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RAFANELLI : ÉCRIVAINE ANARCHISTE INDIVIDUALISTE ET MUSULMANE par Felip Equy

Article original paru sur “Socialisme Libertaire”.

Leda_Rafanelli Anarchisme
Leda Rafanelli (1880-1971)


« Leda Rafanelli est une figure particulièrement attachante du mouvement anarchiste italien. Elle fut écrivaine, journaliste, éditrice, individualiste, féministe, partisane de l’amour libre, anticolonialiste mais aussi musulmane, soufie, orientaliste et même cartomancienne ! La Biblioteca Panizzi et l’Archivio Famiglia Berneri-Aurelio Chessa (Reggio Emilia) qui possèdent les archives de Leda Rafanelli ont organisé en 2007 une journée d’études sur cette anarchiste et en ont publié les actes en 2008.

Leda est née en 1880 à Pistoia en Toscane dans un milieu modeste. En 1900, elle fait un séjour à Alexandrie en Égypte. Elle fréquente la colonie italienne et notamment Luigi Polli (1) qui lui fait découvrir les idées anarchistes. En même temps, elle s’enthousiasme pour l’islam et se convertit. Elle apprend l’arabe, elle le parle et l’écrit. Toute sa vie, elle gardera un mode de vie à l’orientale avec sa mystique, ses habits, ses décors, ses coutumes, etc. Bien qu’elle soit attirée par le nomadisme, elle vivra une vie de recluse. Elle arrivera à concilier un anarchisme qui est du domaine de la vie publique avec un islam qui relève du privé et de la vie intérieure. « Je suis anarchiste mais Allah sait que je crois en lui » (sic !). Sa vision de l’islam est une alternative au monde occidental dominé par la technologie, la déshumanisation et le règne de l’argent.

En 1901, elle rentre d’Égypte et s’installe à Florence. Ses premiers écrits sont édités : des brochures, La bastarda del principe (1904) et  Alle madri italiane (1905) ainsi qu’un roman Un sogno d’amore (1905). Elle participe à la revue anarchiste Il Pensiero animée par Luigi Fabbri (2) et Pietro Gori (3), deux figures importantes du mouvement italien. Ses sympathies vont vers le courant individualiste. Au cours de sa carrière d’écrivaine, elle a utilisé de nombreux pseudonymes : Djali, Zagara Sicula, Costantino Bazaroff, Étienne Gamalier, Ida Paoli, Nada, Sahara, Vega Monanni, etc.

Avec Luigi Polli qu’elle a épousé en 1902, elle crée la première de ses maisons d’édition, les éditions Rafanelli-Polli. Sont publiées la revue La Blouse et des brochures qui ont pour thèmes l’antimilitarisme, l’anticléricalisme, l’anti-autoritarisme, la lutte contre l’école et les prisons. La propagande vise la classe ouvrière et les femmes.

Leda a des convictions féministes déjà bien affirmées. Mais dans ses écrits, elle fait une différence entre la « donna » et la « femmina ». En tant qu’anarchiste, elle lutte pour l’égalité entre l’homme et la femme mais en tant que musulmane, elle croit au destin. Elle accepte que la femme demeure soumise aux lois naturelles comme la maternité.

En 1907, elle noue une relation sentimentale avec Giuseppe Monanni (4) qui durera une vingtaine d’années. Avec lui, elle participe à la revue Vir (« l’homme » en latin) (1907-1908) qui défend les idées philosophiques de Friedrich Nietzsche et de Max Stirner ainsi qu’à Sciarpa nera et La Libertà. En 1908, ils s’installent à Milan où ils fondent la Società editrice milanese puis la Libreria editrice sociale. Ils publient des brochures et collaborent à des revues (La Protesta UmanaLa Questione socialeLa Rivolta, etc.). Leur maison d’édition est sans doute la plus importante dans le milieu anarchiste d’avant-guerre. Le peintre Carlo Carrà (5) (avec lequel Leda aura une intense et brève relation amoureuse en 1912) dessine le logo et la couverture de plusieurs livres. Outre les œuvres de Leda, sont édités Pierre Kropotkine, Pietro Gori, Octave Mirbeau, Élie et Élisée Reclus, etc.

Leda joue un rôle important dans le mouvement individualiste milanais. Elle reçoit beaucoup dans son appartement à deux étages de la rue Monza qui est un véritable salon exotique avec tentures, tapis et tissus orientaux, brûleurs d’encens et images de la culture arabe. Les photographies la montrent souvent habillée à l’orientale. Quel que soit son âge, elle a la même expression, elle ne sourit jamais, elle semble un peu rêveuse.

Entre 1913 et 1914, elle a une relation sentimentale avec Benito Mussolini qui n’est pas encore un dirigeant fasciste. Il dirige alors le journal socialiste Avanti ! Elle s’éloigne de lui lorsqu’il prend des positions bellicistes. La correspondance de Leda et Mussolini sera publiée en 1946 par Monanni sous le titre Una donna e Mussolini. Il ne s’agit pas d’un livre politique mais de l’histoire de leur relation.

Pendant la Première Guerre mondiale, elle est anti-interventionniste et fait de la propagande contre la guerre. En 1915, elle publie notamment Abasso la guerra. Pendant que Giuseppe Monanni vit en exil en Suisse, elle reste à Milan avec son fils. Celui-ci est né en 1910, il s’appelle Elio Marsilio et a pour surnom Aini (« mes yeux » en arabe). Elle est aussi active dans le mouvement anticolonialiste. Elle s’intéresse au sort des Falashas, juifs éthiopiens pauvres, marginalisés et victimes d’ostracisme. En 1916, elle avait noué une relation avec Emmanuel Taamrat (6), un étudiant falasha.

En 1920 est créée la Casa editrice sociale qui publie des œuvres d’Errico Malatesta (7), Romain Rolland, Louise Michel, Georges Palante, Max Stirner, Luigi Fabbri, Charles Darwin, Eugène Sue, Friedrich Nietzsche, etc. Leda  continue sa participation à diverses revues : NichilismoUmanità nova et publie de nouveaux romans et nouvelles L’eroe della folla (1920), Incantamento (1921), Donne e femine (1922). Pendant la période fasciste, elle sort peu de sa maison qui sera perquisitionnée ainsi que les locaux de la Casa editrice. De nombreux livres seront brûlés en place publique. La maison d’édition doit fermer ses portes en 1926. Leda est surveillée, elle utilise des pseudonymes pour écrire.

En 1927, elle participe à la création de la Casa editrice Monanni qui jusqu’en 1933 publiera des romans et des textes philosophiques. Si la censure empêche la parution de textes anarchistes, la maison d’édition réussit quand même à publier des textes que l’on peut qualifier d’antifascistes. Le catalogue est impressionnant : Pierre Louys, Maxime Gorki, Jack London, Upton Sinclair, l’humoriste anglais P.G. Wodehouse (26 titres), les romanciers populaires Maurice Dekobra et Guy de Téramond,  Friedrich Nietzsche (11 volumes d’œuvres complètes), Han Ryner, etc. En 1929, elle publie sous pseudonyme un roman anticolonialiste L’Oasi : romanzo arabo. Ce texte paraît alors qu’en Libye, l’armée fasciste réprime un soulèvement de la confrérie soufie des Senoussis. Un certain nombre d’ouvrages publiés sont cependant saisis. La maison d’édition connaît des difficultés économiques et doit arrêter ses activités.

Entre 1934 et 1939, elle vit avec Adem Surur, un ascaro (soldat noir de l’armée italienne). Leur relation s’achève lorsqu’il doit partir pour l’Éthiopie. En 1938, elle écrit des nouvelles arabes pour les enfants dans le Corriere dei piccoli.

Après la Seconde Guerre mondiale, elle vit à Gênes. À la suite du décès de son fils, elle vit dans l’isolement mais continue à écrire dans Umanità nova ou Il Corvo. Elle écrit aussi des romans, des nouvelles et des contes, des pièces de théâtre, de la poésie et des textes autobiographiques et politiques qui n’ont jamais été publiés. Elle s’intéresse au bouddhisme. Pour gagner sa vie, elle pratique la cartomancie et donne des cours d’arabe. La zingara anarchica (« la gitane anarchiste » ainsi qu’elle se surnommait) meurt en 1971. »
 

★ À lire :

Leda Rafanelli : « donna e femmina » par Christine Guidoni. Dans la revue Chroniques italiennes, n° 39-40, 1994. Ce numéro est consacré aux Femmes écrivains en Italie : (1870-1920), l’article peut être lu sur Internet.

Leda Rafanelli-Carlo Carrà : un romanzo : arte e politica in un incontro ormai celebre par Alberto Ciampi. Venezia : Centro internazionale della grafica, 2005. 216 p. 16 €.

Leda Rafanelli : tra lettetura e anarchia édité par Fiamma Chessa. Reggio Emilia : Biblioteca Panizzi : Archivio Famiglia Berneri-Aurelio Chessa, 2008. 287 p. 16 €.
 

Felip Équy


★ Notes : 

1. Luigi Polli (1870-1922). Typographe, libraire, éditeur et conférencier.

2. Luigi Fabbri (1877-1935). Professeur, théoricien, il a collaboré à de nombreux journaux. Contraint à l’exil par le fascisme, il s’établit en Uruguay après avoir été expulsé de France et de Belgique. Il est l’auteur de Dittatura e rivoluzione.

3. Pietro Gori (1865-1911). Avocat défenseur des anarchistes et propagandiste. En exil à Buenos Aires (Argentine), il a participé à la création de la FOA (Federación obrera argentina).

4. Giuseppe Monanni (1887-1952). Éditeur, journaliste et propagandiste. Pendant la Première Guerre mondiale, il se réfugie en Suisse où il sera emprisonné à la suite de l’affaire des « bombes de Zurich ».

5. Carlo Carrà (1881-1966). Peintre futuriste. En 1911, il peint Les Funérailles de Galli l’anarchiste mais il est ensuite séduit par le fascisme.

6. Emmanuel Taamrat (1888-1963). Après ses études en Europe, il a été enseignant en Éthiopie. En 1930, il devient conseiller du négus Hailé Sélassié.

7. Errico Malatesta (1853-1932). En 1872, il est présent au congrès de l’Association internationale des travailleurs. Créateur de nombreux journaux, il a participé à des insurrections en Italie puis a vécu en exil en Grande-Bretagne. En 1919, il est l’un des fondateurs de l’Union anarchiste italienne.

Le prophète Muhammad était-il vraiment capitaliste?

Non la question n’est pas si farfelue. D’abord car à bien y regarder qui n’a jamais entendu dans une discussion après le joumou’a (prière du vendredi) ou dans un débat entre amis quelqu’un défendre bec et ongles que l’islam est bien plus compatible avec le capitalisme qu’avec le socialisme ou le marxisme? Ces derniers étant anticléricaux, antireligieux, athées, contre la propriété et alliés de forces de dépravation morale ? On a tous déjà entendu ce genre d’arguments.

Qui n’a jamais entendu quelqu’un dire qu’il valait mieux s’allier avec les conservateurs d’extrême droite et les capitalistes qu’avec la gauche athée qui détruit la famille, la société et les valeurs morales qui structureraient une société saine?

“Le prophète Muhammad était un commerçant qui faisait de l’argent, s’est enrichi et a prôné la réussite sociale. C’était un entrepreneur, un capitaliste”

Examinons cette affirmation. Tout d’abord, le prophète (asws) a travaillé toute sa vie. à la Mecque, dans les caravanes, au service de Khadija ou à Médine où il participait à la vie collective. En prenant simplement les sources classiques on peut souligner quelques traits fondamentaux. On peut commencer par dire que le prophète Mouhammad est issu de la noblesse. Il est membre de la tribu des Banou Hachim eux-mêmes intégrés au clan plus large des Qouraysh qui contrôlent la Mecque. Dans ce concert de tribu, les banou Hachim ne sont pas les plus riches ni les plus forts militairement. Mais ils ont un prestige particulier celui d’avoir une autorité sur le pélerinage annuel à la Mecque (cf. article Hilf al Fudul). Muhammad naît donc dans ce contexte où il perd ses deux parents très jeune et va être recueilli par son grand-père Abd El Moutallib et son oncle Abou Talib, lui même jouissant d’une autorité morale et d’un grand prestige au sein de l’assemblée tribale. Il y a peu d’informations sur la très jeune enfance de Mouhammad mais nous savons qu’il aurait été recueilli suivant une habitude des notables de la Mecque par Halimah al-Sa’diyah et son mari de la tribu bédouine des Hawazin. Son instruction est importante, Mouhammad apprend les rudiments de la vie dans le désert et les différents métiers ou rôles de membres d’une caravane. Il participe aux voyages vers le Yémen et vers la Syrie et la Palestine en fonction de la saison. C’est d’ailleurs à la faveur de voyages nombreux vers la Syrie que Mouhammad épousera en 596 environ Khadija bint Kuwaylid, une artistocrate qourayshite membre des Banou Asad pour qui il travaillait régulièrement.

Mouhammad, en tant que commerçant donc, participait à de nombreux voyages commerciaux avant sa mission prophétique. Il était reconnu pour son intégrité et son honnêteté dans ses transactions commerciales, gagnant ainsi le surnom d’al-Amin, “le digne de confiance”. Il était respecté par sa communauté pour sa loyauté et ses compétences.

Cependant, il est important de souligner que Mouhammad n’a jamais utilisé ces voyages commerciaux pour s’enrichir personnellement. Au contraire, il était connu pour sa générosité envers les pauvres et les nécessiteux. Il partageait ses bénéfices avec les moins fortunés et participait activement à la promotion de la justice sociale.

Toutes ces précisions préalables sont importantes. Mouhammad n’est pas en bas de l’échelle sociale qourayshite. Il va certes être fragilisé par sa condition d’orphelin mais en tant que membre des Banou Hachim il a toute sa place dans l’assemblée tribale. Il est donc en l’année 610 – date probable de la première révélation coranique – un homme de bonne condition qui a toute sa place dans la société mecquoise. Il a alors environ quarante ans.

Tout va alors basculer pour lui et ses partisans. Réunis en secret chez Arqam ibn Abi al-Arqam, ses premiers partisans et sa famille le soutiennent. Mais ils vont subir brimades, persécutions, violences, spoliations et ostracisations. Mouhammad lui-même, ne pourra plus guère continuer ses activités de commerce. Il donnera désormais toute sa vie à la prédication et l’organisation de la révolte des opprimés. Et ce jusqu’à sa mort. Que ce soit à la Mecque ou lors de l’expérience unique d’Al Madinah (Médine), Mouhammad oeuvrera pour les démunis et organisera en pratique le partage des richesses en prenant aux riches pour redistribuer aux miséreux et aux démunis plutôt que de compter sur la charité éventuelle de généreux donateurs.

Mouhammad (saws) est ainsi souvent associé à une vie de modestie et de désintéressement, et il existe des arguments solides en faveur de son non-enrichissement personnel. Il a dû quitter La Mecque avec ses partisans lors de l’Hégire vers Médine (Al Madinah). Il va y établir un système de gouvernance collectif basé sur la justice et l’égalité, et a travaillé à améliorer les conditions de vie des membres d’Al Madinah qui regroupait des musulmans, des juifs, des chrétiens et même des païens.

Un hadith rapporté par Anas ibn Malik indique ainsi : “Le Messager de Dieu n’a jamais stocké de provisions pour le lendemain, sauf pour ce qui était absolument nécessaire.” (Sahih al-Bukhari, 1996) Cette rencension ext un de smultiples exemples qui semblent attester du fait que Mouhammad ne cherchait pas à accumuler des richesses pour lui-même, mais se contentait de ce qui était essentiel à sa subsistance ainsi qu’à sa famille.

Et son train de vie était loin du faste que certains veulent bien lui prêter à tort. Un autre hadith rapporté par Abu Huraira mentionne en effet : “Le Messager de Dieu n’a jamais rempli son ventre avec du pain d’orge deux jours consécutifs.” (Sahih al-Bukhari, 1996) dans un contexte où les musulmans ne sont plus en position de faiblesse face à Qouraysh. Cette déclaration et les autres du même acabit mettent en évidence le fait que Mouhammad ne recherchait pas les plaisirs matériels et était satisfait de repas simples et modestes en période de disette ou non.

De plus, Mouhammad était connu pour sa générosité envers les autres. Un hadith rapporté par Abdullah ibn Umar relate : “Le Messager de Dieu était la personne la plus généreuse, et il l’était encore plus pendant le mois de Ramadan.” (Sunan al-Tirmidhi, 1991) Cela souligne l’engagement de Mouhammad à partager avec les autres, même dans les moments où les ressources étaient limitées.

Il faut souligner à ce stade que la société bédouine est déjà anthropologiquement une société qui tend vers une forme de solidarité et de justice sociale. Les normes sociales et les valeurs de l’époque étaient également en accord avec cette modestie. Ce qui n’enlève en rien la spécificité de Mouhammad qui prônait le partage des richesses et la mise en commun des biens plutôt que l’accumulation individuelle des richesses qui commençait à corrompre sa société.

Mort dans le dénuement et la simplicité.

Et pour se convaincre de l’absence totale d’enrichissement personnel chez Mouhammad il faut se pencher sur les derniers instants de sa vie selon les principales sources musulmanes. Au moment de sa mort en l’an 632, il n’avait accumulé aucune richesse personnelle. Malgré son rôle de chef de la communauté musulmane et de dirigeant politique, il vivait une vie modeste et frugale, se consacrant principalement à son devoir et à la promotion des enseignements du Coran.

Un hadith rapporté par Ibn Abbas indique que Muhammad a dit : “Celui qui abandonne sa propriété aux héritiers légaux, c’est comme s’il l’avait donnée en aumône.” (Rapporté par al-Bukhari et Muslim). .

Une autre narration rapporte que lorsqu’il est décédé, il ne laissa aucun bien matériel derrière lui, à l’exception de quelques armes, des chevaux et une parcelle de terre connue sous le nom de Fadak. Ce qui provoquera par ailleurs un incident entre Fatima, sa fille et Abou Bakr le premier Calife mandaté par l’assemblée des musulmans pour fédérer les partisans du Coran et sauver les acquis de la révolution mouhammadienne. Abou Bakr refusera en effet de donner des privilèges à Fatima, prônant ainsi une égalité radicale dans les rangs des musulmans et éviter les risques de création d’une nouvelle aristocratie. Il refusera donc à Fatima cet héritage et collectivisera cette terre qu’il mettra au service du Kanz (littéralement le Trésor).

Ainsi, Muhammad ne cherchait pas à s’enrichir personnellement au delà du raisonnable et bien au contraire considérait tout au long de sa vie et des ses engagements l’entraide, la mise en commun des biens, la générosité et l’aide aux autres comme des valeurs cardinales. Son héritage repose davantage sur les principes moraux, éthiques et spirituels qu’il a transmis à ses partisans et qui continuent d’influencer la vie des musulmans à ce jour.

Il est donc globalement fallacieux et incorrect du point de vue de la Sira et des sources historiques disponibles de prétendre que Mouhammad s’est enrichi personnellement grâce à ses voyages commerciaux, qu’il était un “capitaliste” et que son exemple est compatible avec une vision marchande de la société. Il était comme tous les hommes de son extraction : susceptible de vivre de la vente de marchandises sans pour autant avoir spécifiquement une appétence pour cette activité économique comme fin en soi. Au contraire, il a utilisé ses ressources pour soutenir les plus démunis et promouvoir les valeurs de justice et d’égalité. Sa vie et ses enseignements sont un exemple de désintéressement et de préoccupation pour le bien-être collectif et on peut dire que Mouhammad a quitté un confort et un certain statut social pour se mettre au service de son idéal de justice et propager son message. Il a refusé les prestiges et les richesses des gens de son rang pour préférer une lutte difficile et douloureuse sur le sentier de Dieu.

Il nous reste aujourd’hui des bribes de cette politique radicale de redistribution des richesses et de partage des premières générations de musulmans. Parmi cet héritage on peut citer la zakat qui prend différentes formes. Et même si aujourd’hui elle est perçue comme venant du bon vouloir de chacun, elle correspond initialement à une obligation individuelle et permet de financer les solidarités des sociétés musulmanes. La zakat constitue en cela un impôt fondamental qui vise à réaliser une forme de justice sociale par la redistribution directe ou par la construction et la mise en commun de biens utiles à tous. Plus généralement les politiques de collectivisations des terres prises aux grands propriétaires par Omar ibn al Khattab et la multiplication du système de waqf qui sont des oeuvres impossibles à privatiser (sources d’eau, mosquées, bibliothèques, terrains communaux , etc) ont laissé des traces encore aujourd’hui dans les sociétés musulmanes. Elles sont les marques indélébiles de la volonté de Mouhammad de combattre l’accumulation des richesses et la domination au profit de quelques uns contre la majorité.

Mahdi Amel, marxiste libanais

[REVUE DE PRESSE]


Traduction d’un article de Frontline pour Ballast

« Après la chute de l’URSS, les échecs des mouvements de libération nationale et de l’unité arabe, les populations ont perdu leurs idéaux, elles se sont ruées sur l’islamisme, y voyant une alternative, un nouvel espoir. Sur le plan politique, cette montée en puissance de l’islamisme constitue une régression », déclarait George Habbache, leader socialiste du Front populaire de libération de la Palestine, dans les années 2000. Mahdi Amel a été l’un des grands noms du marxisme et de l’anticolonialisme : théoricien et membre actif du Parti communiste libanais, il fut assassiné en 1987, en pleine guerre civile libanaise. De retour de son pays natal, l’historien indien Vijay Prashad, auteur cette année de Struggle Makes Us Human: Learning from Movements for Socialism, avait brossé son portrait.


Le 18 mai 1987, Hassan Hamdan, professeur à l’Université libanaise et membre du comité central du Parti communiste libanais (PCL), quittait son appartement situé dans l’ouest de Beyrouth. Hamdan tourna à droite — il allait faire des courses. Dans la rue d’Algérie, non loin de son domicile, deux hommes l’accostèrent. Ils crièrent son nom ; il se retourna ; ils lui tirèrent dessus. Blessé, il fut conduit par un passant à l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth, où il mourut. Il avait 51 ans. Le Liban était alors en pleine guerre civile, « les événements » (al-ahdath), qui a duré de 1975 à 1990. Ses multiples phases ont vu s’affronter les différentes catégories de la société libanaise ainsi que ses milices — qui ont souvent agi par procuration pour des puissances étrangères.

Les Palestiniens et la gauche se sont unis pour combattre la droite chrétienne : cette lutte s’est muée, via l’intervention militaire syrienne et israélienne, en une guerre brutale visant à supprimer les bases palestiniennes au Liban. Lorsque les Palestiniens ont été expulsés vers la Tunisie en 1982, la guerre s’est métastasée en une attaque contre la gauche. Les milices islamistes ont ainsi déclenché une guerre contre les communistes, lesquels disposaient de bastions puissants dans le Liban tout entier. En 1984, leurs militants ont capturé cinquante-deux communistes avant de les forcer à abjurer leur athéisme et de les tuer, puis, selon le Parti communiste, de jeter leurs corps dans la Méditerranée.

« Les milices islamistes ont ainsi déclenché une guerre contre les communistes, lesquels disposaient de bastions puissants dans le Liban tout entier. »

Le 17 février 1987, Hussain Muruwwa était allongé dans son lit. Muruwwa était lui aussi un intellectuel du PCL ; il s’était blessé à la jambe. Il était le rédacteur en chef du journal du parti, Al-Tariq, et avait écrit une série de livres qui, tous, rappelaient que la culture arabe ne se bornait pas à la religion et aux sentiments : elle était aussi profondément enracinée dans les champs de la science et de la raison. Mais ce sillon de culture matérialiste — manifeste chez des penseurs du Xe siècle comme Fârâbî et Ibn Sina (Avicenne) — avait été nié par l’érudition islamiste. Des hommes sont entrés dans la maison de Muruwwa et l’ont abattu ; il avait 78 ans.

L’assassinat de Muruwwa eut lieu dans un contexte de lutte entre le parti et les islamistes. Selon Jamil Nahmi, directeur général de la Sûreté générale du Liban, ce combat a opposé « le fondamentalisme religieux et la doctrine communiste » : deux idéologies irréconciliables qui se sont affrontées pour la première fois dans le sud du Liban. D’après le Parti communiste libanais, dans les dix jours qui ont suivi, plus de quarante de ses membres ont été tués et dix-sept autres enlevés. Un cheikh de la ville de Nabatiye avait émis une fatwa, laquelle déclarait : « Aucun communiste ne doit être autorisé à rester dans le sud du Liban. » C’était une condamnation à mort. Les anciens villages communistes ont alors été attaqués. Adham al-Sayed, l’actuel secrétaire de la section de jeunesse du parti, les qualifie de « villes martyres » — à l’instar de Srifa, Kafr Rumman et Houla, elles étaient autrefois des « forteresses du parti ». Ses membres y perdirent la vie ou durent fuir, quand ils n’abandonnèrent pas tout simplement la politique. Même si rien de concluant ne saurait être affirmé, l’assassinat de Hassan Hamdan fait partie de cette bataille. Des officiers de police de haut rang se plaignent du manque de renseignements : « Après tout, avance l’un d’eux, nous sommes au Liban. » Comme pour le meurtre de Muruwwa, les théories abondent mais nous ne disposons de rien de concret. Les rapports de police n’existent tout simplement pas.

[Combattante palestinienne à Beyrouth, 1976 | Catherine Leroy]

Peu de gens connaissent Hassan Hamdan de son vrai nom : il est aujourd’hui connu sous celui de Mahdi Amel. Il représente, dans le monde arabe, l’un des théoriciens marxistes les plus respectés et les plus appréciés de sa génération. Hamdan a beaucoup écrit ; il a laissé derrière lui une vingtaine de livres importants, de la théorie révolutionnaire à la poésie. Dans son appartement, son fils Redha me dit que la famille et le centre culturel Mahdi Amel continuent de recevoir des témoignages sur la portée inspiratrice de son œuvre. Durant le soulèvement en Tunisie [2010–2011], des étudiants ont peint une fresque de Mahdi Amel sur les murs de leur campus. Son portrait les observait d’en haut, avec son regard bienveillant. Ses livres — tous en arabe — sont toujours imprimés et ses travaux continuent d’être mobilisés par les intellectuels arabes. Vingt-six ans se sont écoulés depuis sa mort mais peu de choses semblent avoir disparu de son œuvre.

Dans un coin de son bureau se trouve sa table de travail. Y siège désormais son portrait. C’est là qu’il s’asseyait et travaillait la nuit tandis que sa famille dormait. Il était habité par un problème simple : comment produire des concepts marxistes fidèles à la réalité arabe ? Cette question n’a cessé de tourmenter les penseurs du tiers-monde depuis qu’ils ont rencontré ce courant de pensée. Les Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne (1928) du marxiste péruvien José Carlos Mariátegui cherchaient à comprendre l’histoire et les luttes des peuples indigènes des Andes, parallèlement à leur domination par les conquistadors espagnols et à la création de nouveaux systèmes fonciers et d’organisation du travail. Nos devoirs et les tâches des pays étrangers (1930), du socialiste égyptien Salama Moussa, s’employait à présenter un récit de la société égyptienne à l’aide des concepts socialistes. L’histoire du Kerala [État du sud de l’Inde, ndlr] d’E.M.S. Namboodiripad [communiste indien mort en 1998, ndlr] et son rapport sur le projet de loi sur le fermage des terres de 1938 font partie de cette tentative. Dans l’un des premiers essais de Mahdi Amel, Colonialisme et sous-développement, publié dans Al-Tariq en 1968, il écrivait : « Si vous voulez vraiment que notre propre et véritable pensée marxiste voit la lumière et soit capable de voir la réalité d’un point de vue scientifique, nous ne devrions pas partir de la pensée marxiste pour l’appliquer à notre réalité mais, plutôt, partir de notre réalité comme mouvement fondateur. » Si l’on part du développement historique d’une société et de ses propres ressources culturelles, « ce n’est qu’alors que notre pensée peut véritablement devenir marxiste1 ». Cette pensée ne pouvait être appliquée telle quelle. La réalité du « retard » colonial (takhalluf) devait être explorée et l’élaboration du marxisme devait en tenir compte.

« La guerre d’Algérie battait son plein et de Gaulle n’autorisait pas la moindre dissidence dans le pays. Hamdan quitta donc la France pour l’Algérie en 1963. »

Les Arabes portaient le stigmate d’être « sous-développés », écrit Mahdi Amel — comme s’ils n’étaient capables que d’échouer. La ruine des Arabes n’était cependant pas due à leur culture mais à ce qui leur était arrivé : la domination coloniale, longue de cent ans, avait modifié les structures de la politique, de l’économie et de la société. Les notables arabes avaient été mis sur la touche ou absorbés dans ce nouveau monde, réduits à n’être que les représentants de forces vivant ailleurs. Les nouvelles élites émergentes incarnaient des forces extérieures et non celles de leurs propres populations : quand Paris éternuait, ils s’enrhumaient. L’ambassadeur des États-Unis devint ainsi plus important que les élus. (Une vieille blague circulait : « Pourquoi n’y a‑t-il pas de révolution aux États-Unis ? Parce qu’il n’y a pas d’ambassade des États-Unis »). L’expérience du « sous-développement » n’incombe pas aux Arabes, avançait Mahdi Amel, mais procède de cette restructuration de leur existence ; le marxisme devait sérieusement en tenir compte. À la même époque, l’universitaire pakistanais Hamza Alavi proposait sa théorie du mode de production colonial ; en Inde, on débattait sur les modes de production ; le marxiste égyptien Samir Amin avait produit des travaux sur le même thème. Comme eux, Mahdi Amel analysait le « sous-développement » non pas en termes culturels mais en termes de structure de l’ordre mondial : le Sud fournit les matières premières tandis que le Nord produit les biens finis et accumule l’essentiel de la richesse sociale. Ce sentiment de « sous-développement » reflétait cet ordre ; le désordre politique du Sud était également lié à cette subordination économique. Tous ces penseurs ont — avec plus ou moins de succès — tenté d’en fournir la théorie.

Le chêne rouge

Né en 1936, Hassan Hamdan a quitté le Liban vingt ans plus tard pour étudier la philosophie à Lyon, en France. Tout espoir de possibilité progressiste s’était éteint dans son pays natal. Le nationalisme arabe et le communisme avaient commencé à s’ancrer au Liban mais un soulèvement armé conduit par ces deux forces avait été écrasé par l’élite libanaise, épaulée par une intervention militaire américaine. En France, Hamdan a alors rejoint un groupe clandestin de communistes arabes. La guerre d’Algérie battait son plein et de Gaulle n’autorisait pas la moindre dissidence dans le pays. Hamdan quitta donc la France pour l’Algérie en 1963, où, avec sa femme Évelyne Brun, ils aidèrent à bâtir la nation nouvellement indépendante. Dans la ville provinciale d’Al-Qustantiniyah (Constantine), Évelyne Brun enseignait le français et Hamdan donnait des cours du soir sur Frantz Fanon, récemment décédé. Hamdan publia d’ailleurs son premier article sur Fanon dans la revue Révolution africaine.

[Combattants palestiniens à Beyrouth, 1976 | Catherine Leroy]

L’effervescence politique qui se développait de nouveau au Liban provoqua le retour de Hamdan dans son pays natal. Le Parti communiste libanais y avait tenu son deuxième congrès en 1968 où, comme le souligne aujourd’hui le leader de la jeunesse Adham al-Sayed, « nous avons mis nos propres concepts, notre propre théorie au premier plan ». Le parti prenait ses distances avec l’approche soviétique de la question palestinienne et s’engageait pleinement dans la résistance à Israël ainsi que dans la construction du mouvement national arabe. Suite à ce congrès, le ministre de l’Intérieur Kamal Joumblatt, du Parti socialiste progressiste, sanctionna officiellement le PCL. Entre 1970 et 1975, tandis que la gauche émergeait de la répression, l’activité syndicale augmentait : on comptait alors trente-cinq grèves par an. La forte implication militante au cours de la grève des travailleurs de l’alimentation de Ghandour, en 1972, s’est accompagnée d’un renouveau du mouvement étudiant. En 1974, cinquante mille personnes ont manifesté contre la privatisation de l’enseignement — le vétéran Elias Habr, leader syndical du Parti communiste libanais, déclarera qu’il n’avait jamais vu une telle manifestation de sa vie. Dans les champs de tabac du sud du Liban, les agriculteurs avaient également suivi le mouvement : l’Union des producteurs de tabac du Sud-Liban tentait de s’extraire de la tutelle des anciens notables.

Hamdan emprunta son nom de plume — Mahdi Amel — aux montagnes du Sud-Liban : le Jabal Amel, foyer chiite du pays. C’était une zone de grande misère économique. Le tabac est une culture hostile : il est difficile à cultiver et ses effets sont plus redoutables encore pour le fumeur, mais il permet de vivre. Les paysans de la région avaient progressivement abandonné leurs cultures de subsistance afin de cultiver cette plante plus rémunératrice ; mais l’argent qu’ils recevaient était peu important car le monopole d’État semblait toujours avoir la meilleure part du marché. Tandis que les luttes émergeaient du mouvement communiste, Mahdi Amel voyagea à travers les régions dans lesquelles on cultivait le tabac, donnant des conférences sur le marxisme et sa pertinence quant aux problèmes contemporains du Liban. Il parlait dans les maisons et les mosquées, se souviendra Évelyne Brun, et était écouté « avec un silence religieux ». Il expliquait comment fonctionnait le « sous-développement » et quelles étaient les intentions de la droite libanaise (les Phalanges) en tant que représentante des forces extérieures. Évelyne Brun le dira des années plus tard : Amel était connu comme « l’homme à la barbe verte » et avait atteint un statut légendaire parmi les agriculteurs. Elle rappellera l’un des thèmes majeurs de son œuvre : « Être marxiste, c’est être une personne capable d’apporter des réponses aux problèmes de la vie quotidienne. » Durant l’occupation israélienne de Beyrouth en 1982, Mahdi Amel s’est ainsi jeté dans l’organisation de la distribution de l’eau avec autant d’énergie qu’il en avait déployée pour aider à construire la résistance armée. Nulle hiérarchie entre ces différents problèmes : on ne peut renverser la condition de « sous-développement » si l’on ignore les souffrances quotidiennes des gens.

Quand un arbre tombe

« Ces deux dernières décennies, la gauche du monde arabe a terriblement souffert. Les partis communistes ont été largement détruits par les régimes nationalistes arabes. »

Mahdi Amel a été tué en 1987, deux ans avant que l’expérience soviétique ne s’effondre. Le PCL avait alors déjà subi d’importants revers. Son entrée dans la guerre civile libanaise signifiait qu’il devait céder à la rhétorique du sectarisme, à la guerre entre chrétiens et musulmans : il était impossible de ne pas être aspiré dans cette spirale, avait-il noté dans ses livres à ce propos. Il lui devenait difficile de soutenir le parti dans ce contexte ; il commença à s’essouffler.

Ces deux dernières décennies, la gauche du monde arabe a terriblement souffert.

Les partis communistes ont été largement détruits par les régimes nationalistes arabes. La possibilité de se développer a paru limitée et l’activité syndicale s’est avérée plus difficile qu’auparavant — la délocalisation des entreprises rompant les liens avec les anciennes traditions syndicales et l’importation de travailleurs migrants, pourvus de visas restrictifs, rendant le syndicalisme pratiquement impossible. L’essor de la religion en politique et l’augmentation du sectarisme ont rendu l’univers sévèrement rationnel du marxisme visiblement étranger à la vie quotidienne. Des mouvements politiques dynamiques ont toutefois émergé dans les années 1990 et 2000 — en solidarité avec la Palestine, dans les courageux secteurs syndicaux des mines de Tunisie et des usines d’Égypte, au sein de nouveaux mouvements sociaux autour des droits des femmes et des travailleurs migrants. L’agrégation de ces efforts a conduit directement à l’irruption survenue en 2011 : le Printemps arabe. L’expression de ces nouvelles initiatives de gauche sont visibles encore de nos jours dans tout le monde arabe. En Égypte, par exemple, le mouvement Eish we Horria (Pain et liberté) s’est tourné vers la tradition socialiste et imagine un nouveau type de politique pour lutter contre un État dominé par les militaires et l’islam politique2. Tout, cependant, n’est pas rose. En Tunisie, la gauche semblait la mieux placée pour prendre en charge l’avenir du pays via le Mouvement des patriotes démocrates mais l’un de ses leaders, Chokri Belaïd, a été assassiné devant son domicile le 6 février 20133 [par un membre de Daech, ndlr] : il avait 48 ans. Belaïd, comme Mahdi Amel, écrivait des poèmes ; l’un d’eux portait sur l’assassinat de Hussain Muruwwa.

La roue tourne et, parfois, se répète.


Article original disponible sur https://www.revue-ballast.fr/mahdi-amel-marxiste-libanais/

Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Vijay Prashad, « The Arab Gramsci », Frontline, 21 mars 2014


  1. Traduit par Hisham Ghassan Tohme.
  2. Avant que l’arrivée au pouvoir du général al-Sissi, en 2014, ne plonge l’Égypte dans un nouveau régime autoritaire où toute contestation est sévèrement réprimée [ndlr].
  3. Le 17 décembre 2014, Boubaker El Hakim (sous le nom de guerre d’Abou Mouqatil) a revendiqué, en Syrie, son assassinat : « Oui, tyrans, c’est nous qui avons tué Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. […] Nous allons revenir et tuer plusieurs d’entre vous. Vous ne vivrez pas en paix tant que la Tunisie n’appliquera pas la loi islamique. » [ndlr]

Slimane KIOUANE, ANARCHISTE KABYLE ET MUSULMAN

Né à Alger le 14 juillet 1896, mort à Saint-Affrique (Aveyron) le 19 avril 1971 ; militant de l’UA et de la FA

Militant d’origine kabyle, Slimane Kiouane était en 1923 l’animateur avec Mohamed Saïl* du Comité d’action pour la défense des indigènes algériens fondé par la Fédération anarchiste de la région parisienne. En 1925 il était membre de la commission administrative de l’Union anarchiste (UA) et le 3 avril 1932 fut le délégué d’Ermont au congrès de la FA parisienne. En mars 1935, il participait en tant que “comique” à la grande fête artistique organisée salle de la FNCR (16 rue des Apennins) au profit du journal La Clameur.

Après la Seconde Guerre mondiale, Slimane Kiouane, qui habitait 60 route de Saint Leu à Ermont et était père de deux enfants, milita à la Fédération anarchiste. Dans les années 1950 il participa aux souscriptions en faveur du journal Contre Courant (Paris) de L. Louvet. Lors de sa retraite il se retira avec sa femme en Aveyron. Son nom apparaissait toujours dans les années 1960 dans les listes de souscripteurs au Monde Libertaire, organe de la Fédération anarchiste.

Slimane Kiouane est mort à l’hôpital de Saint-Affrique (Aveyron) le 19 avril 1971.
Contrairement à ce que disent certaines sources, Kiouane n’était pas un pseudonyme de Mohamed Saïl, un autre militant algérien.

article original : https://maitron.fr/spip.php?article154173

Sultan Galiev, musulman rouge (Revue PERIODE)

par Matthieu Renault

À travers la figure du bolchévik tatar, Mirsaid Sultan Galiev, Matthieu Renault s’intéresse ici à une expérience peu connue : celle du « communisme national musulman » tel qu’il s’est développé en Russie soviétique, puis en URSS, de 1917 à la fin des années 1920. Une première version de cette contribution a été présentée à l’occasion du colloque Penser l’émancipation (Nanterre, février 2014).

En 1961, dans Les Damnés de la terre, Frantz Fanon écrit :

Les analyses marxistes doivent être toujours légèrement distendueschaque fois qu’on aborde le problème colonial1.

Cette idée constitue un excellent point de départ pour réexaminer la problématique postcoloniale de ce que l’historien indien Dipesh Chakrabarty a appelé la « provincialisation de l’Europe ». Il y a en effet au sein des études subalternes, postcoloniales et décoloniales deux conceptions hétérogènes et concurrentes de la provincialisation de l’Europe dont l’enchevêtrement, pour être délibéré, n’en reste pas moins source d’ambiguïtés. Il y a, d’une part, une conception selon laquelle la provincialisation est synonyme de particularisation, et par conséquent de relativisation, de la « pensée européenne-eurocentriste », et en particulier de la pensée marxiste. Il y a, d’autre part, une conception de la provincialisation en tant que distensionqui souligne la nécessité d’une extension et d’un déplacement des frontières de la théorie au-delà de l’Europe en tant que condition de possibilité d’une authentique universalisation. Les adversaires de la critique postcoloniale se sont jusqu’à présent presque exclusivement opposés à la première de ces deux formes de provincialisation, la relativisation, dans laquelle ils ont légitimement perçu une rupture avec la pensée et les luttes d’émancipation anticoloniales. Mais s’ils s’étaient montrés un peu plus attentifs à la seconde forme, la distension, ils auraient vu que celle-ci puise bel et bien de profondes racines dans la pensée anticoloniale, et en particulier dans les marxismes anticoloniaux.

Il y a plusieurs manières de retracer cette généalogie, c’est-à-dire d’élucider les continuités comme les ruptures qui sont fondatrices du passage et du partage historico-épistémiques de l’anticolonialisme à la critique postcoloniale. Je me propose ici de considérer un problème de ce point de vue capital, celui de la nationalisation du marxisme, dont l’identification usuelle à une « simple » question d’ « adaptation du marxisme à des conditions singulières » ne restitue pas la complexité dans la mesure où, comme l’ont montré Gramsci et C.L.R. James, une telle « nationalisation » engage de véritables processus de traductions théoriques et pratiques. L’exemple le plus célèbre reste celui de l’entreprise de « sinisation du marxisme » menée par Mao Zedong. En effet, comme l’écrit Arif Dirlik – qui est par ailleurs un inlassable critique des études postcoloniales – :

l’une des plus grandes forces de Mao en tant que dirigeant a été sa capacité à traduire le marxisme dans un idiome chinois », autrement dit à opérer une « vernacularisation du marxisme »2

… où l’on voit déjà que les processus de nationalisation du marxisme sont irréductibles à la formule stalinienne : « national dans la forme, socialiste dans le contenu ».

Je m’intéresserai ici à une expérience moins connue, celle du « communisme national musulman » tel qu’il s’est développé en Russie soviétique, puis en URSS, de 1917 à la fin des années 1920, et qu’il me semble essentiel de (re)mettre au jour pour au moins trois raisons :

  1. Premièrement, il s’agit, comme son nom l’indique, d’un communisme musulman qui soulève la question, plus que jamais actuelle, des relations entre, d’une part, les mouvements d’émancipation blancs ou d’ « origine blanche » (fussent-ils en l’occurrence rouge, soviétique) et, d’autre part, l’islam et les groupes qui intègrent celui-ci, de multiples manières, à leurs revendications politiques ;
  2. Deuxièmement, on est en présence d’un mouvement d’émancipation anti-impérialiste qui s’est développé de concert avec un processus révolutionnaire au cœur même de l’empire (russe), situation historique dont le précédent le plus illustre est celui du branchement des révolutions française et haïtienne au tournant des XVIIIe et XIXe siècles ;
  3. Troisièmement, l’on a affaire à une « révolution coloniale » qui s’est déroulée à l’intérieur même des frontières territoriales de la « métropole », fût-ce à ses confins. Mais il ne s’agit pas tant d’une exception que d’une situation-limite qui révèle que, dans un contexte impérialiste mondial, le national(isme) extra-européen ne constitue jamais un « dehors » de l’empire : c’est en bien plutôt la limite permanente. Penser la nationalisation du marxisme, et plus spécifiquement du bolchevisme, en tant que provincialisation de l’Europe, ce n’est donc pas tant penser une altérité radicale à laquelle le marxisme-léninisme devait se confronter et qui ne pouvait manquer de l’altérer, le relativiser, que penser les marges théoriques et pratiques du bolchevisme – lui-même produit d’une traduction préalable du marxisme en Russie –, le distendre, ce qui implique aussi d’élucider les modes selon lesquels le bolchevisme a été repensé depuis les marges de l’empire.

N’ayant aucune prétention à faire un exposé d’ensemble sur le communisme national musulman, je m’intéressai ici à ce qui en reste la figure majeure, à savoir l’intellectuel et militant tatar bolchevik Mirsaid Sultan Galiev à propos de la première arrestation duquel en 1923 Trotsky allait citer ces paroles de Kamenev :

C’était la première arrestation d’un membre éminent du Parti opérée sur l’initiative de Staline. […]. Ce fut chez Staline, pour la première fois, la soif du sang3.

Mais reprenons les choses depuis le début4.

Sultan Galiev naît en 1892 en Bashkirie, au sein d’une famille très modeste. En 1907, il intègre l’École normale des instituteurs de Kazan, dont allait être issue une partie importante des futurs dirigeants nationalistes. Il mène dans les années suivantes une activité de journaliste et s’engage dans les mouvements nationalistes musulmans. Deux mois après la révolution de février 1917, il participe à Moscou au premier Congrès des musulmans de Russie et est élu secrétaire du Conseil des musulmans de Russie. En juin 1917, après sa rencontre avec Mullanur Vakhitov – qui allait être fusillé par les blancs en août 1918 –, il rejoint les rangs bolcheviks. Il s’engage en octobre 1917 dans le Comité militaire révolutionnaire de Kazan et devient, entre autres responsabilités, président du Collège militaire musulman. C’est pour lui une période de collaboration active avec Staline, alors à la tête du Commissariat du peuple aux nationalités (Narkomnatz). Se dégage déjà à cette époque du travail de Sultan Galiev et de ses camarades trois orientations stratégiques majeures :

  1. La première repose sur la formation d’une Armée rouge musulmane, ou « Armée rouge prolétarienne orientale »5, que Sultan Galiev conçoit, à l’instar de Mao après lui, « comme une véritable “classe sociale” organisée, hiérarchisée et fortement politisée, capable de remplacer le prolétariat indigène déficient comme force active de la révolution6 ».
  2. La deuxième orientation consiste dans la création, effective en juin 1918, d’un Parti communiste des musulmans de Russie à même de préserver l’autonomiedu mouvement révolutionnaire musulman que compromettrait son incorporation à des organisations dominées par les Russes, fussent-ils soviétiques.
  3. La troisième orientation – qui puise ses sources bien en deçà de la révolution de 1917 – vise à l’édification d’une grande République musulmane tataro-bachkire, laquelle fait en mars 1918 l’objet d’une « promesse formelle » de la part du Commissariat du peuple aux nationalités.

Durant la même période, Sultan Galiev jette les fondements théoriques et idéologiques du communisme national musulman, que l’on peut à leur tour diviser en trois points :

  1. Le premier est relatif aux relations de classes et, corrélativement, au rapport entre révolution sociale et révolution nationale. Soulignant l’homogénéité de la structure sociale musulmane et l’absence d’un prolétariat tatar, Sultan Galiev affirme qu’il est nécessaire, dans la première phase de la révolution, de laisser la direction du mouvement aux dirigeants musulmans d’origine petite-bourgeoise. Plus encore, rejouant l’opposition léninienne des nations oppressives et des nations opprimées, il en appelle à une « revanche des opprimés sur les oppresseurs » et déclare que « tous les peuples musulmans colonisés sont des peuples prolétariens »7.
  2. Le second point touche au rapport entre révolution socialiste et Islam. Si Sultan Galiev défend l’idée que « comme toutes les autres religions du monde », l’islam est « condamné à disparaître »8, il n’en souligne pas moins que « de toutes les “grandes religions” du monde, l’Islam est la plus jeune, donc la plus solide et la plus forte par l’influence qu’elle exerce » et que le droit musulman (la charia) présente des prescriptions réellement « positives », progressistes : le « caractère obligatoire de l’instruction », « l’obligation au commerce et au travail », « l’absence de la propriété privée de la terre, de l’eau et des forêts », etc. – des prescriptions dont Sultan Galiev suggère, sans le dire explicitement, qu’elle pourraient être incorporées et nourrir une société communiste à venir. D’autre part, la singularité de l’Islam repose sur le fait « qu’au cours du dernier siècle, l’ensemble du monde musulman fut exploité par l’impérialisme de l’Europe occidentale ». L’Islam a été et demeure une « religion opprimée, acculée à la défensive9», oppression qui a généré un profond « sentiment de solidarité » doublé d’un puissant désir d’émancipation. Il n’y a pour Sultan Galiev aucune incompatibilité entre la révolution socialiste et l’Islam : il ne faut pas œuvrer à la destruction de l’Islam, mais bien plutôt à sa déspiritualisation, à sa « marxisation ».
  3. Le troisième point concerne l’exportation de la révolution bolchevique ou, dans les termes de Sultan Galiev lui-même, le transport de l’ « énergie révolutionnaire » née en Russie au-delà de ses frontières. La révolution « doit s’élargir et s’approfondir aussi bien dans son contenu interne que dans ses manifestations extérieures10 ». Mais la question est de savoir dans quelle direction, selon quelle géographie, elle doit le faire. À l’instar d’autres marxistes non-européens, tels Manabendra Nath Roy, Sultan Galiev en appelle à renverser l’ordre des priorités et à donner le primat à la révolution sociale en Orient. Non seulement celle-ci n’est pas dépendante du succès préalable de la révolution en Europe, mais elle est susceptible de pallier l’estompement des énergies révolutionnaires en Europe après les échecs allemands et hongrois. Pour Sultan Galiev, le « foyer révolutionnaire » européen est désormais éteint, tandis que l’Orient constitue « une matière très riche et très “inflammable” »11. Dans cette perspective, la révolution anticoloniale devient la condition de possibilité de la révolution européenne et mondiale, non l’inverse : « Privé de l’Orient et coupé de l’Inde, de l’Afghanistan, de la Perse et des autres colonies asiatiques et africaines, l’impérialisme occidental périclitera et mourra de mort naturelle12.» Enfin, le tour de force de Sultan Galiev consiste à affirmer que ce sont les communistes musulmans de Russie qui sont les plus aptes à assurer cette circulation révolutionnaire, à propager la révolution soviétiquevers l’Orient. En appelant à un décentrement, contre la centralisation moscovite, Sultan Galiev enjoint les dirigeants bolcheviks à faire des confins de la Russie, de ses marges (okrainy), la source de la révolution en Orient.

Cependant, l’alliance entre les dirigeants soviétiques et les communistes musulmans, étroitement liée aux impératifs de la guerre civile, allaient tourner court. Dès novembre 1918, le Parti communiste musulman est transformé en section musulmane du Parti bolchevik. Quant à la promesse de création de la République tataro-bachkire elle s’évapore progressivement. Sultan Galiev devient persona non grata et est absent du Premier Congrès des peuples d’Orient à Bakou en septembre 1920. On a souvent dit de ce Congrès qu’il représentait le sommet de l’ « idylle » entre le pouvoir soviétique et les mouvements d’émancipation anti-impérialiste en Orient, le moment, fût-il éphémère, de tous les espoirs, symbolisés par l’injonction de Zinoviev à :

susciter une véritable guerre sainte (djihad) contre les capitalistes anglais et français13.

Il en alla pourtant autrement, du moins pour les communistes musulmans de Russie qui virent leurs prétentions à être les propagateurs de la révolution en Orient anéanties par la réaffirmation, d’une part, de la contemporanéité de la révolution sociale et de la révolution nationale dont la direction devait incomber « non à pas à la bourgeoisie radicale, mais à la paysannerie pauvre », d’autre part de la « primauté absolue de la révolution prolétarienne en Occident sur la révolution coloniale14». Pour Sultan Galiev, ces rebuffades ne signaient pas tant la victoire d’une conception de la révolution mondiale contre une autre, la sienne, que la victoire du chauvinisme grand-russe dont il s’était toujours méfié, craignant, constatant et combattant la reproduction chez les communistes russes d’une mentalité et de pratiques coloniales hérités de l’empire tsariste et qui allaient également être dénoncées par Giorgi Safarov dans un ouvrage publié en 1921 et intitulé La révolution coloniale15. La disgrâce de Sultan Galiev intervient en 1923. Quelques semaines après le XIIe Congrès du Parti communiste russe, il est arrêté à Moscou sur ordre de Staline et exclu du Parti. Il est accusé de « conspiration » du fait des relations qu’il aurait entretenues avec des dirigeants et organisations nationalistes rebelles, au premier rang desquels Ahmed Zeki Validov et le mouvement des Basmatchis en Asie Centrale16. Cette condamnation signe le début d’une vaste campagne de répression contre ce qui est dès lors dénommé le « sultangalievisme ».

Entre mai 1923 et la fin de l’année 1924 environ, date à laquelle ses derniers espoirs de réintégrer le Parti sont anéantis, Sultan Galiev est placé dans une situation par définition marginale, déjà plus « dedans » mais pas encore « en dehors » des instances révolutionnaires soviétiques. C’est en prison, où il reste un peu plus d’un mois, qu’il rédige une esquisse d’autobiographie, adressée à Staline et Trotsky, dans laquelle il approfondit ses thèses sur la révolution mondiale :

Il me semblait que le mouvement révolutionnaire des colonies et des semi-colonies et le mouvement révolutionnaire des ouvriers des métropoles étaient étroitement liés et que leur alliance harmonieuse provoquerait le succès de la révolution sociale mondiale17.

La condition de possibilité de la révolution mondiale, c’est pour Sultan Galiev la combinaison et la composition, les circulations et l’intensification mutuelle des révolutions sociales (en Europe) et des révolutions anticoloniales (en Orient), les unes restant néanmoins autonomes à l’égard des autres. Or, tel est précisément selon lui ce qui s’est produit à l’intérieurmême des frontières de la Russie :

La réussite de la révolution en Russie s’explique justement par l’alliance harmonieuse des intérêts du prolétariat russe, d’une part, et de la libération nationale et de classe sur ses marges coloniales, d’autre part. En ce sens, la Russie présente tous les traits d’un grand champ d’expérimentation de la révolution mondiale18.

Cette thèse d’une grande originalité fait écho à celle qu’allait développer C.L.R. James dans Les Jacobins noirs, ouvrage dans lequel, pour citer Edward Said :

les événements de France et d’Haïti s’entrecroisent et se répondent comme des voix dans une fugue19.

Le 14 août 1924, Sultan Galiev adresse une lettre de demande de réintégration à la Commission centrale du Parti. S’il juge alors son exclusion comme « un acte juste de châtiment », il précise également que son « crime » n’était rien d’autre qu’une « réaction » à un danger plus menaçant, celui de l’expansion du chauvinisme grand-russe. Il récuse par ailleurs toute conception « historiciste » de la révolution en Orient :

le développement de la révolution sur nos marges orientales se déroulera vraisemblablement de manière non linéaire, non pas selon un “projet préétabli”, mais par des soubresauts ; pas même suivant des lignes courbes, mais suivant des lignes brisées. Ceci s’explique par le fait que ces régions ont vécu sous le joug écrasant du tsarisme20.

Dans ces espaces que sont les marges de l’empire, la temporalité révolutionnaire ne peut être qu’une temporalité éclatée, faites de sauts et de ruptures, de périodes de latence et d’embrasements soudains – thèse qui n’est à nouveau pas sans évoquer la description qu’allait faire C.L.R. James du processus historique aux Antilles en tant que composé « d’une suite de périodes de dérives, désordonnées, ponctuées de sursauts, de bonds et de catastrophes21».

Sa requête de réintégration déboutée, Sultan Galiev allait adopter une toute autre stratégie, à présent en rupture totale avec le pouvoir soviétique – et donc « contre-révolutionnaire » de ce point de vue. Si cette période de sa vie reste largement méconnue, l’on croit savoir qu’il fut l’auteur, entre 1923 et 1928, d’un « programme » rédigé en tatar et intitulé Considérations sur les bases du développement socio-politique, économique et culturel des peuples turcs22, depuis perdu, mais cité dans plusieurs études soviétiques. La rupture opérée par Sultan Galiev s’y exprime notamment sous la forme d’un arrachement à l’Europe de la paternité du matérialisme dialectique, dès lors renommé « matérialisme énergétique » et qui puiserait ses sources en Orient, chez les Mongols. Ce décentrement épistémique n’est significatif qu’en tant qu’il participe d’une coupure idéologique et stratégique plus générale. Sultan Galiev avance en effet l’idée d’un « front commun des opprimés » unissant « tous les classes de la société musulmane, à l’exclusion de la seule grande bourgeoisie et des féodaux » et rejoignant « l’idée traditionnelle de la ‘Umma – communauté des croyants23». De manière plus radicale encore, il substitue à l’opposition « capitaliste-exploité » l’opposition « industriel-sous-développé » et déclare que l’ennemi n’est pas seulement « la bourgeoisie des puissances impérialistes, mais la société industrielle toute entière24», dont l’Union soviétique fait bien sûr partie25. Selon lui, la « liquidation de la révolution socialiste en Russie » est alors irrémédiable et s’accompagnera nécessairement d’une intensification du chauvinisme grand-russe et plus généralement de la domination des peuples musulmans par l’Occident. Afin d’éviter cela, il n’y a qu’une seule solution : « l’hégémonie du monde colonial sous-développé sur les “puissances européennes”26» ou, dans ses termes, « la dictature des pays coloniaux et semi-coloniaux sur les métropoles industrielles27». C’est pourquoi il est nécessaire d’œuvrer à la création d’une Internationale coloniale, « communiste, mais indépendante de la Troisième Internationale, voire même opposée à celle-ci28» dont le cœur sera un immense État turc à l’intérieur de la Russie, la République du Touran, dirigée par un « Parti des socialistes d’Orient ».

C’est à ces tâches que se consacre, clandestinement, Sultan Galiev jusqu’à sa seconde arrestation en novembre 1928. Condamné à mort le 28 juillet 1930, sa peine est commuée début 1931 en dix ans de réclusion. Libéré en 1934, il est à nouveau arrêté en 1937 et condamné à mort fin 1939. Il est fusillé le 28 janvier 194029, laissant un héritage dont se sont emparés nombre de ceux qui se sont attachés à penser le branchement du socialisme et des processus de décolonisation, en particulier dans le monde musulman et notamment en Algérie30 ; un héritage qui exige aujourd’hui, non moins qu’hier, d’être médité, non seulement dans les colonies et ex-colonies, mais aussi et peut-être avant tout, dans les ex-métropoles post-coloniales.

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  1. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre. Paris : Gallimard, 1991, p. 70. Nous soulignons. []
  2. Arif Dirlik, « Mao Zedong and “Chinese Marxism” » in Companion Encyclopedia of Asian Philosophy (edited by Brian Carr and Indira Mahalingam. Londres et New York : Routledge, 1997, pp. 593-601. []
  3. Léon Trotsky, « Suppléments » à Staline, « II : Kinto au pouvoir », dernière consultation le 8 février 2014 []
  4. Je prends essentiellement appui sur les quelques essais de Sultan Galiev traduits en français (in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les musulmans de Russie. * Le « sultangaliévisme » au Tatarstan. Paris et La Haye, Mouton & Co, 1960) ainsi que sur des sources secondaires, au premier rang desquelles deux ouvrages d’Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay (Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit.; Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondiste. Paris : Fayard, « Les inconnus de l’histoire », 1986 ; voir également Maxime Rodinson, « Communisme et tiers monde : sur un précurseur oublié » (1960) in Marxisme et monde musulman. Paris, Éditions du Seuil, 1972) Enfin, je me réfère occasionnellement au volume des écrits de Sultan Galiev en russe, et dans un moindre mesure en tatar, publié en Russie en 1989 et dont l’exégèse demande encore à être faite (Mirsaid Sultan Galiev, Izbrannyje troudy. Kazan, Gasyr, 1998). []
  5. « Deuxième Congrès des Organisations Communiste des Peuples d’Orient : Résolution sur la Question d’Orient » présenté par Mirsaid Sultan Galiev, Žizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), n° 46 (54), 7 (20) décembre 1919, n° 47 (55), 14 (27) décembre 1919, reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 214). []
  6. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondisteop. cit., p. 123. Voir également Mirsaid Sultan Galiev, Les Tatars et la révolution d’octobreŽizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), n° 24 (122), 5 novembre 1921, reproduit Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 219-225. []
  7. Mirsaid Sultan Galiev, cité par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 105. []
  8. Mirsaid Sultan Galiev, cité par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 106. []
  9. Mirsaid Sultan Galiev, « Les méthodes de propagande anti-religieuse parmi les musulmans », Žizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), 14 décembre 1921 et 23 décembre 1921, reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 228. []
  10. Mirsaid Sultan Galiev, « La révolution sociale et l’Orient », Žizn’ nacional’nostej (La vie des nationalités), n° 38 (46), 5 octobre 1919, n° 39 (47), 12 octobre 1919, n° 42 (50), 2 novembre 1919, reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 207. []
  11. Ibid., p. 211. []
  12. Ibid., p. 212. []
  13. Voir Ian Birchall, « Un moment d’espoir : le congrès de Bakou 1920 »Contretemps web, dernière consultation le 5 février 2014. []
  14. Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., pp. 139-140. []
  15. Giorgi Safarov, Kolonial’naja revolucija (La révolution coloniale). Opyt Turkestana, Gosudarstvennoe izdatel’stvo, 1921, réimprimé par Society for Central Asian Studies, Oxford, 1985. Safarov avait été envoyé en 1920 par Lénine au Kazakhstan pour liquider les inégalités entre les colons russes et les populations indigènes en restituant aux secondes les terres laissées en friche par les premiers. Peu de temps auparavant, Lénine avait fait rappeler à Moscou « tous les communistes du Turkestan infectés par la mentalité colonisatrice et le colonialisme russe » (Jean-Jacques Marie, « Quelques divagations », Les Cahiers du monde ouvrier, n° 46, avril-mai-juin 2010, p. 143)[15]. La lutte contre le chauvinisme grand-russe, désormais contre Staline et ses alliés sur la question de la Géorgie, allait constituer « le dernier combat de Lénine » (Voir Moshe Lewin, Le Dernier combat de Lénine. Paris : Édition de Minuit, 1978 ; l’essai de Lénine « Sur la question des nationalités ou “l’autonomisation” », dicté en décembre 1922 à un moment où sa santé le lui permettait, n’a été publié qu’en 1956). []
  16. « Quatrième Conférence du Comité central du Parti communiste avec les travailleurs responsables des républiques et des régions nationales (9-12 juin 1923), « Discours de Staline », reproduit in Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., pp. 239-245. La sténographie de la conférence – contenant notamment les dépositions des proches de Sultan Galiev et celle de Trotsky – a été publiée en Russie en 1992 : Tajny nacional’noj politiki CK RKP. Stenografičeskij otčet sekretnogo IV soveščanija CK RKP, 1923 g. (Les secrets de la politique nationale du Comité central du Parti communiste russe : Rapports sténographiés de la quatrième réunion secrète du Comité central du Parti communiste russe, 1923). Moscou : INSAN, 1992. []
  17. Mirsaid Sultan Galiev, « Avtobiografičeskij očerk “Kto ja ?” : Pis’mo členam Central’noj kontrol’noj komissii, kopija – I.V. Stalinu i L.D. Trockomu. 23 maja 1923 » (« Essai autobiographique “Qui suis-je ?” : Lettre aux membres de la Commission centrale de contrôle du Parti, copie pour Staline et Trotski, 23 mai 1923) in Izbrannye trudyop. cit., p. 446-509. []
  18. Ibid. Nous soulignons. []
  19. Edward W. Said, Culture et impérialisme. Paris : Arthème Fayard, Le Monde diplomatique, 2000, p. 388. []
  20. Mirsaid Sultan Galiev, « Zajavlenie v Central’nuju kontrol’nuju komissiju RKP (b) s pros’boj o vosstanovlenii v partii. 8 sentjabrja 1924 g.» (« Demande de réintégration au Parti adressée à la Commission centrale de contrôle. 8 septembre 1924 ») in Izbrannye trudyop. cit., pp. 516-522. []
  21. C.L.R. James, « De Toussaint Louverture à Fidel Castro » (1963) in Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue. Paris : Éditions Amsterdam, 2008, p. 360. []
  22. Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, Sultan Galiev, le père de la révolution tiers-mondisteop. cit., p. 221. Bennigsen et Quelquejay mentionnent également le programme du parti clandestin turkestanais Erk qui « contient plusieurs points directement inspirés des théories de Sultan Galiev » (ibid., p. 224). []
  23. Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 105. []
  24. Ibid., p. 103. []
  25. Ibid., p. 103. []
  26. Ibid., p. 180. []
  27. Sultan Galiev, cité par Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 180. []
  28. Alexandre Bennigsen et Chantal Quelquejay, Le « sultangaliévisme » au Tatarstanop. cit., p. 180. []
  29. Voir Robert Landa, « Sultan Galiev », Cahiers du mouvement ouvrier, n°19, décembre 2002-janvier 2003, p. 88. []
  30. Le premier président après l’indépendance, Ahmed Ben Bella affirmait ainsi avoir été influencé par la pensée de Sultan Galiev et, en particulier, par son idée d’ « Internationale coloniale ». Dans un autre registre, Sultan Galiev a également fait en Algérie l’objet d’une étonnante œuvre de fiction de l’écrivain Habib Tengour, Sultan Galiev ou la rupture des stocks, faisant de lui un proche du poète russe Sergueï Essenine (Habid Tenguour, Sultan Galiev ou la rupture des stocks. Paris : Sindbad, 1985). []

Matthieu Renault