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LA FOSSILISATION DU SAVOIR ET LE SCHEME PROPHETIQUE

un probleme religieux que l’on observe aussi en science.

La science est confrontée au réel. L’humanité construit, à partir de la logique, des catégories et des constructions symboliques pour rendre intelligible le réel. Ces constructions ont une capacité d’explication qui fonctionne au moins partiellement. Mais ces schémas ne sont jamais qu’une construction imparfaite. Ce que va faire la science, c’est de continuellement confronter les résultats au réel, pour y arrimer la connaissance, par le moyen de tests et d’experiences. Même ainsi on voit que la démarche scientifique nécessite de periodiquemlent renouveller l’infrastructure générale de la construction symbolique par des “révolutions scientifiques”. Une révolution scientifique marque la fin d’un moment où la science s’est arcboutée sur un formalisme de constructions symboliques, en apparence logiques, mais qui ne fonctionnent plus avec les nouvelles expériences e surtout freine les nouvelles construction. Ces révolutions viennent renouveler, simplifier les anciennces constructions symboliques, devenues complexes et bancales. On se rend compte qu’on avait un ensemble devenu trop arrangé, trop branlant et que paradoxalement l’irruption du réel vient simplifier. il faut souvent une génération pour que l’humanité intègre la révolution scientifique.

La religion aussi est confrontée au réel, en particulier social, donc à la nécessité d’explication du texte et de renouvellement de la jurisprudence. Cette confrontation se fait y compris au réel du texte saint, qui lui resiste étonnament bien au passage du temps. Ainsi l’on créé des tafsirs, de la paraphrase et surtout l’on essaye de définir des catégories sur lesquelles on peut appliquer de la logique. Cet effort de compréhension subit lui aussi le passage du temps : la necessité de jurisprudence avec l’évolution de la civilisation humaine, et la construction d’interpretations religieuses. Là aussi se forme une structure de constructions symboliques, que ce soient sur les termes du texte ou bien sur la morale, la loi, qui elles aussi à leur tout deviennent bancales et contestées par le réel. Comment expliquer la tendance conservatrice du religieux ? Le prêtre, le rabbin, l’imam autonome, ancré dans sa population et guidé par sa connaissance, va constamment adapté son discours en devenant conseil, service, assistance parmi ses frères, cette approche autonome, communale, fonctionne, s’adapte. Mais plus il y a de constructions hiérarchiques, plus les symboliques sont ancrées dans le bati, le corps mort du religieux. Opposé aux corps vivant des croyants et à la vivacité de la parole prophétique, qui forme son assemblée (jama’a, ekkelsia, synago). A l’opposé, plus les religions revetent d’importance politiques pour la structure du monde (cad la structure sociale), plus elles vont devenir abstraction, symbole, resistants à la critique du réel (devenu “dictature de la vérité” dans leurs termes), et se fossiliser en idéologie de pouvoir. Jusqu’à justuifier des guerres. Le terme “sépulcre blanchi” utilisé par Jésus est d’une ironie acide, en ce qu’il décrit à la fois la fossilisation du religieux : du religieux mort, et son ancrage dans le sacrifice, le culte des morts, cad la violence sociale, autoritaire, des structures de pouvoir.

Parenthèse. J’avais du mla à situer l’ésoterisme dans tout ça : le souffisme, l’alchimie, etc. On voit bien que ces mouvements introduisent de l’intelligence, manient les symboliques avec plus de souplesse, et produisent leur propre materiel textuel, des constructions symboliques utilisées comme telles. Cependant elles perdent la litteralité du texte et ont un rapport au réel, prisonnier de leur propre symbolique, qui souvent manque de corps social. L’esoterisme semble instituer un middle ground utile pour les cercles de reflexion. En constatant la dualité de la fossilisation du savoir et l’autoritarisme appuyé sur cette structure, ils refont des constructions symboliques à mi chemin entre celles du moment et un “éternel métaphysique” assez idéel. L’idéalisme apporte la souplesse necessaire à ‘lintelligence pour survivre et répondre aux enjeux des réels. Il peut y avoir un esoterisme populaire, revolutionnaire, mué par la necessité de renverser la structure autoritaire, comme un ésoterisme de pouvoir, manié par les cercles de reflexions qui sont necessaires au pouvoir. On pensera à TENET, acronyme chrétien voyageant dans les légions romaines. Ce qui manque à mon sens ici, c’est de sortir du symbolisme, qui continue d’emprisonner l’ésoterisme. les formes poétiques semblent plus riches et porter une critique plus profonde.

Le mouvement prophétique est autre. On remarquera que les moments fondateurs du religieux monothéisme sont ancrés dans une base sociale populaire et en conflit avec les stuctures de pouvoir. La réponse monothéiste est alors formée de conflit, exil et reformulation du texte sacré, à une époque ou le religieux est la structure idéologique du monde. La critique propéhtique opère alors une démystification des textes et du religieux, ancrées dans un refus réel et pratique des structures de pouvoir. Relecture, démystification et critique sociale. Pour donner un exemple moderne, il y a de la critique prophétique dans la demarche situationiste. Ainsi Abraham va se confronter à la cité état mésopotamienne (peut etre à cause du sacrifice humain ?), fonder une caravane araméenne sur le départ et réécrire les textes mésopotamiens, désormais libérés du fantastique. Moïse se confronte au Pharaon égyptien et emmène les immigrés d’Avaris (Pi Ramses) dans le désert avec une reformulation de la morale en loi. Jésus, en plein conflit colonial judéo romain va se confronter à la prétrise herodienne compradore et appliquer la critique prophétique au monothéisme lui même (dans la tradition propéhtique des banu Israel) et à la structure clericale. Son message va décupler l’expansion du judaisme et nourrir les révoltes juives (particulierement celle dite de Kitos). Muhammad va se confronter au mercantilisme mecquois, formuler une critique sociale du mercantilsme, fonder une nouvelle société à Yathrib et fournir une deuxième critique interne du monothéisme, un renouvellement capable de résoudre ses questionnements et de confronter les empires de son époque. Le règne de l’Islam sur l’humanité de 750 à 1150 marque l’accomplissement de l’antiquité et du religieux comme idéologie humaine.

Demarre ensuite dans les croisades une nouvelle époque, qui va marquer l’expansion européenne, l’accumulation primitive du capital (colonialisme à l’exterieur de l’europe et privatisation des communs à l’interieur), où le navire et la plantation plantent un nouveau fontionnement du monde. Construction des états nations avec le capitalisme pour nouvelle forme idéologique en construction. Les sciences elles, ancrées dans la critique du réel, vont continuer à se developper à travers le monde occidental comme elles l’avaient fait dans le monde musulman. Il est interessant que la fin du capitalisme soit marquée par un renouveau spirituel, qui manque encore sa forme prophétique (méfiez vous d’ailleurs des pseudo prophètes et pseudo messie qui accompagnent l’ecroulement de la structure). Il m’a ainsi paru historiquement interessant de chercher dans les outils critique du capitalisme, la dialectique historique, l’anthropologie anarchiste, si on peut y trouver des moyens pour poursuivre la critique prophétique, et situer historiquement le monothéisme comme irruption dans la pensée des “communismes primitifs” que ces recherches ont plus ou moins mis en valeurs, tout en étant hébreu, araméens et arabes, ce que la critique a completement oublié. Peut-on renouveler l’arch ennemi du capitalisme autoritaire : formuler un judeo-bolshevisme qui permette de rassembler plus largement, et soutenir la la resistance humaine contre l’oppression par une démarche ethico pratique, qui se permet d’aborder le champs spirituel. C’est ce que nous essayons de faire au collectif attariq.

Pour la science ça fonctionne assez bien, puisque la recherche a intégré que la carte n’est pas le territoire. On va même jusqu’à ausculter tout l’univers proche pour rechercher les moyens de bousculer sa structure. Dans l’organisation sociale c’est beaucoup plus compliqué puisque la classe qui dirige la structure se bat pour continuer sa domination. Ce qui est surement une des raisons du maintien dans le ciel des idées des définitions comme carcan des structures symboliques, occultant les mouvements du réels qu’elles décrivent.

Marx pose qu’une révolution a lieu quand l’organisation des forces productives déborde les structures politiques : une révolution a lieu au moment où elle est déjà à peu près accomplie, dans la praxis humaine (l’organisation sociale du travail sur le monde). Est-ce que le monothéisme, en developpant une ethique et une pratique d’entraide et de reformation du lien entre nous peut apporter quelques pierres à la resistance ? En renouant avec l’habitus tribal des bédouins arabes, des arbres à palabre africains et des assemblées commanche, pour rassembler les sentiments confus d’un ordre du monde injuste dans des points d’ancrage de solidarité locale.

Liens annexes

  1. j’ai préféré employer “révolutions scientifiques” que changement de paradigme, ayant en mémoire la critique sur Kuhn de l’article ci dessous paru dans la recherche. invoquant l’importance du réel. l’article est disponible gratuitement en regardant une pub, et il vaut vraiment le coup des 15s de pub https://www.larecherche.fr/une-vision-corrosive-du-prog%C3%A8s-scientifique
  2. Le collectif chrétien anastasys s’est donné des buts similaires, et des groupes juifs aussi marqués par le besoin de justice sociale sont en train d’émerger. Dont Tsedek.
  3. Sur l‘aliénation en philosophie. avec la clarté de Tertulian.
  4. La démystification, critique sociale du monothéisme, initiée par Abraham ?
  5. Sur l’accumulation primitive, lire Alain Biehr
  6. Le Hilf al Fudhul, confrontation originel de l’Islam à la destruction du lien social par le mercantilisme.

Hanafyah et Intertextualité

Notre comprehension du rapport avec les textes précédents est prise entre la tradition musulmane et les recherches orientalistes. Il convient de répondre aux deux à la lumières des informations.

Pour ce qui est des recherches, athées ou non, elles sont faites parfois avec beaucoup de respect pour le texte et permettent d’en savoir plus (sur l’intertextualité Gobillot, Al Badawe, Zeellentein). C’est d’ailleurs un gage pour nous en France que le plus sérieux (Deroche) propos aussi des résultats qui confirment l’histoire que nous connaissont. C’est aussi le cas en Allemagne (Neuwirth). Par contre il existe toujours des publications orientalistes, qui sont plus de l’ordre de la vulgarisation que de la recherche, et dont le but est politique. J’ai déjà formuler une réponse à Dye Moezzi là dessus (https://collectif-attariq.net/wp/approche-hyper-critique-de-lislam-un-usage-politique-et-relativiste-des-sources/). Si on doit leur répondre, et s’y opposer, la quête de la vérité ne peut cependant pas nous permettre de prendre leur point de vue comme excuse pour rejeter tout ce qu’ils disent. Il faut répondre point à point, et prendre ce qui est juste. Donc répondre sur la proximité des textes qui est soulevée.

” la présence d’écrits antérieurs, quel que soit la forme ou le fond retenu dans le Coran, puissent être un “problème” pour de nombreux musulmans”

Je vais même un peu plus loin que vous sur ce sujet : “les textes antérieurs sont une richesse pour la comprehension du Coran.” car c’est là qu’on arrive, indépendemment de tout conflit politique. La recherche fournit des arguments solides sur la proximité des textes. Moi, qui ai lu ces textes, je le confirme. Et rien n’oblige à en tirer les conclusions qu’ils tirent bien au contraire. Il ne s’agit jamais d’un héritage hérétisant, mais le Coran est bien un texte autonome qui en propose une relecture (Cuypers), parfois corrige (naskh, Gobillot, https://www.academia.edu/52646298/Labrogation_n%C3%A2sihk_et_mans%C3%BBhk_dans_le_Coran).

Le problème, et il faut avoir le courage de présenter à nos frères et soeurs les trouvailles, quand il est bien ancré dans les esprits qu’on peut regarder dysney à la télé mais que les textes monothéistes sont le diable incarné. Je peux donner un exemple important. Le texte de Matthieu 23 est necessaire pour comprendre qui sont les hypocrites, “qui ont des yeux pour voir mais ne voient pas” (Isaïe). Si vous devez en lire un, lisez juste celui là. Il est une attaque frontale contre ceux là même :

فَوَيْلٌۭ لِّلْمُصَلِّينَ
5
ٱلَّذِينَ هُمْ عَن صَلَاتِهِمْ سَاهُونَ
6
ٱلَّذِينَ هُمْ يُرَآءُونَ
7
وَيَمْنَعُونَ ٱلْمَاعُونَ

La malediction وَيْلٌۭ est le même terme utilisé en syriac (malheur) dans “14 Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites! parce que vous dévorez les maisons des veuves, et que vous faites pour l’apparence de longues prières; à cause de cela, vous serez jugés plus sévèrement.” Le propos est le même. Le chapitre entier (https://www.biblegateway.com/passage/?search=Matthieu%2023&version=LSG) permet de comprendre toute la rhétorique du Prophète Muhammad contre les hypocrites. “Le texte dit aussi être “la confirmation de ce qui a été révélé auparavant.”” Cherchons donc en quoi avant que quelqu’un d’autre s’en empare et ne l’utilise contre nous.

Le rapport textuel est comme beaucoup d’autres cas indéniable. Une théorie qui chercherait à le nier ne resistera pas au passage du temps. Il faut donc l’expliquer, et c’est dans l’explication que nous pourrons combattre l’orientalisme. Et gagner une comprehension accrue de l’Islam. Si nous croyns que notre religion est vraie, c’est qu’elle parle du réel, et la comprehension du réel ne peut nous inquiéter. On ne peut rester dans un domaine séparé que sous peine de retomber dans le domaine des légendes, des contes. C’est d’ailleursoù veu tnous emmener Chaabi, qui elle veut dire que le Coran est un texte paien destiné simplement aux bédouins, et qu’il faut en dégager le coté monothéiste qui n’est qu’un rajout posterieur. Donc affrontons nous au réel et à la recherche par nous même.

En fait on connait la proximité des arabes avec le monothéisme. La “jahilya” est un mythe, ou peut etre signifie autre chose que ce que l’on en comprend aujourd’hui. Beaucoup d’arabes du nord sont chrétiens. On sait les ghassanides et les lakhmides, mais ça va plus loin. Beaucoup de tribues sont convertis, et cela vient jusqu’au Prophète. Les Banu Kalb pâr exemple (Zayd fut parmi eux longtemps). L’histoire de la “hanafyah” merite d’être relue. Les voyages de Zayd Ibn Amr pour apprendre le monothéisme sont d’autant plus important que son fils Said ibn Zayd est l’un des premiers convertis, qu’il épouse Fatma bint Al Khattab et va finir par ramener sa belle famille dans l’Islam. On est au coeur de la oummah naissante, et il y a des chrétiens.

Et au sud c’est encore plus important. “L’Esprit vient du Yemen” dit le Prophète à propos de Abu Musa al Ashari revenant à La Mecque. Et le Yemen est chrétien. On sait que le prophète assiste à un prêche à Najran, ville qui rassemble des chrétiens arabes de trois différentes version du christianisme. Et le christianisme Ethiopien (et pas copte) a la corpus textuel le plus interessant, qui contient parmi les plus anciens textes (la didache) et beaucoup d’apocryphes, dont ceux mentionnés par le Coran. On est donc très loin de l’hypothèse syriacisante.

Ce qui se dégage, c’est que le Prophète Muhammad est en contact direct avec les plus anciennes formes du christianismes. Celles qui historiquement ont resistés à l’empire romain. Celles de l’Iraq : nazarenes, ebionites, el kasaites (les elkasaies sont probablement les sabéens du Coran). Qui sont des formes de christianisme qui remontent facilement au Ier siècle, puisqu’elles combattent Trajan et sont décimés par lui. Et l’Eglise Ethiopienne qui conserve les plus anciennes traditions. Donc il ne s’agit pas de “sectes”, mais du christianisme originel, qui bon gré mal gré a survecu à travers certaines traditions jusqu’au VIe à La Mecque.

La réalité et Le Coran convergent. On n’a pas besoin d’isoler le Coran du réel pour le préserver, ni d’écrire une réalité qui le remettrait en cause. De toute façon, Dieu qui demande de lire les textes, les connaissait Lui même. Il n’y a pas besoin de chaine de transmission si le Coran est revelé. Et ces chaines existent. Quand Muhammad prêche l’Islam, au moins une partie des mecquois, dont ses proches, connaissent les textes auxquels il fait référence. Il y a donc pertinance à les citer.

La Tradition syriaque des Evangiles et la question du «substrat araméen» – Jan Joosten

La Tradition syriaque des Evangiles et la question du «substrat araméen» – Jan Joosten

Revue D’histoire et de Philosophie Religieuses Vol. 77, 1997/3 P. 257 A 272

https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_1997_num_77_3_5458

Le problème du substrat sémitique des évangiles

Un problème central de la philologie des évangiles découle du fait que d’un enseignement et d’une action qui se sont déroulés dans un milieu araméophone nous n’avons de rapport qu’en langue grecque. Jésus parlait en araméen, mais les évangiles sont écrits en grec.

La langue de Jésus fut l ‘araméen. Il s’est établi à cet égard un large consensus, que quelques contestations récentes n’ont guère pu ébran¬ ler. D’après les données historiques et épigraphiques, la situation lin¬ guistique en Palestine au premier siècle semble en effet avoir été telle que, même si le grec et l’hébreu jouaient un certain rôle, la plupart du temps la majorité des juifs palestiniens parlaient entre eux en ara-

* Leçon publique donnée à l’occasion de la séance de rentrée de la Faculté de Théologie Protestante de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg, le 14 octobre, 1996.

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méen1. Le genre de discours et de conversations attribués à l’homme de Nazareth implique donc vraisemblablement l’usage de l’araméen. Le texte des évangiles lui-même vient confirmer l’information histo¬ rique : les expressions sémitiques mises dans la bouche de Jésus -telles que talitha qum ou ephphatha -représentent un dialecte araméen occidental sous sa forme parlée2. L’accord des données externes et internes sur ce point doit nous pousser à rejeter l’hypothèse selon laquelle Jésus se serait habituellement exprimé en hébreu. Il est pro¬ bable que ce rabbi, qui disputait de la loi avec les pharisiens, connais¬ sait l’hébreu3; cependant, dans la prédication, l’enseignement, l’exorcisme, Jésus a sans doute employé la langue populaire la plus répandue, sa langue maternelle, l’araméen.

De même, il est généralement admis que la plus ancienne trans¬ mission des paroles de Jésus et les premiers récits de ses actes étaient formulés en araméen. Outre la probabilité intrinsèque, une profusion d’indices révèle que derrière le texte grec des évangiles se cachent des traditions plus anciennes, sémitiques. L’indice le plus répandu est celui des aramaïsmes. En Marc 4, 8, par exemple, dans la parabole du semeur, l’expression εν τριάκοντα, littéralement «un trente », est une façon peu grecque d’exprimer «trente fois plus » ; mais elle corres¬ pond très exactement à l’expression araméenne had tlatin «un trente, trente fois plus »4. De tels écarts du bon usage grec sont nombreux dans le texte des évangiles, et lui donnent un caractère linguistique tout à fait distinct5.

Moins fréquentes, mais tout aussi frappantes, sont les variantes synoptiques dont l’explication la plus économique passe par l’hypo¬ thèse d’un prototype araméen : c’est un deuxième type d’indices. Ainsi «remets-nous nos dettes » dans le notre Père selon l’évangile de Matthieu (6,12) correspond à «pardonne-nous nos péchés » dans Luc (11,4) ; ici les termes «dette » et «péché » semblent bien refléter le même mot araméen hov, qui réunit ces deux sens6.

1. Cf. J. A. Fitzmyer, «The Languages of Palestine in the First Century AD », CBQ 32 (1970), p. 501-531 ; K. Beyer, Die aramäischen Texte vom Toten Meer , Göttingen, 1984, p. 55-58 ; J. Naveh, On Sherd and Papyrus. Aramaic and Hebrew Inscriptions from the Second Temple, Mishnaic and Talmudic Periods, Jérusalem, 1992 (en hébreu), p. 23-25.

2. Cf. les remarques intéressantes sur εφφαθα dans R. C. Steiner, «Papyrus Amherst 63 : A New Source for the Language, Literature, Religion and History of the Arameans », in M. J. Geller, et al., éds., Studio Aramaica. New Sources and New Approaches, Supplements to JSS 4, Oxford, 1995, p. 199-207, en part. p. 203. Plus généralement sur ces expressions, H. P. Rüger, «Die lexicalischen Aramaismen im Markusevangelium », in H. Cancik, éd., Markus-Philologie, WUNT 33, Tübingen 1984, 73-84.

3. Cf. H. P. Rüger, «Zum Problem der Sprache Jesu », ZNW 59 (1968), p. 113-122.

4. Cf. F. Blass, A. Debrunner, F. Rehkopf, Grammatik des neutestamentlichen Griechisch, 17e éd., Göttingen, 1990, p. 199-200, § 248.3.

5. Cf. les listes d’exemples dans W. F. Howard, «Semitisms in the New Testament », in J. H. Moulton, A Grammar of New Testament Greek, vol Π, Edinburgh, 1919, p. 411-485 ; M. Black, An Aramaic Approach to the Gospels and Acts, 3′ éd., Oxford, 1967 ; K. Beyer, Semitische syntax im Neuen Testament, Göttingen, 1962 ; P. Grelot, art. Sémitismes, in SD Β, fasc. 67 (1992), p. 333-424. Comme ces auteurs le font remarquer, il est difficile, pour certains cas précis, de faire la part entre ce qui est du grec hellénistique, ce qui est de l’influence de la Septante et ce qui est de l’aramaïsme.

6. Dans le sens de dette : Es 3, 12 Tg Jonathan ; dans le sens de péché : Gn 4, 13 Tg Onkelos ; cf.

J. JOOSTEN, LA TRADITION SYRIAQUE DES ÉVANGILES

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Mentionnons, pour terminer, les passages où le texte grec paraît être le résultat d’une erreur de traduction. «Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens » (Mt 7,6) est une recommandation assez éton¬ nante. On a avancé l’idée que «ce qui est saint », το αγιον en grec, reflète le mot araméen qodesh, tandis que l’original aurait porté qedash , un mot araméen -aux mêmes consonnes -signifiant «bague, anneau » : «ne jetez pas de bague aux chiens » 7. Le parallèle : «et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux » parle en faveur de cette hypothèse8.

Pris ensemble, ces différents indices démontrent de façon claire que nos évangiles grecs s’appuient, dans maints passages, sur des tra¬ ditions palestiniennes formulées en araméen. Malheureusement, celles-ci n’ont pas été préservées. La disparition de la communauté judéo-chrétienne en Palestine d’une part, et la naissance d’une église essentiellement pagano-chrétienne et de langue grecque d’autre part, ont signifié la perte de ces traditions archaïques.

Entre les traditions araméennes qui se laissent deviner et le texte grec qui leur est manifestement secondaire, le néotestamentaire opte, généralement, pour le second. Et avec raison : on ne peut faire d’exé¬ gèse, ni construire un développement historique ou théologique sur la base de textes perdus9. Et pourtant, on aimerait en savoir plus. C’est ainsi que d’éminents spécialistes : Julius Wellhausen, Gustav Dalman, Charles Cutler Torrey et beaucoup d’autres, se sont exercés à recons¬ truire, ne fût-ce qu’ approximativement, les formulations araméennes des actes et, surtout, des paroles de Jésus 10. Chaque chercheur a élabo¬ ré sa méthodologie, et a réalisé un certain progrès ; et chacun s’est heurté aux mêmes obstacles. En effet, de graves problèmes méthodo¬ logiques se posent à celui qui aimerait, à partir du texte grec qui nous a été transmis, reconstituer, même en partie, un substrat sémitique. Premièrement, nos connaissances de l’araméen palestinien du premier siècle après J.-C. sont extrêmement limitées. Les textes araméens contemporains -il s’agit surtout des fragments qumraniens -sont plu¬ tôt rares et probablement peu représentatifs11. Celui-là, donc, qui s’aventure à traduire en araméen une phrase ou même un mot pris dans

M. Jastrow, A Dictionary of the Targumim, The Talmud Babli and Yerushalmi, and the Midrashic Literature, New York, 1903, s.v. ; M. Sokoloff, A Dictionary of Jewish Palestinian Aramaic of the Byzantine Period, Ramat-Gan, 1990, s.v.

7. Cf. J. Fitzmyer, A Wandering Aramean. Collected Aramaic Essays, Chico, 1979, p. 14-15, avec référence à llQtgJob 38, 8, où le mot est attesté.

8. Dans une étude à paraître dans NTS («Dehors les chiens », [Apocalypse 22,16 et 4QMMT Β 58-62]), M. Philonenko propose une interprétation intéressante de la phrase «ne donnez pas ce qui est saint aux chiens », mais il n’explique pas comment la deuxième partie de la parole pourrait être comprise.

9. L’exégète devra cependant tenir compte de la possibilité que le texte des évangiles est en quelque sorte secondaire par rapport à une version plus originale, cf. J. C. O’Neill, «The Lost Written Records of Jesus’ Words and Deeds Behind our Records », JThS 42 (1991), p. 483-504, en part. p. 484.

10. Cf. l’état de la recherche dressé dans M. Black, op. cit. Les travaux plus récents de G. Schwartz sont à utiliser avec prudence.

11. Voir les remarques fondamentales de J. C. Greenfield, Compte rendu de M. Black, An Aramaic Approach to the Gospels, 3rd edition, JNES 31 (1972), p. 58-61, en part. p. 60.

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un évangile grec devra souvent recourir à des dialectes — mieux attes¬ tés — postérieurs au temps de Jésus de plusieurs siècles, ce qui est évi¬ demment un procédé peu sûr12. Deuxièmement, et c’est un problème d’un tout autre ordre, les textes grecs dont nous disposons portent déjà les marques d’une transmission longue et compliquée en langue grecque : Matthieu et Luc se sont basés sur un texte grec de Marc et sur un texte grec de la source Q 13; l’évangile de Marc lui-même a dû être retravaillé en grec14; et ainsi de suite15. Il n’est donc pas question d’une simple rétroversion des évangiles en langue araméenne. Pour chaque phrase dans le texte grec, l’aramaïsant doit d’abord s’assurer qu’elle remonte bien, ou du moins : pourrait remonter, à Jésus ou à la jeune église araméophone. Dans bien des cas, ce type d’analyse n’aboutira pas à des résultats fermes 16.

Dans ce domaine d’études, où les obstacles sont nombreux et les données difficiles d’accès, chaque brin d’information sera recueilli précieusement. Une source d’information relativement négligée dans ce type de recherches est la tradition syriaque. Les textes syriaques -traductions des évangiles, mais aussi : textes liturgiques et commen¬ taires bibliques -ont, semble-t-il, préservé un écho indépendant de ces traditions araméennes évangéliques. C’est cette possibilité qui sera explorée tant soit peu dans la présente étude.

Éléments archaïques préservés par la tradition syriaque

L’idée que l’étude des textes syriaques peut nous rapprocher des traditions araméennes de l’évangile a fait son apparition en Occident dès la publication du Nouveau Testament syriaque. En effet, on la trou¬ ve déjà exprimée dans la préface de l’édition de la Peshitta de Johan Albrecht Widmanstadt, en 1555 17 . Cette hypothèse était en partie due à une identification naïve du syriaque, un dialecte araméen, avec la langue de Jésus. Mais on avançait également des arguments plus sérieux. Ainsi on a observé dans le texte syriaque des jeux de mots absents du texte grec. En Mt 11, 17, p. ex., le proverbe «nous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé, nous avons chanté des com¬ plaintes et vous ne vous êtes pas lamentés » donne dans la version de la Peshitta :

12. Cf. la discussion sur l’emploi du Tg Neofiti dans l’approche araméenne des évangiles, Fitzmyer, op. cit. (n. 7), p. 72-73.

13. Du moins, selon l’hypothèse des deux sources.

14. Cf. l’étude remarquable de J. A. L. Lee, «Some Features of the Speech of Jesus in Mark’s Gospel », NovT 27 (1985), p. 1-26.

15. Pour l’évangile de Jean voir ci-dessous, à la η. 65.

16. Une tentative plutôt réussie est celle de M. Casey, «Culture and Historicity : The Plucking of the Grain (Mark 2. 23-28) », NTS 34 (1988), p. 1-23. En intégrant plusieurs approches, Casey parvient à montrer que Marc 2, 23-28 a de fortes chances de remonter à un stade primitif de la tradition. Par contre, sa reconstruction du texte araméen laisse beaucoup à désirer.

17. Cf. B. Metzger, The Early Versions of the New Testament, Oxford, 1977, p. 37, n. 1.

J. JOOSTEN, LA TRADITION SYRIAQUE DES ÉVANGILES

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zmarn Ikon wtâ raqqedtôn w’elayn Ikôn wlâ * arqedtbn

La paronomase entre raqqed «danser » et ‘arqed «se lamenter » est tout à fait frappante 18. De tels jeux de mots, ne sont-ils pas la preu¬ ve de ce que le texte syriaque reflète l’original, tandis que le texte grec n’est qu’une traduction, du reste assez fade ?

La découverte des manuscrits Curétonien et Sinaïtique, édités res¬ pectivement en 1858 et en 1894, a relancé le débat. Ces manuscrits représentent une traduction des évangiles plus ancienne que la Peshitta, qu’on a appelée Vêtus Syra. Ils contiennent de nombreuses leçons remarquables, dont certaines ne figurent dans aucun manuscrit grec. Prenons un exemple : dans le récit de Jésus qui marche sur les eaux (Mt 14, 26 ; Marc 6, 49), les témoins grecs nous disent que les dis¬ ciples ont pris Jésus pour une apparition (φάντασμα). Par contre, selon la Vêtus Syra les disciples auraient dit : «c’est un démon (seda) ». Puisque la notion d’«apparition » est plus abstraite, et plus intellectuelle, que celle de «démon », Cureton -l’éditeur du premier manuscrit de la Vêtus Syra — a exprimé l’opinion que la version syriaque représente ici le texte original, tandis que le texte grec serait secondaire : «le traducteur grec (c’est-à-dire celui qui aurait traduit le récit araméen original), par euphémisme, pour éviter d’attribuer le terme sedà, δαιμόνιον, à notre Seigneur, y a substitué le mot φάντασμα »19.

Assurément, les variantes de la Vêtus Syra ne sont pas toutes de la même étoffe : beaucoup sont dues à l’influence de versets parallèles, d’autres aux altérations dogmatiques, et il y a des erreurs manifestes. . . Mais après avoir éloigné toutes ces variantes, le chercheur reste avec un certain nombre de leçons qu’il ne peut pas expliquer comme étant secondaires, et qui semblent en effet remonter à une tradition archaïque, indépendante par rapport au texte grec 20.

L’étude de Paul Schwen sur les noms propres dans les versions syriaques du Nouveau Testament a confirmé à son tour la connection avec une tradition ancienne21. Il est un fait bien connu que l’alphabet

18. Voir cependant les remarques de T. C. Falla, «Questions Concerning the Content and Implications of the Lexical Work A Key to the Peshitta Gospels », in R. Lavenant, éd., VI Symposium Syriacum 1992, OCA 247, Rome, 1994, p. 85-99, en part. 96-98. Falla discute plusieurs exemples de jeux de mots dans la Peshitta des évangiles en supposant que tous relèvent du travail du traducteur.

19. «… the Greek translator, for the sake of euphemy, to avoid referring the term Èédà, δαιμονιον, to our Lord, used the word φαντασμα instead », W. Cureton, Remains of a Very Antient Recension of the Four Gospels in Syriac, London, 1858, p. lxxxii.

20. Pour quelques exemples, cf. Cureton, op. cit., p. xxv, xxxviii ; A. Smith Lewis, «The Text of the Sinai Palimpsest », The Expositor 8th series, vol. 2 (1911), p. 1-15, en part. p. 14-15. De plus, étant basées sur des manuscrits grecs aujourd’hui disparus, les versions syriaques ont pu préserver des leçons anciennes qui ne sont plus, ou presque plus, attestées dans la tradition grecque. Cf., par exemple, T. Baarda, «John 8 :57B. The Contribution of the Diatessaron of Tatian », NovT (1996), p. 336-343.

21. P. Schwen, «Die syrische Wiedergabe der neutestamentlichen Eigennamen », ZAW 31 (1911), p. 267-303.

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grec diffère sur bien des points de l’alphabet sémitique. Par consé¬ quent, la transcription en grec des noms propres hébreux ou araméens est une entreprise hasardeuse : Ισαακ ne correspond que très approxi¬ mativement à yishâq Réciproquement, il est fort difficile de restituer la forme originale, sémitique, d’un nom propre que l’on ne connaît que par une transcription grecque. Pour ces raisons, la fiabilité de la tradi¬ tion syriaque dans l’orthographe des noms propres des évangiles a de quoi nous étonner. Pour certains noms, comme Abraham ou Isaac, les traducteurs syriaques ont pu s’aider de l’Ancien Testament, dont ils ont connu une version syriaque22 ; pour d’autres noms, comme malkù -nommé MocXxoc dans le texte grec (Jean 18, 10) -c’est leur propre langue qui a pu fournir l’équivalent correct23. Mais comment ont-ils su rendre à Lazare (Luc 16 et Jean 11-12), à Salomé (Marc 15, 40 ; 16, 1), à Alphée (Marc 2, 14) les noms typiquement palestiniens qu’ils ont portés : lecàzâr, sälöm, halpày 24 ? Le phénomène s’étend également au noms géographiques. Schwen en a déduit que les traducteurs syriaques du Nouveau Testament disposaient d’une tradition ancienne, palesti¬ nienne, de la plupart des récits évangéliques grâce à laquelle ils ont pu identifier correctement les noms propres25.

Mais les versions syriaques des évangiles manifestent une caracté¬ ristique plus frappante encore. Celui qui lit attentivement ces textes, et avant tout la Vêtus Syra, constate qu’ils contiennent de nombreuses expressions non représentatives de la langue syriaque : des mots, des expressions, des formes grammaticales et des tours syntaxiques qui dérivent d’un dialecte araméen occidental (le syriaque étant un dialec¬ te araméen oriental). Prenons un exemple. En Luc 2, 14, le chant des anges contient la phrase έν άνθρωποι ευδοκία «bienveillance aux hommes »26. Le mot grec ευδοκία «bienveillance » est traduit dans la Vêtus Syra par ‘ar’ütä. Or, l’emploi de ce mot est hautement étonnant, d’abord parce qu’il s’agit d’un hapax legomenon dans toute la littéra¬ ture syriaque, ensuite parce que l’équivalent habituel de ευδοκία est sebyànà, «bienveillance, volonté ». Du point de vue linguistique, ‘ar’ütä apparaît donc ici comme un corps étranger. D’autre part, le mot ‘ar’ütä est bien connu, au sens de «bienveillance », de l’ araméen

22. L’Ancient Testament a été traduit en syriaque bien avant le Nouveau Testament, cf. J. Joosten, «La Peshitta de l’Ancien Testament dans la Recherche récente », RHPR 76 (1996), p. 385-395, en part. p. 389-392.

23. Le nom propre malkïï est attesté dans les inscriptions palmyréennes, cf. J. K. Stark, Personal Names in Palmyrene Inscriptions, Oxford, 1971, p. 95.

24. Pour Lazare cf. W. Bauer, W. F. Arndt, F. W. Gingrich, A Greek-English Lexicon of the New Testament, Chicago, 1979, s.v. ; pour Salomé et Alphée cf. G. Dalman, Grammatik des jüdisch-palästi¬ nischen Aramäisch, Leipzig, 1905, p. 155 et p. 179.

25. L’étude de Burkitt, parue à la même époque que celle de Schwen, arrive à des conclusions diffé¬ rentes, cf. F. C. Burkitt, The Syriac Forms of New Testament Proper Names, Proceedings of the British Academy, vol. V, Oxford, 1912. Les meilleurs arguments semblent être du côté de Schwen, mais le sujet demanderait un traitement plus approfondi.

26. Pour la question du cas grammatical du mot ευδοκία, génitif ou nominatif, cf. B. Metzger, A Textual Commentary on the Greek New Testament, Stuttgart, 1975, p. 133.

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palestinien. En effet, sous une forme légèrement différente (r~vtä 27) le mot est attesté à Qumran28. Devant ces données, on est amené à recon¬ naître en ‘ ar’ütä , ainsi qu’en plusieurs autres expressions, des éléments occidentaux dans un texte syriaque. Certaines de ces expressions occi¬ dentales avaient été remarquées dès la publication de la Vêtus Syra29, mais c’est Torrey qui, le premier, en dressa une liste et attira ainsi l’at¬ tention des chercheurs sur le phénomène30. Ces palestinismes linguis¬ tiques constituent l’indice le plus sûr de ce que la tradition syriaque s’appuie sur une tradition araméenne indépendante par rapport au texte grec31.

Récapitulons : dans la tradition syriaque il se trouve des jeux de mots impossibles à reproduire en grec ; des leçons variantes qui sem¬ blent ne pas dépendre d’un texte grec ; une aptitude remarquable à res¬ tituer aux noms propres leur forme sémitique ; et, finalement, des éléments linguistiques caractéristiques de l’araméen palestinien. Afin d’intégrer ces données avec ce qui est, par ailleurs, connu de la tradi¬ tion textuelle syriaque il convient de proposer un modèle de l’histoire du texte.

1 . Les évangiles selon la Peshitta remontent, dans leur état actuel, au 4e siècle 32. La Vêtus Syra est plus difficile à dater, mais une date au 3e siècle est vraisemblable33. Ces deux versions se présentent essentiel¬ lement comme des traductions des évangiles grecs. Néanmoins, elle contiennent, en proportions différentes, des variantes non attestées dans la tradition manuscrite grecque. Puisque la grande majorité de ces variantes tend à harmoniser les textes des différents évangiles, on peut supposer qu’elles découlent du fait que tant la Peshitta que la Vêtus Syra s’appuient sur un texte syriaque antérieur qui n’était pas une tra¬ duction des quatre évangiles «séparés », mais une «harmonie » évan-gélique. Un tel écrit a effectivement existé : c’est le célèbre Diatessaron de Tatien.

2. Le Diatessaron fut rédigé par Tatien autour de l’an 170 34, et semble avoir été adopté aussitôt par l’église orientale. Cette harmonie des évangiles est restée pour les syriaques la forme principale de

27. L’ajout d’un aleph prosthétique est due à une contrainte phonologique et doit être considérée nor¬ male en syriaque, cf. les exemples cités par R. Köbert, Biblica 42 (1961), p. 90-91.

28. Beyer, op. cit. (n. 1), p. 696-697 ; idem, Die aramäischen Texte vom Toten Meer. Ergänzungsband, Göttingen, 1994, p. 415.

29. Cf. Cureton, op. cit. (η. 19), p. lxx-lxxiii ; F. C. Burkitt, Evangelion da-Mepharreshe. Vol. II Introduction and Notes, Cambridge, 1904, p. 39-84 passim ; F. Schulthess, «Aramäisches », ZA 19 (1905-06), p. 126-134, en part. p. 132-133.

30. C. C. Torrey, Documents of the Primitive Church, New York, 1941, p. 245-270.

31. Cf. J. Joosten, «West Aramaic Elements in the Old Syriac and Peshitta Gospels », JBL 110 (1991), p. 271-289 ; idem, «West Aramaic Elements in the Syriac Gospels : Methodological Considerations », in R. Lavenant, éd., VI Symposium Syriacum 1992, OCA 247, Rome, 1994, p. 101-109.

32. Cf. Metzger, op. cit. (η. 17), p. 56-63.

33. Cf. Metzger, ibid., p. 45-48.

34. Cf. W. L. Petersen, Tatian’s Diatessaron. Its Creation, Dissemination, Significance and History in Scholarship, Supplements to Vigiliae Christianae 25, Leiden, 1994.

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l’évangile jusqu’au début du cinquième siècle. Nous ne possédons pas d’exemplaire de l’écrit original, mais son texte et sa séquence peuvent être en partie reconstruits à partir de traductions et de citations patris-tiques35. Tatien a tissé le texte des quatre évangiles «canoniques » en une toile harmonieuse -sans laisser un fil de côté -tout en traduisant ses sources en syriaque. Comme si ce tour de force ne suffisait pas, il a, en plus, ajouté à son œuvre des éléments d’une cinquième source soi-disant «apocryphe ». En effet, le Diatessaron contenait plusieurs leçons non attestées dans les manuscrits des évangiles grecs, mais connues d’autres sources comme l’Évangile des Hébreux ou l’Évangi¬ le de Thomas 36.

3. Avant la diffusion du Diatessaron, les évangiles grecs semblent avoir été inconnus au-delà de l’Euphrate. En effet, le succès de l’har¬ monie ne peut être expliqué qu’en supposant qu’elle fut la première «traduction » des quatre évangiles. Il est cependant hautement pro¬ bable que le christianisme mésopotamien ait possédé une forme de l’évangile avant l’an 170. Les phénomènes énumérés ci-dessus -leçons variantes, orthographe des noms propres, éléments araméens palestiniens -indiquent que la communauté syrophone avait d’abord connu l’évangile sous la forme d’une tradition araméenne d’origine palestinienne et indépendante des évangiles grecs. Cette tradition a laissé ses empreintes sur la phraséologie liturgique et confessionnelle dans la littérature syriaque.37 Mais c’est avant tout le Diatessaron lui-même qui a assuré la transmission d’éléments archaïques. En effet, plusieurs arguments permettent d’établir que la cinquième source du Diatessaron doit être identifiée avec la tradition araméenne connue de l’église syriaque depuis ses origines.38 La source supplémentaire de Tatien ne fut pas un écrit apocryphe, mais un exposé de l’évangile considéré canonique par l’église à qui était destinée l’harmonie évan-gélique.

Ni la tradition palestinienne, ni le Diatessaron ne nous sont acces¬ sibles directement. Toutefois, puisque les versions préservées jusqu’à ce jour, la Peshitta et la Vêtus Syra, ont adopté une grande partie du texte du Diatessaron, et que le Diatessaron à son tour avait incorporé la tradition araméenne, les traces de cette dernière ont pu nous parve¬ nir. Ce sont ces traces qui donnent à la tradition syriaque son caractère indépendant. Identifiées par un travail de distillation patiente et étu¬ diées de façon critique, elles nous permettent de remonter au-delà du texte grec des évangiles et d’entrevoir les contours d’une tradition ara¬ méenne primitive.

35. Cf. Petersen, op. cit., passim.

36. Cf. Petersen, op. cit., passim (cf. Index rerum p. 549, s.v. «fifth source »).

37. Pour un exemple frappant, cf. Brock, «The Lost Old Syriac at Luke 1 :35 and the Earliest Syriac Terms for the Incarnation », in W. Petersen, éd., Gospel Traditions in the Second Century, Notre Dame, 1989, 117-131.

38. Cf. Joosten, JBL 110 (n. 31), p. 286-289.

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Mais avant de nous tourner vers quelques exemples représentatifs, nous devons faire un détour par l’histoire. L’hypothèse d’une tradition araméenne explique les faits textuels de façon cohérente, mais est-elle historiquement probable ? Que savons-nous de l’origine de l’église chrétienne en Mésopotamie ? L’histoire de cette église est-elle compa¬ tible avec l’histoire du texte telle qu’elle a été esquissée ci-dessus ?

Les origines de l’église syriaque

Le centre du christianisme d’expression syriaque se trouve à Édesse, capitale de l’Osrhoène, située à l’est de l’Euphrate, sur la fameuse route de la soie. Aux deux premiers siècles de notre ère -c’est l’époque qui nous intéresse plus particulièrement -l’Osrhoène a joué le rôle d’état tampon entre les empires romain et parthe. Petit à petit, cette existence précaire s’est avérée intenable, et en 212/213 de notre ère, Édesse est devenue une colonie romaine. Ensuite, la ville et sa région sont restées incorporées dans l’empire romain jusqu’au Τ siècle. Dès sa fondation par les Séleucides, à la fin du 4e siècle avant J.-C., Édesse avait connu une forte influence grecque, tant au niveau de la langue que de la culture. Pourtant, l’élément sémitique s’est toujours maintenu, et des inscriptions employant le dialecte araméen local, le syriaque, sont attestées depuis le premier siècle après J.-C. Ce bilin¬ guisme grec-araméen est également connu, à la même époque et dans des conditions similaires, en Palestine, à Palmyre et à Doura-Europos. Pendant toute cette époque, la population d’Édesse était d’origine fort diversifiée, et contenait notamment une composante juive appréciable.

Des origines du christianisme en Mésopotamie nous ne savons pratiquement rien. Les sources contemporaines font défaut, et l’histo¬ riographie postérieure est de nature douteuse : le récit, notamment, concernant Addai -ou Thaddée, selon les sources -envoyé par Thomas l’apôtre auprès du roi Abgar d’Édesse pour le guérir de sa goutte et pour convertir sa ville, a depuis longtemps été démasqué comme une légende apologétique avec comme seul but la démonstra¬ tion du caractère apostolique du christianisme édesséen39. Il subsiste cependant un certain nombre d’indices, disparates mais concordants, qui montrent qu’à la fin du deuxième siècle le christianisme est déjà assez solidement implanté dans toute la région au-delà de l’Éuphrate et jusqu’en Perse40. Les spécialistes s’accordent pour en déduire que l’évangélisation de la région a dû commencer avant l’an 150 environ.

Celui qui aimerait pousser la recherche plus loin, afin de détermi¬ ner quelle est l’origine, quel était le caractère du christianisme syro-

39. Cf. S. Brock, «Eusebius and Syriac Christianity », in H. W. Attridge, G. Hata, éds., Eusebius, Christianity and Judaism, Studia Postbiblica 42, Leiden, 1992, p. 212-234.

40. Un aperçu concis de ces indices est fourni par P. Bruns, Das Christusbild Aphrahats des persi¬ schen Weisen , Bonn, 1990, p. 10-19 ; cf. aussi Metzger, op. cit. (n. 17), p. 4-10.

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phone au deuxième siècle, en est réduit à employer des témoignages indirects. Devant la carence des sources historiographiques, plusieurs chercheurs ont appliqué au problème une méthode que l’on pourrait qualifier de «paléontologie littéraire ». On a tenté d’identifier, dans les textes syriaques, des expressions, des motifs, des idées… traditionnels -autant de fossiles littéraires -afin de définir le milieu primitif où ces éléments ont pu prendre leur origine. Ainsi on a constaté, par exemple, que Ephrem, Père de l’église syriaque du 4e siècle, emploie dans ses commentaires de l’Ancien Testament des interprétations typiquement juives attestées dans les Targums et le Midrash41. Puisqu’il est diffici¬ le d’imaginer qu’Éphrem aurait lui-même emprunté ces interprétations aux Juifs de son époque, pour lesquels il manifeste une haine impla¬ cable, on a supposé qu’elles représentent d’anciennes traditions exégé-tiques transmises par les chrétiens syrophones depuis les temps anciens. Cette ligne de pensée implique qu’aux temps anciens, les chrétiens syrophones étaient proches du milieu juif, et même issus d’un tel milieu. Des conclusions similaires se sont imposées dans l’étude de la pratique religieuse42, de la liturgie43, et de la phraséologie théolo¬ gique et confessionnelle44. Plusieurs éléments traditionnels isolés dans ces différents domaines dérivent de traditions juives, et cela dans une mesure qui dépasse de beaucoup ce qu’on peut trouver dans le chris¬ tianisme occidental à la même époque. On en a conclu que l’église syriaque est née dans une matrice juive, c’est-à-dire que les premiers chrétiens furent des Juifs syrophones, pour qui l’acceptation de Jésus de Nazareth en tant que Messie n’était nullement incompatible avec le maintien de leur propre héritage littéraire et religieux45.

L’origine judéo-chrétienne de l’église syriaque a été contestée par Han Drijvers46. Drijvers soutient que le christianisme a dû atteindre la Mésopotamie à partir d’Antioche sur l’Orontes ; cette trajectoire était dictée par le système des routes dans l’antiquité. De plus, selon Drijvers, le christianisme édesséen, comme celui d’Antioche, était for¬ tement hellénisé et essentiellement de caractère pagano-chrétien. Les figures de proue au deuxième siècle sont Tatien et Bardesanes, qui tous deux formulent la foi chrétienne en des termes empruntés à la philoso¬ phie grecque en vogue à cette époque. Quant à la présence dans la lit¬ térature syriaque d’éléments traditionnels d’origine juive, ceux-ci sont secondaires. C’est au cours du combat avec le marcionisme que la

41. Cf., p. ex., S. P. Brock, «Jewish Traditions in Syriac Sources », JJS 30 (1979), p. 212-232.

42. Cf. R. Murray, Symbols of Church and-Kingdom, Cambridge, 1975, p. 6-8, et p. 279-340.

43. Cf. H. Kruse, «Das Brautlied der syrischen Thomas-Akten », OCP 50 (1984), p. 291-330 ; idem, «Zwei Geist-Epiklesen der syrischen Thomasakten », OC 69 (1985), p. 33-53 ; G. Rouwhorst, «Jewish Liturgical Traditions in Early Syriac Christianity », VigChr 5 1 (1997), p. 72-93.

44. Cf. S. P. Brock, «A Palestinian Targum Feature in Syriac », JSS 46 (1995), p. 271-282.

45. Les recherches sur l’origine de la traduction syriaque de l’Ancien Testament ont abouti à des conclusions similaires, cf. Joosten, art. cit. (n. 22), p. 392.

46. H. J. W. Drijvers, «Syrian Christianity and Judaism », in J. Lieu et al., éds., The Jews among Pagans and Christians in the Roman Empire , London & New York, 1992, p. 124-146 ; cf. aussi idem, «Early Syriac Christianity : Some Recent Publications », VigChr 50 (1996), p. 159-177.

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jeune église s’est vue contrainte d’emprunter une série d’arguments à la synagogue.

Les arguments avancés par Drijvers n’atteignent pas vraiment leur but. Le système des routes dans l’antiquité a pu dicter que la foi chré¬ tienne parvienne en Orient via Antioche, mais cela ne dit rien quant à son point d’origine. Pour ce qui est des figures de Tatien et de Bardesanes, on peut se demander dans quelle mesure elles sont repré¬ sentatives du christianisme oriental47. Enfin, il est fort douteux que l’on puisse mettre tous les éléments «judaïsants » du christianisme oriental sur le compte de la polémique anti-marcioniste48. Nous pouvons concé¬ der à Drijvers que le christianisme oriental au deuxième siècle a connu un courant marqué par l’hellénisme et par la philosophie grecque. Néanmoins, quant aux origines de ce christianisme, l’hypothèse d’une continuité avec la communauté juive locale doit être maintenue. L’évangélisation initiale de la Mésopotamie semble avoir été le fait de missionaires judéo-chrétiens qui se sont d’abord adressé, avec quelque succès, à la communauté juive de la diaspora locale.

Les informations historiques seules ne nous permettent pas de déterminer si cette phase initiale a impliqué une tradition évangélique araméenne. Toutefois, si le christianisme oriental existait avant 150, il a dû disposer d’un quelconque exposé de l’évangile. Confrontée aux maigres faits d’histoire, l’hypothèse d’une tradition araméenne concernant Jésus Messie étant parvenue en Orient et y ayant subsé-quemment marqué le texte local des évangiles, garde donc toute sa vraisemblance.

Quelques exemples

Si l’argument développé ci-dessus est admis, cela signifie que les spécialistes des évangiles devront accorder une attention, plus grande que cela n’a été le cas, à la tradition syriaque du texte des évangiles. «L’autorité » parfois invoquée par les critiques -par exemple pour asseoir l’authenticité du jeu de mots πέτρος-πέτρα en Mt 16, 1849, ou pour défendre la connection entre le titre «Nazaréen » et le nom de la ville de Nazareth50 -est réelle, aussi longtemps qu’autorité n’est pas dictature. Dans certains cas précis, les textes syriaques permettent de remonter à une tradition primitive, mais dans bien d’autres cas ces textes sont eux-mêmes secondaires au texte grec. Il s’agit donc de dis¬ criminer. Quelques exemples concrets permettront d’illustrer l’apport que la tradition syriaque peut avoir dans le cadre de la recherche néo¬ testamentaire.

47. Dans l’église syriaque Bardesanes ne sera mentionné qu’en tant qu’hérétique ; Tatien est connu seulement pour être l’auteur du Diatessaron.

48. Cf. Brock, art. cit. (n. 44), p. 282.

49. Ceci contre C. C. Caragounis, Peter and the Rock, BZNW 58, Berlin, 1989, 31-43.

50. Cf. H. H. Schaeder, art. Ναζαρηνός\ Ναζωραιος, TWNT IV, p. 879-884.

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Parfois la tradition syriaque nous permet de restaurer le texte ori¬ ginal de l’évangile, c’est-à-dire de corriger une erreur dans le texte grec. Tel semble être le cas, par exemple, en Mt 13, 21 et parallèles51. Dans ce passage, l’explication de la parabole du semeur, il est dit : «Celui qui a été ensemencé en des endroits pierreux, c’est celui qui, entendant la Parole, la reçoit aussitôt avec joie ; mais il n’a pas de racine en lui-même », et il tombe. L’expression «il n’a pas de racine en lui-même », ουκ εχει δέ ρίζαν έν έαυτώ, est problématique tant du point de vue botanique que du point de vue théologique. Le texte grec n’est donc pas plausible. Les versions syriaques, par contre, don¬ nent une autre version : «il reçoit la Parole avec joie, mais il n’a pas de racine en elle (c’est-à-dire dans la Parole) ». L’image biologique est surprenante, car la Parole qui était d’abord la semence devient soudai¬ nement la terre où le croyant doit être enraciné ; mais du point de vue théologique ce texte est clair, brillant même. Celui qui entend la Parole mais n’a pas de racine en elle -ici l’allusion au Psaume 1 saute à l’œil : le juste qui médite la loi est comme un arbre planté près d’un cours d’eau -celui-là périra. La version syriaque n’est pas une inter¬ prétation du texte grec. Il n’est pas non plus probable que le syriaque reflète une leçon grecque qui aurait entièrement disparue de la tradition manuscrite grecque. Il semble donc que nous trouvons ici un exemple où le texte syriaque s’appuie directement sur une tradition araméenne primitive. Le texte araméen, que nous pouvons reconstruire approxi¬ mativement comme Γ ‘yt Ih ‘ qr bh, «il n’a pas de racine en elle (c’est-à-dire dans la Parole) », avait été mal compris par celui qui, le premier, l’a traduit en grec ; par contre, il est correctement transmis par la tra¬ dition syriaque.

Dans d’autres cas, la tradition syriaque nous aide à entrevoir comment le texte des évangiles a été purgé et affiné à une époque recu¬ lée. Considérons l’expression syriaque bra bhîra «le fils élu », employée pour désigner Jésus. Cette expression se trouve dans les démonstrations d’Aphrahat (début de 4e siècle) et plusieurs fois dans le texte syriaque des Actes de Thomas, et ce chaque fois dans un contexte à consonance liturgique52. Nous la trouvons également dans la Vêtus Syra53, en Jean 3, 18 «il n’a pas cru au nom du fils élu » (là hay-men basmeh dabrä bhîra), où le texte grec lit «il n’a pas cru au nom du fils unique de Dieu » (του μονογενούί υιού του θεού).

De par sa forme linguistique, l’expression brä bhîra trahit son ori¬ gine occidentale. En effet, la racine bhr signifie «prouver, approuver » putôt que «élire » en syriaque, tandis que «élu » se dit gabyâ. Dans le sens de «élu », bhîra n’est donc pas un mot syriaque. D’autre part,

51. Cf. J. Joosten, «The Text of Mt 13. 21a and parallels in the Syriac Tradition », NTS 37 (1991), p. 153-159.

52. Pour Aphrahat, cf. J. Parisot, Patrologia Syriaca vol. I, Paris, 1894, col. 521, 1. 27 ; pour Thomas, cf. W. Wright, Apocryphal Acts of the Apostles, London, 1871, p. 248, 1. 12 ; p. 280, 1. 6 ; p. 218, 1. 16.

53. Cf. A. Smith Lewis, The Old Syriac Gospels, London, 1910.

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les dialectes occidentaux, et les textes araméens de Qumran, connais¬ sent effectivement le mot bhirà «élu »54. En vue des faits considérés ci-dessus, on peut raisonnablement supposer que l’expression «le fils élu » faisait partie de la tradition évangélique palestinienne connue de l’église orientale à une époque ancienne.

Il est intéressant d’observer que le titre «le fils élu » est pratique¬ ment absent du NT grec. En effet, même le simple adjectif «élu » est rarement appliqué à Jésus dans les évangiles grecs55. On pourrait le trouver dans trois passages. Une attestation certaine se rencontre en Luc 23, 35, dans la bouche des chefs du peuple qui raillent Jésus : «qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ élu de Dieu ». Dans deux autres passages, le terme est attesté, mais seulement dans la minorité des manuscrits grecs. En Luc 9, 35, la voix divine dit, lors de la trans¬ figuration de Jésus : «Celui-ci est mon fils élu » (οΰτόζ έστιν ό moç μου ό έκλελεγμένοί) ; cela semble être le texte original, mais la plu¬ part des manuscrits ont substitué «bien-aimé » (αγαπητός� à «élu ». Finalement, en Jean 1, 34, Jean-Baptiste témoigne de Jésus : «c’est lui, l’élu de Dieu » ; dans ce cas-ci, la leçon est encore moins bien attestée, de sorte que l’édition Nestle-Aland ne l’adopte pas. On a pré¬ féré la leçon de la majorité des manuscrits «c’est lui le fils de Dieu »56. Le terme -«élu » — est absent du livre des Actes, des Épîtres 57 et de l’Apocalypse.

Ce qu’indique l’emploi de l’expression «le fils élu » dans la tra¬ dition syriaque c’est que, dans sa première phase, araméenne et pales¬ tinienne, la christologie de l’église primitive n’hésitait pas de désigner Jésus comme l’élu, ou comme le fils élu, de Dieu. En fait, au vu de l’identification de Jésus avec le Serviteur du Seigneur du livre d’Esaïe, appelé «mon élu, en qui mon âme se complaît » (Es 42, 1), il était naturel pour les premiers Chrétiens de lui appliquer ce titre58. Ce n’est que dans une deuxième phase, quand la divinité et la pré-existence de Jésus étaient définies dogmatiquement, que le côté indésirable du terme se révéla : le terme «élu » pouvait suggérer qu’il y avait eu un état où Jésus se trouvait avant que Dieu ne le choisisse, tandis que l’ex¬ pression «fils élu » était suspecte de connotations adoptionnistes59. Par conséquent, on préféra des termes moins équivoques, et le terme «élu » tomba en désuétude. En gros, les évangiles grecs représentent cette deuxième phase. Là où le terme s’était tout de même glissé dans le texte grec, il fut rattrapé par la diorthose des scribes. Dans un cas

54. Pour Qumran, cf. K. Beyer, op. cit. (n. 1), p. 530 ; idem, Ergänzungsheft (n. 28), p. 318.

55. Cf., pour ce qui suit, B. D. Ehrman, The Orthodox Corruption of Scripture. The Effect of Early Christian Controversies on the Text of the New Testament , Oxford, 1993, p. 65-70.

56. Cf. Metzger, op. cit. (n. 26), p. 200.

57. Mais cf. 1 Pi 2, 4.6 (la pierre choisie).

58. Le titre «élu » était encore attribué à Moïse (Ps 106, 23) et à David (Ps 89, 3), également «types » du Christ.

59. Burkitt, vol II (n. 29), p. 309.

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comme celui-ci, la tradition Syriaque nous permet, donc, en quelque sorte, de jeter un regard derrière les coulisses du texte grec des évan¬ giles sur une phase primitive dans l’histoire du dogme chrétien. La question, intéressante, à savoir si la phase primitive était réellement adoptionniste, ou simplement plus proche des racines vétérotestamen-taires de la foi chrétienne ne doit pas être abordée ici.

Dans certains cas, la simple existence d’une version araméenne d’un passage précis peut être digne d’intérêt. C’est ce qui sera illustré par un dernier exemple. Le λόγος du Prologue de Jean -Christ en tant que Verbe divin -est traduit par mellta «mot, parole » dans toutes les versions syriaques des évangiles, et dans la plupart des autres sources syriaques. Puisque melltâ est l’équivalent standard du mot λόγος dans la plupart de ses acceptions, cette traduction n’a rien de problématique. Dans quelques recoins de la littérature, nous trouvons cependant un autre terme pour exprimer ce concept : mè(‘)mrà. Ce terme se rencontre dans un fragment cosmologique attribué à Bardesanes60, dans les Actes de Thomas61, et dans les démonstrations d’Aphrahat62. Quoique l’em¬ ploi par Bardesanes soit la première attestation du terme, il est peu pro¬ bable que les Actes de Thomas et Aphrahat l’aient emprunté à celui-ci ; la distribution des attestations indique une source commune, plus ancienne. De plus, mè(‘)mrâ, dans le sens de λόγος, apparaît comme un occidentalisme : en syriaque le mot ne signifie pas «parole » mais «langage, sermon »63. Par contre, en araméen occidental, rriê(‘)mm a bien le sens de «parole » Π est donc loisible, une fois de plus, de supposer que ce terme dérive d’une tradition araméenne occidentale, parvenue en Mésopotamie à une date reculée, et dont ces attestations éparses sont les derniers vestiges.

Cette conclusion pourrait avoir des implications intéressantes pour la pré-histoire de l’évangile de Jean. Face à la teneur remarquable de cet écrit, certains chercheurs ont élaboré l’hypothèse d’une commu¬ nauté johannique née en Palestine, mais qui dans un deuxième temps -vers la fin du 1er siècle -se serait installée dans un autre lieu, peut-être à Éphèse65. Certaines parties de l’évangile remonteraient à la première période, palestinienne, tandis que d’autres parties, ainsi que la rédac¬ tion finale, refléteraient le milieu grec de la seconde période. Dans le cadre de cette hypothèse, on tend à situer le Prologue dans la deu-

60. Pour les attestations du fragment, cf. H. J. W. Drijvers, Bardaisan ofEdessa, Assen, 1966, p. 96-126 ; le terme se trouve également dans une citation de Bardesanes par Ephrem, cf. ibid., p. 140.

61. Cf. Wright, op. cit. (n 51), p. 249, 1. 22 ; p. 250, 1. 11 ; A. Smith Lewis, Acta mythologica apos-tolorum, Horae semiticae ΙΠ, London, 1904, p. 228, 1. 8

62. Cf. Parisot, op. cit. (n 51), vol. I, col 21, 1. 17.

63. C’est sans doute à cause de cette divergence sémantique que les versions syriaques des évangiles, et le Diatessaron en tête, n’ont pas employé mè(‘)mra -qui avait pourtant l’avantage d’être masculin -dans le prologue de Jean, mais le mot mellû (fém.) qui correspondait plus fidèlement au sens du grec.

64. Cf. Beyer, op. cit. (η. 1), 515 ; idem, Ergänzungsband (n. 28), 309 ; Tg Onkelos Gn 3, 17 ; 15, 6 etc.

65. Cf., p. ex., R. E. Brown, The Community of the Beloved Disciple, London, 1979.

J. JOOSTEN, LA TRADITION SYRIAQUE DES ÉVANGILES

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xième période, et de voir la théologie du Logos pré-existant à la lumiè¬ re de certaines traditions juives hellénistiques concernant la Sagesse. 66 Pourtant une notion voisine existe dans les textes araméens palesti¬ niens : celle du Memra divin des Targums, la «Parole du Seigneur » qui opère la création et le salut, presque comme une hypostase de Dieu. Plusieurs chercheurs ont, en effet, trouvé ici le modèle du concept johannique du Logos, mais on leur a objecté que les attestations de cette notion ne datent pas du premier siècle67. Les Targums n’ont été mis par écrit qu’à partir du deuxième siècle de notre ère, et à Qumran la notion n’est pas attestée, de sorte que nous ne pouvons pas être sûr que la notion existait à une époque où elle avait pu influencer la théo¬ logie de l’évangile.

L’absence d’attestations araméennes datant du premier siècle peut être compensée, dans une certaine mesure, par les exemples de më(‘)mrâ , dans les textes syriaques. Ces exemples montrent que le concept central du Prologue de Jean était, à une période fort reculée, exprimé par un terme araméen. Il est possible que l’attestation par le syriaque permette de dater le concept du Memra au stade oral des Targums, et au premier siècle. Mais cette dernière question ne peut pas être abordée présentement.

Il est temps de conclure. Nous avons tenté de démontrer, premiè¬ rement, que l’église syrophone, avant d’être exposée aux évangiles grecs, possédait une tradition évangélique araméenne. Cette tradition remontait aux origines mêmes du christianisme mésopotamien, ori¬ gines que l’on doit chercher dans une communauté juive locale évan-gélisée par un groupe judéo-chrétien. Deuxièmement, nous avons soutenu que cette tradition araméenne archaïque a laissé des traces, aussi bien dans le texte biblique que dans d’autres sources syriaques, et que ces traces peuvent être identifiées avec quelque certitude. Troisièmement, nous avons avancé l’idée que les traces fournies par la tradition syriaque peuvent nous aider dans la reconstruction et l’étude des traditions araméennes sous-jacentes au texte grec de l’évangile.

L’importance de l’approche proposée ne découle pas de ce qu’elle nous donnerait un accès direct et facile aux paroles de Jésus ou de l’église primitive. Sans mentionner le fait que l’analyse de la litté¬ rature syriaque est en soi une entreprise compliquée et exigeante, il doit être clair qu’il ne peut pas s’agir d’un raccourci. Dans son état actuel, la tradition syriaque est tout aussi éloignée que les évangiles grecs des traditions araméennes des apôtres, sinon plus. Toutefois, la méthode esquissée signifie un gain considérable dans l’étude du sub-

66. Cf. la discussion dans C. A. Evans, Word and Glory. On the Exegetical and Theological Background of John’s Prologue, JSNTS 89, Sheffield, 1993, p. 114-129.

67. Cf., p. ex., Fitzmyer, op. cit. (η. 7), p. 94-95 (avec renvois à la littérature).

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strat araméen des évangiles. L’ «approche araméenne » des évangiles a presque toujours pris son point de départ dans le texte grec : une ano¬ malie syntaxique, une tournure de phrase typiquement sémitique, ou un motif littéraire attesté dans la littérature rabbinique suffisaient aux chercheurs pour postuler, par extrapolation, une tradition araméenne. L’apport de la tradition syriaque est situé dans ce qu’elle permet, dans certains cas précis, un contrôle indépendant. Outre l’indice dans le texte grec, les textes syriaques fournissent, parfois, un élément corres¬ pondant, qui pour des raisons indépendantes paraît dériver d’une tradi¬ tion araméenne pré-canonique, ou du moins extra-canonique. Comme les deux points fixes nécessaires au pilote pour qu’il guide son bateau avec confiance à travers les eaux inconnues, la tradition syriaque et la tradition grecque prises ensemble permettront une meilleure orienta¬ tion dans l’étude du substrat araméen des évangiles.

Jan Joosten Faculté de Théologie Protestante, Strasbourg,1997

La Typologie millénariste de la semaine dans le christianisme primitif J. Danielou

Nous voyons apparaitre chez Irenee, une typologie eschatologique du septieme jour ou celui-ci represente la vie eternelle. Cette  conception, qui se retrouve chez Origene, persistera a travers toute  la tradition, mais il faut en signaler une forme, que l’on trouve  precisement aussi chez Irenee et qui etait appelee a une fortune  tres grande, puisque Saint Augustin encore devait s’y attacher, au  moins dans une partie de son oeuvre: c’est la conception de l’histoire  totale du monde comme composee de sept mill6naires dont le dernier  correspond au regne du Christ sur la terre, avant la vie (ternelle.  Cette conception etait susceptible de prendre differentes formes.  Les millenaires pouvaient etre consideres comme symboliques  d’epoques successives sans determination precise, ou au contraire  comme pouvant servir de base a des calculs chronologiques. Par  ailleurs, on pouvait entendre le regne du Christ durant le septieme  jour, d’une maniere plus ou moins materielle. II y a ainsi plusieurs  formes de cette conception que nous rencontrerons dans cette etude  et qui sont inegalement orthodoxes. Mais trois elements essentiels  s’y rencontrent toujours: la notion du millenaire, la division septenaire, le caractere privilegie du septieme jour. Cette conception  qui (tait appelee a une fortune si etonnante, pouvons-nous d’abord  en deceler les origines. 

La conception de millenaires d’annees dont la succession constitutue les grandes epoques du monde, est etrangere a l’Ancien  Testament. Celui-ci calcule le temps par semaines de semaines  d’annees, c’est-a-dire par Jubiles. C’est ce que nous trouvons dans  le Livre de Daniel ou dans celui d’Henoch. I semble que l’origine  des millenaires soient a chercher dans les conceptions astrologiques  de l’Orient, babyloniennes et iraniennes. On peut voir sur cette  question l’article de M. Cumont sur La fin du monde chez les mages  occidentaux (Rev. Hist. Relig., 1931, p. 46 sqq), auquel nous aurons  plusieurs fois a nous referer. Le premier texte juif of nous la rencontrons est le Livre des Jubiles qui est du second siecle avant JesusChrist. Nous y lisons ceci: ,,Adam mourut 70 ans avant d’avoir  atteint mille ans. Car mille ans sont comme un jour dans le ciel; et  c’est a cause de ce qui est ecrit concernant l’arbre de la connaissance;  Dans le jour of tu mangeras, tu mourras; pour cette raison, il est  mort, avant d’avoir accompli les annees de ce jour” (Jub., IV, 29  -31). Deux elements de ce texte obscur sont importants pour nous.  Le premier est le rapprochement avec le Psaume LXXXIX, 4:  ,,Mille ans sont comme un jour”. Le sens obvie du texte est autre  et veut dire seulement que mille ans ne sont rien aux yeux de Dieu.  II va permettre de donner du millenaire un fondement dans la Bible.  Nous retrouverons ce texte comme un leit-motiv dans toute la  litterature millenariste chr,tienne. Mais il importait de noter que  le rapprochement a 6et fait d’abord dans l’apocalyptique juive. Ceci  nous indique que celle-ci est bien le lieu litteraire de notre doctrine.  Le second element important du texte des Jubiles est le rapprochement avec le texte de la Genese. On voit le raisonnement: d’une  part il est dit qu’Adam mourra dans le jour of il a mange du fruit  de l’arbre; de I’autre le jour du Seigneur est de mille ans; donc  Adam est mort avant que mille ans soient ecoules. Or nous allons  retrouver cette argumentation textuellement chez Justin et chez  Irenee, dont la dependance a l’egard du Livre des Jubiles sera ici  evidente. 

Mais avant d’en venir a ces textes, voyons d’abord l’origine des  autres elements de la conception mdllenariste. Le second est la conception d’un regne visible du Messie sur la terre, avant la fin du  monde et l’inauguration du Royaume a venir. Cette conception n’est  pas li&e originellement au millepariste. Son origine est specifiquement juive. Elle resulte d’une combinaison des deux conceptions  juives de l’eschatologie. D’une part le judaisme connait une eschatologie terrestre, messianique, oc l’objet de l’attente est un regne eternel du Messie dans Jerusalem renouvelee. Cette conception est  en particulier celle des Psaumes de Salomon et nous la rencontrons  couramment dans l’Evangile. Mais par ailleurs, dans les apocalypses  en particulier, nous rencontrons une autre conception, celle que  Bousset a appele l’eschatologie transcendante, et selon laquelle ce  qui est attendu est une catastrophe cosmique qui mettra fin a ce  monde et inaugurera un autre univers, avec de nouveaux cieux et  une nouvelle terre: c’est celle que nous rencontrons dans la derniere  partie du Livre d’Henoch. Les frontieres entre ces deux conceptions  sont d’ailleurs souvent incertaines, dans les premieres sections du  Livre d’Henoch en particulier. L’idee devalit des lors se presenter  d’unir les deux, et de presenter d’abord un royaume terrestre et  ensuite le royaume futur et transcendant. Or c’est precisement ce  que nous trouvons dans le IV Esdras (VII, 27-31). Le millenarisme resulte d’une fusion de ce theme avec celui du millenaire:  la duree du regne terrestre du Christ a ete conque comme durant  mille ans. Cette fusion s’est faite dans l’apocalyptique juive et  chretienne. Nous le trouvons dans le Second Henoch (XXXIII, 1)  et dans l’Apocalypse de Saint Jean (XX, 4 sqq.). 

Il ne restait plus qu’une etape a franchir pour arriver a la conception des sept millenaires: c’etait de rapprocher la conception des  sept jours de celle des millenaires. Deja le recit de la creation  donnait de la Semaine sabbatique une symbolique historique. Nous  avons vu par ailleurs chez Irenee le sabbat considere comme figure  de la felicite de la fin des temps. Ce sabbat eschatologique semble  le premier avoir ete considere comme devant durer mille ans. Mais  il etait logique de considerer le temps du monde anterieur, par  analogie au septieme jour millenaire, comme compose de six jours  de mille ans. Cette conception parait etre apparue d’abord en milieu  juif. On la trouve dans le Second Henoch: ,,J’ai beni le septieme  jour, qui est le sabbat, et je lui ai ajoute le huitieme qui est celui  de la premiere creation. Quand les sept premiers jours auront ete  resolus sous la forme de millenaires, commencera le huitieme  millenaire, qui sera un temps illimite oiu il n’y aura plus ni annees,  ni mois, ni jours, ni heures” (XXXIII, 1). Je laisse de c6te pour le  moment la conception de la vie eternelle conque comme huitieme  jour, dont nous aurons a nous demander si ce n’est pas ici une  influence chretienne. Mais pour le reste, la semaine cosmique de sept millenaires apparait comme constituee telle que nous la retrouverons chez Barnabe, Justin et Irenee. Cette doctrine persistera dans  la tradition rabbinique (Schiirer, Geschichte des Jiid. Volk, II3, p.  541 sqq.). 

II faut observer toutefois ici que la conjonction entre la vision  du monde comme une suite de millenaires, et la conception septenaire qui nous apparait ici comme une rencontre de la pensee  iranienne et de la pensee juive, avait sans doute ete deja elaboree  auparavant dans un autre milieu. Nous rencontrons en effet un  peu partout dans le monde occidental, >aux alentours de l’Fre  chretienne, une conception analogue: ,,Aux sept ages de l’homme  correspondent sept epoques cosmiques. Plusieurs textes astrologiques nous exposent que I’existence de l’univers se divise en sept  periodes de mille ans, subissant chacune la domination d’une planete  et cette theorie que les Chaldeens repandirent dans tout l’Orient  s’y est perpetuee avec une remarquable tenacite” (Cumont, La fin  du monde d’apres les mages occidentaux, Rev. Hist. Relig., 1931,  p. 48). Nous avons ici une vision des choses etrangement semblables  a celles du millenarisme jud-o-chretien. Cette vision semble resulter  de la rencontre entre la vision iranienne de l’histoire du monde  comme une suite de millenaires dont le dernier precede la fin du  monde – et d’autre part, la conception astrologique de sept epoques  cosmiques dominees chacune par une planete et qui est d’origine  babylonienne. L’elment eschatologique vient du mazdeisme. En  effet dans la conception babylonienne, reprise par les stoiciens,  la grande annee de sept millenaires recommence eternellement, les  astres retrouvant au terme de cette grande annee, leur conjonction  initiale. M. Cumont a montre que I’on pouvait determiner le milieu  oi s’est constituee cette synth&se: c’est celui des ,,mages hellenises”,  des pretres iraniens etablis en Asie-Mineure, aux alentours de l’ere  chretienne et qui y entrerent en contact avec l’astrologie d’origine  chaldeenne. On rencontre ces conceptions en particulier dans  l’Apocalypse du Pseudo.Hystaspe, qui date des alentours de l’ere  chretienne. 

Or les Juifs et les Chretiens ont ete en contact, en Asie-Mineure,  avec ces ,,maguseens”. Nous savons que Lactance a utilise le  Pseudo-Hystaspe. Mais l’influence a ete bien anterieure. Et il est  tres vraisemblable que la conception maguseenne n’a pas ete etrangere a la doctrine judeo-chretienne des sept millenaires. I1 est  interessant de noter toutefois que nous sommes en presence de  deux symboliques septenaires differentes. Celle des mages est  d’origine astrologique et repose sur le nombre des planetes. Or il  est etabli que la symbolique du sabbat juif a une autre origine et  repose sans doute sur le mois lunaire. Mais l’analogie a permis aux  Juifs d’incorporer la conception iranienne et de lui donner un  fondement biblique, celui precisement de la semaine sabbatique,  comme ils l’avaient fait pour le millenaire, en le rattachant au  Psaume LXXXIX. Nous nous trouvons donc ici en presence d’une  elaboration de la symbolique eschatologique du sabbat a l’aide  d’elements irano-babyloniens, incorpores d’abord par l’apocalyptique juive, et de la, par les ecrivains chretiens. Le fait d’ailleurs  que le millenarisme chretien se rattache a Saint Jean et aux presbytres qui l’entouraient, en particulier a Papias, dont Irenee l’a requ  comme une tradition venerable, milite en faveur de contacts directs  entre le christianisme primitif et le milieu maguseen d’Asie Mineure 1. 

  • 1 Par ailleurs Papias depend de l’apocalypse juive. Voir L. Gry, Henoch  X 9 et les belles promesses de Papias, Rev. Biblique, Avril 1946, p. 197 sqq. 

Cette conception a aussi agi sur la pensee religieuse grecque,  en particulier sur le neo-pythagorisme. C’est elle que nous trouvons  par exemple dans la IVeme Eglogue de Virgile, dont les attaches  avec le neo-pythagorisme ont ete demontrees (Carcopino, Virgile  et le Mystere de la Quatrieme Eglogue, Paris, 1930). En effet,  dans cette Eglogue, le premier millenaire est celui de Saturne  (Saturnia regna, IV, 6) et le dernier, celui du soleil, l’age d’or qui  precede la fin du monde et qui est a venir 2. Or l’ordre des planetes  ici n’est ni l’ordre chaldeen, de la distance a partir de la terre, ni  l’ordre de notre semaine (ofu le jour du soleil suit celui de Saturne),  mais precisement celui des maguseens, qui consacrent le dernier  jour au soleil et y attendent une epiphanie de Mithra (CumontBidez, Les mages hellenis6s, II, p. 363-376). Le texte de Virgile  agira a son tour sur les auteurs chretiens. Lactance le cite. Mais  ce sera encore l’influence maguseenne au second degre. 

  • 2 Toto surget gens aurea mundo … lam regnat Apollo (Egl. IV 9-10)

Nous pouvons aborder maintenant les textes chretiens, où la vision du monde constitue par sept millenaires est exprimee. Le  plus ancien se trouve dans l’Epitre du Pseudo-lBarnabe. Ce texte  est particulierement interessant pour nous, parce qu’il traite directement de typologie. Barnabe veut montrer que les institutions de  l’Ancien Testament etaient des figures et que c’est dans le Christ  qu’elles sont accomplies. Or quels sont les deux institutions qu’il  va prendre? Le Sabbat et le Temple. Au chapitre XVI, il montrera  que le Temple de Jerusalem n’etait qu’une image – et que la preuve  en est qu’il a ete detruit. ,,Recherchons donc s’il existe encore un  Temple de Dieu … C’est en recevant la remission de nos peches,  que nous devenons des hommes nouveaux, que nous sommes recrees  de fond en comble: c’est ainsi que Dieu habite r6ellement en nous,  dans notre interieur” (XVI, 6-9). Ainsi le Temple veritable oiu  Dieu habite est le chretien regenere par le bapteme. Le theme du  Sabbat est traite de fagon para!!ele. Barnabe commence par etablir  que le Sabbat, dont il est question dans l’Ancien Testament, ne  peut-etre celui que pratiquaient les Juifs: ,,I1 est question egalement  du sabbat dans l’Ancien Testament, dans les dix paroles que Dieu  prononce face a face devant Moise sur le Mont-Sinai: ,,Sanctifiez  le sabbat du Seigneur avec des mains pures et un coeur pur”. S’il y  avait aujourd’hui un homme au coeur pur, capable de sanctifier le  jour du sabbat que Dieu a rendu saint, nous nous serions completement trompes. Mais remarquez que nous ne prendrons le repos  avec honneur et que nous ne sanctifierons le sabbat que lorsque  nous en aurons ete rendus capables par notre justification personnelle, par notre mise en possession de la promesse, par la destruction  de toute iniquite et la renovation de toutes choses dans le Seigneur”  (XV, 3-7). Nous retrouvons ici une demonstration parallele a celle  de l’Epitre aux Hebreux. Celle-ci partait du texte: ,,Ils entrerontdans  mon repos”, et remarquait que ce repos ne pouvait etre celui de la  Terre Promise, donc qu’il etait a venir. Barnabe ici montre parallelement que le sabbat prescrit par Dieu ne peut etre la pratique juive,  puisqu’elle est impossible. 

Ceci dit, il aborde la typologie proprement dite: ,,Le sabbat est  mentionne des le commencement de la creation: Dieu fit en six jours  les oeuvres de ses mains; il les eut achev&es le septieme jour; il se  reposa ce jour-la. Faites attention, mes enfants a ces paroles: Dieu  accomplit son oeuvre en six jours. Cela signifie que Dieu en six mille ans amenera toutes choses a leur fin, car pour lui un jour  signifie mille annees, ainsi qu’il me l’atteste lui-meme: Voici: un  jour du Seigneur sera comme mille ans, donc, mes enfants, en six  jours, c’est a dire en six mille ans, l’univers sera consomme. Et il se  reposa le septieme jour; cela a la signification suivante: Quand son  Fils sera venu mettre fin au delai accorde aux pecheurs, juger les  impies, transformer le soleil, la lune et les etoiles, alors il se reposera  glorieusement le septieme jour. Enfin il dit encore aux Juifs: Ce  ne sont pas vos sabbats qui me plaisent, mais celui que j’ai fait et  dans lequel, mettant fin a l’univers, j’inaugurerai le huitieme jour,  c’est-a-dire un autre monde” (3-8). On voit l’interet de ce texte  pour notre recherche. II nous donne la charniere que nous cherchions  entre la typologie eschatologique du septieme jour que nous avons  exposee, et son interpretation millenariste. 

D’une part, en effet, nous retrouvons ici tous les elements traditionnels de la symbolique du sabbat comme figure de l’histoire  sainte. Du sabbat liturgique, Barnabe remonte d’une part a son  interpretation historique dans le recit de la Genese. Par ailleurs,  il s’inspire de la spiritualisation du sabbat par Isaie, pour montrer  que le sabbat voulu par Dieu ne peut etre celui que pratiquaient  les Juifs. Mais cette symbolique traditionnelle, il la rapproche du  texte du Psaume LXXXIX, pour lui donner sa forme millenariste.  Seul ce dernier element est donc etranger a la tradition scripturaire.  Nous pouvons observer que Barnabe le presente avec des expressions qui soulignent le caractere mysterieux de la doctrine. II s’agit  la en effet d’une doctrine secrete qui fait partie de la gnose telle  que l’entendent les docteurs du second siecle, c’es,t–dire d’interpretation spirituelle de l’Ancien Testament se rattachant a la  tradition ancienne des milieux judeo-chretiens des temps apostoliques 3. Ce sont ces milieux qu’Irenee designe sous le nom de presbytres et auxquels se rattache en particulier la doctrine millenariste.  Nous avons sur ce point le temoignage formel de Papias, le plus  ancien auteur a avoir enseigne le millenarisme. Nous lisons en effet  dans l’Histoire Ecclesiastique d’Eusebe: ,,Le meme (Papias) auteur  atteste que d’autres doctrines encore sont parvenues jusqu’a lui  comme par une tradition orale (ex ntaQaoaeoos dye~dpov), certaines paraboles 4 inconnues du Sauveur et d’autres doctrines plus esoteriques (uvOLxtcoeQa). Entre autres, il dit qu’il y aura un millenaire  d’annees apres la resurrection des corps, le royaume du Christ devant  exister corporellement sur cette terre” (H.E., III, 39; P.G. XX, 300,  A-B). Ce qui nous interesse ici, c’est que ces traditions secretes  apparaissent comme une interpretation spirituelle de l’Ancien Testament relevant de la communaut6 primitive et qui nous montre ainsi  combien l’exegese typologique se rattache au christianisme le plus  ancien. 

  • 3 Voir Van den Eyden, Les Normes de l’Enseignement chretien aux trois  premiers siecles, p. 20 sqq. 
  • 4 On peut se demander s’il ne s’agit pas ici, non de paraboles, non evangeliques, mais d’une exegese des paraboles 6vangeliques. Nous trouvons en  effet, d’Irenee a Origene, toute une tradition exegetique de paraboles qui semble  se rattacher au milieu des presbytres. 

L’allusion au huitieme jour qui suivra la semaine cosmique mettait  le texte du Pseudo. Barnabe dans la mouvance du Second Henoch.  C’est au contraire au Livre des Jubiles 5 que nous sommes ramenes  par Justin. Celui-ci a parle plusieurs fois du millenaire (Dial., LI, 2;  CXXXIX, 4). Mais nous nous arreterons seulement a un texte  capital: ,,Pour moi, et les chretiens d’orthodoxie integrale, tant qu’ils  sont, nous savons qu’une r6surrection de la chair arrivera pendant  mille ans dans Jerusalem rebatie, delivree et agrandie, comme les  prophetes Isaie, Ezechiel et les autres, l’affirment. Car voici comment Isaie parle de cette periode de mille ann&es: Le ciel sera nouveau et la terre nouvelle … Comme les jours de l’arbre de vie  seront les jours de mon peuple”. Or, dis-je, nous savons (vevorxa/yEuv)  que l’expression de ce passage: ,,Comme les jours de l’arbre de vie  seront les jours de mon peuple”, revele les mille ann6es en mystere  (Ev tvatrQicp). Selon qu’il avait ete dit a Adam, que le jour meme  oiu il mangerait de l’arbre, il mourrait; nous savons qu’il n’a pas  atteint mille ans. Nous comprenons egalement que cette parole:  ,,Le jour du Seigneur est comme mille ans”, se rapporte a ce passage.  D’ailleurs chez nous, un homme du nom de Jean, l’un des apotres  du Christ, a prophetise que ceux qui auront cru a notre Christ,  passeront mille ans a Jerusalem, apres quoi arrivera la resurrection  generale, et en un mot, eternelle, pour tous sans exception, puis le  jugement” (Dial., LXXX, 5; LXXXI, 4). 

Nous remarquerons d’abord dans ce texte que nous sommes toujours dans les traditions exegetiques secretes. II s’agit d’une  exegese spirituelle (ev ulvoraQpi) que Justin tient de la gnose. La  demonstration que fait ici Justin, brievement, fait en effet allusion  a des choses connues de ses lecteurs. Elle part de toute evidence du  Livre des Jubiles, qui etablissait la symbolique du ,,jour” comme  millenaire a partir de deux textes que nous retrouvons ici. D’une  part il est dit qu’Adam mourra le jour oiu il a peche. Or Adam est  mort a 930 ans (Gen., II, 17), bien apres le jour de son peche. C’est  donc que ,,jour” signifie ici les mille ans qu’Adam n’a pas atteint.  D’autre part, il citait le Ps. LXXXIX. Mais le Livre des Jubiles  n’interpretait pas ceci du septieme millenaire. C’est l’etape que  franchit Justin. I explique le passage d’Isaie, annon?ant que ,,les  jours de l’arbre de vie seront comme les jours du peuple”, en  montrant que les jours du peuple (la derniere periode du monde)  aura la meme longueur que les jours de l’arbre de vie dont le texte  des Jubiles demontrait qu’ils etaient de mille ans. Ce raisonnement  d’ailleurs pourrait tres bien lui-meme etre d’origine judaique. Nous  sommes ici en face de toute une typologie qui plonge dans le milieu  juif de l’apocalyptique. Enfin, dernier trait interessant, Justin  s’appuie en dernier lieu sur l’Apocalypse de Saint Jean. Ce texte  rassemble donc les elements de la typologie millenariste anterieure. 

  • 5 Chez qui nous trouvions aussi la citation du Ps. LXXXIX.

Tous ces elements, Irenee va les reprendre et donner la formulation la plus explicite de la vision de l’histoire conque sous la forme  de sept millenaires. Nous avons deja vu que c’est chez Irenee que  la typologie eschatologique du sabbat se presentait de la fagon la  plus nette. Elle est pour lui l’expression figurative de l’histoire  sacrale du monde. Et de cela, Irenee est le grand docteur, puisque  c’est chez lui que la theologie chretienne de l’histoire se constitue  definitivement. Mais par ailleurs, Irenee est le scrupuleux depositaire  de la tradition des Anciens. Par Polycarpe et Papias, il se rattache  aux presbytres d’Asie-Mineure. C’est par la qu’il a requ la conception millenariste qu-il va incorporer a sa vision de I’histoire.  Nous trouvons d’abord chez lui l’interpretation du millenaire  adamique qui vient du Livre des Jubile et que nous avons deja  rencontre chez Justin. Interpretant la parole: ,,Le jour oiu vous  pecherez, vous mourrez”, il en propose trois explications: ou bien  ce jour represente le temps total du monde, qui n’est qu’un jour  pour Dieu; ou bien ce jour repr(sente le vendredi, parce que, selon la theorie de la recapitulation d’Adam par le Christ, si le Christ  est mort un vendredi, Adam a df mourir ce meme jour, et s’il a  peche le meme jour (de la semaine) ou il est mort, on peut en  conclure que c’est un vendredi; enfin ,,quelques-uns rapprochent  la mort d’Adam du mill&naire puisqu’en effet un jour pour le  Seigneur est comme mille ans; or Adam n’a pas depasse mille ans,  mais il est mort dans ce temps, accomplissant la sentence portee  sur son peche” (V, 23, 2; P.G. VII, 1186 A). 

J’ai cite ce passage pour montrer comment la pensie d’Irenee est  dans la continuite du judaisme. Mais il ne concerne qu’un detail de  la typologie millenariste. C’est au contraire l’essence de celle-ci que  nous trouvons un peu plus loin: ,,En autant de jours le monde a  ete fait, en autant de jours il sera consomm. C’est pourquoi il est  dit dans l’Ecriture: ,,Dieu acheva le sixieme jour toutes les oeuvres  qu’il avait faites et il se reposa le septieme jour”. C’est la a la fois  le recit (6iyraiotg) de ce qui a ete fait et la prophetie de ce qui sera.  Si en effet les jours du Seigneur sont comme mille ans et ce qui  a ete fait a ete acheve en six jours, il est manifeste que leur achevement est le sixieme millenaire” (Contr. Haer., V, 28, 3; P.G. VII,  1200, A-B). Nous retrouvons ici la typologie eschatologique du  recit de la creation, que nous avions trouve deja dans Irenee. Elle  est mise en rapport avec le texte du Psaume XXXIX, comme chez  Barnabe. Ce qui est neuf ici est d’abord l’accent mis sur les six  millenaires qui precedent le septieme. C’est ensuite l’affirmation  explicite du caractere ,,prophetique” du recit de la Genese qui  signifie a la fois le cadre chronologique de la creation et figurativement celui de la totalite du temps. Le texte latin s’arrete la. Mais  le texte grec, publiC par C6telier, continue: ,,Le septieme jour, il  jugera le monde; et le huitieme, qui est 1′ ailwv futur, il livre les uns  aux chatiment eternels, les autres a la vie. C’est pourquoi certains  psaumes sont dits ad ogdoaden”. Cette finale est vraisemblablement  d’Irenee. N’oublions pas qu’Eusebe nous rapporte qu’il avait ecrit  un traite Sur l’ogdoade. Elle a pu itre supprimee dans la tradition  latine a cause du millenarisme explicite qu’elle enseigne. Nous y  noterons la conception de la vie future comme huitieme jour, que  nous avons deja rencontree dans le Second Henoch et le PseudoBarnabe. Quant au rapprochement du huitieme jour avec les Psaumes pour l’octave, que nous retrouverons dans la typologie du dimanche, Irenee nous dit qu’elle se trouvait deja chez les gnostiques  (Adv. haer., I, 8, 3). 

C’est principalement des six millenaires qu’il etait question dans  ce texte. Mais Irenee revient plus loin sur le septieme et enseigne  explicitement la doctrine du regne millenaire terrestre du Christ:  ,,Lorsque l’Ant6christ aura tout devaste en ce monde, pendant son  regne de trois ans et six mois, alors le Seigneur viendra du ciel  dans les nuees, dans la gloire du Pere, envoyant l’Antechrist et  ceux qui lui obeissent dans l’ftang de feu, apportant aux justes le  temps du royaume, c’est-a-dire le repos (dvanavots), le septieme  jour, sanctifie, et restituant a Abraham I’heritage promis” (XXX,  4; 1209 C). Irenee voit la la realisation de la promesse du centuple  en ce monde, faite par le Christ: ,,Quel est le centuple en ce monde,  sinon les temps du royaume, c’est-a-dire le septieme jour, sanctifie,  qui est le vrai sabbat des justes” (XXXIII, 2, 1212 C). C’est donc  ce septieme millenaire dont le sabbat est la figure prophetique.  Il montre comment cette doctrine se fonde sur les prophetes, Isaie  et Ezechiel, ce qui &tait deja chez Justin. II proteste contre ceux  qui voudraient en donner une interpretation spirituelle. Nous retrouvons ici la pensee de Justin selon qui I’interpretation orthodoxe est  celle du millenarisme terrestre. II decrit enfin, a la suite de Papias,  les merveilles physiques de cette epoque. Sur tout cela je n’ai pas  a insister ici. Mais nous avons dans ces pages, I’expose le plus  acheve de  sabbatique. Nous  rencontrons ici l’exces de la typologie ,,matheenne” qui veut que  les evenements corporels de l’Ancien Testament soient figures  d’evenements egalement corporels du Nouveau, et non pas des realites historiques, mais spirituelles. C’est la conception contre laquelle  Origene combattra, a juste titre, dans le Comm. in Joh. (X, 1 8).  Elle est parfois legitime, mais parfois aussi erron6e. Origene, lui,  tombera parfois dans l’erreur inverse de meconnaitre l’element  historique que doit toujours conserver l’exegese spirituelle. 

Cette typologie se prolongera durant le troisieme et le quatrieme  siecle. Nous la trouvons partout. Elle est en Occident chez Tertullien (Adu. Marcionem, IV, 24; De anima 37), chez Saint-Hilaire  (Tract. Myst. I, 41; II, 10), chez Gregoire d’Elvire (Tract. 8;  Batiffol p. 95); en Syrie chez Bardesane (D. Syr., II, 61 4), chez  Saint Ephrem (Explan. Gen. I), chez Aphraate (D6m. II 14; P. Syr. IV 78 et 962), dans la Didascalie: ,,Le sabbat est un symbole qui  fut donne pour un temps, comme beaucoup d’autres choses furent  donnees en symbole. Le sabbat est le symbole du repos. II annonce  le septieme millenaire” (VI, 18, 15-18). En domaine grec, elle est  combattue par Origene, mais nous la rencontrons precisement chez  ceux qui, comme Irenee, y voient la doctrine traditionnelle et une  typologie historique. Tel est le cas de Methode de Philippes qui  combat la symbolique origeniste des mondes futurs et lui oppose  le millenarisme traditionnel. De ce septieme millenaire, il voit la  figure dans la fete des Tabernacles qui avait lieu au septieme mois:  ,,Ce sont la des ombres qui annoncent la resurrection et I’affermissement de notre tabernacle; I’ayant retrouve immortel au septieme  millenaire nous celebrerons la vraie fete des Tabernacles dans la  nouvelle creation ofu les hommes n’engendrent ni ne seront engendres.  En effet comme en six jours Dieu a fait le ciel et la terre et s’est  repose le septieme, c’est a partir de la que nous avons requ l’ordre  de celebrer le Seigneur par une fete, le septieme mois, quand les  fruits sont mfrs, en symbole du septieme millenaire oh le monde  sera acheve” (Symp., IX, 7; Bouwetsch 114-115). Nous avons ici  une typologie nouvelle du millenarisme, celle de la fete des Tabernacles au septieme mois. – Nous retrouverons ce theme chez  Gregoire de Nysse sans l’element millenariste. Nous pouvons noter  le trait qui se trouvait deja chez Justin, de la cessation au septieme  millenaire, de la vie sexuelle, et de l’ideal virginal de la vie d’alors  (Justin, Dialogue, LXXXI, 4). 

II nous reste une derniere question a considerer encore. Cette  conception millenariste, devait-on la prendre au sens rigoureux et  en faire la base d’une supputation chronologique? La question devait  etre particulierement brilante dans les milieux oi l’attente eschatologique etait plus grande. C’est ce que nous trouvons dans les  ouvres d’Hippolyte, qui est l’echo de la tradition anterieure, mais  lui donne la forme achevee d’une chronologie eschatologique oI la  symbolique septenaire est prise en un sens litteral: ,,II faut necessairement que lest six mille annees soient ecoulees afin que vienne  le Sabbat ,le Repos, le Jour consacre, dans lequel Dieu s’est repose  de toutes les oeuvres qu’il avait faites. Le Sabbat est le type et  l’image (Tvzxnog xaa Ed v) du royaume futur des saints, quand ils  regneront avec le Christ, quand II descendra du ciel, comme Jean I’expose dans l’Apocalypse. En effet, ,,le Jour du Seigneur est  comme mille annees”. Puis donc que le Seigneur a fait l’univers en  six jours, il faut que les six mille ans s’accomplissent. Ils ne sont  pas encore accomplis, selon le mot de Jean: ,,Les cinq premiers sont  tombes, l’un subsiste, I’autre n’est pas encore venu” (Apoc., XVII,  10). Par l’autre il designe le septieme, dans lequel sera le repos”  (Comm. Dan., IV, 23). 

Nous retrouvons ici le theme du Pseudo-Barnabe et d’Irenee,  mais un texte apparait, tire de l’Apocalypse et qui apporte un  element nouveau: les cinq premiers millenaires sont ecoules; le  septieme n’est pas encore venu; I’un subsiste, c’est-&-dire qu’il y  en a un dans lequel nous sommes, et qui est le sixieme. Or ici  Hippolyte va preciser encore: ,,Ce qui a ete montre a Moyse dans  le desert, relativement a l’arche est figure et image des mysteres  spirituels, afin que, apres la venue de la verite a la fin des temps,  on puisse voir que ces choses avaient leur accomplissement. Or  l’arche a cinq coudees et demie: ce sont la les 5.500 ans au terme  desquels le Seigneur est venu: A partir de sa naissance, 500 ans  doivent s’ecouler encore pour l’achevement des 6000 ans, et alors  ce sera la fin.” (Comm. Dan., IV, 24). Ici nous voici enfin en presence des dernieres precisions. II sera loisible desormais de calculer  l’heure de la fin du monde. Nous aboutissons aux extremes determinations de la symbolique sabbatique, mais aussi a son echec dans un  concordisme exagere. 

Toutefois, ce concordisme excessif se charge chez Hippolyte  d’une attente eschatologique qui lui donne une valeur religieuse.  Son texte continue: ,,Que le Christ dfit paraitre en ce monde a la  cinquieme et demie epoque portant I’arche incorruptible, son propre  corps, Jean nous l’apprend: C’etait la sixieme heure, montrant par  la la moitie du jour; or les jours du Seigneur sont de mille annees;  la moitie de ces jours est donc 500. II ne lui etait pas possible de  venir plus rapidement. Car le poids de la Loi etait encore la, – ni  une fois le sixieme millenaire acheve. Car le bapteme (.ovteov)  eft ete ferme. Mais au cinquieme et demi millenaire, afin que,  pendant la moitie du temps subsistant, l’Evangile fut proclame a  tout l’univers et que la sixieme jour etant accompli, la vie presente  cesse” (Comm. Dan., IV, 24). Nous retrouvons ici le theme essentiel  de l’eschatologie chretienne primitive, a savoir que le temps qui separe l’apparition du !Christ de la fin du monde present doit etre  rempli par l’evangelisation. Seule une interpretation trop litteraliste  de la symbolique sabbatique vient le fausser. Elle restera une le?on  pour tous ceux qui voudront voir dans cette symbolique une chronologie rigoureuse et non pas, ce qu’elle est en realite, le symbole du  caractere essentiel du christianisme d’etre une histoire sacree. 

La tradition d’Hippolyte se retrouve au IVe siecle chez Lactance.  Ses Institutions divines nous presentent un millenarisme aussi concordiste que le sien et plus materialiste: ,,Apres la Resurrection, le  fils de Dieu regnera mille ans parmi les hommes et les gouvernera  par un gouvernement tres juste. Ceux qui vivront alors ne mourront  pas, mais pendant mille ans engendreront une multitude innombrable; quant aux ressuscites, ils presideront aux vivants comme  des juges. Alors le soleil deviendra sept fois plus brulant que  maintenant. La terre manifestera sa fecondite et produira spontanement des moissons abondantes. Le miel ruisselera des montagnes,  le vin coulera dans les ruisseaux. Le monde enfin sera dans la joie,  libere de l’empire du mal. Les betes ne se nourriront plus de sang…  Enfin aura lieu alors ce que les poetes racontent avoir eu lieu a  l’age d’or sous le regne de Saturne. 6 Leur erreur vient de ce que  les prophetes pr&sentent la plupart des choses futures comme deja  passees … Si quelqu’un demande maintenant quand arriveront les  choses dont nous parlons, je dirai que, comme je l’ai dCeja expose,  que ceci doit arriver apres l’achevement de six millenaires et que  desormais ce jour final de la consommation derniere approche”  (De Div. Inst., XXIV; P.L. VI, 810-811). 

  • 6 Sur le detail des sources de ces divers traits, qui sont a la fois Isaie (le  soleil qui brfle sept fois plus, XXX, 26), Hesiode (Trav. 117) et Ovide (Met. I,  102) pour la fecondite de la terre, voir Cumont, La fin du monde selon les mages  occidentaux, Rev. Hist. Rel. 1931, p. 89.

On voit qu’ici les promesses d’Isaie sont entendues au sens le  plus materiel du mot. Nous sommes en plein messianisme temporel  a l’interieur du christianisme. Par ailleurs, Lactance continue les  calculs de Jules Africain et de Hippolyte. Si le Christ est ne au  milieu du sixieme millenaire, il ne restait plus que trois cent cinquante ans au monde pour Hippolyte, et avec Lactance on peut  dire que la fin approche. Nous sommes ici a nouveau dans une  chronologie eschatologique. La derniere remarque importante de Lactance – et celle-ci d’un tout autre ordre et plus profonde –  est que ce que les poetes ont projete aux origines de l’humanite  dans le mystere de l’age d’or, doit en realite se realiser a la fin.  C’est l’illusion du Paradis perdu, de l’innocence, consideree comme  liee a une enfance de l’humanite ou de l’homme irremediablement  perdue, alors qu’elle est au contraire la fin vers laquelle nous  sommes en marche. Nous remarquerons d’ailleurs que pour Lactance, comme pour Eusebe, l’humanite primitive (non celle d’avant  le peche d’Adam, mais celle d’avant la Loi mosaique) a connu cet  age d’or et que le Christ ne fait que ramener les Saturnia regna.  II y a ici une contamination serieuse de la vision chretienne de  l’histoire par la conception hellenique de l’age d’or, oiu Lactance  manifeste son manque de philosophie de I’histoire 7. 

  • 7 A l’influence d’Irenee et de l’apocalyptique judeo-chretienne, il faut ajouter  ici celle de l’Apocalypse iranienne du Pseudo-Hystaspe, que Lactance a connue  (Ep. Inst., 61). Voir la-dessus Cumont-Bidez, Mages hetlenises, I, p. 219;  Cumont, La fin du monde d’apres les mages occidentaux, Rev. Hist. Rel., 1931,  p. 29 sqq. et surtout, p. 68 et suiv. oii Cumont etudie l’usage fait par Lactance,  de l’apocalyptique d’Hystaspe. 

Cette conception du septieme millenaire s’inscrit d’ailleurs chez  Lactance dans une vision generale de I’histoire en tant que realite  definie par les sept millenaires. Critiquant Platon et les philosophes  qui disent ,,que de nombreux milliers de siecles se sont ecoules  depuis la creation du monde”, il declare que ,,nous, qui sommes  formes par les Saintes Ecritures a la science de la verite, nous  connaissons le commencement et la fin du monde” (VII, 14). Et  cette connaissance scripturaire du temps est celle-ci: ,,Puisque en  six jours toutes les oeuvres de Dieu ont ete achevees, il faut que ce  monde demeure dans cet etat pendant six siecles, c’est-a-dire pendant six mille ans. En effet le ,,grand jour” de Dieu est defini par  un cycle de 1.000 ans, comme le dit le Prophete: Devant tes yeux,  Seigneur, mille ans sont comme un jour. Er de meme que Dieu a  travaille pendant ces six jours a de si grandes oeuvres, de meme  il est necessaire qu’a la fin du sixieme millenaire, toute malice  disparaisse de la terre, que la justice regne mille ans et qu’il y ait  tranquillite et repos des travaux que le monde supporte deja depuis  longtemps. Et de meme que, ayant acheve tout ce qu’il avait pré pare pour son usage, Dieu a forme I’homme en dernier, le sixieme  jour, ainsi maintenant, au sixieme grand jour, I’homme veritable est  forme a la justice” (VII, 14). Nous retrouvons ici la conception  ireneenne et hippolytienne du Christ et de son Eglise apparaissant  dans le sixieme millenaire, comme l’homme au sixieme jour. Lactance  depend ici de Philon, qui lui-meme depend des stoiciens. Mais il  introduit dans cette perspective sa chronologie millenariste. II suffit  de comparer ce passage a celui de Gregoire de Nysse qui lui est  parallele (De Opificio hominis, I; P.G. XLIV, 132 B), pour voir  la difference du courant occidental et du courant oriental. 

  • 8 Voir aussi Commodien, Carmen apol., 791 sqq.; Victorin de Pettau, De  fabrica mundi, VI. 

Nous pouvons resumer maintenant les resultats de notre enquete.  Tandis que la tradition orientale interpretait de fagon symbolique  le septenaire biblique comme figure du temps total du monde, a quoi  s’oppose le huitieme jour eternel, la tradition occidentale, plus  realiste et historique, continuait de chercher dans la semaine biblique  une clef de la succession des epoques historiques. Nous avons vu  que cette interpretation de la semaine, comme figurant les sept  millenaires qui constituent l’histoire du monde, avait son origine  dans le milieu pharisien des apocalypses. C’est par les contacts de  certains des premiers disciples du Christ, ceux qu’Irenee appelle  les presbytres en un sens qui n’est pas le sens hierarchique, avec  ces milieux, que la fa?on de penser millenariste avait fait partie  de la mentalite du christianisme le plus ancien. C’est ainsi que nous  la trouvons chez un Papias. Par suite, elle avait ete particulierement  chore aux chr6tiens les plus traditionalistes, qui y voyaient un  heritage du christianisme primitif. C’est ainsi que nous l’avons  rencontr&e chez un Irenee, un Hippolyte, un Tertullien. II est  remarquable que des le debut ce sont les vieux maitres occidentaux:  un Irenee a Lyon, un Justin ou un Hippolyte a Rome, qui aient  represente cette tradition. On peut donc considerer qu’elle constitue  l’interpretation occidentale de la symbolique de la Semaine comme  interpretation religieuse de l’histoire, du moins jusqu’a Saint  Augustin. Cette conception, Saint Augustin l’acceptera d’abord,  puis, a force de reflexion, il la surmontera. Il marquera ici un  tournant capital de la pensee occidentale, ou elle se detache d’un  archai’sme qui la paralysait et s’oriente vers une construction  autonome. C’est le Moyen-Age qui commence.

Les disputes quartodécimaines

La Pâque est la première des fêtes biblique, et marque le début de l’année. C’est la fête la plus importante du judaïsme, qui commémore la sortie d’Egypte ; et du christianisme, qui commémore la mise en croix et la résurection de Jésus.

Le conflit sur la date de la Pâque chrétienne est le premier grand conflit interne au christianisme. Il est fondamental en ce qu’il démarque l’église romaine de celles d’Asie (Asie Mineur, Cilicie, Syrie, Judée et Mésopotamie), que l’on appelera a posteriori christianisme oriental. Et créé l’une des différences majeure avec le christianisme primitif, ou judéo-christianisme.

A la suite des guerres menées par Rome contre les juifs et les chrétiens qui sont encore difficilement différentiables, et des massacres qui ont mis à terre leurs communautés, la capitale impériale va impulser dès le second siècle des changements de doctrine pour imposer sa domination religieuse. C’est une étape importante dans la formation d’un christianisme romain se démarquant du christianisme original et de ses origines juives. Le conflit quartodécimain en est un des premiers exemples dès 116 ap. JC, c’est à dire après la seconde guerre judéo Romaine, la guerre de Kitos.

La fête de Pâque
Il convient de rappeller rapidement l’importance religieuse de cette fête pour le judaïsme et le christianisme, et le lien qu’elle conserve entre les deux tarditions, permettant d’y donner un sens nouveau dans le Christianisme. La fête juive de la Pâque consiste à commémorer l’exode des fils d’Israël hors d’Egypte. Le 14e jour du premier mois après l’équinoxe de printemps. Elle consiste à sacrifier un agneau et le manger “à la hâte” avec des herbes amers, comme les fils d’Israël quittant l’Egypte. Cela leur sera compté comme “un signe sur vos mains et vos fronts“. La Pâque représente le passage d’une situation de persécution en Egypte à sa libération et son départ vers la terre promise.  

L’ensemble de la vie de Jésus, telle qu’elle est racontée dans les évangiles, est rythmée par les 3 grandes fêtes monothéistes (Pâque, Pentecôte, Tabernacles). La récitation et l’enseignement des évangiles étaient également marqués par ce calendrier liturgique. Ainsi le fond (les enseignements de Jésus dispensés lors de ces fêtes) et la forme (la récitation des évangiles) s’exprimaient à travers le calendrier, au rythme des fêtes juives, et des récits qui donnaient le cadre de fond des épisodes

Voir par exemple comment la fête de Pâque sert de toile de fond à la distribution des pains : La Table servie et le rassemblement de la communauté, Jean 6.1-15). Le déjeuner sur la montagne de l’évangile de Jean se fait “quand Pâque approchait”. Jésus pose des questions à ces disciples sur l’exode qu’il intègre à son discours. De même le conflit avec le clergé qui s’ensuit se fait dans le cadre de la fête des tentes. La révélation de l’esprit aux apôtres dans le livre des actes a lieu la nuit de la Pentecôte, qui ne tarda pas à être associé à la réception des tables de la loi par Moïse.

Ainsi la crucifixion racontée dans les évangiles a lieu à Pâque, le 14e jour du premier mois. Le lien entre les deux événements est immédiat : Jésus qu’il est l’agneau de la Pâque. La fête devient la grande fête chrétienne, commémore la sortie d’Egypte et la crucifixion, suivie le dimanche par par la résurrection de Jésus, accomplissement de la fête juive des premiers fruits.

Les disputes quartodécimaines

Cette correspondance disparaît peu à peu avec l’imposition d’un nouveau calendrier pascal. Alors que Jésus et la communauté de Jérusalem s’inscrivent dans la continuité culturelle et religieuse des fils d’Israël, vont se former progressivement deux nouvelles entités, judaïsme et christianisme, près d’un siècle APRES le départ de Jésus. Elles n’émergeront que vers 90-120 pour le judaïsme, suite à la destruction du temple (la Torah va remplacer celui-ci comme fondation du judaïsme) et aux changement imposés par Rome (des responsables validés par Rome pour les communautés, et l’interdiction de convertir, le judaïsme étant jusque là une religion prosélyte …). Et au 4e siècle pour le christianisme, qui commence alors à prendre sa forme finale, suite à une série de transformations imposées par en haut, entre injonctions impériales et persécutions des récalcitrants. Les évêques successifs de Rome vont décidé au début du 2 siècle de changer la date de Pâque, et d’abandonnent la fête du 14 Nisan pour fêter les pâques romaines le dimanche (les anglais font la distinction entre passover et easter, en français entre Pâque et paques).

A la fin de la guerre de Kitos qui oppose Rome avec les communautés juives et chrétiennes, principalement en Mésopotamie et au Maghreb, le Pape Sixtus (116-125) (The Passover-Easter Controversy) est le premier à ne plus fêter la pâque le 14e jour, comme l’atteste la citation d’Irénée par Eusèbe ci dessous. Ce pape instaure aussi l’obligation de « lettres apostoliques » pour les évêques, qui officialise et centralise leur nomination (Wikipédia).

“Parmi ces hommes, les presbytres antérieurs à Soter qui ont dirigé l’Église que tu gouvernes aujourd’hui, c’est-àdire Anicet, Pie, Hygin, Télesphore, Xyste, n’ont pas non plus gardé eux-mêmes (le quatorzième jour) et ils n’ont pas imposé (leur usage) à ceux qui étaient avec eux ; et bien que ne gardant pas eux-mêmes (le quatorzième jour), ils n’en étaient pas moins en paix avec ceux qui venaient des chrétientés dans lesquelles il était gardé, lorsqu’ils arrivaient chez eux. Pourtant, le scandale était plus grand, pour ceux qui ne l’observaient pas, de voir observer par d’autres (le quatorzième jour)” (Eusèbe, Hist Eccl. 5, 24, 14)

Liste des papes évoqués dans cette lettre :

Sixte I (115-125) — aussi appelé Xyste I
Télesphore (125-136)
Hygin (136-140)
Pie I (140-155)
Anicet (155-166)
Soter (166-175)

Après la révolte juive de Bar Kokhba (132-135), le bilan est de 580.000 morts selon les sources romaines, qui donnent une idée de l’ampleur quoique peut être éxagérées, 50 villes fortifiées et 985 villages rasés. “Après la défaite, Jérusalem est rasée par Hadrien et interdite aux Juifs, qui toutes tendances confondues sont expulsés de la ville (…).” “Après la répression Hadrien veut déraciner le nationalisme juif en Judée. Il interdit la loi de la Torah et le calendrier hébreu, la pratique du Shabat et fait exécuter les érudits. Les rouleaux de la Loi sont brûlés cérémonieusement dans le grand complexe du Temple pour Jupiter qu’il a construit sur le Mont du Temple. Dans ce temple, il a installé deux statues, l’une de Jupiter, l’autre de lui-même.” (Wikipedia (en), Hadrian).

L’interdiction du judaïsme en Palestine par Hadrien, provoque la dispersion des évêques judéo chrétiens et leur remplacement par des évêques non juifs, probablement sous la pression du pouvoir civil. Ce qui facilitera l’adoption du dimanche et de la nouvelle Pâque, les pratiques juives étant de toute façon interdites. “La controverse de Pâques, comme nous l’avons remarqué, selon Épiphane, “surgit après l’époque de l’exode des évêques de la circoncision » (PG 42, 355, 356). Cette déclaration semble impliquer qu’avant cette époque, le dimanche de Pâques était inconnu en Palestine et était probablement pratiqué seulement par quelques chrétiens dans le reste du monde.” (The Passover-Easter Controversy)

Vers 160, le Pape Anicet tente d’imposer l’abandon du 14 Nisan. Ce qui provoque un conflit avec les églises d’orient, qui envoient Polycarpe défendre la Pâque quartodécimaine. Le disciple de l’apôtre Jean met toute son autorité pour s’y opposer. C’est peut-être cela qui le pousse à inclure l’évangile de Jean (écrit vers 90 par l’apôtre à Patmos), dans un assemblage des 4 évangiles . En effet cet évangile est plus précis dans la datation des évènements de la semaine de Pâque.

Il semble que l’Evangile de Jean occupe une place particulière.
C’est celui qui écrit en dernier. Mais son écrivain est connue de façon assez fiable, et Jean était un des, sinon le disciple le plus proche de Jésus. Jean a vécu le plus tard des disciples. Il est transmit par Polycarpe et probablement inclut dans le Canon par lui. L’évangile de JEan apporte des précisions sur la date de Pâque et de la crucifiction qui ne sont pas présente dans l’évangile. Tout cela est validé par Irénée, un évêque adoubé par Rome, mais intègre et contemporain des derniers témoins. Ainsi l’évangile est tardif relativement aux autres, mais écrit par des contemporains de Jésus et connus à l’époque de sa transmission.

Polycarpe est par la suite brulé pendant les persécutions anti-chrétiennes pour avoir refusé de prendre pour dieu l’empereur romain. On observe régulièrement dans ce conflit un aller retour entre les persécutions antichrétiennes et antijuives de l’empire romain et des innovations religieuses des évêques chrétiens romains qui permettent d’assujetir le monothéisme à l’empire.

“Diverses sources suggèrent que la Pâque quartodécimaine était beaucoup plus répandue qu’Eusèbe n’est prêt à admettre. Avant l’époque du pape Victor, il semble avoir été pratiquée par certaines Églises même à Rome. Le fait qu’Irénée se réfère aux “prêtres avant Soter » (Eusèbe, Hist Eccl. 5, 24, 14), en contournant le dernier, comme exemples d’évêques qui ont permis l’observance de la Pâque quartodécimaine, suggère que le changement de la politique sur la question de Pâques, a eu lieu à l’époque de Soter. L. Duchesne, helléniste de renom, note à cet égard que “sous Soter, successeur d’Anicète, les relations semblent avoir été tendues “(Histoire ancienne de l’Eglise [Paris: E. Thorin, 1889,] 1: 289). En Gaule, cependant, les deux variations de Pâque semblent avoir coexisté, même au moment de Irénée, sans causer de problèmes majeurs. En fait Irénée témoigne: “Nous vivons également en paix les uns avec les autres et notre désaccord dans le jeûne confirme notre accord dans la foi » (Lac,« Eusèbe History »5, 24, 13, p.611).” (The Passover-Easter Controversy)

Ensuite le Pape Pope Victor I (189–198ad) impose les pâques romaines aux églises d’orient sous peine d’exclusion. La résistance des églises orientales, et de Polycrate, provoque leur exclusion et la continuation des relations romaines avec les seules églises « converties » au nouveau culte.  La revendication de l’héritage des apôtres est au cœur de l’argumentation, Rome commençant à forger le dogme de « la clé de Pierre » pour justifier ses ordres à la communauté. Polycrate répondra du nombre important d‘apôtres et de figure du christianisme primitif en orient. Cyprien (250) attribuera la primauté de Rome en fonction de l’héritage de Pierre, tout en remarquant que tous les apôtres ont reçu une autorité semblable.

Le concile de Nicée en 325 statuera définitivement sur la date des pâques romaine le premier dimanche qui suit la première pleine lune après l’équinoxe. Le but est bien d’imposer les pâques romaines comme fête unique pour toute les communautés. Cela se fait dans un vocabulaire explicitement antisémite, montrant l’importance de se démarquer des pratiques des « criminels » et de leurs « viles actions » comme justification pour imposer ses pratiques sur le christianisme d’orient.

La perspective de cette controverse permet d’entrevoir l’abandon puis l’excommunication du judéo-christianisme oriental au profit d’une nouvelle tradition, romaine. Appuyée d’abord sur un l’anti christianisme païen de l’empire romaine, qui deviendra antisémitisme au fur et à mesure que se formera une nouvelle tradition chrétienne qui pourra prétendre se « purger » des « influences juives » L’antisémitisme romain se construit ainsi comme un processus de bouc émissaire qui permet de consolider un pouvoir central sur le christianisme, et d’expulser le judéo-christianisme oriental au profit d’un christianisme romain qui va émerger progressivement, au fur et à mesure de la conversion de l’empire.

2. Le conflit sur les début de l’année

En dehors de la forme de la fête de Pâque, le concile de Nicée impose surtout le compte de l’année : Pâque, donc le mois de Nisan, aura lieu la première pleine lune après l’équinoxe. Au-delà de la dispute quartodécimaine à proprement parler, il y a de faits jusque là de vastes discutions, débats et controverses sur le début de l’année.

Suite à la dispersion des juifs de Palestine par Hadrien, il n’y a plus de centre réligieux qui fixe un calendrier commune, et les juifs semblent avoir des cycles métoniques, pas totalement alignés selon les endroits. Les chrétiens se font leur propres calendriers et les comparent aux calendriers juifs. Ils les accusent d’avoir de trop grande variations et  de régulièrement fêter Pâque avant l’equinoxe.

Avant la dispersion, le judaïsme de la période Hérodienne a des dates très tardives, Pâque tombe régulièrement au mois d’avril. Il semble donc que la règle, y compris à l’époque de Jésus, fut de commencer le mois de Nisan à la première lune après l’équinoxe de printemps. Cette pratique fut perdue par la suite. Les chrétiens orientaux semblent s’être calés sur les communautés juives locales, jusqu’à s’apercevoir que ce n’était pas suffisant.


Le christianisme romain semble avoir fusionner sa fête avec les fêtes païennes du printemps, et donc ramener Pâque à la première pleine lune après l’equinoxe. En effet de nombreux cultes de la fertinité ont des déesses nommées avec pour nom des variations de « Ishtar » d’Assyrie, jusqu’à Eostre des saxons ou Ostara des germains. A Rome des cultes des mystères fetent déjà au printemps des mythes de morts / résurection, qui donneront beaucoup de concurences aux chrétiens.


L’époque propose donc trois façons de calculer le début de l’année :
– le début du mois de Nisan la première lune après l’équinoxe

– la fête de Pâque, le 14 Nisan, après l’equinoxe.

– des cycles variées dont le plus connu est le cycle métonique, qui selon leur application peuvent amener à sortir du cadre logique (Pâque au printemps).

La plus ancienne, et quelque part la plus logique, semble la première, fêtée au temps de Jésus, qui commence l’année après l’equinoxe. La connaissance est ancienne, et se trouvait déjà dans le croiscent fertile et en Egypte. Au deuxième millénaire avant JC, les pleiades marquaient l’equinoxe de printemps et étaient connues visiblement dans tout le monde habité. Il est probable, en tout cas réaliste, que l’hébreu « tequfah », le tournant de l’année face référence à l’equinoxe ou un phénomène semblable, et que la référence de la Torah au printemps ne concerne pas seulement la pousse des blés, mais l’equinoxe, les deux phénomènes étant de toute façon intimement liés.

3. Le détournements des fêtes judéo chrétiennes en fêtes christiano-romaines.

Comme on l’a vu, la fête de Pâque juive est en concurrence à Rome avec les fêtes du printemps et les mythes de mort/résurection, et un certains concrétisme amène à aligner la fête de la pleine lune au dimanche suivant, phénomène probablement parallèle au remplacement du sabbat par le dimanche, le jour du soleil.  

Ce ne sera pas seulement le cas pour Pâque, mais aussi pour la fête des tentes qui deviendra la fête des morts et l’intégration des staurnales et de sol invictus dans les fêtes catholique de noël, la nouvelle lumière. Le folklore païen remplacera progressivement l’histoire juive de l’exode et son sens chrétien, pour permettre l’emergence d’une tradition compatible avec la dynamique de l’empire romain et des peuples conquis.


L’Histoire de la communauté chrétienne / nazoréenne de jérusalem des origines à 135 — Simon C. Mimouni

Voici une étude sur les débuts du christianisme, donnée en guise d’introduction. Il s’agit de décrire rapidement la première communauté chrétienne, fondée par Jésus selon l’auteur, donnant ainsi un cadre historique à la formation du christianisme. Texte publié sur https://journals.openedition.org/asr/230 .


1Cette recherche n’a jusqu’à présent fait l’objet que d’introductions : ainsi, l’introduction générale a été suivie l’an passé d’une introduction géographique ainsi que d’une introduction historique.

  • 1  S. C. Mimouni, « Jérusalem dans les consciences juives (y compris les mouvances chrétiennes) aux i(…)

2Cette année, on a commencé par se pencher, dans des prolégomènes, sur l’image de Jérusalem dans les consciences judéennes (y compris les mouvances chrétiennes) aux ier‑iie siècles de notre ère à partir d’éléments qui ont déjà été publiés dans un article mais qui ont été complétés et remaniés1. On a ensuite essayé d’épuiser la matière de trois préliminaires consacrés (1) à l’examen des documents, (2) à l’examen des recherches et (3) à la présentation de la figure de Pierre entre Jérusalem et la Galilée.

3La question des documents relatifs à la communauté chrétienne de Jérusalem posant de nombreux et épineux problèmes, ils ont demandé, par conséquent, dans des présentations générales, des appréciations critiques en fonction de points de vue très spécifiques. Les Actes des Apôtres, qui représentent la principale et souvent l’unique source d’informations, ont donc fait l’objet d’une évaluation critique sur le plan de leur valeur historique. Il en a été de même pour l’œuvre d’Hégésippe et pour celle de Jules l’Africain dont les apports ne sont guère à négliger – même si, au fond, elles n’apportent rien de plus pour la période antérieure à Jacques le Juste. Il a été aussi question de l’Épître de Jacques et de l’Épître de Jude qui, si l’authenticité de leurs auteurs respectifs était reconnue, seraient originaires de Jérusalem. Il a été encore question de la littérature canonico‑liturgique, des littératures pseudo‑clémentine et pseudo‑jacobienne ainsi que des littératures arménienne et géorgienne, moins connues mais dont l’intérêt n’est pas moindre.

4La question des recherches relatives à la communauté chrétienne de Jérusalem a demandé l’établissement d’une distinction entre approches historiques et approches théologiques : une distinction difficile car peu de critiques, dans leurs travaux, se sont strictement limités aux unes ou aux autres.

5Toujours dans ces préliminaires, la figure de Pierre entre Jérusalem et la Galilée a été présentée non pas pour la maintenir dans la recherche mais pour l’éliminer – par manque de temps, il n’a cependant pas été possible de traiter de cette question au cours de l’année.

6Outre des introductions, des prolégomènes et des préliminaires, cette recherche sur la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem aux ier‑iie siècles a été répartie en treize parties et non pas en douze comme cela avait été initialement prévu. Il ne paraît pas inutile de donner, dans ses grandes lignes, un aperçu global du parcours de la recherche qui sera conduite au cours des deux prochaines années.

7Dans une première partie, il s’agira d’examiner les traditions relatives à l’entrée et au séjour de Jésus à Jérusalem à partir des sources évangéliques d’ordre canonique, qui sont, apparemment, les plus anciennes. Elles seront analysées autant du point de vue littéraire que du point de vue topologique, c’est‑à‑dire sur le plan de leur localisation dans Jérusalem et ses environs. On donnera aussi un status quaestionis sur la tradition du dernier repas de Jésus avec ses disciples qui paraît être l’action fondatrice primordiale de la communauté de Jérusalem.

8Dans une deuxième partie, il s’agira d’aborder les traditions relatives à la mort de Jésus à Jérusalem à partir des sources évangéliques d’ordre canonique, sans doute les plus anciennes, et d’ordre apocryphe. L’examen, là encore, sera mené tant du point de vue littéraire que du point de vue topologique avec la localisation du Prétoire de Pilate, du Golgotha et du Calvaire.

9Dans une troisième partie, on présentera les traditions relatives à la famille de Jésus à travers (1) la question des parents de Jésus, (2) la question des frères et sœurs de Jésus, (3) la question de Judas Thomas l’hypothétique frère jumeau de Jésus et (4) la question de Jésus premier-né de Marie.

  • 2  S. C. Mimouni, « La tradition de la succession “dynastique” de Jésus », dans B. Caseau – J.‑C. Che (…)

10Dans une quatrième partie, on analysera la tradition de la succession de Jésus, notamment le cas de la tradition sur Conan le Martyr – à partir d’un article déjà publié2. On se demandera comment les apôtres de Jésus à travers Pierre – ont abandonné leur primauté aux parents de Jésus – à travers Jacques. En d’autres termes : comment et pourquoi le pouvoir de la communauté est‑il passé, comme le montrent les sources en dehors des Actes des Apôtres, à Jacques le frère du Seigneur et non pas à Pierre l’apôtre du Seigneur ?

  • 3  S. C. Mimouni, « La tradition des évêques chrétiens d’origine juive de Jérusalem », Studia Patrist (…)

11Dans une cinquième partie, on examinera la tradition des évêques judéo‑chrétiens de Jérusalem – à partir d’un article déjà publié3.

12Dans les sixième et septième parties, on abordera les traditions sur Jacques le frère de Jésus (avec le Martyre) et sur Siméon le cousin de Jacques (avec le Martyre). Dans le cadre de la septième partie, il sera question, à titre d’hypothèse, du cas de l’énigmatique Théboutis de Jérusalem, qui serait à l’origine de la formation du groupe des ébionites issu d’une scission d’avec le groupe des nazoréens.

13Dans une huitième partie consacrée aux débuts de la communauté de Jérusalem, l’attention se portera sur son organisation (les apôtres et les parents de Jésus), sur sa composition (les Hébreux et les Hellénistes) et sur son développement (notamment avec une étude de l’affaire d’Ananie et de Saphire). On jettera aussi un éclairage sur les institutions de la communauté telles qu’elles se font jour dans les Actes des Apôtres mais aussi dans la littérature canonico‑liturgique : principalement sur le ministère des apôtres, des prophètes, des docteurs, des presbytres, des diacres et des épiscopes. On abordera également les informations sur la communauté, toujours selon les Actes des Apôtres avec une présentation de son origine (l’ascension) et une présentation de son évolution (les sommaires).

14Dans les neuvième et dixième parties, on examinera les conflits – externes et internes – auxquels a été confrontée la communauté de Jérusalem, principalement entre les années 30 et 50. Parmi les conflits externes, on distinguera entre, d’une part, les arrestations de Pierre et Jean, puis des apôtres et, d’autre part, la persécution des Hellénistes à travers l’exécution d’Étienne ainsi que la persécution des Hébreux à travers l’exécution de Jacques et la fuite de Pierre. Parmi les conflits internes, la distinction sera établie entre, d’une part, la mission de Pierre en Palestine et les suites de la conversion de Corneille et, d’autre part, le conflit d’Antioche et l’assemblée de Jérusalem qui lui a fait suite.

  • 4  S. C. Mimouni, « La tradition de la migration de la communauté chrétienne d’origine juive de Jérus (…)

15Une onzième partie sera consacrée à la tradition de la fuite de la communauté de Jérusalem à Pella – à partir d’un article en cours de publication4.

16Une douzième partie sera consacrée à certaines doctrines de la communauté de Jérusalem dans ses réactions face à des scissions qui se sont produites après son retour de Pella, notamment à partir des épîtres canoniques de Jacques et de Jude. La doctrine des « Deux Voies » sera notamment présentée, car elle est caractéristique des doctrines chrétiennes d’origine judéenne originaires de la Ville Sainte.

17Dans une treizième et dernière partie, on se penchera sur certaines traditions de Jérusalem au ive siècle et sur leur caractère éventuellement judéo‑chrétien, notamment sur l’Invention des Reliques d’Étienne, l’Invention des Reliques de Jacques et l’Invention des Reliques de la Croix.

18Dans la conclusion générale, il sera question des évêques pagano‑chrétiens de Jérusalem au iie siècle dont la liste, transmise par Eusèbe de Césarée, n’est pas sans soulever des problèmes insolubles.

19On peut discuter de l’ordre des parties qui n’est pas nécessairement chronologique : il se peut d’ailleurs qu’il change au cours de la recherche.

20Dans l’ensemble, les problématiques seront plutôt posées et pensées, la plupart du temps, d’un point de vue historique mais sans négliger pour autant le point de vue doctrinal, même si ce dernier est somme toute secondaire dans l’approche envisagée.

21Le sujet n’a jamais fait l’objet d’une recherche systématique d’un point de vue historique.

  • 5  J. Vermeylen, Jérusalem, centre du monde. Développements et contestations d’une tradition biblique(…)

22Le livre récemment publié par Jacques Vermeylen5 montre assez quelles sont les limites proposées par un point de vue théologique, lequel doit nécessairement déboucher sur une herméneutique. Dans ce travail, l’auteur, professeur à la faculté de théologie de l’Université catholique de Lille, propose un parcours dans les textes bibliques, Ancien et Nouveau Testaments, qui traitent cette tradition à travers ses partisans et ses opposants. Dans une première partie, sont examinés le monde du Temple et la pratique des pèlerinages, le motif littéraire de l’assaut de tous les peuples contre Sion et celui, symétrique, de la montée pacifique des mêmes peuples au même lieu – apparaît aussi la figure antagoniste de Babylone, centre d’un monde hostile, et la question de la réforme centralisatrice du roi Josias. Dans une seconde partie, sont présentés les prophètes qui dénoncent les illusions liées à l’idéologie du Temple – illusions qui occultent les exigences de la justice sociale et d’une croyance qui doit s’incarner dans le politique et non pas dans le divin. Pour l’auteur, la Bible apparaît comme le livre d’un débat qui porte sur les questions les plus fondamentales : l’image du Dieu d’Israël, le rapport au pouvoir, les relations entre nations ou groupes religieux. C’est une étude d’exégèse qui est ici posée sur la table de travail : aussi excellente soit‑elle, elle demeure nécessairement celle d’un théologien et non pas celle d’un historien.

23J. Vermeylen rappelle que Jérusalem est le point focal du conflit israélo-palestinien et, plus largement, du contentieux proche‑oriental, et il souligne que, consciemment ou non, les parties en présence mettent en œuvre un imaginaire traditionnel, qui s’exprime déjà dans bon nombre de textes bibliques. Jérusalem et son sanctuaire forment le centre d’un immense système symbolique qui donne sens à des pratiques cultuelles, légitime la hiérarchie sociale et correspond à un désir de pouvoir et de puissance.

24J. Vermeylen formule un message d’espoir pour tous les hommes de Jérusalem et de Terre Sainte, Palestiniens comme Israéliens, qui aspirent à la paix. Il est évident que l’objectif de l’historien est tout autre, même s’il peut être d’accord avec ce message : mais cela relève, pour lui, d’un registre totalement différent !

25L’historien fait l’histoire de la mémoire sur Jérusalem, il ne doit surtout pas poursuivre le tracé et ajouter une pierre… L’historien doit au contraire déconstruire les échafaudages qui reposent nécessairement sur des présupposés idéologiques : il doit dire ce qui a été et non pas présenter ce qui a servi tel ou tel engagement.

26Dans l’introduction à la recherche de cette année, on a proposé un panorama des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine afin de résumer un certain nombre de points qui la conditionnent que l’on reprend ici.

Les communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine au cours des deux premiers siècles de notre ère

27Dresser l’histoire des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine, c’est toucher à la naissance du christianisme, ce qui n’est pas chose aisée, étant donné l’état parcellaire de la documentation : de ce fait, on est obligé de procéder par touches successives, sans pouvoir tenter une réelle synthèse.

28Jésus n’est pas le fondateur du christianisme en tant que religiosité indépendante. Il est tout au plus le fondateur de la communauté chrétienne de Jérusalem dans le cadre du judaïsme de son temps, lequel apparaît comme relativement éclaté étant donné les divers groupes de pensée et de pression qui le traversent (esséniens, pharisiens, sadducéens et autres). C’est pourquoi, parler des communautés chrétiennes d’origine judéenne en Palestine implique de se pencher sur les disciples de Jésus, les grandes figures comme Jacques le Juste, Pierre et Paul, qui ont diffusé progressivement son message à travers les milieux judéens comme à travers les milieux grecs.

29En 30 de notre ère, à Jérusalem, Jésus de Nazareth, qui est depuis deux ans prédicateur itinérant originaire de Galilée prophétisant l’annonce de l’imminence du Règne de Dieu, est arrêté, jugé et exécuté pour des raisons politico‑religieuses – Ponce Pilate étant préfet de la province romaine de Judée. Au lendemain de la mort de leur maître, ses disciples, dans un premier moment, paraissent s’être dispersés à travers toute la Palestine. Toutefois, on les retrouve, dans un second moment, à Jérusalem, proclamant qu’a été ressuscité « celui » qui a été crucifié. Ils annoncent un temps nouveau et l’imminence, lors du retour de Jésus, de la réalisation de l’antique promesse de salut faite par le Dieu d’Israël aux ancêtres de son peuple. Un mouvement religieux aux origines prophétiques et aux tendances de plus en plus messianiques est en train de naître. Il est constitué par des Judéens qui, disciples de Jésus, vivent de son Esprit, dont ils héritent la puissance créatrice, guérissant les malades et expulsant les démons comme leur maître l’a fait avant eux.

30On est à Jérusalem, la ville sainte du judaïsme, alors sous domination romaine depuis près d’un siècle. La nouvelle communauté des disciples de Jésus est relativement peu homogène puisque constituée par des Judéens venus d’horizons extrêmement divers dont certains sont de culture et de langue hébraïques (les Hébreux) et d’autres de culture et de langue grecques (les Hellénistes). Elle subsiste grâce à la mise en commun des biens vendus pour satisfaire aux besoins de tous, et semble avoir comme centre une « synagogue » située sur le Mont Sion, dans le lieu même où Jésus a pris son dernier repas avec ses disciples les plus proches (désignés par le terme technique d’apôtres).

31Les nouveaux adeptes sont admis dans le groupe des « saints », appellation qu’ils se donnent, par une initiation sous forme d’une ablution lustrale – un baptême au nom de Jésus le Messie. Ses membres fréquentent le Temple avec assiduité, comme c’est le cas, par exemple, pour son premier responsable, Jacques le Juste, le frère de Jésus.

32Cette communauté est parfois persécutée par les autorités religieuses judéennes : ce qui obligera certains de ses membres à la dispersion, laquelle conduira à la diffusion du message du Règne de Dieu parmi les communautés judéennes de la Diaspora.

33Un chrétien d’origine judéenne de langue grecque, Étienne, est condamné, en 33, à la lapidation pour blasphème contre le Temple. Sans doute la même année, Paul de Tarse, un Judéen de culture et de langue grecques originaire de la Diaspora, devient membre du mouvement des disciples de Jésus : il sera un des plus grands missionnaires chrétiens connus. Ces mêmes chrétiens répandent alors ce qu’ils considèrent comme la « bonne nouvelle » (c’est‑à‑dire l’Évangile de Jésus le Messie) : c’est ainsi, par exemple, qu’en 33, Philippe, un des Sept choisis par les Hellénistes pour le « service des tables » (= l’intendance de leur communauté), la propage en Samarie ; c’est ainsi, autre exemple, que des chrétiens d’origine judéenne, de culture et de langue grecques, sont amenés, en 34, à créer une communauté à Antioche où les croyants recevront pour la première fois le nom de « chrétiens », c’est‑à‑dire « messianistes ».

34Des chrétiens d’origine judéenne de langue hébraïque comme Pierre et Jacques, le frère de Jean et non pas de Jésus, sont également persécutés en 43‑44 : le second est exécuté par décapitation sur ordre d’Hérode Agrippa Ier, tandis que le premier est contraint à la fuite dans des conditions présentées comme miraculeuses. Pierre est alors amené à propager cette même « bonne nouvelle » de la croyance messianique en Jésus jusqu’à Rome, la capitale impériale.

35Jacques le Juste est aussi exécuté par lapidation, en 62, sur ordre du grand prêtre alors en exercice (Anan), pour violation de la Loi de Moïse, lors d’une vacance de la procuratèle romaine (entre Festus et Albinus). La communauté de Jérusalem paraît alors désorganisée et contrainte à se réfugier à Pella (Transjordanie) en 68, durant le siège de la ville par les légions romaines : elle n’y reviendra partiellement qu’après 70.

36La diffusion du message chrétien a été réalisée dans un premier temps en milieu judéen, puis dans un second temps en milieu grec. Mais il convient de préciser que la plupart des non Judéens touchés par ce message ont été en réalité des Grecs déjà sympathisants au judaïsme, relativement nombreux à cette époque dans les communautés judéennes de l’Empire romain, et non pas de Grecs méconnaissant le judaïsme et adhérant directement au christianisme – comme on le dit souvent.

37Des années 30 à 135, l’entrée des Grecs dans les communautés sera cause de difficultés puis d’affrontements entre les différentes tendances traversant le mouvement chrétien.

38Jacques, Pierre et Paul se trouvent au centre des conflits dont les enjeux peuvent se résumer en ces termes : la nouvelle croyance messianique doit‑elle imposer les observances judéennes aux Grecs, et notamment la circoncision ? Les réponses semblent avoir été diverses et graduées : les observances demeurent pour les Judéens mais ne sont pas nécessairement à imposer aux Grecs – les uns et les autres devant toutefois partager la même table, au moins durant l’eucharistie.

  • 6  Pour une autre perspective, moins classique, voir S. C. Mimouni, La circoncision dans le monde jud (…)

39Avant le conflit d’Antioche et la réunion de Jérusalem, en 49‑50, où Jacques et Pierre d’une part et Paul d’autre part se sont affrontés sur cette question, à Césarée, Pierre a fait entrer parmi les « saints » un incirconcis et toute sa maison, ce qui l’a obligé à fournir une explication auprès de la communauté de Jérusalem : il s’agit de Corneille, un centurion déjà sympathisant du judaïsme6.

40La répartition des champs de mission entre Pierre et Paul est une idée qui apparaît tardivement dans la littérature chrétienne : de fait, entre ces deux grandes figures, il y a concurrence dans la propagation du message chrétien – on peut le constater en Anatolie et en Grèce, mais aussi à Rome. Sans compter que des envoyés de Jacques le Juste ont joué un rôle non négligeable dans cette concurrence. Dans la réalité, il y a conflit des interprétations entre les uns et les autres : certains considérant que la croyance seule au Messie suffit au salut – c’est le cas pour Paul, en ce qui concerne uniquement les chrétiens d’origine grecque –, d’autres estimant, au contraire, que l’observance et la croyance conjointes à la Loi et au Messie sont nécessaires – c’est le cas pour Jacques et dans une mesure apparemment moindre pour Pierre.

41Quoi qu’il en soit, dans les années 60 de notre ère, on trouve partout des chrétiens dans le monde de l’Orient romain, mais aussi dans la ville de Rome et sans doute ailleurs en Occident. Ils ne sont probablement pas nombreux et pratiquent le secret pour se protéger de toutes parts. Mais s’ils constituent des communautés dispersées, ils partagent essentiellement d’une manière ou d’une autre la croyance que Jésus est le Messie ou Christ envoyé par le Dieu d’Israël et que nonobstant sa mise à mort il a été arraché aux puissances des ténèbres pour siéger à la droite de son Père, envoyant son Esprit capable de transformer les cœurs et de pardonner les péchés dans l’attente de son retour prochain.

42Ces communautés sont encore dans le judaïsme, et ce malgré la présence en leur sein de chrétiens d’origine grecque.

43Durant une période difficile à déterminer avec précision, elles resteront dans le giron du judaïsme, malgré les conséquences des révoltes judéennes contre Rome de 66‑74, de 115‑117 et de 132‑135. De fait, il devient de plus en plus difficile de parler de christianisme, en tant que religiosité constituée et plus ou moins acceptée si ce n’est reconnue, avant la seconde moitié du iie siècle – et ce dans le meilleur des cas. Auparavant, le christianisme est soit dans le judaïsme, soit hors du judaïsme, mais sans constituer pour autant une religiosité déliée de ses racines judéennes.

44Au milieu du iie siècle, le christianisme acquiert son autonomie relative à l’égard du judaïsme, sans même avoir à couper les ponts : cette religiosité n’a pas vraiment de date de naissance, car son édification a duré plus d’un siècle, jusqu’à cet essai d’émancipation un divorce – qui ne sera jamais prononcé, malgré les excommunications réciproques.

45La séparation ou la rupture (?) d’avec le judaïsme sera le résultat d’un parcours semé de conflits qui prendront d’abord une forme interjudéenne (entre Judéens chrétiens et Judéens non chrétiens) avant de revêtir ensuite une forme antijudéenne (entre « chrétiens » de toutes origines et Judéens non chrétiens).

46Au cours du iie siècle, on assiste à la marginalisation des communautés chrétiennes d’origine judéenne (formant ce que l’on appelle le judéo‑christianisme) au profit des communautés chrétiennes d’origine grecque (formant ce que l’on appelle le pagano‑christianisme) : ce seront ces dernières qui s’érigeront progressivement en « Grande Église ».

47Durant les années 30‑150/180, les chrétiens n’ont pas encore réalisé l’utopie de l’unité, même si les sources transmises par ceux qui déclarent appartenir à la « Grande Église » affirment évidemment le contraire. De fait, le christianisme de la « Grande Église » s’est construit, tout au long des iie et iiie siècles, en élaborant des concepts nouveaux comme ceux de l’hérésie et du dogme. Ces derniers lui ont permis de se construire aux dépens des autres tendances renvoyées alors dans l’ombre de la marginalité, aussi bien judaïsantes (nazoréens, ébionites, elkasaïtes…) que gnosticisantes (basilidiens, valentiniens…) ou marcionites (Marcion), montanistes (Montan) qu’encratites (Tatien).

48C’est dans ce cadre, dont on n’a fait que brosser un panorama substantiel mais rapide, qu’il convient de placer l’histoire de la communauté nazoréenne/chrétienne de Jérusalem.

49En particulier c’est par rapport aux groupes des nazoréens et des ébionites que doit être située cette première communauté. En effet, il est assez vraisemblable que c’est à Jérusalem que se sont constitués ces deux groupes alors qu’ils sont encore unis sous l’étiquette de « croyants », ma’aminim en hébreu et pistoi en grec, et sous la houlette de Jacques le Juste. Une rupture est cependant intervenue dans ce groupe lors des événements qui ont entouré la destruction du Temple de Jérusalem, et une partie est entrée en sécession, prenant ou recevant alors l’étiquette d’« ébionites », ce qui signifie les « pauvres ».

50C’est pourquoi, il convient de situer les orientations doctrinales de cette communauté de Jérusalem non loin de celles qui ont été attribuées postérieurement aux nazoréens et aux ébionites. Il est certain que ces deux groupes ont par la suite évolué de manière divergente.

51Il y a cependant de fortes chances pour que le groupe ébionite ait conservé des formes doctrinales plus anciennes que celles qu’on retrouve dans le groupe nazoréen : ces dernières paraissent en effet avoir fortement évolué, notamment sur la manière de se représenter la messianité de Jésus puisqu’elle n’est pas tellement différente de celle que l’on rencontre dans l’Évangile selon les Hébreux ou dans l’Évangile selon Matthieu – des textes qui proviennent plus ou moins de ce groupe, à la différence près que le premier est une composition des nazoréens de Palestine (Jérusalem) et le second une composition des nazoréens de la Diaspora (Antioche) – du moins si l’on suit les acquis les plus récents de la recherche.

52Autrement dit, lors de la scission d’avec les nazoréens, ce qu’il convient maintenant d’appeler les ébionites ont emporté et conservé les orientations doctrinales qu’ils ont précédemment partagées avec le groupe dont ils sont issus.

53On peut évidemment douter que les ébionites aient conservé intactes les orientations doctrinales de l’époque de leur scission avec les nazoréens, mais rien ne permet réellement de penser le contraire.

  • 7  Voir S. C. Mimouni, Les fragments évangéliques judéo-chrétiens « apocryphisés ». Recherches et per (…)

54Quoi qu’il en soit, afin d’éclaircir ces points qui sont fondamentaux pour comprendre l’insertion de la communauté chrétienne de Jérusalem dans le mouvement des disciples de Jésus en pleine évolution, il conviendra de se pencher de manière succincte sur l’Évangile selon les Hébreux et sur l’Évangile selon les Ébionites, qui semblent représenter, contrairement à ce qui est souvent avancé par les exégètes, des formes du message chrétien qui sont au moins contemporaines des formes transmises par les évangiles synoptiques, si ce n’est antérieures7 à celles-ci.

55Ce panorama montre un certain nombre d’avancées par rapport aux recherches engagées dans ce séminaire depuis des années. On pourrait pointer ces avancées qui sont autant de différences par rapport à des publications personnelles dont certaines sont récentes.

56Les chrétiens d’origine judéenne ont profondément marqué la pensée
chrétienne, y compris celle qui se donne comme opposée au judaïsme. Il est de plus en plus clair que les chrétiens de la tendance gnosticisante, qu’ils aient été d’origine judéenne ou grecque, ont été assez proches des pharisiens/tannaïtes mystiques aux opinions plus ou moins antinomistes de la même époque – l’Évangile de Judas, récemment mis au jour, le montre assez.

57Par delà les difficultés que cela suscite, c’est le signe d’une vitalité dans un domaine qui a peu bougé durant longtemps.

58De ce fait, un principe a été mis au jour récemment : toute tradition ou toute doctrine, qu’on retrouve dans les textes, doit être contextualisée dans l’espace et dans le temps – et ce, de manière précise – autant que faire se peut.

59Il ne sert à rien, pour l’historien, d’étudier un texte d’un point de vue littéraire et d’un point de vue doctrinal s’il n’est pas possible de le situer dans l’espace et dans le temps car ses motivations ne relèvent d’aucune herméneutique.

60C’est ainsi, par exemple, qu’il faut se prononcer de manière précise sur des textes comme l’Épître de Jacques ou l’Épître de Jude que l’on situe de plus en plus à Jérusalem – peu avant l’an 70 pour le premier, peu après pour le second – et dont l’attribution à Jacques ou à Jude, de la famille de Jésus, est de moins en moins contestée.

61En matière d’histoire des textes et des idées, il faut sortir des sentiers battus balisés par les a priori d’ordre théologique. Les textes canonisés ne sont sans doute pas les plus anciens de la littérature chrétienne, même s’ils sont les mieux transmis. Ils sont devenus normatifs pour de tout autres raisons, notamment la détermination d’une orthodoxie face à des hétérodoxies.

Notes

1  S. C. Mimouni, « Jérusalem dans les consciences juives (y compris les mouvances chrétiennes) aux ier‑iie siècles de notre ère », dans A. Le Boulluec (éd.), À la recherche des villes saintes, (actes du colloque franco‑néerlandais “Les villes saintes”, Collège de France, 10‑11 mai 2001), Brepols (“Bibliothèque de l’école pratique des hautes études, sciences religieuses” 122), Turnhout 2004, p. 63‑81.

2  S. C. Mimouni, « La tradition de la succession “dynastique” de Jésus », dans B. Caseau – J.‑C. Cheynet – V. Déroche (éd.), Pèlerinages et lieux saints dans l’Antiquité et le Moyen Âge. Mélanges offerts à Pierre Maraval, AHCHCB, Paris 2006, p. 291‑304.

3  S. C. Mimouni, « La tradition des évêques chrétiens d’origine juive de Jérusalem », Studia Patristica XL, Fourteenth International Conference on Patristic Studies held in Oxford 2003, Louvain 2006, p. 447‑446.

4  S. C. Mimouni, « La tradition de la migration de la communauté chrétienne d’origine juive de Jérusalem à Pella », pour les Mélanges Laperroussaz (à paraître).

5  J. Vermeylen, Jérusalem, centre du monde. Développements et contestations d’une tradition biblique, Le Cerf (“Lectio divina”), Paris 2007.

6  Pour une autre perspective, moins classique, voir S. C. Mimouni, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecque et romaine. Histoire d’un conflit interne au judaïsme, Peeters, Paris/Louvain 2007, p. 161‑174.

7  Voir S. C. Mimouni, Les fragments évangéliques judéo-chrétiens « apocryphisés ». Recherches et perspectives, Gabalda, Paris 2006.