le christianisme est déjà assez solidement implanté dans toute la région au-delà de l’Éuphrate et jusqu’en Perse40. Les spécialistes s’accordent pour en déduire que l’évangélisation de la région a dû commencer avant l’an 150 environ.

Celui qui aimerait pousser la recherche plus loin, afin de détermi¬ ner quelle est l’origine, quel était le caractère du christianisme syro-

39. Cf. S. Brock, «Eusebius and Syriac Christianity », in H. W. Attridge, G. Hata, éds., Eusebius, Christianity and Judaism, Studia Postbiblica 42, Leiden, 1992, p. 212-234.

40. Un aperçu concis de ces indices est fourni par P. Bruns, Das Christusbild Aphrahats des persi¬ schen Weisen , Bonn, 1990, p. 10-19 ; cf. aussi Metzger, op. cit. (n. 17), p. 4-10.

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phone au deuxième siècle, en est réduit à employer des témoignages indirects. Devant la carence des sources historiographiques, plusieurs chercheurs ont appliqué au problème une méthode que l’on pourrait qualifier de «paléontologie littéraire ». On a tenté d’identifier, dans les textes syriaques, des expressions, des motifs, des idées… traditionnels -autant de fossiles littéraires -afin de définir le milieu primitif où ces éléments ont pu prendre leur origine. Ainsi on a constaté, par exemple, que Ephrem, Père de l’église syriaque du 4e siècle, emploie dans ses commentaires de l’Ancien Testament des interprétations typiquement juives attestées dans les Targums et le Midrash41. Puisqu’il est diffici¬ le d’imaginer qu’Éphrem aurait lui-même emprunté ces interprétations aux Juifs de son époque, pour lesquels il manifeste une haine impla¬ cable, on a supposé qu’elles représentent d’anciennes traditions exégé-tiques transmises par les chrétiens syrophones depuis les temps anciens. Cette ligne de pensée implique qu’aux temps anciens, les chrétiens syrophones étaient proches du milieu juif, et même issus d’un tel milieu. Des conclusions similaires se sont imposées dans l’étude de la pratique religieuse42, de la liturgie43, et de la phraséologie théolo¬ gique et confessionnelle44. Plusieurs éléments traditionnels isolés dans ces différents domaines dérivent de traditions juives, et cela dans une mesure qui dépasse de beaucoup ce qu’on peut trouver dans le chris¬ tianisme occidental à la même époque. On en a conclu que l’église syriaque est née dans une matrice juive, c’est-à-dire que les premiers chrétiens furent des Juifs syrophones, pour qui l’acceptation de Jésus de Nazareth en tant que Messie n’était nullement incompatible avec le maintien de leur propre héritage littéraire et religieux45.

L’origine judéo-chrétienne de l’église syriaque a été contestée par Han Drijvers46. Drijvers soutient que le christianisme a dû atteindre la Mésopotamie à partir d’Antioche sur l’Orontes ; cette trajectoire était dictée par le système des routes dans l’antiquité. De plus, selon Drijvers, le christianisme édesséen, comme celui d’Antioche, était for¬ tement hellénisé et essentiellement de caractère pagano-chrétien. Les figures de proue au deuxième siècle sont Tatien et Bardesanes, qui tous deux formulent la foi chrétienne en des termes empruntés à la philoso¬ phie grecque en vogue à cette époque. Quant à la présence dans la lit¬ térature syriaque d’éléments traditionnels d’origine juive, ceux-ci sont secondaires. C’est au cours du combat avec le marcionisme que la

41. Cf., p. ex., S. P. Brock, «Jewish Traditions in Syriac Sources », JJS 30 (1979), p. 212-232.

42. Cf. R. Murray, Symbols of Church and-Kingdom, Cambridge, 1975, p. 6-8, et p. 279-340.

43. Cf. H. Kruse, «Das Brautlied der syrischen Thomas-Akten », OCP 50 (1984), p. 291-330 ; idem, «Zwei Geist-Epiklesen der syrischen Thomasakten », OC 69 (1985), p. 33-53 ; G. Rouwhorst, «Jewish Liturgical Traditions in Early Syriac Christianity », VigChr 5 1 (1997), p. 72-93.

44. Cf. S. P. Brock, «A Palestinian Targum Feature in Syriac », JSS 46 (1995), p. 271-282.

45. Les recherches sur l’origine de la traduction syriaque de l’Ancien Testament ont abouti à des conclusions similaires, cf. Joosten, art. cit. (n. 22), p. 392.

46. H. J. W. Drijvers, «Syrian Christianity and Judaism », in J. Lieu et al., éds., The Jews among Pagans and Christians in the Roman Empire , London & New York, 1992, p. 124-146 ; cf. aussi idem, «Early Syriac Christianity : Some Recent Publications », VigChr 50 (1996), p. 159-177.

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jeune église s’est vue contrainte d’emprunter une série d’arguments à la synagogue.

Les arguments avancés par Drijvers n’atteignent pas vraiment leur but. Le système des routes dans l’antiquité a pu dicter que la foi chré¬ tienne parvienne en Orient via Antioche, mais cela ne dit rien quant à son point d’origine. Pour ce qui est des figures de Tatien et de Bardesanes, on peut se demander dans quelle mesure elles sont repré¬ sentatives du christianisme oriental47. Enfin, il est fort douteux que l’on puisse mettre tous les éléments «judaïsants » du christianisme oriental sur le compte de la polémique anti-marcioniste48. Nous pouvons concé¬ der à Drijvers que le christianisme oriental au deuxième siècle a connu un courant marqué par l’hellénisme et par la philosophie grecque. Néanmoins, quant aux origines de ce christianisme, l’hypothèse d’une continuité avec la communauté juive locale doit être maintenue. L’évangélisation initiale de la Mésopotamie semble avoir été le fait de missionaires judéo-chrétiens qui se sont d’abord adressé, avec quelque succès, à la communauté juive de la diaspora locale.

Les informations historiques seules ne nous permettent pas de déterminer si cette phase initiale a impliqué une tradition évangélique araméenne. Toutefois, si le christianisme oriental existait avant 150, il a dû disposer d’un quelconque exposé de l’évangile. Confrontée aux maigres faits d’histoire, l’hypothèse d’une tradition araméenne concernant Jésus Messie étant parvenue en Orient et y ayant subsé-quemment marqué le texte local des évangiles, garde donc toute sa vraisemblance.

Quelques exemples

Si l’argument développé ci-dessus est admis, cela signifie que les spécialistes des évangiles devront accorder une attention, plus grande que cela n’a été le cas, à la tradition syriaque du texte des évangiles. «L’autorité » parfois invoquée par les critiques -par exemple pour asseoir l’authenticité du jeu de mots πέτρος-πέτρα en Mt 16, 1849, ou pour défendre la connection entre le titre «Nazaréen » et le nom de la ville de Nazareth50 -est réelle, aussi longtemps qu’autorité n’est pas dictature. Dans certains cas précis, les textes syriaques permettent de remonter à une tradition primitive, mais dans bien d’autres cas ces textes sont eux-mêmes secondaires au texte grec. Il s’agit donc de dis¬ criminer. Quelques exemples concrets permettront d’illustrer l’apport que la tradition syriaque peut avoir dans le cadre de la recherche néo¬ testamentaire.

47. Dans l’église syriaque Bardesanes ne sera mentionné qu’en tant qu’hérétique ; Tatien est connu seulement pour être l’auteur du Diatessaron.

48. Cf. Brock, art. cit. (n. 44), p. 282.

49. Ceci contre C. C. Caragounis, Peter and the Rock, BZNW 58, Berlin, 1989, 31-43.

50. Cf. H. H. Schaeder, art. Ναζαρηνός\ Ναζωραιος, TWNT IV, p. 879-884.

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Parfois la tradition syriaque nous permet de restaurer le texte ori¬ ginal de l’évangile, c’est-à-dire de corriger une erreur dans le texte grec. Tel semble être le cas, par exemple, en Mt 13, 21 et parallèles51. Dans ce passage, l’explication de la parabole du semeur, il est dit : «Celui qui a été ensemencé en des endroits pierreux, c’est celui qui, entendant la Parole, la reçoit aussitôt avec joie ; mais il n’a pas de racine en lui-même », et il tombe. L’expression «il n’a pas de racine en lui-même », ουκ εχει δέ ρίζαν έν έαυτώ, est problématique tant du point de vue botanique que du point de vue théologique. Le texte grec n’est donc pas plausible. Les versions syriaques, par contre, don¬ nent une autre version : «il reçoit la Parole avec joie, mais il n’a pas de racine en elle (c’est-à-dire dans la Parole) ». L’image biologique est surprenante, car la Parole qui était d’abord la semence devient soudai¬ nement la terre où le croyant doit être enraciné ; mais du point de vue théologique ce texte est clair, brillant même. Celui qui entend la Parole mais n’a pas de racine en elle -ici l’allusion au Psaume 1 saute à l’œil : le juste qui médite la loi est comme un arbre planté près d’un cours d’eau -celui-là périra. La version syriaque n’est pas une inter¬ prétation du texte grec. Il n’est pas non plus probable que le syriaque reflète une leçon grecque qui aurait entièrement disparue de la tradition manuscrite grecque. Il semble donc que nous trouvons ici un exemple où le texte syriaque s’appuie directement sur une tradition araméenne primitive. Le texte araméen, que nous pouvons reconstruire approxi¬ mativement comme Γ ‘yt Ih ‘ qr bh, «il n’a pas de racine en elle (c’est-à-dire dans la Parole) », avait été mal compris par celui qui, le premier, l’a traduit en grec ; par contre, il est correctement transmis par la tra¬ dition syriaque.

Dans d’autres cas, la tradition syriaque nous aide à entrevoir comment le texte des évangiles a été purgé et affiné à une époque recu¬ lée. Considérons l’expression syriaque bra bhîra «le fils élu », employée pour désigner Jésus. Cette expression se trouve dans les démonstrations d’Aphrahat (début de 4e siècle) et plusieurs fois dans le texte syriaque des Actes de Thomas, et ce chaque fois dans un contexte à consonance liturgique52. Nous la trouvons également dans la Vêtus Syra53, en Jean 3, 18 «il n’a pas cru au nom du fils élu » (là hay-men basmeh dabrä bhîra), où le texte grec lit «il n’a pas cru au nom du fils unique de Dieu » (του μονογενούί υιού του θεού).

De par sa forme linguistique, l’expression brä bhîra trahit son ori¬ gine occidentale. En effet, la racine bhr signifie «prouver, approuver » putôt que «élire » en syriaque, tandis que «élu » se dit gabyâ. Dans le sens de «élu », bhîra n’est donc pas un mot syriaque. D’autre part,

51. Cf. J. Joosten, «The Text of Mt 13. 21a and parallels in the Syriac Tradition », NTS 37 (1991), p. 153-159.

52. Pour Aphrahat, cf. J. Parisot, Patrologia Syriaca vol. I, Paris, 1894, col. 521, 1. 27 ; pour Thomas, cf. W. Wright, Apocryphal Acts of the Apostles, London, 1871, p. 248, 1. 12 ; p. 280, 1. 6 ; p. 218, 1. 16.

53. Cf. A. Smith Lewis, The Old Syriac Gospels, London, 1910.

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les dialectes occidentaux, et les textes araméens de Qumran, connais¬ sent effectivement le mot bhirà «élu »54. En vue des faits considérés ci-dessus, on peut raisonnablement supposer que l’expression «le fils élu » faisait partie de la tradition évangélique palestinienne connue de l’église orientale à une époque ancienne.

Il est intéressant d’observer que le titre «le fils élu » est pratique¬ ment absent du NT grec. En effet, même le simple adjectif «élu » est rarement appliqué à Jésus dans les évangiles grecs55. On pourrait le trouver dans trois passages. Une attestation certaine se rencontre en Luc 23, 35, dans la bouche des chefs du peuple qui raillent Jésus : «qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ élu de Dieu ». Dans deux autres passages, le terme est attesté, mais seulement dans la minorité des manuscrits grecs. En Luc 9, 35, la voix divine dit, lors de la trans¬ figuration de Jésus : «Celui-ci est mon fils élu » (οΰτόζ έστιν ό moç μου ό έκλελεγμένοί) ; cela semble être le texte original, mais la plu¬ part des manuscrits ont substitué «bien-aimé » (αγαπητός� à «élu ». Finalement, en Jean 1, 34, Jean-Baptiste témoigne de Jésus : «c’est lui, l’élu de Dieu » ; dans ce cas-ci, la leçon est encore moins bien attestée, de sorte que l’édition Nestle-Aland ne l’adopte pas. On a pré¬ féré la leçon de la majorité des manuscrits «c’est lui le fils de Dieu »56. Le terme -«élu » — est absent du livre des Actes, des Épîtres 57 et de l’Apocalypse.

Ce qu’indique l’emploi de l’expression «le fils élu » dans la tra¬ dition syriaque c’est que, dans sa première phase, araméenne et pales¬ tinienne, la christologie de l’église primitive n’hésitait pas de désigner Jésus comme l’élu, ou comme le fils élu, de Dieu. En fait, au vu de l’identification de Jésus avec le Serviteur du Seigneur du livre d’Esaïe, appelé «mon élu, en qui mon âme se complaît » (Es 42, 1), il était naturel pour les premiers Chrétiens de lui appliquer ce titre58. Ce n’est que dans une deuxième phase, quand la divinité et la pré-existence de Jésus étaient définies dogmatiquement, que le côté indésirable du terme se révéla : le terme «élu » pouvait suggérer qu’il y avait eu un état où Jésus se trouvait avant que Dieu ne le choisisse, tandis que l’ex¬ pression «fils élu » était suspecte de connotations adoptionnistes59. Par conséquent, on préféra des termes moins équivoques, et le terme «élu » tomba en désuétude. En gros, les évangiles grecs représentent cette deuxième phase. Là où le terme s’était tout de même glissé dans le texte grec, il fut rattrapé par la diorthose des scribes. Dans un cas

54. Pour Qumran, cf. K. Beyer, op. cit. (n. 1), p. 530 ; idem, Ergänzungsheft (n. 28), p. 318.

55. Cf., pour ce qui suit, B. D. Ehrman, The Orthodox Corruption of Scripture. The Effect of Early Christian Controversies on the Text of the New Testament , Oxford, 1993, p. 65-70.

56. Cf. Metzger, op. cit. (n. 26), p. 200.

57. Mais cf. 1 Pi 2, 4.6 (la pierre choisie).

58. Le titre «élu » était encore attribué à Moïse (Ps 106, 23) et à David (Ps 89, 3), également «types » du Christ.

59. Burkitt, vol II (n. 29), p. 309.

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comme celui-ci, la tradition Syriaque nous permet, donc, en quelque sorte, de jeter un regard derrière les coulisses du texte grec des évan¬ giles sur une phase primitive dans l’histoire du dogme chrétien. La question, intéressante, à savoir si la phase primitive était réellement adoptionniste, ou simplement plus proche des racines vétérotestamen-taires de la foi chrétienne ne doit pas être abordée ici.

Dans certains cas, la simple existence d’une version araméenne d’un passage précis peut être digne d’intérêt. C’est ce qui sera illustré par un dernier exemple. Le λόγος du Prologue de Jean -Christ en tant que Verbe divin -est traduit par mellta «mot, parole » dans toutes les versions syriaques des évangiles, et dans la plupart des autres sources syriaques. Puisque melltâ est l’équivalent standard du mot λόγος dans la plupart de ses acceptions, cette traduction n’a rien de problématique. Dans quelques recoins de la littérature, nous trouvons cependant un autre terme pour exprimer ce concept : mè(‘)mrà. Ce terme se rencontre dans un fragment cosmologique attribué à Bardesanes60, dans les Actes de Thomas61, et dans les démonstrations d’Aphrahat62. Quoique l’em¬ ploi par Bardesanes soit la première attestation du terme, il est peu pro¬ bable que les Actes de Thomas et Aphrahat l’aient emprunté à celui-ci ; la distribution des attestations indique une source commune, plus ancienne. De plus, mè(‘)mrâ, dans le sens de λόγος, apparaît comme un occidentalisme : en syriaque le mot ne signifie pas «parole » mais «langage, sermon »63. Par contre, en araméen occidental, rriê(‘)mm a bien le sens de «parole » Π est donc loisible, une fois de plus, de supposer que ce terme dérive d’une tradition araméenne occidentale, parvenue en Mésopotamie à une date reculée, et dont ces attestations éparses sont les derniers vestiges.

Cette conclusion pourrait avoir des implications intéressantes pour la pré-histoire de l’évangile de Jean. Face à la teneur remarquable de cet écrit, certains chercheurs ont élaboré l’hypothèse d’une commu¬ nauté johannique née en Palestine, mais qui dans un deuxième temps -vers la fin du 1er siècle -se serait installée dans un autre lieu, peut-être à Éphèse65. Certaines parties de l’évangile remonteraient à la première période, palestinienne, tandis que d’autres parties, ainsi que la rédac¬ tion finale, refléteraient le milieu grec de la seconde période. Dans le cadre de cette hypothèse, on tend à situer le Prologue dans la deu-

60. Pour les attestations du fragment, cf. H. J. W. Drijvers, Bardaisan ofEdessa, Assen, 1966, p. 96-126 ; le terme se trouve également dans une citation de Bardesanes par Ephrem, cf. ibid., p. 140.

61. Cf. Wright, op. cit. (n 51), p. 249, 1. 22 ; p. 250, 1. 11 ; A. Smith Lewis, Acta mythologica apos-tolorum, Horae semiticae ΙΠ, London, 1904, p. 228, 1. 8

62. Cf. Parisot, op. cit. (n 51), vol. I, col 21, 1. 17.

63. C’est sans doute à cause de cette divergence sémantique que les versions syriaques des évangiles, et le Diatessaron en tête, n’ont pas employé mè(‘)mra -qui avait pourtant l’avantage d’être masculin -dans le prologue de Jean, mais le mot mellû (fém.) qui correspondait plus fidèlement au sens du grec.

64. Cf. Beyer, op. cit. (η. 1), 515 ; idem, Ergänzungsband (n. 28), 309 ; Tg Onkelos Gn 3, 17 ; 15, 6 etc.

65. Cf., p. ex., R. E. Brown, The Community of the Beloved Disciple, London, 1979.

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xième période, et de voir la théologie du Logos pré-existant à la lumiè¬ re de certaines traditions juives hellénistiques concernant la Sagesse. 66 Pourtant une notion voisine existe dans les textes araméens palesti¬ niens : celle du Memra divin des Targums, la «Parole du Seigneur » qui opère la création et le salut, presque comme une hypostase de Dieu. Plusieurs chercheurs ont, en effet, trouvé ici le modèle du concept johannique du Logos, mais on leur a objecté que les attestations de cette notion ne datent pas du premier siècle67. Les Targums n’ont été mis par écrit qu’à partir du deuxième siècle de notre ère, et à Qumran la notion n’est pas attestée, de sorte que nous ne pouvons pas être sûr que la notion existait à une époque où elle avait pu influencer la théo¬ logie de l’évangile.

L’absence d’attestations araméennes datant du premier siècle peut être compensée, dans une certaine mesure, par les exemples de më(‘)mrâ , dans les textes syriaques. Ces exemples montrent que le concept central du Prologue de Jean était, à une période fort reculée, exprimé par un terme araméen. Il est possible que l’attestation par le syriaque permette de dater le concept du Memra au stade oral des Targums, et au premier siècle. Mais cette dernière question ne peut pas être abordée présentement.

Il est temps de conclure. Nous avons tenté de démontrer, premiè¬ rement, que l’église syrophone, avant d’être exposée aux évangiles grecs, possédait une tradition évangélique araméenne. Cette tradition remontait aux origines mêmes du christianisme mésopotamien, ori¬ gines que l’on doit chercher dans une communauté juive locale évan-gélisée par un groupe judéo-chrétien. Deuxièmement, nous avons soutenu que cette tradition araméenne archaïque a laissé des traces, aussi bien dans le texte biblique que dans d’autres sources syriaques, et que ces traces peuvent être identifiées avec quelque certitude. Troisièmement, nous avons avancé l’idée que les traces fournies par la tradition syriaque peuvent nous aider dans la reconstruction et l’étude des traditions araméennes sous-jacentes au texte grec de l’évangile.

L’importance de l’approche proposée ne découle pas de ce qu’elle nous donnerait un accès direct et facile aux paroles de Jésus ou de l’église primitive. Sans mentionner le fait que l’analyse de la litté¬ rature syriaque est en soi une entreprise compliquée et exigeante, il doit être clair qu’il ne peut pas s’agir d’un raccourci. Dans son état actuel, la tradition syriaque est tout aussi éloignée que les évangiles grecs des traditions araméennes des apôtres, sinon plus. Toutefois, la méthode esquissée signifie un gain considérable dans l’étude du sub-

66. Cf. la discussion dans C. A. Evans, Word and Glory. On the Exegetical and Theological Background of John’s Prologue, JSNTS 89, Sheffield, 1993, p. 114-129.

67. Cf., p. ex., Fitzmyer, op. cit. (η. 7), p. 94-95 (avec renvois à la littérature).

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strat araméen des évangiles. L’ «approche araméenne » des évangiles a presque toujours pris son point de départ dans le texte grec : une ano¬ malie syntaxique, une tournure de phrase typiquement sémitique, ou un motif littéraire attesté dans la littérature rabbinique suffisaient aux chercheurs pour postuler, par extrapolation, une tradition araméenne. L’apport de la tradition syriaque est situé dans ce qu’elle permet, dans certains cas précis, un contrôle indépendant. Outre l’indice dans le texte grec, les textes syriaques fournissent, parfois, un élément corres¬ pondant, qui pour des raisons indépendantes paraît dériver d’une tradi¬ tion araméenne pré-canonique, ou du moins extra-canonique. Comme les deux points fixes nécessaires au pilote pour qu’il guide son bateau avec confiance à travers les eaux inconnues, la tradition syriaque et la tradition grecque prises ensemble permettront une meilleure orienta¬ tion dans l’étude du substrat araméen des évangiles.

Jan Joosten Faculté de Théologie Protestante, Strasbourg,1997

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